Pour le numéro de Nouvelles Questions féministes, 35/1
Coordination : Marta Roca i Escoda, Anne-Françoise Praz, Eléonore Lépinard
Argumentaire :
Dès l’apparition du féminisme comme mouvement social, les luttes féministes, plurielles dans leurs discours et leurs stratégies, ont convergé vers un objectif commun : contester la construction normative de la séparation privé/public. A l’heure où la modernisation des sociétés européennes s’accélérait, cette séparation participait de la volonté des élites d’assigner aux femmes une place à l’écart des affaires des hommes et s’est révélée très artificielle puisque les questions prétendument privées, en particulier sexuelles et reproductives, ne cessaient d’être l’objet de débats et de politiques publiques, dans des contextes sociaux et politiques travaillés par les angoisses de dégénérescence. Tout au long du XXe siècle, les féministes ont cherché à déconstruire cette artificialité et à rendre les liens privé-public plus explicites. C’est avec cette volonté constante qu’elles ont participé aux débats du XXe siècle sur la reconfiguration des normes d’une « bonne sexualité ».
La « question sexuelle », qui émerge pour la première fois dans l’espace public autour de 1900, n’a cessé de résonner dans le débat politique : premiers débats sur la prostitution réglementée et la condition des mères célibataires, luttes des féministes de la deuxième vague sur la contraception et l’avortement, jusqu’aux mobilisations et contre-mobilisations récentes sur le mariage homosexuel. Pour chacun de ces combats, les féministes ont fait entendre une voix autre, non dénuée de tensions et d’antagonismes, démarquée, frontalement opposée mais parfois aussi alliée à celle des nouveaux « entrepreneurs de morale » qui prenaient appui sur des principes soi-disant incontournables, ou sur la science médicale et psychologique. Derrière la variété des stratégies, trois principes ont fait l’objet de propositions, de contestations et de reformulations : réfléchir à partir de l’expérience et des besoins des femmes, supprimer les inégalités institutionnalisées que les femmes subissent en tant que groupe, leur donner les moyens de leur autonomie sexuelle. Prolongeant ces principes, les luttes les plus récentes visent à contester toutes les catégorisations qui servent de base à des politiques de sexualité.
Dans ce numéro, nous aimerions mettre en évidence la contribution originale, décisive et parfois aussi ambiguë des luttes féministes à la reconfiguration d’une « morale sexuelle contemporaine » qui s’efforce, au-delà des normes religieuses traditionnelles, de définir les comportements convenables, acceptables, légitimes, valorisés, ou au contraire répréhensibles ou stigmatisés. Peut-on cerner les règles d’une « morale sexuelle féministe contemporaine » ? Comment, dans des contextes historiques spécifiques, a-t-elle été élaborée, et contestée ? Pour répondre à ces questions, nous sollicitons des travaux empiriques et/ou historiques, analysant différents exemples de mobilisations féministes, des débuts du XXe siècle à nos jours.
L’approche que nous proposons convie à appréhender les féminismes comme des mouvements sociaux (i.e. actions collectives) engagés dans leur époque, traversés par des conflits internes et dont les stratégies sont sans cesse repensées, de manière à reformuler les enjeux politiques que sont l’égalité et l’autonomie des femmes, ici dans le domaine de la sexualité. Quelles stratégies les féministes ont-elles adoptées ? Quelles alliances inattendues ont-elles conclues ou rompues ? Quels discours et idéologies ont-elles utilisés puis retournés ? Quels compromis ont-elles consentis et à quel prix ? Et finalement, au terme de ces mobilisations et de ces arrangements, quelles règles implicites et explicites d’une « morale sexuelle féministe » ont-elles promues ? Dans cette perspective, nous souhaitons aussi mettre l’accent sur les rapports de pouvoir qui ont traversé ces mobilisations (colonialisme, migrations, classe, sexualité, religion et race) et sur les intersections parfois productives d’antagonismes qu’ils ont suscités.
Ces questions peuvent être traitées à travers divers exemples de mobilisations féministes autour de la sexualité. L’important n’est pas tant de raconter des mobilisations souvent déjà connues, que de souligner l’originalité de l’apport féministe, les stratégies adoptées pour faire valoir une vision féministe de la morale sexuelle, contingente d’un contexte historique donné, les résistances et opportunités rencontrées aussi bien à l’extérieur des mouvements féministes qu’à l’intérieur, et, in fine, comment ces reformulations d’une « morale sexuelle féministe » ont contribué, à chaque époque, à définir le « bon sujet » du féminisme et les termes mêmes de ce que doit être le féminisme. Nous énumérons ci-après certains exemples de mobilisations, mais d’autres sont évidemment bienvenus :
Les campagnes contre la prostitution réglementée, lancées par Joséphine Butler, et la contestation de la double morale. Le cas anglais est bien connu, mais les répercussions de cette lutte dans d’autres espaces seraient intéressantes, ainsi qu’une relecture de cet épisode selon les termes de notre appel. De façon similaire, la figure de Madeleine Pelletier et sa proposition d’une émancipation sexuelle par l’abstinence pourraient préfigurer une morale sexuelle féministe différente, fondée sur l’autonomie, mais en rupture avec la majorité du mouvement féministe de son époque.
Dans le contexte colonial, comment le discours du début du XXe siècle tentant de promouvoir une plus grande autonomie sexuelle pour les femmes est-il traduit au-delà du Premier Monde ? Dans quelle mesure l’autonomie sexuelle a-t-elle pu être utilisée par les femmes des puissances colonisatrices pour se construire comme sujets politiques et par opposition aux femmes colonisées ?
Relire le mouvement du planning familial de l’après-guerre dans une perspective de genre. Si la promotion du droit des couples hétérosexuels à choisir le nombre de leurs enfants constitue une avancée irréfutable pour les femmes, dans quelle mesure met-elle vraiment en question le système de genre ?
La « libération sexuelle » des années 70 fait la promotion de la « jouissance sans entraves ». Comment la question de la jouissance des femmes est-elle devenue une question légitime ? Au-delà des ambivalences de cette « libération », quelle « morale sexuelle » les féministes ont-elles tenté/réussi à promouvoir ?
La pandémie du sida oblige à inventer une nouvelle morale sexuelle. Dans cette reconfiguration, quelle est la place des femmes ? Les femmes hétérosexuelles sont-elles assignées à la responsabilité de la protection de tous, ainsi que le suggèrent les travaux de Brenda Spencer ? Que vivent les lesbiennes dans ce contexte ?
Les revendications liées à la sexualité des mineur·e·s sont d’abord apparues comme des revendications d’émancipation au sein de la famille, pour contrer son pouvoir sur les enfants. Comment ces revendications ont-elles été ensuite objet de récriminations et de pénalisations, sous couvert de « morale sexuelle » ? Quels étaient les arguments de ce mouvement ? Quelle a été la position des féministes ?
Les propositions d’articles de deux pages sont attendues pour le 15 décembre 2014 en format Word, envoyées par mail à Marta Roca i Escoda (Marta.RocaEscoda@unil.ch). La 1ère version des articles retenus devra être soumise à la rédaction de NQF d’ici le 1er mai 2015. Le numéro sortira fin avril 2016.