Colloque international et pluridisciplinaire organisé par « Voix et voies de femmes : Études sur les femmes, le sexe et le genre » (EA CÉCILLE 4074) et UMR Savoir Textes Langage (STL, UMR 8063)
Université Charles de Gaulle – Lille 3
18-20 juin 2015
Argumentaire :
Comment les utopies – littéraires et/ou communautaires (imaginées par des hommes comme par des femmes) – représentent-elles, augmentent-elles ou résolvent-elles l’/les inégalité(s) entre les hommes et les femmes ? Telle sera la problématique de cette manifestation.
« Utopie » est un terme (ou-topos [sans lieu]) forgé par Thomas More pour désigner la cité imaginaire dans le récit de voyage vers un lieu fictif, De optimoreipublicae statu, deque insula Utopia (1516). Dans l’en-tête de l’édition de Bâle (1518), Thomas More utilise le terme d’Eutopia pour désigner le lieu imaginaire qu’il a créé. Cet autre néologisme ne repose plus sur la négation ou mais sur le préfixe eu qui signifie bon. Eutopie signifie donc « le lieu du Bon », donc, ici, une société idéale.
L’utopie est « [le] projet ou rêve d’une société et, par extension, d’un avenir désirable, mais tenu pour chimérique » (Paul Foulquié et Raymond Saint-Jean, Dictionnaire de la langue philosophique [1962 ; Paris : PUF, 1978] 747). Le plus souvent satirique et subversif, le dessein en est la dénonciation des travers d’une époque, à travers un lieu imaginaire (lointain, mythique) : la Callipolis de Platon,L’île des esclaves de Marivaux (1725), l’Eldorado de Candide (1759), etc. ; la distanciation dans l’espace – voire aussi dans le temps – est destinée à éviter la censure (politique, religieuse…). Cette tradition, ce genre littéraire remonte à La République (c. 370 av. J.C.) de Platon et passe par La Cité du Soleil de Tommaso Campanella (1623), La Nouvelle Atlantide (1628) de Francis Bacon, le Voyage en Icarie (1840) d’Étienne Cabet, etc.
Selon Henri Meschonnic, « L’utopie est une fabrique de sens, une fabrique d’histoire. Elle est conquérante. Ni substitutive, ni compensatoire [...]. Non en opposition avec la terre réelle, mais transformatrice du lieu. Sans elle, il n’y a pas de lieu. Il n’y a que des territoires » ( L’Utopie du Juif [Paris : Desclée de Brouwer, 2001] 22). La différence entre le lieu et les territoires peut présenter un intérêt, d’une part, pour penser les rapports sociaux existant entre les sexes et, d’autre part, pour les penser autrement : territoires plus ou moins imposés ou fabriqués relevant toujours d’une représentation binaire versus lieu d’une hospitalité ou convivialité ne relevant plus d’une logique dualiste et, dans le cas présent, inégalitaire.
Aux utopies littéraires masculines, souvent misogynes jusqu’au XIXe siècle (Aristophane, Swift, William Morris), où les seules femmes dignes d’intérêt sont les épouses et les mères (Bacon, More, Bellamy, etc.), se mêle un nombre croissant d’utopies féminines (Christine de Pisan, Margaret Cavendish, Sarah Scott, Lady Mary Hamilton, Mary Livermore, Mary Howland, Martha BensleyBruere, InesHaynesGillmore, Charlotte Haldane etc.), dont certaines « excluent » la présence des hommes (Charlotte Perkins Gilman, Mary Bradley Lane, etc.).
Le XXe siècle voit fleurir les dystopies ou les contre-utopies qui signalent une méfiance croissante à l’égard des récits maîtres (ou des grands récits) et de l’idéologie marxiste et communiste. La dystopieorwellienne invite à se détacher de l’idéal de perfection et d’innocence politique qui a pu caractériser les utopies positives. Mais les dystopies sont aussi ces « utopies privatives » où la quête du bonheur passe par la suppression des souffrances ou des inégalités et donc souvent/parfois des genres dans leur assymétrie opprimante. Ce que Jameson appelle le « principe de réduction du monde » devient l’une des stratégies de la science-fiction féministe d’Ursula Le Guin, par exemple, qui imagine un monde (Gethen) ambisexuel, débarassé de tout ce que la sexualité a de problématique et de violent et du capitalisme. Qu’en est-il de ces utopies paradoxales qui se fondent sur une économie de la pénurie et dans quelle mesure cette évolution du genre de l’utopie est-elle liée à la prise en compte des oppressions de genre ou liées à la sexualité d’un point de vue situé ? Que nous apprend-elle sur la conception féminine et féministe du pouvoir et des relations que les femmes et les féministes peuvent ou doivent entretenir avec « le pouvoir » ?
Par-delà les utopies ou la balance entre utopie et dystopie, comment penser un espace et une organisation autres des rapports à travers le motif foucaldien des « hétérotopies », lieux autres présentant une contestation à la fois mythique et réelle de l’espace habituel. Quel rôle jouent alors les « espaces autres » de la fiction dans cette recomposition à partir du moment où la littérature devient, pour Sedgwick par exemple, une sorte de surface de projection des « troubles dans le genre » ? (Epistemology of the Closet [1990] et Between Men. English Literature and Male Homosocial Desire [1985]).Juxtaposant en un seul lieu réel plusieurs espaces parfois incompatibles, les hétérotopies introduisent aussi une rupture absolue avec le temps habituel, ce sont des hétérochronies, combinant un système d’ouverture et de fermeture, créant un espace d’illusion qui dénonce comme plus illusoire encore l’espace réel, ou en présente un mode autrement organisé. Comment considérer ces « sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels sont à la fois représentés, contestés et inversés, [c]es sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables » (Foucault, « Des espaces autres ») ? Ces expériences périlleuses où se joue quelque chose du sujet dans son rapport au monde, à lui-même et aux autres, peuvent-elles servir de paradigme pour repenser, hors des espaces et des temps habituels, un régime d’exception des sexuations et de sexualités qui rompe jusqu’à la distribution même, prise ici comme point de départ, en femmes et en hommes ? Dans quelle mesure les utopies sexuelles urbaines qui relèvent de ce que Gayle Rubin a appelé « la sexoethnogenèse urbaine » participent-elles d’hétérotopies réussies en ce qu’elles produiraient des restratifications sociale et sexuelles non normatives et des dynamiques de pouvoir différentes (avec la culture SM à San Francisco par exemple) ?
Si les utopies ravissent en ouvrant un espace merveilleux, les hétérotopies inquiètent, en subvertissant jusqu’au langage et à l’imagination, « parce qu’elles brisent les noms communs ou les enchevêtrent, parce qu’elles ruinent d’avance la ‘syntaxe’, et pas seulement celle qui construit les phrases, – celle moins manifeste qui fait tenir ensemble (à côté et en face les uns des autres) les mots et les choses » (Foucault, Les Mots et les choses[1966]). Qu’en résulte-t-il alors en ce qui concerne les relations entre et par-delà les sexes – et les mots pour les dire ? Comment utiliser ce motif pour les repenser, pour élaborer des discours qui sont susceptibles d’en accueillir la différence, d’en accomplir la puissance d’altération ? Quelque chose de cet ordre semble se jouer dans l’alternative que Foucault dessine, dans La Volonté de savoir (1976), entre des « corps-plaisirs » et un « dispositif de sexualité » qui en contraint et en limite l’expression ? Ne s’agit-il pas alors justement d’une invitation à réarticuler, dans la dimension utopique d’un ars erotica, sexualité et « usage des plaisirs » ?
Dans le texte consacré aux hétérotopie (« Des espaces autres »), Foucault insiste encore sur la primauté de l’espace sur le temps pour notre époque contemporaine, de plus en plus « hétérochronique ». Peut-on en tirer les conséquences et élargir la dimension spatiale inscrite dans le mot « utopie » pour y inclure l’idée de cyberespace ? Il s’agirait alors de se pencher sur les nouveaux modes de relations, de mise en réseau constituant des identités et des alliances provisoires évoqués par Donna Haraway dans « A Cyborg Manifesto » (1991), internet permettant l’émergence à la fois de nouvelles logiques d’affiliation, d’appartenance, d’affinités, de groupements pragmatiques, de nouveaux modes d’action, au-delà de l’opposition entre sphère publique et sphère privée ?
Quelques pistes :
Domaines où se manifestent les inégalités entre les hommes et les femmes : éducation, célibat, choix (mutuel) du conjoint, conception du mariage (nécessité économique, « association de partenaires égaux en droits et en devoirs » (C. Cohen-Safir), contrôle des naissances (voire eugénisme), droit au statut et à la protection juridique, droit à la propriété, droit à l’emploi, etc.
Est-il possible d’échapper, dans l’utopie, au patriarcat comme rapports de pouvoir (propriété, religion, mariage) ?
Peut-on rattacher certainsrécits de voyage/d’anthropologie ou ethnologiques à une forme d’utopie en présentant d’autres possibles (patriarcat méditerranéen ;les Germaines combattent aux côtés des hommes ; des textes de voyageurs libertins évoquent des accouchements sans douleur pour interroger la bible…)
Utopies/dystopieset pouvoir
Utopies/ inégalités, discriminations
Utopies/dystopieet sexualités
Utopies genrées/utopies dégenrées
Utopies/dystopies féministes et queer
Utopies/hétérotopies
Utopies/dystopies et stratégies féministes (séparatisme, communautés, hétérotopies)
Utopies/dystopies à l’ère numérique
Utopies/dystopies et technologies
Utopies/dystopies et architecture, urbanisme, littérature, cinéma, peinture, BD, culture populaire, science fiction, performance, arts, festivals
Utopies/dystopies communautaires et subcultures urbaines
Utopies/dystopies et corps...
Utopies, cinéma et jeux vidéosdystopiques…
Toutes les approches sont bienvenues :
Études littéraires, études théâtrales, philosophie, théorie critique, études comparées, études féministes, géographie sexuelle,« cultural studies », « visualstudies », « film studies », « technologystudies », « genderstudies », « queerstudies », « post-colonialstudies », « decolonality »...
Ce colloque sera précédé ou suivi de journées d’étude sur des thèmes spécifiques liés à sa thématique.
Les propositions de communications (400 mots environ, accompagnées d’un CV bio- et bibliographique), d’ateliers oude performancessont à envoyer par courrier électronique (document word) à Guyonne Leduc (guyonne.leduc@univ-lille3.fr) pour le 1er septembre 2013.
Les propositions d’ateliers et de performances sont à adresser aussi à Marie-Hélène Bourcier, Lille 3 (mariehelenebourcier@gmail.com)
Les propositions seront examinées de façon anonyme par un comité scientifique pluridisciplinaire qui rendra son avis pour le 1er novembre 2013.