Virgínia Ferreira s’intéresse comme sociologue aux inégalités du marché du travail, à l’exclusion sociale, à l’articulation entre le travail, la vie familiale et personnelle, ainsi qu’aux politiques d’égalité. Elle s’est spécialisée dans les méthodes qualitatives de recherche.
Sa recherche est centrée sur les rapports sociaux de sexe, l’emploi et la ségrégation sexuelle des marchés du travail, et sur les régimes de bien-être. L’axe principal de cette recherche analyse comment les rapports sociaux de sexe sont définis et redéfinis par différents processus et structures sociaux (économie et conditions sociales ; régulations du marché du travail ; régimes de bien-être et autres institutions sociales ; attitudes et pratiques des hommes et des femmes vis-à-vis de la division sexuelle du travail domestique).
Professeure-Assistante de la Faculté d’Économie de l’Université de Coimbra, au Portugal, et chercheuse au Centre des Études Sociales, elle est membre du conseil éditorial de revues portugaises et internationales de sciences sociales et d’études sur les femmes. Membre fondateur de l’Association portugaise des Études sur les Femmes, elle est auteure d’articles et d’essais publiés dans des revues, nationales et internationales, et des ouvrages collectifs.
(En anglais)
Virgínia FERREIRA is a sociologist with research interests in labour market disadvantage, social exclusion, work/family life balance and sexual equality policies. She specialises in qualitative research methods.
Her research focuses on social relationships between men and women, work, employment and sexual segregation, women’s employment rates and welfare state regimes. The common theme in this body of work is the analysis of how the social relationships between men and women in a society are shaped and re-shaped by various social processes and structures. These include shifting economic and political conditions ; labour market regulations, welfare state regimes and other societal institutions ; and the attitudes, plans and behaviour of women and men at the household level.
Assistant Professor of the Faculty of Economics of the University of Coimbra, Portugal, and researcher at the Center for Social Sciences. Member of the editorial board of national and international journals of social sciences and women’s studies. Founding member of the Portuguese Association of Women’s Studies. Published work includes articles and essays in national and international periodicals and collective books.
La difficulté de conceptualiser les femmes, comme collectif social, par la Sociologie et d’autres sciences sociales, aussi bien que les problèmes suscités par le concept de " gender " sont présents dans l’oeuvre de beaucoup d’auteurs, femmes et hommes, qui, au Portugal, ont effectué des recherches dans ce domaine. Voyons quelques exemples, entre celles et ceux qui me semblent plus significatives/significatifs.
La plupart des auteur-e-s au Portugal a effectué la traduction de gender par " genre ", sans sentir la nécessité de justifier le choix de ce mot. Au début de la décennie de 1990, les deux premières exceptions que je connais sont Maria Irene Ramalho de Sousa Santos, en désaccord avec la translittération de " gender " en Portugais, et Isabel Margarida André, qui utilise " genre ", mais en se préoccupant de justifier son option. Examinons les raisons avancées par ces auteures. Selon la dernière citée, I. M. André,
L’utilisation du terme genre est polémique, vu que l’expression correspond habituellement à peine à la catégorie grammaticale. Cependant, à la similitude de ce qui est arrivé dans la littérature anglo-saxonne où s’est amplifié le sens du terme gender, son utilisation pour signifier les comportements sociaux associés à chacun des sexes parait avantageuse. Genre est une catégorie sociologique et sexe une catégorie biologique. (André, 1990 : 331)
Pour commenter brièvement cette option, je dirai qu’I. M. André n’a pas tenu compte du fait qu’en portugais, le " genre " n’est pas seulement grammatical. Ainsi, selon le dictionnaire de portugais, " genre " se réfère, également, au " groupe taxonomique inférieur à la famille et supérieur à l’espèce ; (...) qualité ; manière ; caractère ; mode ; qualité ou caractère du style ; forme artistique ; généralement le même que famille, ordre, classe ". Aussi, quand on parle de " la construction du genre " rien n’indique que l’on invoque-là des relations entre les sexes. Il peut s’agir, en fait, de nombreux et divers référents : Au premier terme du binôme de Lineu, utilisé en biologie pour désigner un ensemble d’espèces voisines ; à un terme grammatical, etc.. Le sens archaïque de ’to gender’, selon l’Oxford English Dictionary, est " copuler ", mais c’est depuis le XIVe siècle au moins que ’gender’, comme le défend Donna Haraway, adhère de près à des concepts de sexe, sexualité, différence sexuelle, génération, etc., tandis que les mots latins semblent ne pas inclure ces sens aussi promptement (Haraway, 1991 : 130). Effectivement, au contraire de la langue anglaise qui utilise aussi genre pour parler de genres littéraires, etc., les langues latines ont un seul mot, (género, en portugais et espagnol ; genre, en français ; genere, en italien) pour se référer à ’tout genre de genres’. 2 Quelle que soit la décision prise à ce propos, elle doit être, à mon avis, bien pondérée, si nous voulons élaborer un discours clair et compréhensible.
Selon Maria Irene Ramalho de Sousa Santos (Santos, 1989/90), nous ne devrions pas faire la traduction de gender par "genre" pour nous référer aux différences perçues entre les sexes parce que, au contraire de la langue anglaise, le genre grammatical de nos noms communs ne coïncide pas toujours avec celui du genre sexuel. Par exemple, une oie peut être du sexe masculin et un crocodile du sexe féminin, mais on ne parle pas, cependant, d’’un oi’ et d’’une crocodile’. Plus récemment, l’auteure justifie son opposition en y ajoutant d’autres raisons qui passent fondamentalement par l’adhésion à l’argumentation déconstructiviste d’inspiration foucaldienne de Butler (Ramalho, 2001a : 536).
D’autres auteur-e-s ont créé des néologismes construits soit comme anglicismes, en "portugaisant" le gender, soit créant des mots nouveaux à partir de "genre". Directement de gender, je pense que la sociologue Maria José Magalhaes a été celle qui, pour la première fois, a utilisé un néologisme de ce type, quand elle s’est référée à des stratégies "degendérisatrices". Helena Costa Araújo emploie également des expressions comme "subjectivités gendérisées" ou "sujets gendérisés". Nous trouvons aussi des expressions comme "contextes, formes, vies, identités et comportements gendérisés" ou "gendérisation de la psychologie organisationnelle", respectivement usitées par Maria da Conceiçao Nogueira et Lígia Amâncio, toutes deux psychologues sociales ; dans le même type d’opération, mais optant pour une autre stratégie de « portugaisation » , Fátima Perurena, sociologue brésilienne, parle d’êtres humains " gendrés ". À partir de " genre ", enfin, nous trouvons le verbe " genrifier ", par exemple, utilisé par Tania Fonseca, sociologue brésilienne (Magalhaes, 1998 : 155ss ; Araújo, no prelo : 30 ; Nogueira, 2001 : 57 ; Amâncio, 2001 : 8 ; Perurena, 2001 : 6 ; Fonseca, 2000 : 20).
De plus, relativement à cet aspect de la réception au Portugal de la dichotomisation entre sexe et gender, je dois dire que l’on observe un grand parallélisme avec ce qui arriva en d’autres sociétés et communautés scientifiques, proches ou non de notre modèle culturel. Effectivement, dans une publication récente de Athena (Advanced Thematic Network in Activities in Women’s Studies in Europe), un réseau dynamisé surtout par Rosi Braidotti de l’Université de Utreque, on fait référence à la façon dont, dans les différents pays européens, s’est "institutionnalisée" l’usage du gender. Dans les pays plus problématiques, de langue non anglo-saxonne, en même temps que les différentes auteures signalent la grande vulgarisation de l’utilisation du gender, traduit dans les langues respectives, spécialement dans les moyens de communication et le milieu politique, est également soulignée la variété de solutions trouvées dans la communauté scientifique. En Italie, par exemple, certains utilisent l’expression differenza sessuale, comme synonyme de gender, et d’autres le mot gender en italique, sans le traduire ; d’autres encore emploient le mot en anglais, en annotant ce qu’il signifie. Enfin, il y a ceux qui évitent l’écueil en parlant seulement de masculin et féminin (Amelia, 2000 : 88). Dans le texte traitant du cas français, Maria Puig de la Bellacasa nous rend compte des facteurs qui, à son avis, ont présidé à la croissante généralisation de l’usage du terme gender, comme synonyme de gender, affirmant qu’il existe clairement une différenciation disciplinaire et générationnelle dans cet usage (Bellacasa, 2000). Effectivement, les sciences sociales (histoire principalement) et politiques recourent davantage au gender tout comme les chercheuses/chercheurs plus jeunes. En guise de sources d’influence, l’auteure indique : les rencontres (colloques, séminaires, conférences, etc.) et les réseaux internationaux d’études dont la désignation en lingua franca pour la communication internationale contient presque toujours le terme gender ; l’inclusion du binôme " sexe/genre " en quelques dictionnaires qui surgirent au long de la deuxième moitié de la décennie de 1990 ; la diffusion du terme faite par les organisations internationales, spécialement par la Commission européenne, qui fait en sorte que le terme devienne très familier. Par exemple des organisations non-gouvernementales promeuvent fréquemment des colloques sur des thèmes de gender (Bellacasa, 2000 : 95-96). En conclusion, Bellacasa finit par opposer la grande diffusion du mot gender et l’ambiguïté conceptuelle l’accompagnant, et qui conduit beaucoup de scientistes des sciences sociales à éviter son usage. En effet, le fait que deux des revues les plus intéressantes dans le panorama des études sur les femmes en France, au moins autant que je sache, - Travail, Genre et Sociétés et Cahiers du Genre - aient changé leur titre en 1999 pour y inclure le mot gender 3, me paraît extrêmement révélateur. Si nous analysons leurs sommaires, cependant, soit dans les titres de leurs dossiers soit dans les articles il est rare que nous trouvions le concept de gender. De ce fait, nous pouvons conclure que le succès de la divulgation du gender, en France, se base surtout sur des facteurs extra-théoriques, entre lesquels se détachent ceux qui sont impliqués dans les politiques de traduction et dans les relations de pouvoir entre les langues et univers culturels respectifs.
Dans la collection que j’explore actuellement, les textes qui réfléchissent sur ce qui se passe au Portugal et en Espagne, se réfèrent aussi à la polémique qui a accompagné le concept de " genre ", mais ne sont pas aussi informatifs. Dans le cas espagnol, l’on réfère la généralisation du mot genre dans certaines communautés scientifiques et la difficulté de passer ce concept vers le grand public (Rolle, 2000). Dans le cas du texte sur le Portugal, il est expressément affirmé que le concept de " género " est, parfois, utilisé de manière non problématisée dans certains champs d’études et voies de la connaissance et, au contraire de ce qui se passe en Espagne, le terme a été bien accueilli dans les moyens de communication sociale (Macedo, 2000). En vérité, nous trouvons fréquemment aujourd’hui des expressions comme " perspective de genre ", " différences de genre ", " inégalités de genre ", " équilibre du point de vue du genre ", " violence de genre ", etc. 4 Reste à savoir quelles sont les significations que le grand public leur attribue car cela n’a pas encore été objet d’étude.
Comme on peut le voir, dans la question d’adoption ou non de " genre ", au delà des raisons de la langue, nous trouvons d’autres justifications de nature plus profonde, présentées brièvement ici 5. Une d’elles peut être attribuée au moindre impact de la polémique autour de la dichotomie biologie/culture dans les développements théoriques réalisés dans des pays non anglo-saxons 6. En Italie, par exemple, le courant féministe le plus divulgué, désigné pensiero della differenza sessuale, très influencé par l’oeuvre de Luce Irigaray, parle toujours de sesso, sessuado(a), etc. (De Lauretis, 1989 ; Bono e Kemp, 1991). En France, à son tour, les investigatrices associées au travail du Groupe d’Études de la Division sociale et sexuelle du Travail, fondé par Danièle Kergoat, utilisent l’expression rapports sociaux de sexe pour accentuer le caractère socialement construit et relationnel des identités masculines et féminines, étant clair que le sexe se réfère ici au masculin social et au féminin social (AAVV, 1984). S’agissant de relations, ces identités ne constituent évidemment pas une propriété fixe des sujets, elles ne se réfèrent pas à des attributs individuels, et doivent plutôt être entendues comme un principe structurant des sociétés, partie intégrante de la culture et de la production sociale de sens et, donc, un principe structurant des rapports sociaux. Leur caractère social les soumet constamment à la négociation et à l’interrelation avec d’autres rapports sociaux, notamment avec les rapports de classe. 7 Pour ces raisons (certaines autres ne seront pas abordées ici), je préfère persister à user du concept de rapports sociaux de sexe.
Lígia Amâncio, sans doute celle qui se. distingue le plus, est une des pionnières de l’adoption de la perspective du " genre ", au Portugal, ce, dans sa thèse de doctorat, dès la fin des années quatre-vingt (Amâncio, 1994). Elle y conteste l’existence d’une hiérarchie de sexes, en affirmant qu’il existe plutôt une " hiérarchie de genre ",
Basée dans l’asymétrie symbolique des représentations de genre qui distingue une catégorie d’individus singuliers et référents de la catégorie d’individus indifférenciés dans leur spécificité collective. (Amâncio, 1999 : 18)
Le " genre " est, alors, entendu comme un régulateur des processus cognitifs, des interactions interpersonnelles, des identités et des modalités d’interaction entre les groupes, qui obéit au principe de la différenciation entre les individus dominants et groupes dominés, ou entre sujets universels et asexués et une communauté de sursexués invisibles, qui contrarie l’homologie entre sexe et " genre ". Je dirai qu’il manque à cette conception de " genre " une base " matérielle " à partir de laquelle on limiterait la réalité sociale aux " relations de domination symbolique entre groupes " (1994 : 161) et la dynamique psychosociologique au produit d’idéologies largement diffusées et socialement partagées" (idem : 143). Cela ne signifie pas pour autant qu’elle ne possède pas une base heuristique très grande dans l’analyse des représentations sociales et des pratiques de classification des sujets sociaux.
Dans la mesure où, pour Lígia Amâncio, le problème réside dans le fait que l’un des sexes (ou l’un des groupes - Celui des dominants) est perçu comme le référentiel dans la comparaison et qu’il est utilisé comme équivalant de la condition humaine, tandis qu’à l’autre (au groupe des dominées ?) (Il y a donc seulement deux " genres " ?) sont attribuées des caractéristiques particularistes et contextuelles. Pourquoi alors, dans la mesure où elle critique, rejette aussi, et fort bien, le modèle de l’androgynie, ne reconnaît-elle pas l’existence de deux sexes avec des fonctions biologiques diverses dans la reproduction ? Si on ne reconnaît pas cette existence et le particularisme associé à chaque condition, la masculine et la féminine, on ne parvient certainement pas à expliquer, à mon avis, le choix du référent masculin comme mesure de tout, et de toute l’activité sociale, s’est montré aussi préjudiciel pour les femmes, ainsi que l’auteure l’a, et de manière exemplaire, démontré dans tout son ouvrage. En somme, on ne comprend pas d’où vient la suprématie des hommes qui a fait d’eux le groupe dominant.
Une autre auteure (Nogueira, 1996 e 2001), oeuvrant dans le champ de la Psychologie sociale, reprend la conception du " genre " manifestée par Lígia Amâncio. Pour elle, le " genre " est performatif, tout comme chez Butler, se traduisant " dans l’ensemble de signifiés que nous concordons imputer juste à une classe déterminée de transactions entre individus et contextes du milieu " (2001 : 57). Ainsi, les personnes ne possèdent pas le " genre " comme attribut, mais " elles se comprennent comme intrinsèquement gendérisées parce que le ’genre’ inonde complètement les expériences " (idem : 56). L’auteure accuse certaines théorisations du "genre" de s’être laissées contaminer par l’influence culturelle de l’essentialisme et de graduellement avoir transféré la logique de la psychologie différentielle des sexes vers la psychologie différentielle des ’genres’, revenant à la position initiale, qu’elles avaient critiquée, d’identifier les attributs des individus. Pour contourner ce piège, Conceiçao Nogueira nous propose d’emphatiser les contextes, les "pratiques localisées des personnes humaines" (idem : 61) (personnes humaines ?), se distanciant ainsi des pratiques de laboratoire auxquelles l’investigation en Psychologie recourt de manière dominante. En cohérence avec ce positionnement théorico-épistémologique, sa recherche s’est basée sur des interviews avec des femmes en position de statut élevé, ne se limitant pas à demander à ses étudiant(e)s qu’ils/elles répondent à un questionnaire. De toute façon, l’auteure a interviewé des femmes, ayant identifié dans celles-ci deux types de discours à propos de la discrimination des femmes dans les processus de prise de décision, sans nous dire comment les relations sociales de "genre" nous aident à comprendre la construction de ces différentes logiques de discours.
L’étude ethnographique de Miguel Vale de Almeida sur la masculinité (1995) finit par se limiter à une des perspectives en discussion. L’auteur ne problématise pas l’usage du "genre" en portugais, ni la distinction entre sexe et " genre ". Il adopte le constructivisme tout court. " Genre " surgit défini comme " construction sociale, culturelle et historiquement relative, sur la réalité biologique de celui-là [sexe] " (Almeida, 1995 : 14). Réalité biologique ? Qu’est-ce que cette expression peut signifier dans un discours constructiviste ? Et notamment quand l’auteur affirme que
Dans les sociétés modernes, une fois contrôlé par la culture, le processus naturel de la reproduction humaine, les identités de "genre" et la sexualité sont devenues, de plus en plus, « quelque chose que l’on a » [et non que l’on est] (comme dit Giddens), ou quelque chose que l’on choisit, un aspect de l’identité personnelle, malléable et manipulable. (idem : 15)
Dans cette définition de " genre ", Vale de Almeida oublie les lectures de Laqueur qu’il reprend dans d’autres parties du texte, selon lesquelles le " genre " précède le sexe.
Le corps est, en fait, un fantôme dans ce travail de Vale de Almeida, comme ce qu’il a produit après le confirme. Au début du texte d’introduction d’une collection organisée par lui-même cette nécessité est mentionnée :
La production et reproduction de catégories de genre, expliquées alors surtout au niveau de discours et pratiques, semblaient nécessiter d’une compréhension de l’incorporation plus ou moins consciente de postures, mouvements, compréhensions et occultations des corps des sujets avec genre. (Almeida, 1996 : 1)
Ainsi, l’auteur lança le défi de répondre à la question " de quoi parlons-nous quand nous parlons de corps ?". Les réponses furent les plus diverses, mais, à mon avis, le ton dominant, qui se détache de la lecture des divers chapitres, est celui du corps comme support de systèmes classificateurs, dans la ligne de l’analyse structurelle symbolique. Le corps présent dans ces travaux est très foucaldien, dans le sens de regarder le corps comme historiquement déterminé, et peu bourdieusien, dans le sens de corps socialement informé. La définition d’incorporation, ou de corporisation, ainsi que je le préfère, ne peut réduire le corps à la condition de support de formes de conscience sociale ou de discours accordant un sens socialement partagé aux activités socialement déterminées. En faisant cela, il n’est pratiquement pas possible de distinguer la corporisation de l’inscription, soit, de la problématique qui perçoit le corps comme support arbitraire de signifiés imposés par les relations de domination, dans la ligne structuraliste et post-structuraliste. Il aura pu être utile, je le crois, si Miguel Vale de Almeida avait inclus un de ses textes qui montre les effets de la corporisation de la masculinité hégémonique dans son terrain d’étude empirique à Pardais.
En Sociologie, nous trouvons dans l’oeuvre de Ana Nunes de Almeida (1999) un bon exemple de la construction sociologique des femmes comme collectif social. Elle affirme :
J’admets que les femmes comme un tout, en tant que catégorie sexuelle, ne constituent pas, en elles-mêmes, un objet pour ces aspects du savoir [les sciences sociales]. Partir de tel présupposé signifierait les regarder comme une simple donnée naturelle, perspective qui contrarie le défi implicite de la connaissance sociologique. Au lieu de cela, cette recherche, non seulement démonte la prénotion de corps biologique comme configurateur absolu de destins, mais encadre aussi les processus de sa construction comme fait et facteur d’identité sociale. Pour les sciences sociales l’intérêt réside surtout dans la découverte de l’importance de la condition de genre (féminine, masculine) comme problème, et la distinction de l’importance de cette dimension pour la fabrication du tissu, matériel et symbolique, dans lequel se base la société et les rapports entre les personnes ou entre les groupes, détenteurs, en un temps déterminé et dans un certain espace, de ressources inégales. (Almeida, 1999 : 110) (soulignés de l’auteure)
L’auteure poursuit comme si elle avait effectivement résolu la question. Il s’agit-là d’un positionnement parfaitement illustratif des difficultés trouvées par une conceptualisation objectiviste de la connaissance. Si le corps ne compte pas, qu’est-ce qui compte, et basé sur quoi ? Qu’est-ce que l’auteure n’arrive pas à résoudre ? A mon avis, elle ne résout pas ce qui détermine l’inégalité de ressources, et ne précise pas l’incidence du corps biologique dans la construction de cette inégalité.
Helena Carreiras, quant à elle, a abordé explicitement dans le deuxième chapitre de son étude sur les femmes dans l’Armée au Portugal la problématique des différences entre les sexes et sa théorisation sociologique. On note dans son travail une grande préoccupation de se distancier des approches dites essentialistes :
des "études sur les femmes" ou de la sociologie féministe, [qui] semblent justement souffrir de tels défauts essentialistes, en privilégiant les femmes comme objet d’étude, en les isolant comme catégorie analytique ; (...) (Carreiras, 1997 : 36)
D’ailleurs, cette préoccupation d’éloignement des lectures dites essentialistes est une caractéristique de tous les travaux mentionnés ici, aussi bien ceux qui sont produits sur le terrain de la Psychologie sociale, que ceux sur celui de la Sociologie ou de l’Anthropologie. Dans son cas, je me demande comment Helena Carreiras parvient à rendre compatible cette perspective avec son étude sur les Femmes dans l’Armée portugaise, dans laquelle elle privilégie clairement les femmes comme objet d’étude, et les a isolées comme catégorie analytique. Alors que l’auteure se montre très consciente des pièges que la conceptualisation de genre peut nous tendre, dans la pratique, elle adopte, en revanche, une attitude pragmatique qui ressemble plus à une soumission au canon dominant du moment.
Anália Torres adopte aussi le concept de "genre" dans son travail théorique et analytique, en connaissant et en reconnaissant la contribution véhiculée par le concept des rapports sociaux de sexe. Partant d’une définition très générique du concept de " genre ", qui sert à " rendre compte des caractéristiques socialement construites à partir des différences biologiques entre les sexes " (Torres, 2002 : 135), elle retient quelques unes des dimensions recueillies entre auteurs de plusieurs champs disciplinaires, spécialement, la systémique, la relationnelle, notamment en relation avec la classe sociale et avec la construction sociale. Elle utilise l’expression au singulier, bien qu’elle se réfère à l’importance de l’utilisation de " genres " au pluriel faite par d’autres,
Parce qu’être femme et être homme change d’une génération à l’autre et c’est différent pour des races différentes, ethnies et groupes religieux, ainsi que pour les membres de différentes classes sociales. (Lorber e Farrel, 1991, citées par Torres, 2002 : 137)
En somme, bien qu’ayant cité ces auteures pour souscrire à leur point de vue sur l’existence de plusieurs "genres", son travail, en définitive, n’en désigne que deux, le masculin et le féminin, et sa problématique s’avère également reconduite à la polarité hommes/femmes.
On peut trouver les mêmes problèmes, à mon avis, sur les travaux de Helena Costa Araújo et Maria José Magalhaes, auteures qui ont beaucoup contribué à l’avancement de la Sociologie de l’Éducation et des Études sur les Femmes, en général, et à la construction d’une lecture féministe des phénomènes et processus sociaux produits sur le terrain de l’école et de l’éducation, et qui ont construit aussi leur problématique à partir d’une conception de " genre ", dite " non essentialiste ", laquelle évoque
la diversité et fluidité de configurations et parcours, quoi que l’on doive simultanément considérer que les relations d’inégalité entre hommes et femmes continuent à se maintenir, en des secteurs divers, (...) [Le concept de "genre" doit] dépasser les dichotomies masculin/féminin... (Araújo, 2002)
Dans les études qu’elles ont développées sur l’école et les pratiques, les idéologies et les politiques éducatives, nous ne trouvons pas, cependant, des pistes pour dépasser les dichotomies masculin/féminin et, surtout, hommes/femmes. Au contraire, dans leur discours elles les reproduisent, selon moi, inexorablement. Mais je ne vois pas comment il est possible de faire autrement, et, pourtant, je cherche moi-même un positionnement théorique qui ne soit pas hostile et accueille mon travail analytique. En vérité, à mon sens, nous luttons toujours avec la difficulté de construire des objets théoriques non traduisibles en sujets. De là, - et bien que Lígia Amâncio ait raison d’affirmer que la plupart des auteures/auteurs confond catégories analytiques (dans le cas du " genre ) avec catégories descriptives (dans le cas du sexe) (Amâncio, 1999) - l’on doit comprendre la facilité avec laquelle la circularité entre " genre " et sexe est construite dans la recherche empirique. C’est pourquoi je soutiens l’utilisation du concept de sexe, dans sa double dimension biologique et sociale, un enrichissement théorique tributaire, de façon évidente, des courants théoriques du post-structuralisme et du déconstructivisme (Ferreira, sous presse).
Dans les travaux commentés précédemment, l’on voit assez les difficultés opposées au concept du genre, particulièrement celle du retour à la dualité entre le masculin et le féminin qu’il voulait dépasser. Malgré la référence explicite au genre, on fini toujours parlant d’hommes et de femmes, par perpétuer les opposites inhérents au concept de sexe. Or, comme l’a dit Eleni Varikas, « le terme tend à acquérir la fonction auto-explicative qu’avait jadis les mots ’sexe’ et ’différence sexuelle’, et à devenir une catégorie descriptive qui prend pour acquise la différence des sexes plutôt que de l’interroger » (Varikas, 2003 : 205).
L’acceptabilité académique du genre est évidente, et l’effet le plus perceptible est d’avoir dépolitisé les études, en faisant disparaître le féminisme et les femmes. Ainsi, aujourd’hui, même les auteur/es suivant les écoles théoriques les plus conventionnelles parlent du genre, tout comme le gouvernement et quelques agences d’état, pour qui l´égalité de genre est devenue idéologie officielle. Comme je l’ai mentionné, la communication sociale, aussi bien que tout le champ de la formation professionnelle ont, eux aussi, a adopté le terme.
A mon avis, notre défi théorique est d’essayer de surpasser les difficultés rencontrées avec le concept de genre. L’usage stratégique du concept qui a été la cause principale de son adoption par de nombreux scientistes des sciences sociales perd son fondement quand il devient politique officielle et apporte, alors, plus d’opacité que de transparence.
Au Portugal, tout est plus compliqué parce qu’il n’y a pas de professionnalisation des études des femmes ou du genre. Les plus visibles sont deux programmes de Master à l’Université Ouverte (Master en Études sur les Femmes reconduit pour la beaucoup de fois) et à Porto (Master en Education, Citoyenneté et Genre, reconduit pour la 3e fois). L´Université d’Evora propose aussi un Master en Philosophie avec une option pour la variante éthique, genre et citoyenneté.
On publie aussi deux revues : ex aequo - Revue de l’Association portugaise d’Etudes sur les Femmes, interdisciplinaire aux sciences sociales, et Les Faces d’Eva - Revue d’Etudes sur la Femme, interdisciplinaire également, orientée plutôt vers les sciences humaines, essentiellement l’Histoire et la Littérature. Toutes deux sont apparues à la fin des années quatre-vingt dix.
Il n’existe pas de postes de professeur en Etudes sur les femmes dans le système universitaire portugais. Chaque université compte un ou deux, voire trois professeur/es, femmes en général, qui offrent des cours, facultatifs pour la plupart, choisis plutôt par les étudiantes. Moi-même, je vais assurer un cours au niveau du Master en Sociologie dans la Faculté d’Economie de l’Université de Coimbra. L’alternative passe toujours par l’adoption d’une stratégie intégrative, en greffant la perspective des rapports sociaux de sexe sur les cours réguliers de méthodologie ou de théorie du champ disciplinaire institué, quel qu’il soit.
Quant à la recherche, l’agence gouvernementale d’appui à la recherche ouvre de temps en temps des appels d’offre pour projets qui qui se prévalent de l’étude du « genre ».
D’une certaine façon, si on observe, au Portugal, une banalisation du genre, il n’y a toutefois guère d’institutionnalisation dans l’université, notamment au niveau des carrières professionnelles. La recherche, quant à elle, est tolérée, voire encouragée dans certains centres de recherche, mais sans aucune voie formelle de reconnaissance et de visibilité.
Avec l’adoption de la stratégie de mainstreaming de l’égalité entre les deux sexes par le gouvernement, je crains le maintien des tendances manifestées jusqu’ici. Dans un futur proche, cependant, la désignation « études sur les femmes » est condamnée à disparaître - elle politise trop le savoir.
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Notes :
1. Centre d’Etudes Sociales, Faculté d’Economie, Université de Coimbra.
virginia@fe.uc.pt
2. La langue allemande présente la même difficulté. Il existe un seul mot, Geschlecht, pour le sexe grammatical, le sexe physiologique, les sexes, des familles et des générations, et encore pour race, comme en race humaine, Menschengeschlecht (Bock, 1991 : 9).
3. La revue Travail, Genre et Sociétés succède à un autre projet éditorial qui s’intitulait Cahiers du Mage (toujours sous la direction de Margaret Maruani). En fait, Mage était déjà le sigle de Groupe de Recherche sur le marché du Travail et du Genre, mais le genre y passait inaperçu. La revue Cahiers du Genre a succédé aux Cahiers du Gedisst, ayant continué l’énumération et maintenu la direction de Jacqueline Heinen (qui les dirigeaient déjà depuis 1997).
4. Véritablement symptomatique est le changement de titre d’une publication précieuse pour qui étudie les questions des inégalités entre les sexes, jusqu’ici publiée par la Commission pour l’Égalité et les Droits des Femmes avec le titre Situation des Femmes, dans laquelle sont réunies de nombreuses informations statistiques produites soit par des entités publiques soit privées. Dans l’édition de 2002, cette publication fini par adopter l’énigmatique titre de Égalité de Genre, ainsi, sans plus, ce qui le rend très peu clarifiant quant à ses contenus, même pour les personnes qui sont parfaitement familiarisées avec cette terminologie et conceptualisation.
5. Maria Luísa Ribeiro Ferreira nous présente, dans un volume organisé par elle-même, un texte de synthèse sur les questions suscitées par le concept de genre. Partant spécialement de sa discipline, la philosophie, l’auteure réfléchit aux conséquences de l’adoption des diverses conceptualisations pour la définition de sujet, d’identité et de différence. Bien que contestant le modèle insulaire, subjacent au concept de "genre", elle conclut de l’avantage de continuer à utiliser le concept. À signaler, cependant, qu’elle (2001) ne s’occupe pas de la réception du concept au Portugal, ce dont je me charge dans cette présentation.
6. En déconstruisant la dichotomie nature/culture, Boaventura de Sousa Santos a introduit cette problématique entre nous dans son Um Discurso sobre as Ciências dans la moitié de la décennie de 1980 (Santos, 1987).
7. Même un sociologue de langue anglaise qui se sert du concept de gender, comme Robert Connell, affirme qu’il préférerait l’expression sociale relations of gender, qu’il a décidé de ne pas utiliser parce que c’est un "somewhat awkward term", optant pour gender relations (Connell, 1985 : 261).