Pour un numéro de la revue Mots. Les langages du politique
Coordination :
Hugues de Chanay, UMR 5191 ICAR / LanDES hugues.dechanay@univ-lyon2.fr
Yannick Chevalier, EA 4160 Textes & Langue / Passages XX-XXI yannick.chevalier@univ-lyon2.fr
Laure Gardelle, UMR 5191 ICAR / LanDES laure.gardelle@ens-lyon.fr
Argumentaire :
La revue Mots. Les langages du politique souhaite publier en mars 2017 un dossier intitulé « Ecrire le genre ».
Au sens où le terme désigne un système social lié au sexe, le « genre » est un objet politique qui a des répercussions sur la langue et le discours : les politiques de lutte contre les discriminations, notamment celles qui se fondent sur l’orientation sexuelle et le sexe biologique sont à l’origine de nouvelles pratiques discursives qui vont généralement dans le sens de la recherche d’une concordance entre les catégories du genre grammatical et les identités de genre des individus dont il est question. La mise en pratique ou le refus de ces nouvelles pratiques représente en général dans le discours un positionnement idéologique et corrélativement une pratique politique. Elles concernent aussi bien le discours en général (écrivaine, électeur/trice) que l’écrit seul (qui permet la fusion et la disjonction de formes « masculines » et « féminines » : par exemple les élu.e.s ou les député-es). C’est ce versant graphique que se propose d’observer le présent dossier de Mots. Les langages du politique consacré aux pratiques d’écriture du genre.
Ces dernières sont loin d’être fixées. La puissance publique elle-même est ambivalente quant au genre : d’un côté, le mot lui-même est refusé pour désigner le système de rapports de sexe : « La substitution de “genre” à sexe ne répond donc pas à un besoin linguistique et l’extension de sens du mot “genre” ne se justifie pas en français. » Mais une telle recommandation (en principe toujours valide) est dès sa publication en contradiction avec les politiques élaborées au niveau communautaire de l’Union européenne. D’un autre côté, la même puissance publique, en d’autres circonstances politiques, a publié des recommandations relatives à la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre, et diffuse un rapport destiné à aider les fonctionnaires à appliquer lesdites circulaires et interdit de faire figurer dans les offres d’emploi des références liées au sexe, ce qui implique le recours à des protocoles rédactionnels qui conduisent à intégrer graphiquement l’alternance des genres grammaticaux. De tels protocoles sont manifestement peu aisés à mettre en œuvre, puisque le Pôle Emploi édite à son tour des recommandations et guides d’aide à la rédaction des offres d’emploi.
Ces protocoles rédactionnels ne sont d’ailleurs pas eux-mêmes sans ambiguïté. Ils sont souvent envisagés comme des procédures de « féminisation » de l’écrit alors même que l’objectif visé est celui d’une éviction des formulations discriminantes. Plus généralement, les buts visés et les moyens pour y parvenir sont parfois contradictoires, dans la mesure où ces textes cherchent à s’adresser à des sujets de droit sans traitement distinctif en recourant à des graphies qui multiplient les marques de genre grammatical : ainsi, pour évoquer les êtres humains au-delà des catégories de sexe, sont affichés les morphèmes spécifiant la dimension de sexe.
Face à ces injonctions ambivalentes et paradoxales, on comprend l’embarras dans lequel se trouve quiconque est confronté (certains écriraient « confronté.e » ou « confronté(e) » ou encore « confrontéE ») à une situation d’écriture, ce dont porte trace l’inventivité graphique actuelle : « élu/e/s », « élu-e-s », « élu(e)s », « éluEs », « élu.e.s », « élu·e·s », voire « élu·es », « élu-es ». Au seul niveau lexical, la variété des extensions et signes typographiques est grande, de même que sont divers les traitements réservés aux morphèmes de nombre, soit introduits par un signe typographique, soit adjoints au morphème de genre. Au niveau textuel, les protocoles rédactionnels de féminisation sont plus retors encore : que faire des reprises pronominales (« il/elle/s », « ils/elles ») ? des déterminants au singulier (« le/la professeur/e ») ? des accords touchant l’adjectif ou le participe ?
Au regard de telles difficultés (réelles, mais guère plus grandes que d’autres spécificités de l’orthographe française qui n’ont pas/plus de réalisation phonique : géminées, lettres étymologiques, accentuation, etc.), on peut être tenté – à l’instar de l’Académie française – de s’en tenir au système graphique hérité, et de se réclamer, contre ces innovations, de la grammaire traditionnelle, de la règle du masculin neutre ou générique et de « l’esprit de la langue ». Parce que les doxas contemporaines ne sont pas stabilisées, et que les protocoles graphiques ne sont pas fixés, l’écriture du genre est un poste d’observation privilégié pour rendre compte des hésitations et des tensions liées à ces pratiques graphiques comme de leur relation éventuelle avec tels ou tels positionnements politiques et idéologiques.
Si la question est politisée (en France les débats autour du marquage du genre ont donné lieu à des prises de positions sur la place et les représentations des sexes mais aussi des « orientations sexuelles » débordant très largement les questions de pure graphie), c’est peut- être que les pratiques discursives reflètent mais surtout contribuent à façonner, par un effet performatif, les usages sociaux du genre, comme le suggèrent les travaux fondateurs de J. Butler ou M. Wittig. Ou, comme l’écrit L. Greco,
Au cours de nos pratiques quotidiennes, professionnelles, ludiques, amoureuses, le langage entretient avec le genre un lien double et si passionnant : créateur et surface d’inscription du genre et de ses normes. Dans ce cadre, le langage est un outil de construction mais aussi de résistance, de déconstruction et de changement du genre (Alessandrin et Estève-Belledeau 2014 : 185).
Le débat s’étend aux normes codifiées en langue pour la référence à ces catégories (au premier rang la « règle » contestée le masculin l’emporte sur le féminin), aux valeurs et arguments « genrés » reçus dans diverses formations discursives (dans les sciences de la vie qui définissent stéréotypiquement les mâles comme « passionnés » et les femelles comme « prudes » (voir Roughgarden 2012) ou encore en ethnologie (voir Michard et Ribéry 2008), ou encore à la répartition sociale des êtres en fonction de leur catégorie biologique de sexuation (la femme est au foyer ou dans les métiers du « care »), etc.
Les pratiques d’écriture sur lesquelles entend se concentrer le dossier et sur lesquelles il appelle des propositions de contribution sont donc à penser dans une triple perspective : comment s’intègrent-elles au système de la langue française ? Quels positionnements idéologiques les sous-tendent ? Et quelle est la visée performative de ces pratiques ?
Les études attendues seront des analyses de discours qui mettront en relation les choix graphiques retenus (tou/te/s, tout.e.s, tou(te)s, tout.E.s, ils/elles, i.lles, etc., en regard des deux fonctionnements morphologiques que sont l’adjonction et l’alternance) à la fois avec la désignation catégorielle et la suspension du choix de l’une ou de l’autre (c’est-à-dire la « neutralisation » des distinctions, comme le sont les adjectifs épicènes, les substantifs génériques, ou encore la valeur neutre que la norme académique accorde au masculin, ce que rejettent justement ces pratiques) et avec l’axiologie qui oriente la conception politique du « réel ». On peut en effet faire l’hypothèse que les discours sont traversés à la fois par des « règles » (les faits de système imputables à la langue employée) et par des « normes » (les usages discursifs en vigueur dans tel ou tel genre textuel, telle ou telle communauté, etc.) qui s’y associent. Autant les règles que les normes sont sujettes à variation, et la situation actuelle a vu apparaître des usages variés sans qu’on puisse encore dégager des propositions dominantes.
Les contributions à ce dossier feront notamment le point sur l’usage des pratiques concernées et sur les discours les justifiant ou les récusant.
Modalités :
Les contributions pourront prendre la forme d’articles (maximum 40 000 signes tout compris) ou de notes de recherche (maximum 15 000 signes tout compris). Les auteurs devront soumettre aux trois coordinateurs, avant le 10 décembre 2015, un avant-projet (3 000 signes maximum tout compris), dont l’acceptation vaudra encouragement mais non pas engagement de publication. Les contributions devront être proposées aux trois coordinateurs avant le 10 avril 2016. Conformément aux règles habituelles de la revue, elles seront préalablement examinées par les coordinateurs du dossier, puis soumises à l’évaluation doublement anonyme de trois lecteurs français ou étrangers de différentes disciplines. Les réponses aux propositions de contributions seront données à leurs auteurs au plus tard en octobre 2016, après délibération du Comité éditorial. Les textes devront respecter les règles de présentation habituellement appliquées par la revue. Les références bibliographiques devront figurer en fin d’article et être mentionnées dans le corps du texte sous la forme : (Machin, 1983). L’usage des caractères italiques sera réservé aux mots et expressions cités en tant que tels, et les guillemets aux énoncés dûment attribués à un auteur, ou à la glose d’un syntagme. Un résumé de cinq lignes et cinq mots-clés seront joints à l’article, en français et si possible en anglais et en espagnol.