Pour le numéro 13 de la revue Genre, sexualité et société, printemps 2015, sous la direction de Mélanie Gourarier, Gianfranco Rebucini et Florian Voros
Argumentaire :
La sociologie des masculinités (Connell, 2014), ainsi que certains travaux d’anthropologie (Ortner, 1989) et de cultural studies (Craig, 1992), ont mobilisé le concept d’hégémonie pour analyser les rapports de genre, générant de nouveaux outils critiques tels que la « masculinité hégémonique » (Connell, Messerchmidt, 2005). Le sens de la formule « hégémonie hétérosexuelle » (Butler, 2005) au sein de la théorie queer semble en revanche être resté assez lâche. À la faveur du regain d’intérêt actuel pour la conceptualisation gramscienne de l’hégémonie (Thomas, 2009 ; Gramsci, 2011) et ses relectures post-structuralistes, féministes et postcoloniales (Said, 1980 ; Spivak, 2006 ; Hall, 2007, 2013), ce numéro de GSS souhaite réunir des contributions qui explorent et déploient les potentialités du concept d’hégémonie dans les études de genre et de sexualité. Quelle est la plus-value de ce concept par rapport à d’autres conceptualisations des rapports de genre et de sexualité ? Trois axes de réflexion sont proposés :
1) La dimension historique et dynamique de l’ordre social.
Fondé sur une théorie de la transformation historique, le concept d’hégémonie constitue une alternative aux approches en termes de reproduction sociale et ouvre à une conception non essentialiste et dynamique des rapports de pouvoir. L’intérêt de cette démarche est qu’elle permet d’historiciser l’ordre du genre et des sexualités pour saisir des processus simultanés de marginalisation, de subordination et de légitimation. Il s’agit alors d’interroger les temporalités de l’hégémonie. Comment se succèdent des modèles de genre et de sexualité hégémoniques ? Comment l’ordre du genre et des sexualités se reconfigure-t-il à partir des résistances qui lui sont opposées ? Pour répondre à ces questions, deux voies peuvent être explorées :
Il s’agit d’abord d’étudier l’historicité des modèles hégémoniques de genre et de sexualité. Envisagée sur le mode de l’« invention », l’hétérosexualité sort de l’état de nature pour apparaître comme un nouveau régime historique d’organisation et de hiérarchisation des sexualités (Katz, 2001). Les modèles de masculinité ont une histoire (Sohn, 2009 ; Courtine et al., 2011) et se reconfigurent en lien avec des processus historiques plus larges, tels que la colonisation, l’impérialisme, la construction de l’Etat-nation ou la mondialisation néolibérale (Connell, Gourarier, Rebucini, Voros, 2013). Nous sollicitons des analyses de ces transformations historiques dans les domaines du travail, de l’éducation, du sport, de la famille, de la médecine, de la science, des arts ou encore des industries culturelles et créatives.
Le thème de la crise permet ensuite d’aborder la question de l’instabilité de l’hégémonie et de sa possible subversion. La crise peut d’abord être envisagée comme le mode de fonctionnement ordinaire de modèles hégémoniques de genre et de sexualité traversés par des contradictions internes (Dorlin, 2005). La crise peut ensuite désigner un bouleversement majeur de l’ordre social : quels sont les effets des guerres, des révolutions et des crises économiques sur la transformation de l’ordre du genre et des sexualités (Mosse, 1997) ? La crise peut ensuite être une rhétorique – on pense notamment aux discours contemporains ou plus anciens sur la « crise des masculinités » – qui participe à la régénération des positions de pouvoir et des modèles hégémoniques.
2) Penser ensemble les dimensions matérielles et idéelles.
Le concept gramscien permet un dépassement aussi bien du réductionnisme économique du modèle « base matérielle / superstructure » que des approches isolant les idéologies de leurs conditions matérielles de production.
En pensant le rapport entre rapports de production et idéologies en termes de « détermination mutuelle » (Hall, 1996), les cultural studies ouvrent la voie à l’analyse de la relation dynamique entre les groupes économiquement dominants et les discours dominants sur le genre et la sexualité. Une première voie consiste à étudier la politique des représentations (Quemener, 2014) qui traverse les cultures médiatiques aussi bien populaires qu’institutionnelles, du cinéma aux séries télévisées, des manuels scolaires aux magazines de mode, des expositions muséales aux plateformes de vidéos en ligne. Dans un contexte de controverses intenses autour du « mariage pour tous » et de la « théorie du genre », une deuxième voie consiste à appréhender la sphère publique, dans sa dimension plurielle et conflictuelle (Fraser, 2001), comme arène de lutte pour la définition de la réalité, de la fabrication de l’opinion publique et de la formation des identités.
La volonté de ne pas séparer les dimensions idéelles et matérielles des rapports sociaux de sexe est constitutive de l’analyse féministe matérialiste de la division sexuelle du travail (Delphy, 1982). Les débats récents autour du « tournant matérialiste » dans la théorie queer (Cervulle, Rees-Roberts, 2011) et du « nouveau matérialisme » dans l’épistémologie féministe des sciences (Ahmed, 2008) portent de même sur l’articulation des dimensions idéelles et matérielles du genre et de la sexualité. Dans le premier cas, le concept
d’hégémonie peut être un outil pour l’analyse des dimensions économiques de l’hétéronormativité et de l’homonormativité (Duggan, 2003) et plus largement du façonnement des subjectivités sexuelles par des modes de production capitalistes en transformation (Floyd, 2013). Dans le second cas, cela ouvre, au-delà des approches strictement discursives, à une réflexion sur la matérialité des corps et sur l’incorporation de l’hégémonie. Les contributions s’intéresseront ici à la façon dont l’hégémonie traverse et modèle les corps, en prêtant une attention particulière aux contradictions internes et aux résistances sourdes qui saturent les processus de subjectivation.
3) Des processus multiples et interdépendants.
L’hégémonie paraît efficace pour penser ensemble des catégories et des niveaux d’analyses trop souvent isolés ou opposés. Elle éclaire comment les différents rapports sociaux sont produits de manière antagonique et dynamique. Si les positions et les identités dominantes sont toujours contestées par des formations sociales subalternes, en quoi le concept d’hégémonie permet-il de concevoir les rapports de pouvoir traversant les différents groupes sociaux ?
Les réappropriations, altérations et détournements des modèles masculins hétérnormatifs dans les subcultures trans’, lesbiennes et gaies constitue un premier vecteur de changement à étudier : comment les pratiques et les discours subalternes participent-ils à l’élaboration de masculinités alternatives ? Dans quelle mesure ces pratiques et ces discours ne reconduisent- ils pas simultanément des normes et des hiérarchies de genre, de race et de classe ? Les reconfigurations de l’hégémonie face aux résistances qui lui sont opposées constitue ainsi une autre dimension de ce changement.
Les positions hégémoniques sont le fruit d’une articulation complexe entre différents rapports sociaux. Dans les divers contextes sociaux, la masculinité hégémonique est produite par la dynamique des rapports de genre, de classe, de race, de sexualité et d’âge (entre autres). Si Raewyn Connell (2014) a formulé le concept de masculinité hégémonique pour penser ensemble les masculinités subordonnées, marginalisées, de protestation et complices, elle a aussi introduit l’idée de positions masculines dominantes à différentes échelles analytiques. En ce sens, il est possible de concevoir une pluralité de masculinités localement hégémoniques, dont certaines, prises dans une analyse à une échelle plus large comme dans un cadre national, seraient des masculinités subordonnées ou de protestation.
En poursuivant ce jeu d’échelle et en remettant au centre la question de la sexualité on pourra se demander comment le colonialisme (Stoler 2013), l’impérialisme (Massad 2007), les nationalismes (Puar 2007) et les phénomènes transnationaux et de globalisation (Connell 1998) produisent une multiplicité de modèles hégémoniques, qui peuvent traverser une même société, un même groupe social ou culturel, voire une même trajectoire ou expérience individuelle.
Cela invite à penser la place des rapports de genre et de sexualité dans la production de modèles hégémoniques dans les institutions politiques à l’échelle nationale, transnationale ou internationale. À travers le concept d’hégémonie, on examinera la manière dont les institutions sont façonnées par un ordre du genre et de la sexualité spécifiques. La masculinité hégémonique et l’hétérosexualité peuvent-elles être des points d’entrée heuristiques pour penser l’hégémonie politique, économique et culturelle ?
Ces axes de réflexion ne sont ni mutuellement exclusifs ni exhaustifs. Nous sollicitons des contributions aussi bien théoriques qu’empiriques, issues de toute discipline des sciences humaines et sociales, qui mobilisent le concept d’hégémonie pour penser le genre et la sexualité.
Les propositions d’articles, d’environ 5000 signes, incluent un titre, une présentation de l’article, les objets et les méthodes, ainsi que les nom, prénom, statut, rattachement institutionnel et email de l’auteur-e. Elles doivent être envoyées pour le 1er juin 2014 au plus tard à Mélanie Gourarier (melanie.gourarier@yahoo.fr), Gianfranco Rebucini (gianfranco.rebucini@gmail.com), Florian Voros (florian.voros@gmail.com) et au comité de rédaction (gss@revues.org). Les auteur-e-s seront avisé-e-s par mail des propositions retenues au cours du mois de juin. Les articles devront être envoyés le 30 septembre 2014 au plus tard. Selon la charte déontologique de la revue, chaque article fera l’objet d’une évaluation anonyme. À noter donc que l’acceptation de la proposition ne signifie pas acceptation automatique de l’article.