Pour le numéro 16 de la revue Genre, sexualité & société sous la direction de Coline Cardi, Lorraine Odier Da Cruz, Michela Villani et Anne-Sophie Vozari.
Argumentaire :
Tantôt dénoncée comme le lieu et le levier par excellence de la domination des hommes sur les femmes (Beauvoir, 1949), tantôt célébrée comme l’expression d’une essence féminine à glorifier, un pouvoir ou un modèle d’idéal politique (Irigaray, 1981 ; Kristeva, 2007), la maternité constitue une question structurante de l’histoire du mouvement des femmes et des oppositions théoriques entre féministes, notamment francophones (Collin, Laborie, 2004 ; Descarries, 2002). Ces conflits passés (qui perdurent en partie, voir Butler, 2005) ont durablement impacté les études de genre contemporaines en France, jusqu’à faire de la maternité un objet de recherche périlleux, voire un quasi non-objet. Si la perspective radicale du féminisme matérialiste a armé les sciences sociales contre le discours de la Nature (Guillaumin, 1992), justifiant l’opposition traditionnellement établie entre maternité biologique et paternité sociale (Mathieu, 1977, 1985 ; Tabet, 1985) et l’assignation des femmes à l’enfantement et l’élevage des enfants, elle a également conduit à soupçonner d’essentialisme (Knibiehler, 2013) toute entreprise scientifique privilégiant la question de l’expérience subjective et/ou corporelle de la maternité.
Aujourd’hui pensée et présentée comme une expérience relevant nécessairement du privée et de l’intime, la maternité fait l’objet d’une prise en charge sanitaire (Jacques, 2007) et sociale (Cardi, 2007, 2010 ; Giuliani, 2009 ; Serre, 1998, 2009), bien documentée aussi bien en histoire (Cova, 1997 ; Knibiehler, 2000) qu’en sociologie (Giuliani 2014, Vozari 2012). Prenant acte des transformations dans les modes d’encadrement des familles, ces travaux ont notamment montré comment la maternité est prise et construite dans des rapports de pouvoir. Ils ne se limitent plus à la sphère médicale mais englobent les savoirs et les professionnel-le-s du psychisme (Garcia, 2011 ; Vozari, 2015) et les actrices, acteurs de la petite enfance (Camus, Oria, 2011 ; Gojard, 2010) dans le rôle de socialisation et de prescription au « métier de mère ».
L’enfantement et l’élevage produisent ainsi non seulement des enfants (NQF n° 30, 2011) mais aussi des mères, et ce autant sur un plan matériel, légal, normatif que moral. Ainsi, du fait des tâches et des responsabilités (légalement reconnues ou non, comme pour le cas des mères « non-statutaires » (Descoutures, 2010) qui restructurent le quotidien (en conduisant par exemple à une réduction de l’activité rémunérée), la maternité vient redéfinir les positions sociales entre les sexes et au sein même du groupe des femmes. D’une même façon, l’amour, la disponibilité et le dévouement envers son (ses) enfant(s), devenus des impératifs moraux prescriptifs au regard des normes procréatives en vigueur (Bajos, Ferrand, 2006), contraignent « les mères » à un travail sur soi (Odier, 2014). L’ensemble de ces contraintes désignent certaines femmes, et a priori seulement elles, comme mères : elles sont sans cesse conduites à se positionner vis-à-vis des institutions (notamment des professionnel-le-s de la naissance ou de l’enfance), de leurs proches (famille, partenaires, entourage) et d’elles-mêmes en tant que « mamans ».
En interrogeant les dimensions performatives de la maternité, ce numéro entend analyser l’engendrement de la maternité. Comment le genre génère la maternité ? Comment des personnes se font et sont-elles faites mères ? Quelles formes de travail sont engagées dans la réforme de leurs sentiments, de leurs conduites et de leurs manières « d’être (ou non) femme » pour s’ajuster aux contraintes de la maternité ? Toutes les « mères » répondent-elles aux mêmes définitions de la maternité ? S’engage-t-on de la même manière à la réforme de soi selon la configuration des rapports sociaux de pouvoir en présence ?
Trois axes de réflexion
À partir de ces questions, ce numéro thématique propose d’explorer la fabrique de mères et de « la maternité » selon trois axes de réflexion qui entrent en résonnance :
1/ Qu’est-ce qu’une mère ? Qu’est-ce que la maternité ?
Nous invitons les contributrices et contributeurs à renseigner et à analyser lesconditions de l’encadrement de la maternité : les normes sociales, règles juridiques, savoirs experts (médecine, psychanalyse, puériculture, etc.) qui sous-tendent la (les) définition(s) de la maternité – dans tel ou tel contexte historique et/ou national – et président à sa régulation. Examiner ce qui institue socialement et historiquement tel ou tel individu en mère permet de penser les luttes définitionnelles autour de la maternité. L’entrée par la question des temporalités peut, par exemple, constituer une approche heuristique : quand la maternité commence-t-elle ? Quand finit-elle ? Devenir mère coïncide-t-il nécessairement avec l’arrivée d’un enfant ? Peut-on être mère de la même manière à tout âge ? Comment les conduites et sentiments prescrits se doivent-ils d’évoluer ? Les critiques féministes et les définitions sociales de la maternité qui les sous-tendent offrent également un riche terrain de réflexion. En dénonçant les violences sexuelles et reproductives (Davis, 1988 ; Lorde, 1983) imposées aux femmes de couleur comme moyen de domination raciale durant l’esclavage aux Etats-Unis et en Amérique du Sud, leBlack feminism a notamment mis au jour le caractère universalisant des discours sur la maternité des féministes blanches, occidentales, de classes moyennes et hétérosexuelles (Collins, 1994 ; Dorlin, 2006). Cette rupture majeure, encore trop peu opérée en France, ouvre la voie à une prise en compte du caractère pluriel de la maternité et offre un ancrage solide pour toute entreprise radicale de desessentialisation.
2/ Faire des mères
Ce deuxième axe porte sur le gouvernement des subjectivités maternelles. Il s’agit ici d’interroger le travail de réforme de soi impulsé par le travail sur, pour et avec autrui d’une multitude d’acteurs institutionnels (travailleurs sociaux, professionnels de santé, du psychisme, de l’enfance), mais aussi le poids d’autres acteurs sociaux (famille, ami-e-s, conjoint-e, groupes de pairs, associations, etc.). Comment, par exemple, des professionnel-le-s s’y prennent-ils/elles pour faire en sorte qu’une femme dont l’enfant est placé en pouponnière à la naissance se pense toujours comme sa mère ? Comment, au contraire, d’autres s’assurent-ils/elles que celle qui donne l’enfant qu’elle porte à l’adoption (accouchement sous X notamment) n’en soit pas la mère ? D’une même manière, comment s’assurer qu’une « porteuse » ne se perçoive pas et ne soit pas perçu comme une mère ? Comment fait-on d’une femme dont la grossesse ne va pas à terme une mère en deuil (IMG, fausse couche, mort in utéro) ou une non mère (IVG) ?
3/ Se penser mère : « Suis-je une mère et quelle mère suis-je ? »
Ce troisième axe s’intéresse à ce qu’être mère veut dire à partir d’un point de vue situé. Nous invitons ici les contributeurs et contributrices à explorer la question du rapport subjectif et éthique des individus à la et/ou à leur maternité, via les récits (entretiens, blogs, forums, biographies, etc.) par lesquels ils se définissent par rapport à ou contre la maternité. L’attention accordée au récit permettrait de mettre au jour les dimensions processuelles de l’ajustement (ou non) à la maternité et leurs temporalités. Alors que l’absence de « désir d’enfant » et le choix d’une vie sans enfant demeurent incompris et particulièrement suspects et subversifs pour les femmes (Debest, 2014), comment s’ajuste-t-on à ou refuse-t-on la maternité ? Ici, examiner « la maternité » en l’absence d’enfant ouvre des pistes d’analyses stimulantes. Les mères à distance ou par intermittence (chaîne globale du soin, mère en prison, enfant placé, etc.), les femmes infanticides ou celles ayant perdu un « enfant » (fausse couche, interruption médicale de grossesse, mort in utéro, mères endeuillées, etc.), ces femmes qui se trouvent dans des configurations marginales de « maternité », si elles n’ont pas la charge quotidienne de leur enfant (parfois pas même la charge mentale) se considèrent-elles mères ? Qu’est-ce qui fait se sentir ou pas mère ? Le renoncement à un enfant peut également être étudié ici comme une expérience d’« échec » qui viendrait justifier socialement cette culpabilité inscrite moralement dans le corps.
Par ailleurs, toutes les mères ne peuvent et/ou ne souhaitent pas s’engager dans la « maternité intensive » (Hays, 1998), se pensent-elles pour autant moins ou « mauvaises » mères ? Comment résistent-elles ou pas aux normes de la « bonne » maternité ? Le vivent-elles d’ailleurs comme une résistance ? À l’inverse, d’autres s’y engagent pleinement, jusqu’à en faire pour certaines (particulièrement celles issues des classes moyennes supérieures) un acte militant (Faircloth, 2013) – accouchement physiologique voire à domicile, « maternage proximal », allaitement à long terme, leche league etc. Quelle configuration des rapports sociaux produit-elle ce « conflit » entre « la femme » et « la mère » (Badinter, 2010) qui tiraillerait toutes les femmes ?
Répondre à l’ensemble de ces questions c’est en définitive s’atteler à examiner les processus de subjectivation engagés dans le fait de « devenir mère » (et se maintenir comme telle) et les conditions matérielles dans lesquelles ils se réalisent. Plus qu’un état socialement encadré, la maternité gagne alors à être pensée comme un processus individuel socialement (et donc collectivement) régulé. Avec ce numéro, nous invitons à analyser aussi bien le travail de gouvernement qui contribue à la fabrique de mères que les rapports subjectifs de soi à soi et de soi aux autres produits par la maternité comme institution.
Modalités :
Les propositions d’articles, d’environ 5000 signes, comprennent un titre, une présentation de l’article, les objets et les méthodes, ainsi que les nom, prénom, statut, rattachement institutionnel et email de l’auteur-e. Elles doivent être envoyées pour le 15 septembre 2015 au plus tard à : Coline Cardi (cardi.coline@gmail.com), Lorraine Odier Da Cruz (lorraine.odier@gmail.com, Michela Villani (michi.vill@gmail.com) et Anne-Sophie Vozari (annesophie.vozari@gmail.com) ainsi qu’au comité de rédaction de la revueGenre, sexualité & société (gss@revues.org).
Les auteur-e-s seront avisé-e-s par mail des propositions retenues avant le 15 octobre. Les articles, inédits, devront être envoyés le 31 janvier 2016 au plus tard. Les instructions aux auteur-e-s pour la rédaction des articles sont disponibles en ligne (https://gss.revues.org/747). Suivant la politique éditoriale de la revue, chaque article fera l’objet d’une double évaluation anonyme. L’acceptation de la proposition ne signifie donc pas acceptation automatique de l’article. Les articles retenus seront publiés dans le n° 16 à paraître en automne 2016.