Pour ou contre les « études de genre » : le débat précoce
Le concept de genre dans les sciences sociales : anthropologie, histoire et autres disciplines
Interdisciplinarité, transdisciplinarité, spécificités disciplinaires : le genre
entre recherche, théorie et enseignement
Les effets pervers des malentendus conceptuels : le programme européen « Genre et égalité des femmes »
Les tendances actuelles : thématiques, problématiques, politiques
Efi Avdela est Professeure en Histoire contemporaine au Département d’Histoire et Archéologie de l’Université de Crète. Depuis 1989, elle dispense des cours et anime des séminaires d’histoire des femmes et du genre et d’historiographie du genre. Elle a publié des articles en grec, en anglais, en français, et en italien sur l’histoire du féminisme et des femmes, l’histoire du travail et l’histoire du genre.
Le féminisme entre les deux guerres. Une anthologie, direction et introduction, en collaboration avec Angelika Psarra, Editions Gnossi, Athènes 1985.
Fonctionnaires de genre féminin. Division sexuelle du travail dans la fonction publique, 1908-1955, Fondation de Recherche et de Culture de la Banque Commerciale de Grèce, Athènes 1990.
Histoires silencieuses. Femmes et genre dans la narration historique, direction et introduction, en collaboration avec Angelika Psarra, Editions Alexandria, Athènes 1997.
« Pour cause d’honneur ». Violence, émotions et valeurs dans la Grèce de l’après-guerre, Éditions Néféli, Athènes, 2002.
Le genre entre la classe et la nation : essais d’historiographie grecque, Syllepse, Paris, 2006
Efi Avdela est également :
Membre du Collectif Editorial de Gender & History.
Membre du comité scientifique international de la revue Nouvelles Questions Féministes.
Membre du comité scientifique international du la revue Clio. Histoire, Femmes et Sociétés.
Correspondante pour la Grèce de la Fédération internationale pour la Recherche de l’Histoire des Femmes.
Il est à peine exagéré d’avancer que, depuis 2002, les universités grecques vivent au rythme des « études de genre » : une dizaine de programmes interdépartementaux de premier, de deuxième ou de troisième cycle dans sept universités sont financés par le Programme opérationnel pour l’éducation et la formation professionnelle initiale (ci-après PO Éducation) conçu par les instances européennes afin - entre autres - de promouvoir en Grèce « le genre et l’égalité des femmes ». Dans ce qui suit, je vais essayer de retracer les antécédents de ce développement et de proposer un certain nombre de réflexions concernant son déroulement, sa signification et ses conséquences.
Avant l’entrée en vigueur du programme PO Éducation « Genre et égalité des femmes », il n’y avait aucun financement institutionnel pour les études sur les femmes et le genre en Grèce 1. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de recherches, de publications et d’enseignements qui exploraient, d’une manière ou d’une autre, la question de la différence sexuelle, des rapports sociaux des sexes ou bien du genre en tant que concept analytique, fût-ce de manière inégale dans les diverses disciplines. Mais les cours étaient peu nombreux et dispersés dans les universités, les nouveaux départements d’éducation étant davantage prêts à les inclure dans leurs programmes d’études que les autres. Jusqu’aux années 2000, le nombre d’enseignant(e)s offrant des cours sur les femmes et le genre a été extrêmement limité. Dans ce contexte, la recherche était une affaire personnelle et se déroulait surtout extra muros, obligeant les rares intéressé(e)s à se diriger vers l’étranger pour leurs thèses. La seule activité collective au sein des instances universitaires est restée pendant longtemps le « Groupe d’études féminines » à l’université de Thessalonique. Ce groupe fonctionnait depuis 1983 de manière informelle, avant d’être reconnu en 1988 comme « Programme interdépartemental de recherche des études féminines de l’université de Thessalonique », sans pouvoir intervenir dans les programmes d’études.
Le choix organisationnel du Groupe d’études féminines de Thessalonique non seulement est resté unique, mais ne faisait pas non plus l’unanimité. En témoignent les deux débats organisés en 1991 et 1993 à son instigation, et grâce à un climat politique plutôt favorable, sur l’opportunité de l’institutionnalisation des « études féminines et/ou études de genre » dans les universités grecques. Le groupe dont je faisais partie à l’époque - le comité de publication de la revue féministe Dini - a successivement exprimé son scepticisme aussi bien envers les termes « études féminines » ou « études sur les femmes » qu’envers la perspective d’institutionnalisation d’en haut d’études de ce type, la raison principale étant l’absence d’analyses féministes systématiques dans la plupart des disciplines. On se posait alors la question du sens des « études » dont le sort se discutait (« féminines », « de genre » ou bien « féministes ») : s’agirait-il d’un champ disciplinaire autonome, d’un secteur de connaissances qui devrait s’intégrer à chacune des disciplines, ou bien d’une perspective méthodologique, d’un point de vue, qui chercherait à interroger le lien entre les présupposés et les fondements épistémologiques des disciplines académiques et la construction sociale et culturelle de la différence sexuelle ? 2
Il est vrai que jusqu’alors, la production d’études sur les femmes et le genre dans les diverses disciplines représentait une réponse en soi. À l’exception de l’histoire et de l’anthropologie (sur lesquelles je reviendrai plus tard), la recherche se référant aux femmes ou au genre dans les sciences sociales était, sinon inexistante, du moins rare. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les élaborations théoriques et méthodologiques qui, dans d’autres pays, ont produit et suivi le passage des études sur les femmes aux études sur le genre se sont faites en Grèce de manière extrêmement inégale. En témoignent les interventions au colloque organisé en 2003 à Mytilène par le département d’Anthropologie sociale et d’Histoire de l’Université de la mer Égée, sous le titre « Le genre, lieu de rencontre des disciplines : un premier bilan ». Ce colloque, qui a offert pour la première fois une image plus ou moins systématique des études sur le genre en Grèce, a inauguré le programme de troisième cycle « Femmes et genres : approches anthropologiques et historiques », financé par le PO Éducation dont il a été question plus haut. Les interventions ont couvert plusieurs disciplines, à savoir le droit, les sciences politiques, les sciences de l’éducation, l’histoire, l’anthropologie, la psychologie, la langue, l’espace, la santé et l’économie du travail. Premier d’une série de rencontres de ce genre, organisées tour à tour par tous les établissements participant au Programme « Genre et égalité des femmes », le colloque de Mytilène a permis de formuler un certain nombre de remarques concernant l’utilisation du genre dans la recherche et l’enseignement en Grèce à la veille du paysage actuel.
D’abord, dans la plupart des cas, les intervenantes ont confirmé l’absence - ou au mieux la présence limitée -, dans la pratique de leur discipline en Grèce, de recherches et de publications originales se référant au genre. En fait, elles représentaient souvent elles-mêmes les seules ou bien l’une des rares chercheuses travaillant dans ce domaine. Ce fait est en rapport avec deux facteurs : d’une part, les recherches et analyses du point de vue du genre au sein de chaque discipline au niveau international et le dialogue que les chercheuses grecques ont pu y forger, et, d’autre part, les résistances envers les travaux sur le genre auxquelles elles se sont heurtées au sein des établissements académiques. L’exemple des départements d’Études Anglaises ou Américaines, où plusieurs chercheuses ont fait la rencontre du genre à travers les études littéraires anglophones, est significatif. Est également liée à l’histoire de la discipline en Grèce l’absence de la sociologie au colloque de Mytilène. L’anthropologie et l’histoire ont vérifié, quant à elles, leur position de disciplines ayant la plus longue tradition de recherche sur les femmes et le genre en Grèce, fût-ce de manière radicalement différente.
Une deuxième remarque concerne les conséquences qui découlent de l’absence, de la plupart des sciences sociales en Grèce, d’une tradition concernant l’utilisation du concept de genre. Il est peut-être vrai, comme l’a remarqué dans son intervention l’anthropologue Alexandra Bakalaki, que « la notion de genre ne surprend plus ». Et de poursuivre : « Or, quand, tout de même, nous nous demandons "qu’est-ce donc que le genre ?", nous constatons que la réponse est plus difficile qu’elle ne l’était il y a vingt ans - ce qui implique que le sens de la question a également changé » 3. Les interventions au colloque de Mytilène montrent que le genre est souvent utilisé de manière descriptive, et synonyme de « femmes ». Les aspects relationnels, antiessentialistes et constructionnistes du concept sont loin d’être toujours pris en compte. L’utilisation descriptive a évidemment des conséquences. Outre le fait qu’elle conduit à une identification du genre aux femmes, en laissant une fois de plus les hommes en dehors de l’étude de la construction de la différence sexuelle, elle entrave également la problématisation des lieux communs. Le genre synonyme de femmes devient de nouveau sexe, un fait physiologique, une évidence qui réintroduit par la fenêtre le substrat biologique inhérent à la conception de la dualité intrinsèque du sexe, qui semblait être sorti par la porte avec les élaborations féministes et constuctionnistes du genre des années précédentes. Les difficultés de traduction du terme « genre » dans la langue grecque, connues déjà pour plusieurs autres langues, ne font rien pour dissiper les confusions.
Le cas de l’anthropologie et de l’histoire, par son caractère exceptionnel, mérite qu’on s’y attarde davantage.
L’anthropologie est une discipline très jeune en Grèce. Le département qui nous a accueillis pour le colloque en question a été le premier établi, il y a à peine vingt ans. Or, dès le début, le genre, conçu en tant que construction sociale et culturelle, a eu au sein des recherches anthropologiques de la société grecque une place privilégiée et même constitutive, non seulement comme champ d’études mais aussi comme outil analytique. Les raisons en sont multiples et se réfèrent - comme c’est souvent le cas - à l’histoire de la discipline.
En tant que région ethnographique, la Grèce a attiré l’intérêt d’anthropologues étrangers à partir des années 1950. Les pionniers ont été l’Anglais John Campbell et l’Américaine Ernestine Friedl. Dans son étude des nomades éleveurs Sarakatsanes, Campbell a constaté le poids considérable des modèles normatifs de l’identité sexuelle et de la sexualité dans la construction du système de valeur dit « de l’honneur et de la honte ». Friedl, pour sa part, dans son étude de Vassilika, un village de la Grèce centrale, a confirmé les trouvailles de Campbell et a également attiré l’attention des ethnographes sur l’importance de la division sexuelle des activités et du partage complémentaire des compétences au sein de l’unité conjugale 4. Si ce contexte n’était pas suffisant « pour apporter progressivement et à travers une multitude de métamorphoses, le genre au centre », selon la formule d’un anthropologue grec, Friedl a été de surcroît l’une des premières anthropologues à s’aligner sur l’anthropologie féministe naissante des années 1970 5. À travers elle et ses élèves, l’ethnographie grecque a contribué à « une révision critique du modèle des motifs universels » de l’anthropologie des femmes 6. Le passage à une anthropologie du genre a signifié le déplacement des débats concernant les « hommes » et les « femmes » vers l’étude de la société grecque du point de vue du genre, apportant ainsi l’ethnographie de la Grèce sur le terrain de l’avant-garde anthropologique.
Ces développements ont ouvert la voie à l’application au cas grec, par une nouvelle génération d’anthropologues, d’une problématique théorique qui utilise clairement le genre comme outil analytique afin de dénaturaliser les conceptions du soi et de poser de nouvelles questions concernant l’identité et la sociabilité. C’est dans ce contexte que, dans la seconde moitié des années 1980, se sont multipliées les thèses de la première génération d’anthropologues grecs dans des universités étrangères, surtout en Angleterre et en France. Ce n’est donc pas un hasard si la plupart de ces recherches mettent le genre au centre de leurs préoccupations. En tant que programme idéologique et théorique, le genre offrait aux anthropologues grecs une issue aux impasses du marxisme, à travers la rencontre avec la théorie féministe et à un moment de remise en cause radicale des fondements épistémologiques de la connaissance anthropologique.
C’est ainsi que le moment de l’institutionnalisation de l’anthropologie en Grèce, le moment de la création des premiers départements d’anthropologie dans les universités grecques, a coïncidé avec l’essor de l’anthropologie du genre 7. Dans les années suivantes, un certain nombre de travaux d’anthropologues grecs ont poussé davantage la problématique du genre : non seulement ils ont multipliés les sites d’étude, en allant de l’entité conjugale aux lieux d’homosociabilité, de la parenté aux rapports sociaux et culturels de genre, et du village à la ville, mais ils ont également mis en avant l’aspect culturel des rapports sociaux, où la construction culturelle du genre et ses versions multiples jouent un rôle déterminant. 8
Depuis, l’anthropologie grecque a étendu ses préoccupations. La dénaturalisation du genre et son approche en termes de construction ont ouvert la voie à l’étude de la construction de la différence en général, qu’il s’agisse de l’identité ethnique, des émotions, de la sexualité, du corps, etc. Si le genre n’est plus traité comme le « point de vue » majeur de la période précédente, c’est parce qu’il est désormais incorporé comme une composante inéluctable de la recherche anthropologique. 9
Le cas de l’histoire apparaît radicalement différent. La présence de l’histoire de la Grèce moderne sur la scène académique internationale est plutôt maigre. Et pour peu que l’histoire de la Grèce moderne ait attiré l’intérêt d’historiens étrangers, les femmes et/ou le genre n’ont jamais compté parmi leurs préoccupations. Les premières études de l’histoire des femmes ont été publiées en Grèce au cours de la seconde moitié des années quatre-vingt. Plus d’une sont des thèses de doctorat amorcées dans des universités étrangères, notamment françaises. On ne soulignera jamais assez, en particulier, la contribution de l’accueil généreux réservé par Michelle Perrot, à l’université Paris 7, au développement de l’histoire des femmes et du genre en Grèce. Sur place, les chercheuses concernées ont trouvé abri et financement dans les centres de recherche semi-officiels et non académiques qui fonctionnaient dans les années 1980 10, où elles partageaient avec leurs collègues masculins une position extra institutionnelle et un intérêt certain pour le renouvellement de l’écriture. Or, ce cheminement commun devait être de courte durée. Dans les années suivantes, la « nouvelle histoire grecque » a pu s’intégrer aux institutions universitaires du pays, et surtout aux nouvelles universités de province. En revanche, l’histoire des femmes et du genre est restée dans une position de marginalité, sans reconnaissance ni visibilité dans les programmes d’études, donc sans mécanismes de reproduction. Elle a eu de surcroît à faire face à la méfiance, voire à l’hostilité du milieu historien, qui la tient pour partiale, politisée et donc sans valeur scientifique. Il n’en est que plus étonnant que, malgré la méfiance ou la dérision auxquelles ses adeptes devaient souvent faire face, la recherche en histoire des femmes et du genre ait continué tant bien que mal. 11
Le champ de référence des études historiques grecques sur les femmes et le genre est la société urbaine depuis la création de l’État grec en 1833 et jusqu’après la Deuxième Guerre mondiale. Nombre d’historiennes se sont mises à rechercher comment s’est construit et transformé historiquement le contenu de la différence sexuelle et quelles en ont été les conséquences sur l’organisation des rapports sociaux de genre. En même temps, elles se sont mises à suivre les traces des interventions publiques qui, au cours du temps, ont placé dans le collimateur de la critique ces mêmes rapports. La recherche s’est d’emblée concentrée sur les deux moments forts de la protestation féminine et féministe : le dernier quart du XIXe siècle, période de formulation de la première critique systématique des femmes sur le sort réservé à leur sexe ; et l’entre-deux-guerres, avec son mouvement féministe actif et pluriel.
Il est intéressant de signaler que l’histoire des femmes et du genre s’est dès l’abord différenciée en Grèce des intérêts de la « nouvelle histoire », en plein essor au cours des années 1980. Elle s’est penchée sur les dynamiques de la transformation sociale, sur les versions multiples de la modernité, visibles dans les contenus changeants attribués à la différence sexuelle, sur les manières dont le genre devient enjeu et objet de négociation entre discours et pratiques, tout en forgeant des rapports de pouvoir. En mettant au centre de leurs analyses ces groupes de femmes dont les activités faisaient d’elles les agents d’une action délibérée sur le champ social, d’une manière aussi bien individuelle que collective, les études en question ont dirigé l’intérêt historique ailleurs que sur les mécanismes économiques et l’État - les champs de prédilection de la « nouvelle histoire » de la période -, vers les rapports sociaux, les sujets historiques et leur action publique.
Deux champs thématiques se dégagent de cette historiographie : d’une part, les droits civiques, sociaux et surtout politiques, ou ce qu’on appellerait aujourd’hui le contenu genré de la citoyenneté. Dans le contexte historique de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, ce concept est synonyme d’identité nationale, tandis que pour la période suivante, il est plutôt lié à la question sociale et aux revendications des droits politiques. L’autre champ thématique est le travail, par rapport aux formes de la division sexuelle et aux manières dont elle s’entrecroise avec les rapports de classe, et en tant que fondement de la construction des identités et de l’organisation de l’action collective. Il devient évident que même si une grande partie de ces travaux se réfèrent aux « femmes », ce sont les processus historiques de construction des significations de la différence sexuelle et leurs conséquences dans les rapports sociaux, à savoir l’interconnexion du genre au pouvoir, qui sont véritablement examinés.
Maintes recherches ont mis en évidence les dimensions genrées de la construction sociale des couches moyennes entre la seconde moitié du XIXe siècle et le début du XXe : leurs empreintes sont visibles dans la réévaluation de la famille, de la maternité et de l’enfance, dans les nouvelles significations attribuées à la différence sexuelle, dans le processus de construction de la distinction entre un espace public et un espace privé dont les confins deviennent d’autant plus précis qu’ils sont mouvants, dans la division sexuelle du travail qu’elle engendre. La recherche a relevé l’importance du genre pour la constitution des réseaux de sociabilité, de solidarité et de patronage, ainsi que pour la conceptualisation de la nation en une période d’effervescence nationaliste. En même temps, ces études ont posé pour le XIXe siècle grec en avance sur l’historiographie environnante la question de la contestation sociale collective. La recherche a analysé les revendications formulées par les femmes instruites des couches moyennes en faveur de droits pour leur sexe pendant les dernières décennies du XIXe siècle et les premières du XXe, les moyens employés pour arriver à leurs fins et les multiples formes de leur intervention politique. Il en est ressorti la nécessité d’une approche plus complexe du politique, élargie par rapport à celle qui le réduit à la scène centrale, aux partis politiques ou au mieux à la sphère publique.
La rupture de l’entre-deux-guerres a été également vite relevée comme étant le seul moment où la revendication des droits politiques des femmes fut conçue comme préalable aussi bien à leur égalité politique qu’à la réalisation des réformes juridiques nécessaires pour leur égalité sociale et civique. S’il est vrai que l’histoire des droits politiques du point de vue du genre n’est pas encore entièrement écrite pour la Grèce, la recherche a néanmoins établi les vives réactions provoquées par la perspective du vote des femmes et les controverses autour de cette question au Parlement, dans la presse quotidienne et périodique, ainsi que parmi les groupes défendant des projets divergents d’émancipation des femmes.
Enfin, les études concernant la période bouleversante des années 1940 ont mis en évidence la participation significative des femmes aux confrontations politiques et militaires. En même temps, elles ont laissé apparaître que cette participation s’est faite sous condition d’un retour aux conceptualisations traditionnelles de la différence sexuelle et surtout à l’identification des femmes avec la maternité et la domesticité. Dans ce contexte, l’obtention des droits politiques aux débuts des années 1950 a été présentée comme une récompense offerte aux femmes pour l’accomplissement de leurs devoir féminins.
La recherche concernant le travail rémunéré et les rapports entre genre et classe s’est davantage concentrée sur la première moitié du XXe siècle et sur le monde ouvrier. Les études concernées ont alimenté une réflexion sur le rapport entre le travail rémunéré des femmes et leur subordination sociale, légale et familiale. La question de la protection du travail industriel des femmes, les conceptions anti-féministes concernant leur travail salarié, les relations entre appartenance de classe, rapports de genre et identités ethniques dans les luttes ouvrières, les conceptualisations de la masculinité et de la féminité que laissent apparaître les rapports des inspecteurs du travail sont quelques-unes des pistes suivies par les études en question. Imprégnées de préoccupations d’ordre aussi bien historique que théorique sur les rapports entre genre et classe, ces recherches se heurtent aussi directement à certaines des récentes interprétations sur la formation historique de la classe ouvrière grecque. Ces études ont permis d’élargir l’expression « question sociale » afin d’y inclure les rapports de genre à côté des rapports de classe dans les circonstances spécifiques des transformations de la société grecque au cours de la première moitié du XXe siècle.
Ces dernières années, les historiennes intéressées par le concept de genre s’orientent vers de nouvelles thématiques : la philanthropie, la maternité, le corps, l’immigration, le nationalisme deviennent les sujets d’un certain nombre de thèses de doctorat. Mais l’image est loin d’être rose. Malgré l’expansion des études de troisième cycle dans les universités grecques et la multiplication des jeunes chercheuses, c’est toujours les universités de l’étranger qui abritent la plupart de ces thèses. Les réticences de l’institution universitaire envers l’histoire des femmes et du genre continuent à façonner ce qui est intéressant et acceptable. Et cela malgré le fait que ces dernières années, le nombre d’enseignantes dans les départements d’histoire disposées à accueillir des thématiques sur les femmes et le genre, voire à les encourager, a augmenté. Qui plus est, les publications d’histoire des femmes et du genre sont rarement citées et encore plus rarement utilisées par nos collègues historiens. L’histoire des femmes et du genre commence à peine à dépasser le statut de facteur « dérangeant » au sein de la « nouvelle histoire grecque ». Mais en même temps, et malgré ses lacunes importantes, elle se présente comme beaucoup plus avancée que la recherche sur le genre dans les autres sciences sociales, à l’exception de l’anthropologie.
Devant l’image que j’ai essayé d’esquisser ci-dessus, les questions qui se posent vont de soi : s’il en va ainsi, comment se fait-il que le Programme « Genre et égalité des femmes » ait mobilisé tant de forces ? Qui enseigne les cours innombrables introduits ces dernières années dans les programmes d’études ? D’un autre côté, que signifie le « genre » dans l’intitulé de ce financement, accompagné comme il l’est de « l’égalité des femmes » ? Ne s’agit-il pas là de deux projets théoriques et politiques incompatibles, dont le rapprochement se prête aux malentendus conceptuels ?
Vu que le Programme « Genre et égalité des femmes » est encore aujourd’hui en cours - il devrait se terminer à la fin de 2007 - le bilan est loin d’être fait. Il est cependant possible dès aujourd’hui d’avancer un certain nombre d’observations. Premièrement, l’afflux d’euros qui a accompagné ce programme a plus d’une fois amoindri les résistances envers les thématiques se référant au genre, qui avaient auparavant entravé leur introduction dans les programmes d’études. Il a de surcroît attiré l’intérêt de personnes que ne s’étaient pas auparavant occupées de cette problématique. Deuxièmement, la réussite du travail collectif nécessaire pour faire tourner un programme interdépartemental dans un établissement universitaire s’est avérée dépendre directement de l’existence préalable dans l’établissement concerné d’un noyau de personnes déjà qualifiées sur l’étude du genre dans leurs disciplines respectives et ayant déjà collaboré dans le passé. Sinon, l’application du programme donne naissance à un mécanisme hiérarchique et bureaucratique, avec peu d’échanges et de débats entre ses membres. Troisièmement, la durée de toute cette activité s’identifie à la durée des financements du PO Éducation. Dès qu’ils cesseront, il ne sera plus possible de financer les colloques, les tables de données, et surtout les postes d’enseignement. Qui plus est, le programme ne finançant pas la recherche, cette activité risque de ne laisser que des traces insignifiantes.
Reste l’enseignement, le grand apport des développements actuels. Malgré les confusions conceptuelles, il offre tout de même une possibilité de stimuler l’intérêt des étudiants et des étudiantes, de les inciter à poser des questions, à lire et à critiquer. Reste à voir si, dans l’état actuel des choses, cet enseignement aboutira également au renouveau de la recherche sur le genre, à travers des mémoires et des thèses.
Je terminerai cette intervention par quelques réflexions sur la question de l’interdisciplinarité ou transdisciplinarité dans les « études de genre », que je considère en rapport avec ce qui a précédé. Il va de soi que cette question est intimement liée au contenu conceptuel donné chaque fois au genre. À mon avis, les questions d’autrefois restent valables. Que sont, en fait, les « études de genre » ? Constituent-elles un « champ cognitif » distinct ou bien regroupent-elles des secteurs de connaissances appartenant à chaque discipline individuelle ? S’agit-il d’autre chose qu’une nouvelle appellation des mêmes efforts de jadis, qui, sous le nom d’« études sur les femmes », cherchaient à inscrire dans le milieu académique comme légitime la recherche systématique sur les rapports sociaux et culturels se référant à la différence sexuelle et à disposer de catégories nouvelles pour l’analyse et la compréhension des rapports de pouvoir qui lui sont liés ?
L’expérience récente du PO Éducation « Genre et égalité des femmes » ainsi que du déroulement des « études de genre » dans d’autres pays n’ont rien fait pour dissiper mon scepticisme d’autrefois. Je pense que les « études de genre » ne peuvent, pas plus que les « études sur les femmes », constituer un champ distinct. La problématique du genre, à savoir la théorie du genre, acquiert sens et contenu à travers son alimentation par et son application à des champs de connaissances spécifiques, dans chacune des sciences sociales. Elle n’existe pas en dehors de cette interconnexion. C’est de cette manière qu’elle peut devenir « catégorie utile » d’analyse, « point de vue » de la recherche, et contribuer au renouvellement critique des diverses disciplines, en focalisant la recherche, d’une part, sur la réfutation du caractère « naturel » de la différence sexuelle et, d’autre part, sur les rapports de pouvoir que la différence sexuelle, avec ses significations historiquement changeantes, construit et reproduit. Sinon, elle n’est plus théorie mais, en se fermant sur soi, devient « philosophie du genre », développement d’ailleurs, en cours à l’heure actuelle, surtout aux Etats-Unis.
Si ce développement s’avère productif là où les études sur le genre, ayant déjà une base documentaire solide, peuvent avancer à travers un dialogue à double sens entre recherche et théorie, cela n’est pas toujours le cas. Entre indifférence, confusion et bureaucratie, est-il exagéré de voir à cette quasi-« philosophie du genre » non pas le produit d’un rapprochement entre les diverses sciences sociales, mais plutôt le substitut aussi bien de celles-ci que de l’intervention politique que le féminisme a représentée dans le passé ? La réponse est évidemment ouverte au débat.
Notes :
1. À l’exception d’un certain nombre d’études d’histoire des femmes, financées au cours des années 1980 par des centres de recherche semi-officiels et non académiques qui ont donné la possibilité à la génération pionnière de la « nouvelle histoire grecque », exclue des centres traditionnels de reproduction du métier d’historien, d’organiser la recherche, offrant aux plus jeunes aussi bien un financement pour cette recherche que la possibilité de publier. Les plus importants de ces centres ont été la Fondation culturelle de la Banque nationale de Grèce, la Fondation pour la recherche et la culture de la Banque commerciale de Grèce, la Fondation culturelle de la Banque agricole ainsi que les Archives historiques de la jeunesse grecque rattachées au Secrétariat général pour la jeune génération. Au début des années 1990, la plupart de ces centres ont progressivement interrompu leurs activités. Quand un certain nombre d’entre eux se sont de nouveau mis à fonctionner à la fin des années 1990, la situation institutionnelle de la « nouvelle histoire grecque » s’était radicalement transformée. Voir Efi Avdela, « L’histoire des femmes au sein de l’historiographie grecque contemporaine », in Gisela Bock - Anne Cova (sous la dir.), Écrire l’histoire des femmes en Europe du Sud, XIXe-XXe siècles. Writing Women’s History in Southern Europe, 19th-20th Centuries, Celta Editora, Oeiras 2003, 81-96 ; idem, Le genre entre classe et nation : essai d’historiographie grecque, Syllepse, Paris 2006, « Introduction : Histoire du genre, histoire grecque », 13-25 ; idem, « Historia de las mujeres y de género en Grecia : ¿ un factor molesto ? », Cuandernos de Historia Contemporánea 28 (2006) : 83-95.
2. « Institutionnalisation des ’études féminines’ ? », Dini, revue féministe 6 (1997), p. 302-306. Voir également Les études féminines en Grèce et l’expérience européenne, Paratiritis, Thessalonique 1996.
3. Alexandra Bakalaki, « Usages et abus du genre en anthropologie ». Intervention au Colloque « Le genre, lieu de rencontre des disciplines : un premier bilan », Université de la mer Égée, 11-12 octobre 2003, p. 2, http://www.aegean.gr/gender-postgraduate/Documents/Praktika_Synedriou/Praktika_Synedriou.htm.
4. John K. Campbell, Honour, Family, and Patronage. A Study of Institutions and Moral Values in a Greek Mountain Community, Oxford University Press, New York et Oxford 1964 ; Ernestine Friedl, Vasilika. A village in Modern Greece, Holt, Rinehart & Winston, New York 1962.
5. Evthymios Papataxiarchis, « Pensée décentrée. Les idées anthropologiques en Grèce au 20e siècle », étude en préparation.
6. Evthymios Papataxiarchis, « Du point de vue du genre. Approches anthropologiques de la Grèce contemporaine ». In E. Papataxiarchis - T. Paradellis (sous la dir.), Identités et genre en Grèce contemporaine. Approches anthropologiques, Kastaniotis, Athènes 1992, 11-98, la citation, p. 61.
7. Il s’est matérialisé par la création du premier département d’Anthropologie sociale à l’Université de la mer Égée en 1986, suivie plusieurs années plus tard de quelques autres. Aujourd’hui, il y a trois départements universitaires dans l’intitulé desquels figure l’Anthropologie sociale (Université de la mer Égée, Université Panteion, Université de Thessalie).
8. Peter Loizos - Evthymios Papataxiarchis (sous la dir.), Contested identities. Gender and Kinship in Modern Greece, Princeton University Press, Princeton 1991 ; E. Papataxiarchis - T. Paradellis (sous la dir.), Identités et genre en Grèce contemporaine. Approches anthropologiques, Kastaniotis, Athènes 1992.
9. Voir à titre indicatif, Ethnologie française 35/2 (2005), no spécial : « Grèce, Figures d’altérité ».
11. Pour la bibliographie sur l’histoire des femmes et du genre en Grèce, voir les références note 1.
Référence url de l’article : http://www.univ-paris8.fr/RING/activites/rencontres.euro/avdela.grece.html