pour la revue Genre, sexualité et société, n° 11, printemps 2014
Sous la direction de Rostom Mesli et Mathieu Trachman
Argumentaire :
Dans son article « Penser le sexe. Pour une politique radicale de la sexualité », en 1984, Gayle Rubin (2010) analysait la sexualité comme un lieu d’oppression spécifique. Tout en reconnaissant qu’elle est un des lieux privilégiés de l’oppression des femmes, Rubin mettait en lumière l’existence d’un cercle de la sexualité vertueuse, relativement autonome du système du genre, qui définit des bons et des mauvais sujets sexuels, justifie des violences, des stigmatisations, impose à certains désirs ou à certaines pratiques le silence. Bref, la sexualité était décrite comme un dispositif de stratification dont l’une des fonctions essentielles était d’organiser la domination de certains groupes sur d’autres. L’article ouvre ainsi un premier champ de recherche, celui des politiques de la sexualité : les moyens par lesquels les groupes dominants, les institutions politiques ou juridiques définissent les frontières de la bonne sexualité. Mais il montre également comment, malgré cette oppression sexuelle, des communautés érotiques parviennent à exister : de manière souvent souterraine et précaire, à l’écart de l’œil de l’État, en parvenant à accumuler des capitaux économiques ou des réseaux, le plus souvent en s’intégrant dans les interstices du tissu urbain, ces groupes réussissent à circonscrire un espace à eux. La communauté gaie SM de San Francisco, dont Gayle Rubin a fait l’ethnographie, en est un exemple.
Au moment où, en France et ailleurs dans le monde, les droits des homosexuels sont en passe d’être étendus ; où la tolérance vis-à-vis de la diversité sexuelle est parfois un principe affiché, voire brandi comme une spécificité des sociétés occidentales, ce numéro de Genre, sexualité et société a pour premier objectif de s’interroger sur les évolutions de la politique sexuelle. Non pas tant comment la race, la classe, le genre, la religion, la nationalité, l’âge ou l’état de santé traversent les questions sexuelles, mais plutôt comment la sexualité elle-même est productrice de hiérarchies qui lui sont propres, certainement pas indépendantes, mais à coup sûr relativement autonomes, de ces autres rapports sociaux. Quels conflits traversent la politique de la sexualité aujourd’hui ? Quels groupes sont exclus des frontières de la bonne sexualité ? Selon quelles modalités et quels critères ? De quels types de discours ces groupes sont-ils l’objet et quels types de discours produisent-ils en retour ? Quelles difficultés spécifiques rencontrent-ils ? Comment parviennent-ils à assurer leur existence ?
Pour répondre à ces questions, la notion de paria nous semble opératoire. À la suite d’Arendt (2011), Eleni Varikas (2007 ; Varikas et Clair, 2012) a analysé les spécificités de cette figure : le paria n’est pas le rebelle ou l’esclave, ce n’est pas seulement l’exclu. C’est une certaine ambivalence qui le définit, et qui est au principe de la plasticité de la notion. Ambivalence topologique d’abord : le paria n’est ni tout à fait dans la société, ni tout à fait dehors. Dedans-dehors, il est intégré en droit mais exclu de fait, il peut revendiquer son appartenance à la communauté, mais n’en est pas un membre à part entière. C’est dans un contexte de promotion d’égalité entre les hommes, et des paradoxes que cette revendication produit, que la figure du paria apparaît. Ambivalence critique ensuite : le paria n’affronte pas ceux qui l’excluent, il peut revendiquer son appartenance au groupe majoritaire, et ne remet pas nécessairement ses normes en question. C’est finalement cette manière de se tenir aux frontières qui donne à cette notion son pouvoir heuristique.
La notion de parias sexuels ouvre ainsi plusieurs champs de recherche. D’une part, une analyse des opérations de classifications qui permettent de désigner des communautés parias selon leurs pratiques ou leurs désirs sexuels. Historiquement, ce sont plutôt des logiques raciales, sexuées et religieuses qui ont défini les parias : quelle place tient la sexualité dans cette constitution ? Comment s’imbrique-t-elle dans d’autres rapports de pouvoir ? Alors que le consentement a été promu comme le critère de la sexualité libre et légitime, une stratification sexuelle persiste, qui interdit que l’on consente à certaines pratiques, refuse à certains individus le droit de consentir, ou les maintient dans une situation de mineurs. Les cas de la pédophilie, et plus largement des rapport d’âge ; de la sexualité des personnes handicapées, peuvent être abordés.
En second lieu, une analyse des modes de subjectivation des parias et de leur ambivalence. Les études sur l’homosexualité masculine, notamment à partir de la figure de Genet, ont montré ce qu’implique de se constituer en paria, de prendre sur soi l’abjection (Eribon, 2001), et comment ce rapport à soi permet de penser certains traits de la subjectivité gaie (Halperin, 2010). La question de la honte apparaît ainsi comme une question centrale, qui demande à être explorée (Warner, 1999 ; Halperin et Traub, 2009). Quelle place tient la sexualité dans cette constitution de soi en paria ? Quelles trajectoires, quelle intimité, quels affects implique-t-elle ? Le cas de la pornographie montre également comment des réalisateurs et des producteurs, malgré la dénonciation de leur activité, et en se constituant, sur un modèle capitaliste, comme des entrepreneurs de fantasmes, parviennent à construire un marché. Cela n’exclut pas un rapport ambivalent à leur activité, discréditée par ceux là même qui l’exercent. Incarnant les désirs des spectateurs, les actrices pornographiques subissent cependant des violences spécifiques, à la fois dans et hors des normes de la sexualité féminine (Trachman, 2013). D’où viennent ces contradictions, et quels sont leurs effets ?
En troisième lieu, une analyse des discours académiques et politiques sur les parias sexuels. On a beaucoup insisté sur la résistance des parias, soit en recourant à un cadre théorique habermassien pour les définir en « contre-publics subalternes » (Fraser, 1989 ; Warner, 2002), soit en s’inscrivant dans la tradition de la sociologie anglo-saxonne pour les définir comme des cultures, des subcultures, des contre-cultures, des styles de vie ou des communautés alternatives. Assez vite, pourtant, ce qui était d’abord résistance à telle norme ou tel dispositif juridique ou politique, est devenu résistance à la Norme en général, abstraite et peu située. Le caractère idéalisé de ce que Bertrand Russell avait appelé la « vertu supérieure des opprimés » (Russell, 1950) n’a cessé d’être questionné depuis une vingtaine d’années, en particulier par toute une série de discours qui ont dénoncé la complicité de divers parias sexuels avec le néolibéralisme. Comment la communauté scientifique fait-elle son deuil de la « romance de la communauté » (Joseph, 2002) ? Le constat sonne plus souvent comme un acte d’accusation que comme une réévaluation critique des discours antérieurs et des conditions de leur production. Les dissidents sexuels, jadis héros d’une certaine gauche et parias de la droite, semblent aujourd’hui de plus en plus souvent traités comme des parias par les deux. Fabrique des héros, fabrique des parias : ces deux mouvements peuvent être questionnés pour eux-mêmes. Quelles sont les modalités de ces productions discursives ? Quelles hiérarchisations implicites les traversent ? Quelles réponses peuvent-elles susciter ? Comment et par quelles voies politiques et discursives passe-t-on du statut de paria au statut d’oppresseur ?
Enfin, une analyse des dominants et des recompositions des rapports de domination. Si la notion de parias sexuels incite à porter l’attention sur les groupes ou individus minoritaires ou stigmatisés, elle permet aussi d’interroger les groupes majoritaires. Les instances qui définissent les parias sexuels ne sont pas seulement des lois ou des politiques, ce sont des groupes ou des individus habituellement soustraits aux regards, qui ont le privilège, contrairement aux parias, de ne pas être discutés et problématisés (Halperin, 2000, 2011). Si leur sexualité ne se conforme pas nécessairement au cercle de la sexualité vertueuse, ils parviennent cependant à éviter le discrédit qui caractérise la vie des parias. Enfin, ils ne se définissent pas seulement par des processus d’exclusion explicites, mais par une inclusion sous réserve, un contrôle symbolique et spatial de la diversité, y compris sexuelle (Tissot, 2011). Au-delà de l’alternative entre résistance et assimilation, la notion de paria sexuel apparaît comme une possibilité de saisir les rapports de pouvoir dans lesquels la sexualité est un enjeu et un moyen.
Ces quelques pistes de recherches sont indicatives et n’excluent en aucun cas d’autres approches. Des travaux empiriques et théoriques, issus des disciplines des lettres et des sciences humaines, sans limites géographiques ou historiques peuvent être envisagés pour donner corps à ces perspectives de recherche. Genre, sexualité et société encourage les contributions des jeunes chercheuses et chercheurs.
Les propositions d’articles, d’environ 5000 signes, incluent un titre, une présentation de l’article, les objets et les méthodes, ainsi que les nom, prénom, statut, rattachement institutionnel et email de l’auteur-e. Elles doivent être envoyées pour le 1er juin 2013 au plus tard à Rostom Mesli (mesli@umich.edu), Mathieu Trachman (mathieutrachman@yahoo.fr) et au comité de rédaction (gss@revues.org). Les auteur-e-s seront avisé-e-s par mail des propositions retenues au cours du mois de juin. Les articles devront être envoyés le 31 août 2013 au plus tard. Selon la charte déontologique de la revue, chaque article fera l’objet d’une évaluation anonyme. À noter donc que l’acceptation de la proposition ne signifie pas acceptation automatique de l’article.