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Crépuscules de l’intime

Avant le 15 avril - revue Socio


Date de mise en ligne : [03-04-2015]



Mots-clés : sociologie


Pour le numéro 7 de la revue Socio

Dossier est coordonné par Isabelle Berrebi-Hoffmann (Lise-Cnam-CNRS) et Arnaud Saint-Martin (Printemps, CNRS-UVSQ).

Argumentaire :

Depuis quelques années, les limites du droit à la vie privée, de la liberté d’expression et du contrôle légitime des États démocratiques font l’objet de controverses globales qui s’affichent dans des arènes à la fois intellectuelles, politiques, juridiques, médiatiques et militantes.
Ce dossier de la revue Socio propose d’interroger les sciences sociales sur un enjeu particulier : la redéfinition des frontières de la sphère privée et du politique, question dont divers domaines (du droit, de l’Internet, des études de genre, de l’éthique, de la philosophie…) se sont d’ores et déjà emparés, de façon séparée mais non moins active.
Au cœur des affaires publiques et médiatiques affleurent l’étonnement et les hésitations intellectuelles devant ce qui tend à apparaître comme une séparation non évidente et même problématique de la vie privée et de la vie publique. D’Edward Snowden au scooter présidentiel, en passant par les vols de photos de stars par des hackers, les sources d’interrogation se multiplient. Qu’est-ce qui est désormais privé dans le privé quand les frontières semblent s’effacer au nom de la transparence et de l’exposition totale ? Que signifie « protéger la vie privée » quand la mise en ligne et la publicisation hyperconnectée s’envisagent sous les dehors de l’inévitable ? Où s’arrête la liberté de ne rien laisser paraître de soi ? Le cas échéant, en vertu de quel droit plus ou moins fondamental ? La friction entre des normes et droits nationaux et des pratiques et des organisations globales, ou parfois juste nord-américaines, reste à étudier dans le chantier de redéfinition de droits fondamentaux comme la liberté d’expression et le droit à la vie privée.
Dans le même temps, au nom des droits de l’homme et de la personne, les États légifèrent dans des espaces jusqu’ici « hors la loi », comme les relations intrafamiliales ou le statut juridique du corps humain et de la personne. Qu’il s’agisse des droits des enfants, des violences conjugales, de la procréation assistée, des limites posées à la marchandisation des organes et du corps, du droit à la sexualité des handicapés, des prisonniers ou des personnes âgées, une conception nouvelle du rôle du droit et de l’État est en débat dans les « sociétés avancées » qui semblent elles aussi remettre en cause les limites de l’espace privé institué si fortement au xixe siècle.
Ce dossier de la revue Socio accueillera des articles qui aborderont à partir de cas empiriques ou d’une réflexion sémantique, historique ou juridique la question de la reformulation de la distinction entre privé et public. Des articles analysant des controverses à la lumière de la problématique décrite seront donc tout aussi bienvenus que des articles sociohistoriques, comparatifs sur des catégories telles que le « privé » ou « l’intime », ou le « droit à la vie privée » dans des zones géographiques et aires culturelles variées ou encore décrivant les lieux et acteurs de la circulation de normes récentes ainsi que les débats juridiques transnationaux.

1- Une sociologie des frontières et des catégories

L’enjeu des déplacements des frontières entre les sphères privée et publique n’est pas nouveau en sciences humaines et sociales. Une longue tradition depuis Arendt jusqu’aux études de genre, en philosophie sociale, anthropologie et sociologie s’en préoccupe à travers des thématiques et des approches, certes variées, mais qui toutes convoquent l’idée d’un processus de transformation de frontières et de catégories, travaillées et construites socialement au cours du temps.
La sociologie classique s’est tôt saisie de la question. À travers l’individuation, la formation des villes, l’émergence de l’individu et d’une conscience de soi plus aiguë, la société moderne serait indissociable d’une réflexion sociohistorique sur les processus d’émergence de frontières entre ce qui est public et ce qui appartient à l’intime, à la sphère privée. Qu’il s’agisse de traiter du secret (Simmel, 1908), des émotions (Halbwachs, 1947), de l’esprit critique et de l’individualisme (Durkheim, 1898) de la conscience de soi (Mead, 1934), ou d’embrasser le sujet comme dans l’étude du processus de civilisation (Elias, 1939, 1987) des sociologues interrogent depuis longtemps l’imbrication entre l’histoire humaine et la nécessité d’une frontière entre le politique et le public d’une part, et le privé et l’intime d’autre part. Toujours en mouvement au cours du temps, les sciences sociales ont à chaque fois à remettre sur le métier les parts du social et du privé de domaines – tels la famille, le corps, la santé, le patrimoine, la propriété, la procréation, la sexualité… – qui selon les époques et les sociétés se co-construisent et s’assignent de part et d’autre de la frontière entre le domestique et le politique/public, l’« oïkia » et le « polis » selon les termes d’Arendt (Arendt, 1958 ; Ricoeur, 1983).
Le « mur de la vie privée », propre au xixe siècle français, marque ainsi un temps dans l’histoire de la constitution du privé (Duby et Ariès, 1985), lequel est discuté de façon globale par les sciences sociales contemporaines. Qu’il s’agisse de dénoncer la sortie des émotions du politique et la « tyrannie de l’intimité » (Sennett, 1979) ou le gouvernement de l’individu (Foucault, 2004, en particulier p. 354-365) ou l’exclusion des femmes de la sphère publique (Fraisse, 1995), d’affirmer un brouillage des frontières dues à notre « seconde modernité » (Beck, 2001 ; Giddens, 1991, 2002), ou d’analyser un phénomène triséculaire d’individuation qui aboutirait aujourd’hui à une société faite d’individus dont la singularité s’expose (Martuccelli, 2010 ; Singly, 2005) et ce parfois jusqu’à l’intime (Berrebi-Hoffmann, 2009 ; Clam, 2007 ; Mura-Brunel et Schuerewegen, 2004). Les allers-retours et circulations entre espace privé et public (Hirschmann, 1982 ; Fraisse, 1997), la marchandisation de l’intime (Hochschild, 2003 ; Zelizer, 2005), l’exposition de soi (Butler, 2007), la privatisation de l’espace public comme appropriation de soi (Castel et Haroche, 2001 ; Schwartz, 2002) illustrent des tentatives contemporaines de nommer autrement une réalité transformée.
L’ampleur des transformations actuelles justifie que ce numéro vise à rassembler des travaux récents qui, d’une part, explorent l’évolution des catégories et des frontières à travers par exemple des approches sémantiques et sociohistoriques comparées, et, d’autre part, analysent des controverses récentes à travers des enquêtes empiriques.
À titre d’exemple les études de cas pourront porter sur des mondes sociaux qui se sont emparés de la redéfinition du droit à la vie privée en termes de liberté fondamentale dans un monde supposé commun et global.

2- Les mondes du numérique face au politique

Les débats internationaux liés aux possibilités d’Internet et du numérique convoquent de nouveaux termes dans l’espace juridique et intellectuel comme le « droit à l’oubli », la « protection des données personnelles » ou encore la « privacy ». Dans le même temps, de nouveaux acteurs se situant aux échelles trans- ou supranationales s’imposent au cœur des processus d’élaboration des droits fondamentaux (le cas de Google est maintes fois cité pour attester ces évolutions) ; les communautés du « libre », elles, en organisent des consultations mondiales avec des experts et des personnels politiques, entre l’Europe et les Amériques. Pour l’instant, les normes juridiques et éthiques existantes se contredisent et patinent dans des situations indécidables. « Whistleblowing » ou traîtrise d’État pour Edward Snowden, par exemple ? S’agissant des représentants politiques, voyeurisme coupable ou intrusion légitime dans une vie publique diluée dans les moindres recoins de carrières de toute façon exposées ?
Divers groupes sociaux, militants des droits fondamentaux, hackers et activistes du net, autorités morales et intellectuelles s’assurent ainsi, chacun par un angle un peu différent voire concurrent, le contrôle d’une question pourtant semblable : qu’y a-t-il aujourd’hui de privé dans le privé ? De privé dans le public ? De public dans le privé ? Faut-il repenser les catégories sociales, politiques, juridiques ? Ou simplement redéfinir des limites et des frontières ? Et qui d’ailleurs serait légitime pour s’en charger ? Qu’en est-il aussi des normes, du droit et des régulations passées et à venir ? Faut-il protéger les « données personnelles », le droit à la vie privée sur le net ? Internet est-il un espace public, un espace privé ? Y a-t-il risque ou danger de « surveillance généralisée », de dérive totalitaire ? Le débat sur « la fin de la vie privée » se déploie ainsi dans des termes où les nouvelles possibilités technologiques sont à repenser dans nos espaces démocratiques (Sciences, 2015 ; Pasquale, 2015).
Par ailleurs, les droits nationaux ne s’accordent pas sur la simple notion de « droit à la vie privée ». Liberté fondamentale inscrite dans la constitution des États-Unis, le droit à la vie privée (privacy) n’existe pas dans le droit britannique à ce jour et la situation française est, elle aussi, singulière. Les débats juridiques, militants, normatifs se déploient ainsi dans un espace global et une arène politique et juridique où la question d’une normalisation se pose à plusieurs échelles. Peut-on déceler une tolérance culturellement variable à la surveillance suivant les pays qui se sont saisis de la question du droit à la vie privée ? Une globalisation des définitions et des normes ? Une importation d’un modèle dominant étasunien ? En quoi le droit à la vie privée et à l’anonymat sont-ils remis en cause aujourd’hui ? S’agit-il d’un droit fondamental ? Quels sont les acteurs qui définissent ou redéfinissent au sein du débat ce qui est privé dans le privé ou public dans le privé ?
Des études de cas empiriques sur des acteurs ou des controverses spécifiques qui mobilisent une redéfinition des espaces privés et publics sont particulièrement attendues. À titre d’exemple, elles pourront porter sur des organisations, partis ou mouvements militants, des controverses juridiques transnationales, ou encore sur la fabrique et la circulation de catégories, telle la notion de « privacy », celle « d’anonymat » ou de « droit à l’oubli ».

3- Un espace du « commun », tiers espace entre le privé et le public ?

Au-delà de la problématique des conditions d’existence et d’exercice d’une liberté fondamentale qui serait remise en question, une autre veine de discussion s’oriente aujourd’hui sur l’émergence d’un espace tiers entre le privé et le public, une zone du « commun ». Cette sphère intermédiaire entre le public et l’intime, à la fois privée et publique, permettrait de penser par exemple l’espace des réseaux sociaux. La notion de « commun » permettrait également de mieux appréhender des communautés et des formes d’organisation collectives, y compris productives, propres à l’économie collaborative.
La notion de commun (commons), si elle est remise au goût du jour, en particulier depuis les travaux du prix Nobel d’économie Elinor Ostrom, n’est certes pas neuve en économie. En philosophie politique, elle renvoie encore plus loin dans le temps. La grammaire du commun intermédiaire entre l’individuel et le public est caractéristique de l’organisation politique de la Grèce ancienne (Macé, 2012), comme des droits « collectifs », présents jusqu’au xviiie siècle dans nombre de pays d’Europe (Thompson, 2014).
Si elle est utilisée aujourd’hui, parfois de façon très éloignée des difficultés de régulation et des conflits vécus dans ces espaces tiers, quelques travaux commencent cependant à reposer les questions de nos partitions public-privé à la lumière de la notion de biens communs (common goods) ou de communs (commons). Ainsi, Amitai Etzioni (2008) a tenté de réfléchir aux représentations nouvelles de la vie privée (« hyperprivacy ») qu’il serait important de limiter pour maintenir un intérêt général qui relèverait du bien commun. Se pose alors la question d’une redéfinition des limites de la liberté individuelle propres aux droits individuels qui sous-tendaient notre partition privé-public héritée des Lumières. La question de la liberté d’accès aux lieux partagés est cependant en tension dans la notion. Les réseaux sociaux, les communautés, les lieux qui relèvent du commun sont-ils des espaces de partages ou une « privatisation de l’espace public » au profit de quelques-uns ? Quels modes de régulation sont possibles, légitimes ? La question se pose sur Internet, avec les controverses autour de l’hégémonie de Facebook ou de Google, comme dans le droit. S’invente-t-il là une notion intermédiaire entre le privé et le public dont l’usage est encore en réflexion et en expérimentation par chacun-e de nous ? Quels acteurs et organisations construisent aujourd’hui ces espaces intermédiaires entre privé et public, dont les usages, les normes et régulations restent à explorer ?
À titre d’exemple, des articles à partir d’études de cas sociologiques ou ethnologiques ou d’enquête sociohistoriques et/ou juridiques sur l’actualité d’un espace intermédiaire mi-privé/mi-social sont attendus pour penser les controverses sur l’impact et les transformations qu’introduisent par exemple les réseaux sociaux sur la vie publique et les vies privées.

Modalités :

Les propositions d’articles d’environ 5 000 signes (2-3 pages, bibliographies et notes incluses) sont à soumettre jusqu’au 15 avril 2015 au secrétariat de rédaction (socio@msh-paris.fr). Elles devront permettre de saisir précisément à la fois les matériaux de recherche sur lesquels reposera l’article, ainsi que sa problématique et la démarche intellectuelle dans laquelle l’auteur s’inscrit, les principales thèses et résultats des recherches menées et les principales notions et références mobilisées.
Après acceptation de la proposition, l’article, autour de 30 000 signes (notes et bibliographie comprises), devra parvenir à la revue au plus tard le 10 septembre 2014. Il sera alors soumis au comité de lecture de la revue et à des rapporteurs extérieurs.
Il est attendu un effort particulier sur l’écriture et un style qui mettent suffisamment en perspective les enjeux de l’article pour qu’il puisse susciter un intérêt au-delà d’un cercle restreint de spécialistes.
Les auteurs sont invités à respecter autant que possible les recommandations figurant sur le carnet de la revue à l’adresse : http://socio.hypotheses.org/soumettre-un-article.

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