Je me propose de mettre en évidence la valeur heuristique du genre comme outil d’analyse dans l’exploration de terrains nouveaux, à savoir le XIXe siècle roumain, et de montrer sa capacité novatrice pour une analyse de type sociologie politique. Pour ce faire, je m’appuierai sur le parcours de recherche de ma thèse de doctorat : Du « harem » au « forum ». Réflexion sur la construction d’une nouvelle identité féminine dans la seconde moitié du XIXe siècle roumain ».
Ma réflexion portera sur la richesse des pistes d’interprétation suggérées par une démarche qui prend comme grille de lecture le genre entendu comme processus social. D’un côté, ce type de recherche est novateur pour l’historiographie roumaine, parce qu’il est inédit : j’ai étudié des aspects et des questions ignorées jusqu’à présent par les études historiques - et d’autant plus sociologiques - de mon pays. Je présenterai également les difficultés soulevées par l’utilisation du concept du genre dans un contexte socio-historique nouveau et assez différent de celui occidental. D’un autre côté, je considère que ce type d’approche a le mérite de poser des questions nouvelles par rapport aux thématiques « traditionnelles », ou « classiques » de l’histoire et de la science politique, telle l’étude de la révolution de 1848, les courants et les idées politiques, etc.
J’insisterai sur les difficultés rencontrées dans mon parcours, qui sont de deux types, et relèvent à la fois des « problématiques de recherche dominantes » et de l’état des études sur le genre en Roumanie.
J’évoquerai, enfin, la façon dont les études sur le genre ont été institutionnalisées en Roumanie, à partir de deux expériences personnelles : les cours optionnels sur la construction du genre que j’ai proposés à la Faculté de Sciences Politiques, Université de Bucarest ; un colloque sur les directions de recherche dans les études sur le genre en Roumanie, que j’ai organisé avec une collègue (Ioana Carstocea), en 2002, à New Europe College, à Bucarest.
1998-1999 : DEA, Ecoles des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, diplôme de DEA obtenu en juin 1999
2005 docteur en sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, titre de la thèse : « Du « harem » au « forum ». Réflexion sur la construction d’une nouvelle identité féminine dans la seconde moitié du XIX-e siècle roumain » sous la direction de Francine Muel-Dreyfus et Ioan Mihailescu (cotutelle).
Statut professionnel :
Lecteur (chargée de cours), Faculté de sciences politiques, Université de Bucarest
Volumes dirigés :
Directii si teme de cercetare în studiile de gen din România, coord. Ionela Baluta, Ioana Cîrstocea, New Europe College, Ecole Doctorales en Sciences Sociales, 2003, avec une étude introductive (Ionela Baluta, Ioana Carstocea, "Cuvânt introductiv", pp. 7-18).
Bonnes et mauvaises moeurs dans la société roumaine d’hier et d’aujourd’hui, coord. Ionela Baluta et Constanta Vintila Ghitulescu, New Europe College, Ecole Doctorales en Sciences Sociales, 2005.
Articles dans des revues et des volumes collectifs :
« Discours d’hommes, paroles de femmes. De la construction et de l’incorporation de l’habitus féminin (la fin du XIXe siècle roumain) », Annales de la Faculté d’Histoire, XLVIII, 1999, Université de Bucarest.
« The construction of the feminine identity through the hygienic treatises : the second half of the 19e century in Romania", in Moral, Legal and Political Values in the Romanian Culture, Romanian Philosophical Studies, IV, The Council for research in values and philosophy, Washington D.C., 2002.
« Les rapports des genres dans la deuxième moitié du XIXe siècle roumain », Studia Politica, vol. II No. 2 / 2002.
« « Femeia-cetateanca » : între datorie sociala si absenta politica la mijlocul secolului al XIX-lea românesc », Studia Politica, vol. II No. 3 / 2002.
« Imaginea femeii în spatiul public : între realitate si simbol (a doua jumatate a secolului al XIX-lea), Analele Universitatii Bucuresti, Seria stiinte Politice, anul II, 2000, pp. 21-35.
« L’apparition de la presse féminine - la seconde moitié du XIX-e siècle roumain », in Actes du Colloque des doctorants francophones, Bucarest, Credis, 2003.
« Aparitia femeii ca actor social - a doua jumatate a secolului al XIX-lea românesc », in Directii si teme de cercetare în studiile de gen din România, coord. Ionela Baluta, Ioana Cîrstocea, New Europe College, 2003, pp. 62-94.
« De la istoria femeilor la studiile de gen în câmpul academic francez », in Studia Politica, vol. II No. 2 / 2003, pp. 451-557.
« Identité féminine et enjeux sociétaux. La seconde moitié du XIXe siècle roumain », in New Europe College Yearbook 2000-2001, Bucarest, New Europe College, 2003.
« Lois juridiques, lois sociales et construction des genres », in Le genre face aux mutations. Masculin et féminin, du Moyen Age à nos jours, sous la direction de Luc Capdevila, Sophie Cassagnes, Martine Cocaud et alii, Presses Universitaires de Rennes, 2003, pp. 113-124.
« La bourgeoise respectable. Enjeux socio-politiques du discours médical (XIXe siècle roumain », in Studia Politica, vol. IV No 3 / 2004, pp. 559-579.
« Surveiller et punir. Les médecins et la réglementation de la prostitution dans la seconde moitié du XIXe siècle roumain », in Bonnes et mauvaises moeurs dans la société roumaine d’hier et d’aujourd’hui, coord. Ionela Baluta et Constanta Vintila Ghitulescu, New Europe College, Ecole Doctorales en Sciences Sociales, 2005.
« Idéologie politique et production identitaire : la femme dans les programmes des partis politiques roumains », in Modernisation, démocratisation, européanisation : la Bulgarie et la Roumanie comparées, sous la dir. d’Anna Krasteva et Anony Todorov, Nouvelle Université Bulgare, Sofia, 2005.
« L’éducation, facteur de l’émancipation féminine dans la seconde moitié du XIXe siècle roumain. Etude de cas : Constanta Dunca Schiau », in Revista de istorie sociala, VIII-XIX, 2003-2004, pp. 231-251.
Communications non publiées ou en cours de publication :
Evolution du linge féminin et changement des mentalités au XIXe siècle roumain, dans le cadre du colloque « Corps culturels » organisé par la Faculté de langues et littératures étrangères, Université de Bucarest en collaboration avec New Europe College et l’Institut Français de Bucarest, Bucarest, 30 avril - 2 mai 1998.
L’espace public comme enjeu dans la construction des genres dans la deuxième moitié du XIXe siècle roumain, dans le cadre des journées d’études « Cosntruction des genres et des sexualités », EHESS, Paris, 23-24 novembre 2000.
Individu/citoyen : les droits politiques comme axe hiérarchique, dans le cadre du colloque « Cetatenie, democratie, natiune : secolul XIX românesc », organisateurs Raluca Alexandrescu, Ionela Baluta et Silvia Marton, New Europe College, 25-26 mai 2006.
La famille « cellule de base de la société ». Construction idéologique et normative dans la seconde moitié du XIXe siècle roumain, dans le cadre du colloque « Comportements sociaux et stratégies familiales dans les Balkans (XVIe-XXe siècles) » Ionela Baluta, Constanta Vintila-Ghitulescu, Mihai-Razvan Ungureanu, New Europe College-Institut d’études avancées, Bucarest, 9-10 juin 2006, à paraître.
« Le genre - catégorie utile d’analyse » 1, le « trouble » du genre 2, l’euphémisation ou le risque de neutralisation du concept 3, l’exploration « of the limits of gender as an analytic category » 4, le besoin de (re)penser le genre et le sexe 5, voilà seulement quelques exemples d’une vaste bibliographie qui reflète les vifs débats autour du concept/de la catégorie de genre dans l’espace occidental. Quasi absents en Roumanie 6. Néanmoins, le mot y est employé dans les labels des masters ou de centres de recherches, voire dans des analyses historiques. Ma recherche sur la nouvelle construction d’une identité féminine au XIXe siècle roumain 7 a été guidée par ce type de démarche réflexive, le genre s’avérant un outil théorique et méthodologique particulièrement stimulant. C’est pourquoi, tout en étant informée des controverses et des objections - parfois pertinentes - formulées à l’adresse du « genre », j’ai décidé néanmoins d’évoquer sa capacité novatrice pour la sociologie politique. Dans un premier temps, je tenterai de montrer, que le genre, plus précisément la démarche cognitive supposée par la définition du genre en tant que « processus » et « élément constitutif des rapports de pouvoir », possède une valeur heuristique dans l’exploration de terrains nouveaux, en permettant - voire en imposant - l’interrogation et le dépassement des interprétations dominantes. Je ne reprendrai évidemment pas, toutes les dimensions et les conclusions de ma recherche, je tenterai seulement de souligner les aspects qui reflètent notamment comment le genre a enrichi ma réflexion, me poussant à emprunter des sentiers inédits, des fois très difficiles, mais qui m’ont amenée à proposer un regard nouveau sur de sujets « traditionnels » ou encore à découvrir des documents et des thématiques ignorés par l’historiographie roumaine. Dans un deuxième temps, je donnerai quelques exemples des « mésusages » du genre dans l’historiographie roumaine contemporaine, où il est utilisé, dans le meilleur des cas, dans une acception descriptive et non critique, synonyme de « femme ». En dernier lieu, je présenterai brièvement les difficultés et les questionnements suscités par l’enseignement des études sur le genre, à l’appui de ma propre expérience didactique et d’un atelier explorant ce thème, que j’ai co-organisé en 2002 8.
Le point de départ de ma recherche a été une réflexion sur la redéfinition des critères de la beauté féminine « idéale » dans la littérature hygiéniste de la seconde moitié du XIXe siècle roumain. Mais au-delà des préceptes énonçant les principes hygiéniques de la beauté « saine », ces traités sont parsemés d’une profusion de références à la norme sociale et au modèle occidental, d’une critique sournoise des mentalités orientales, d’une évocation des logiques économiques et d’une mise en exergue de la maternité comme facteur central du bon développement de la société ; l’occurrence du syntagme « la femme comme il faut » (ou d’autres synonymes - la femme « respectable », la femme « raisonnable ») suggérait une forte dimension axiologique derrière « l’objectivité » du langage scientifique. Il m’est donc apparu que le modèle hygiéniste dépassait largement les seuls repères médicaux et culturels de la période analysée : les hygiénistes dressaient en fait un idéal type féminin dont les enjeux étaient forcément sociaux et politiques. Il fallait donc prendre la mesure des processus sociaux et politiques qui président à la recomposition des identités et des rôles sociaux, réfléchir sur les élaborations idéologiques et symboliques qui créent les conditions de possibilité des formulations normatives et notamment du discours hygiéniste. Vu la dimension idéologique que je percevais en creux dans tout le discours médical, une analyse de la philosophie sociale et de l’idéologie politique me semblait nécessaire.
Se posait alors la question de l’articulation théorique de domaines très différents, qui risquaient de faire éclater l’objet de la recherche. Le concept de genre, dans l’acception de Joan Scott, m’a paru une - et j’ajouterai, rétrospectivement, la seule - option théorique et méthodologique à même de répondre à ces besoins. Dans cette acception, le genre impose le rejet du caractère fixe et permanent de l’opposition binaire, tout comme une historicisation et une déconstruction authentiques des termes qui entrent traditionnellement dans la construction de la différence sexuée. L’avantage majeur de cette définition est la départicularisation des recherches sur le genre, replacé ainsi à côté d’autres processus sociaux. Plus encore, le genre acquiert une valeur heuristique imposant des connexions avec l’histoire sociale et les représentations politiques 9, et intégrant le caractère dynamique des rapports sociaux. Car je crois, comme l’a très bien souligné Eleni Varikas, qu’il faut penser « l’antagonisme de sexe comme une configuration de pouvoir, à la fois sui generis et comparable à d’autres, dont l’analyse vise - au sens de diriger le regard et de s’appliquer à un objet - la subordination sociale et politique des femmes et, à travers elle, les axiomes, les catégories et les distinctions par lesquelles nous pensons le politique et la politique. » 10
Comprendre pourquoi seulement « certaines » caractéristiques de l’identité féminine sont valorisées, comprendre ce que veut dire « une femme comme il faut », requiert une réflexion sur ce qui rend possible, pensable et par la suite acceptable, l’élaboration d’un idéal féminin qui s’impose comme le seul - ou au moins le seul légitime - dans le champ des possibles. Il fallait donc revenir sur la mise en place de nouveaux schèmes de pensée, des symboles et représentations qui rendent possible la redéfinition des rôles et des identités sociales.
Je m’étais d’abords arrêtée sur « l’événement » 11 fondateur de la modernité politique roumaine, la révolution de 1848, envisagée comme un « temps court des désordres sociaux » où « les normes anciennes sont affaiblies ou n’ont plus cours [...] les idées libératrices l’emportent sur les valeurs normatives » 12. Toute une série de représentations apparaissaient, néanmoins, comme déjà faites : la critique des phanariotes et l’exaltation du modèle occidental, le patriotisme et l’idée nationale, la valorisation de la « bonne » tradition roumaine et la redécouverte du folklore, l’idée de citoyen, etc. Les nouvelles normes et valeurs se définissaient par rapport à ces représentations que l’on posait comme connues et acceptées. Pour bien appréhender le sens de ces repères, pour mieux cerner les hiérarchies en train de se redessiner derrière la vision révolutionnaire souvent messianique et utopique, le recours à la sociogenèse de tous ces phénomènes et représentations m’a paru indispensable. Cela m’a permis, entre autres, d’historiciser la construction de la nouvelle identité féminine, de mieux appréhender les effets de domination, derrière une vision mythique et a-temporelle d’une sorte d’éternel féminin 13.
Le détour par l’histoire des deux principautés roumaines envisagées (la Moldavie et la Valachie) 14 a permis l’identification et la compréhension de plusieurs caractéristiques de la société roumaine du XIXe siècle, indispensables à une analyse en termes de pouvoir, se proposant de dénicher les enjeux proprement politiques de la construction du « genre ». Trois points méritent d’être rappelés rapidement :
1). Le projet réformateur proposé à l’aube de l’époque moderne restait un projet conservateur. Les boyards ne voyaient pas de contradiction entre les réformes administratives ou politiques et le maintien de leurs privilèges ; les représentants des petits boyards ou de la bourgeoisie n’avaient pas encore la force suffisante pour contester la position des boyards ni pour proposer une réforme plus radicale. Néanmoins, à l’aube du XIXe siècle, de profondes crises et mutations traversent la société roumaine, que j’ai résumées par le syntagme de « crise de la modernité ». La critique des moeurs corrompues et caduques, l’impératif de la mise en place d’une nouvelle morale « publique » et les sensibilités nationalistes sont des tendances qui structurent les nouveaux schèmes de pensée.
L’influence occidentale apparaît comme un vecteur de la modernisation roumaine ; par ailleurs, la sociogenèse de cette influence a montré que le facteur extérieur a joué, depuis longtemps, un rôle important dans l’introduction de nouvelles idées et pratiques politiques ; en plus, la connaissance de langues étrangères et l’érudition - sanctionnée le plus souvent par des diplômes dans les universités étrangères, très souvent occidentales - représentaient déjà une sorte de « capital social » dans le sens bourdieusien du terme.
2). L’imposition de nouveaux critères et indicateurs de la réussite sociale, la formulation de nouveaux principes de légitimité et la nouvelle distribution des différentes formes de capital mènent à l’apparition de nouvelles stratégies de « distinction » sociale 15. Je considère que la respectabilité devient un impératif central du nouveau code. Telle qu’elle prend contour dans les discours analysés, la respectabilité 16 exprimerait justement le besoin de suivre un modèle valorisant la retenue et l’économie, l’éducation et la maîtrise de soi (qui s’obtient par une discipline de tous les jours). La redéfinition des qualités de la femme idéale est traversée par l’appel à la respectabilité ; elle vise la promotion des attitudes, des postures et des sentiments « légitimes » et favorise la mise en place des conditions objectives qui fonctionneront par la suite comme des structures structurantes 17. Elle est soumise à des logiques sociales, économiques et symboliques et fera l’objet d’approches diverses et variées, aussi bien idéologiques que normatives. Encore faut-il observer que l’idéal féminin n’est qu’en apparence « universel » et « naturel », et qu’il répond, dans la pratique, aux besoins de différenciation : la différence de genre est souvent doublée d’une différence de classe.
3). L’idée nationale contribue à la fois à l’élaboration de nouveaux symboles communautaires et de nouvelles formes de solidarité et à la mobilisation des masses 18. L’oscillation entre cosmopolitisme et particularisme, entre modernité et archaïsme est plus « dramatique » non seulement dans les Pays Roumains mais, en général, dans le sud-est européen 19. Cette tension devient en quelque sorte structurelle, car tout le processus de modernisation, de construction nationale et étatique est nécessairement mis sous le signe de l’universalisation, du cosmopolitisme, tandis que l’invention d’une identité nationale mobilisatrice pour tous les Roumains soulève obligatoirement la question de sa spécificité et de son authenticité. Le rôle assigné aux femmes semble bien la résumer : depuis la construction idéologique et jusqu’aux moindres formulations normatives, elles sont vues à la fois comme agents de civilisation et gardiennes des bonnes moeurs.
De même, cette tension va constituer un enjeu dans la lutte des fractions sociales qui veulent soit garder le pouvoir social et politique ou le gagner. Elle deviendra également, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’objet d’exploitations idéologiques qui vont opposer les deux grandes forces politiques : les conservateurs et les libéraux. L’ancienne élite joue évidemment la carte de la tradition, du maintien de l’ordre, critiquant une influence étrangère qui risque de « détruire » les valeurs « du peuple roumain » ; les nouvelles élites se légitiment, quant à elles, par cette influence étrangère elle-même, qu’elles ont tout intérêt à légitimer et à promouvoir. L’adoption progressive des institutions selon le modèle occidental, la promotion du capital scolaire (qui répondait à l’idée nationale) favorisent néanmoins l’amplification de l’influence occidentale. On peut même considérer que le processus de modernisation est traversé par une « utopie de la récupération » 20 : l’obsession de rattraper les pays « civilisés » [l’Europe occidentale] entraîne souvent des imitations exagérées, provoquant des critiques sévères. Faute de doctrines politiques élaborées au long des siècles, susceptibles de poser les bases de la société civile, l’idéologie nationaliste restait la seule capable d’harmoniser les écarts et de proposer des modèles de participation acceptables.
La réflexion sur les des conditions de possibilité de la (re)formulation d’une nouvelle identité féminine, a donc favorisé une historicisation non seulement des représentations et des symboles de la femme « idéale » ou de la « femme comme il faut », mais aussi une mise en perspective, une historicisation, des représentations et des symboles politiques, qui dessinent, à un moment donné, l’univers des possibles d’une société. C’est un premier point qui montre, à mon sens, le potentiel cognitif d’une démarche en termes de genre : en se posant les questions en termes pouvoir, en réfléchissant sur les enjeux politiques des constructions identitaires (et particulièrement de l’identité féminine, séparée trop longtemps, dans les disciplines traditionnelles, de la sphère politique), on est amené à revisiter toute la construction idéologique et politique d’une époque, pour la soumettre à un regard nouveau et critique.
Dans le cas de ma recherche, cette réflexion m’a permis la formulation d’une hypothèse plus ambitieuse : l’élaboration d’une nouvelle identité féminine répondrait aux impératifs d’un ordre social et politique qui passe par un processus de modernisation avec le modèle occidental pour catalyseur mais qui vise en même temps l’affirmation de l’identité nationale, ce qui requiert la valorisation des valeurs autochtones. La mise en place d’un modèle féminin qui légitimerait, par le biais de la science médicale, les différences biologiques - donc « naturelles » - entre les hommes et les femmes serait un pivot central d’une vision du monde à même de concilier le renouveau démocratique et le maintien de l’ordre, l’utopie égalitaire et la polarisation sociale encore très forte de la société roumaine. Montrer que l’idéologie nationale et l’impératif d’une morale publique sont au coeur de la construction corporelle de la féminité revient à réfléchir sur la dimension politique de « l’ordre des corps » 21, amène à déceler des enjeux politiques dans des lieux que l’on croirait apolitiques par excellence, comme la beauté féminine, par exemple.
La réflexion sur la construction du genre impose également une relecture de la production discursive idéologique d’une époque. Or, au début de ma recherche, plusieurs collègues historiens consultés m’ont affirmé que les textes « politiques » ne parlent pas des femmes et de la famille. Rien de nouveau. Les analyses occidentales soulignent à maintes reprises l’absence des femmes de l’histoire ; une double absence, pourrait-on dire. Non seulement on a longtemps « ignoré » les documents produits par les femmes 22 ou même appartenant, par exemple, à des philosophes renommés mais traitant des femmes 23 , mais on occulte encore la présence féminine dans des interprétations historiques se voulant « novatrices », ce, en dépit de plusieurs décennies d’historiographie féministe 24. En parcourant des dizaines de documents appartenant aux idéologues de la révolution roumaine de 1848, j’ai mis en lumière que : des femmes et de la famille, on en parle. Toutefois, les textes portant directement sur les femmes, l’éducation des femmes, la famille, etc., ne sont pas très nombreux. Ils appartiennent, cependant, à des figures de proue de la « génération » des quarante-huitards (tels par exemple Nicolae Balcescu, Ion Heliade Radulescu, C. A. Rosetti) et et sont repris par des anthologies pour certains d’entre eux. Il paraît que ces textes sont « invisibles » pour les historiens s’intéressant aux « événements » « importants » : invisibles puisque jugés comme non importants, non « représentatifs ». D’autre part, l’analyse de contenu de ces discours, leur mise en contexte et l’appel à l’intertextualité m’ont permis de revenir sur les significations des absences et des silences elles-mêmes : par exemple, même si elles ne sont pas toujours des sujets grammaticaux, les femmes sont cachées derrière l’éloge de l’éducation et du patriotisme, derrière la célébration de la vigueur nationale et le rappel à un ordre social « naturel ».
Il m’est apparu que l’harmonie familiale et la figure de la mère éducatrice sont des éléments importants de la construction idéologique d’une nouvelle vision du monde, essentiels pour cerner les hiérarchies sociales et politiques à l’oeuvre. J’ai pu également souligner l’utilisation fréquente de la différence « naturelle » entre les femmes et les hommes comme élément central dans la légitimation des nouveaux partages des rôles et, implicitement, du pouvoir. La complémentarité harmonieuse des deux sexes combinée avec une « différence » naturelle irréductible (l’incommensurabilité des sexes) sont des pivots indispensables dans la justification des « différences », qui sont en fait des inégalités, opérée à l’intérieur d’une vision qui se prétend universelle et démocratique. Complémentarité et incommensurabilité qui sont entrées dans les schèmes de pensée par le biais « légitime » et « légitimant » de la médecine, donc de la science.
Tout le détour par l’histoire des schèmes de pensées et des élaborations idéologiques a eu ainsi le mérite, outre les points déjà soulignés, de bien soutenir mon affirmation de la portée et des enjeux politiques de la construction médicale (et notamment hygiéniste) d’une nouvelle identité féminine. Dans la littérature occidentale, plusieurs analyses mettent en lumière la fonction centrale de la connaissance scientifique de la nature 25, et par la suite de la médecine 26 dans la légitimation des nouvelles hiérarchies sociales, parmi lesquelles celle de la hiérarchie de sexes. En Roumanie, cette direction d’études est carrément absente, ce qui rendait étrange mon affirmation concernant les enjeux et les effets politiques du discours hygiéniste.
Deux impératifs sous-tendent la construction médicale, menant à l’élaboration d’une identité féminine à deux volets : le premier impératif consiste à démontrer « scientifiquement » la « différence » « naturelle » du masculin et du féminin, légitimant ainsi une vision du monde qui refonde, dans des moules nouveaux, les archétypes de la pensée mythique. La complémentarité vient restituer « l’harmonie » nécessaire, rétablir un ordre social tout en voilant ses effets hiérarchiques. Ce premier volet de l’identité féminine apparaît ainsi « universel » puisque « naturel » : la différence et la complémentarité s’imposent suite à une lecture anatomique et physiologique de l’organisme féminin, dépassant les frontières sociales. Deux enjeux politiques majeurs se jouent néanmoins derrière cette « universalité naturelle » : d’abord, la légitimation de la séparation privé/public - avec en même temps la relégation des femmes au foyer pour des raisons qui tiennent de leur anatomie et de leur physiologie, donc de leur « nature » - est une dimension essentielle d’une philosophie politique qui met en avant l’universalité et l’égalité, la représentativité populaire, mais qui emploie largement l’exclusion dans l’application pratique des principes démocratiques. Ensuite, la transformation de la maternité en destin « biologique », soit « naturel » de la femme, qui répond aux besoins d’une idéologie nationaliste faisant de la biopolitique un mécanisme important du contrôle de la population et qui manifeste maintes fois des tendances eugénistes. La maternité inscrite dans le corps féminin devient aussi la principale fonction que la société lui confie. Le modèle hygiéniste opère donc, en premier lieu, la naturalisation de la différence sexuelle. Toute la construction pratique qui impose la définition des représentations légitimes d’un idéal féminin « universel » (de toutes les femmes) et qui se traduit dans une somme de règles concernant les usages légitimes du corps, sexuels notamment, vise à imposer la différence et la complémentarité des sexes comme le seul modèle dans l’univers du « pensable » et du « faisable ». Le deuxième impératif de la construction hygiéniste répond, quant à lui, à la logique de distinction, au besoin de réaffirmer, à l’intérieur de la communauté « nationale », les frontières sociales.
Ma recherche révèle ainsi des thèmes à redécouvrir par l’analyse historique, sociologique et politique, prouvant encore une fois la valeur heuristique du genre.
Mais rester à une analyse des seules constructions idéologiques et normatives n’aurait pas répondu pleinement à une démarche qui a pris le genre très au sérieux, dans toute sa complexité théorique et méthodologique. D’une part, cela aurait été encore une recherche qui « oublie » de donner la parole à ces « marginales » de l’histoire que sont les femmes. D’autre part, la démarche sociologique imposait aussi une confrontation entre modèle et pratique, entre « l’idéal féminin » et « les femmes ». Privilégier les moments de ruptures, mais aussi l’instance du sujet, voilà une option théorique et méthodologique susceptible de mener au décryptage « des mécanismes de pouvoir dans tout leur développement : de la domination élaborée à la subordination consentie » 27, et au dépassement d’une vision déterministe du monde social. On peut arriver ainsi, par une analyse micro-sociologique, au niveau des individualités, à une inscription des dominés, des marginaux (les femmes en l’occurrence) dans « l’événement », la source par excellence de l’histoire politique.
L’interrogation du niveau subjectif a permis, d’une part, de mesurer l’incorporation des schèmes de perception et d’appréciation réitérés à travers les canaux symboliques ou normatifs ; d’autre part, de donner accès à la dimension dynamique des rapports sociaux, aux représentations et aux paroles « inouïes » ou « oubliées » par l’histoire officielle. Le principe de la séparation des sphères et l’éloge des qualités maternelles des femmes visaient le cloisonnement des femmes au foyer, leur repli sur l’espace domestique. Les normes et les modèles légitimes essayaient, par ailleurs, de mettre en place des structures générant un certain type de dispositions, amenant les femmes à embrasser le rôle qui leur était en fait assigné. Le contrôle de la distribution des atouts (tels les études universitaires, la capacité juridique, l’accès aux carrières prestigieuses, la citoyenneté, etc.) permettant l’accès à d’autres positions (en premier lieu à toutes les positions placées à l’intérieur de la sphère politique) constitue un mécanisme efficace pour l’imposition et le maintien de la différence de genre tout comme des hiérarchies sociales et politiques. Néanmoins, les appels idéologiques à l’émancipation des femmes (que l’on voulait coopter dans « l’oeuvre civilisatrice » et dont on avait besoin pour la « régénération nationale »), la généralisation de l’enseignement primaire obligatoire, l’encouragement des actions philanthropiques, créent les prémisses pour l’expression de voix féminines dans différentes brèches de l’espace public - au début plutôt dans les lieux « permis », ensuite dans des lieux de plus en plus nombreux et variés. Le tableau des prises de positions des femmes (qui se multiplient dans les dernières décennies du XXe siècle) fait apparaître la diversité d’un courant d’idées qui s’affirme progressivement ; les prises de position recouvrent un spectre allant de la reproduction du modèle légitime aux contestations plus ou moins virulentes, des voix singulières à l’action commune et collective, des cadres informels aux manifestations institutionnalisées. Les conseils pratiques concernant l’administration de la maison ou la santé de la famille et les journaux de mode regroupent une partie des voix féminines : dans ce cas, la reproduction du discours pédagogique ou hygiéniste est presque totale, les femmes ne s’intéressant qu’à la multiplication des questions abordées. Les actions philanthropiques, l’organisation des établissements charitables au profit des filles pauvres, les activités de type Croix Rouge constituent un autre pan des manifestations féminines ; cette fois, les femmes s’investissent dans des activités qui « correspondent » à leurs « qualités naturelles ». Le « travail social » reste peut-être le type d’activité qui rassemble le plus grand nombre de femmes. Les prises de position « féministes » apparaissent plutôt vers la fin du siècle et restent, dans la plupart des cas, le fait de quelques « figures » « exceptionnelles ». Quelles dispositions favorisent une trajectoire amenant les femmes sur la scène publique ? Les études supérieures et notamment les études à l’étranger constituent un atout important, surtout lorsque les femmes veulent entrer dans des professions qui ne les reçoivent pas à bras ouverts (telle la profession de médecin). L’origine sociale (la plupart appartiennent aux fractions aisées), la position militante ou intellectuelle du père et la profession du mari (en général une profession libérale et très souvent professeur d’université) sont des facteurs qui favorisent la présence des femmes sur la scène publique. Le cumul du capital social et du capital culturel/scientifique est une condition de départ : pour la plupart, les femmes commencent leur activité « publique » avant leur mariage qui peut soit les encourager (comme dans le cas de Sofia Bancila, qui s’affirme surtout après s’être mariée avec le professeur Ion Nadejde, militant socialiste) soit réduire cette activité et finir par la stopper (comme dans le cas de Constanta Dunca, qui se retire de la scène publique pour devenir « épouse et mère »).
En rapportant ces « expériences » subjectives aux schèmes de pensée et aux conditions objectives de l’époque, j’ai pu mieux nuancer les prises de position féminines, et montrer que, souvent, le potentiel subversif n’est pas à chercher seulement dans les paroles ; la présence sur la scène publique et l’exemple offert peuvent produire des ruptures pratiques, démontrant que finalement la norme n’est pas aussi stricte.
Interroger les représentations dans leur histoire et dans leur construction, travailler sur l’ « invisibilité » des représentations « inouïes », explorer des expériences individuelles et mettre à profit leur « non-représentativité » même, sont autant de volets novateurs d’une démarche qui prend le genre comme point central de la réflexion : le genre dans son acception relationnelle et historicisante, départicularisante et critique. Les jeux et les rapports de pouvoir apparaissent ainsi dans toute leur complexité, des enjeux politiques sont dévoilés dans des lieux considérés comme apolitiques par excellence. Je crois que le genre ainsi défini est une catégorie très utile et novatrice pour une sociologie politique qui n’étudie pas seulement ce qui tient du politique de manière évidente, mais qui veut réfléchir sur « les effets politiques de faits sociaux apparemment étrangers aux activités politiques » 28.
Mon expérience m’amène à percevoir le « genre » (ou plus exactement les études sur le genre) comme un domaine encore marginal et marginalisé, en Roumanie. Non seulement je n’ai guère pu, à son propos, obtenir d’échanges avec des historiens à même de guider mes recherches historiographiques, mais de plus, j’ai essuyé des persiflages quand je l’ai annoncé comme mon objet d’étude. Dans des milieux académiques, il m’est arrivé de l’entendre traité de « non important » ou de féministe, stigmatisé en quelque sorte.
Néanmoins, si plusieurs ouvrages affirment l’employer comme grille d’interprétation, ils n’ont, en fait, rien à voir avec le genre tel que je l’ai défini ; on confond souvent le genre avec les identités masculine et féminine ; les analyses restent parfois linéaires, n’interrogeant ni l’historicité des constructions identitaires qui apparaissent comme toute faites et unanimement acceptées, pas plus que les effets de pouvoir qui sous-tendent une certaine répartition des rôles, ni les absences apparentes des discours politiques. Ou, des fois, on ne comprend ce qu’est le genre. Par exemple, le récent ouvrage d’Alin Ciupala 29 qui propose une analyse historique de la place de la femme dans la société roumaine du XIXe siècle, en choisissant comme axe principal l’opposition public/privé, mentionne également le genre comme outil d’analyse. Nul besoin d’insister sur la linéarité ou la simplification de l’analyse, voulant me référer seulement à l’usage du genre. Sans donner une définition ou une explication sur l’acception selon laquelle il prend le genre, cet historien pense que la rupture épistémologique annoncée par les études sur le genre serait liée au sexe féminin des auteures de ces analyses : « Yvonne Knibiehler se demande, sans répondre, si l’introduction de la dimension sexuelle dans les sciences humaines représente une rupture épistémologique. Nous ne croyons pas pouvoir parler d’une rupture car cela supposerait d’accepter, par exemple, que les historiens femmes ont raison seulement parce qu’elles sont femmes, et puis il ne faut pas oublier que des historiens hommes tels Georges Duby, Maurice Godelier, Alain Corbin ou Robert Schoemaker ont enrichi la bibliographie de la question avec des ouvrages importants. » 30
Dans une autre analyse sur la pensée politique libérale roumaine de 1848 à la Deuxième Guerre mondiale 31 (pour rester toujours sur la période de ma recherche) on déclare adopter « une perspective dont la principale catégorie est le genre ». Mais l’auteure n’y donne aucune définition du genre, n’y propose aucune référence bibliographique quand elle annonce son option. Au contraire, considérant que pour l’époque étudiée il y a une « insensibilité au genre », elle postule, dès le début : « Les penseurs libéraux, à partir des révolutionnaires quarante-huitards et jusqu’aux libéraux ou aux néolibéraux de l’entre-deux-guerres - préoccupés surtout par les questions économiques -, n’ont pas considéré les différences entre les hommes et les femmes comme des aspects importants pour l’analyse des processus qui mettent les fondements des sociétés politiques » 32. Or cette affirmation souligne non seulement que l’auteure ne s’inscrit pas dans une démarche cognitive et méthodologique en termes de genre, mais qu’elle emprunte, d’entrée de jeu, un présupposé erroné des interprétations traditionnelles dominantes. Ce qui apparaît pleinement dans son analyse, qui n’opère pas de mises en perspectives des discours retenus, ne questionne pas les rapports de pouvoirs s’insinuant derrière certaines affirmations, de sorte qu’elle ne fera que confirmer le présupposé de départ. Des exemples tels ne sont pas rares...
Or il me semble que le manque d’une réflexion et d’un débat épistémologiques et méthodologiques sur le concept de genre est doublement néfaste : non seulement cela entraîne, comme on l’a vu, des confusions regrettables et rend ces analyses de nouveau inutilisables, mais cela nuit aussi à l’imposition du domaine, qui par ce type de contributions ne pourra jamais forcer une réinterrogation de l’histoire, de la sociologie ou de la science politique « dominantes ».
Pour ce qui est de l’enseignement, reconnaissons d’emblée que les choses ne sont pas faciles, et de plusieurs points de vue. Mon, expérience me permet de dire qu’il s’agit d’un domaine assez méconnu. Depuis quelques années, je propose un cours optionnel sur le genre 33 à la Faculté de Sciences politiques (Université de Bucarest), sans ressentir l’impression d’avoir réussi à contribuer au changement. Le public reste peu nombreux, et le plus difficile est que les étudiant(e)s - pour la majorité d’entre eux - ne possèdent aucune lecture antérieure sur le sujet, à leur actif. Quoi qu’il en soit, avec un seul cours, on ne peut prétendre suffire à l’enseignement de ce domaine...
Néanmoins, dans d’autres institutions d’enseignement supérieur, cet enseignement existe. Plusieurs facultés ont organisé des masters d’études de genre ou d’études féministes (sous différentes appellations), des centres de recherche ont été créés dans les facultés ou auprès de différentes ONG, et y assurent des publications. N’ayant pas entrepris une enquête récente à ce propos 34, je reprendrai quelques constatations faites à l’occasion de l’atelier de 2002 sur les thèmes et les directions des études sur le genre en Roumanie. Nous avons y pu réunir, entre autres, les représentantes de trois centres universitaires proposant déjà des cours ou des formations dans le domaine du genre/des études féministes. La seule formation de ce moment-là était le master de l’Ecole nationale d’Etudes politiques et administratives (Bucarest) 35 ; nommé d’abord « Master d’Etudes de Genre » (1998), puis « Genre et Politiques publiques » (2001) pour s’appeler à présent « Genre et Politiques européennes » 36. En 2002, Liliana Popescu affirmait que l’une des préoccupations des organisateurs de ce master était de « mettre les études de genre au service du changement des politiques publiques de notre pays », ce qui justifiait le premier changement de son appellation. A Cluj et à Timisoara voire dans la Faculté de langues et littératures étrangères de Bucarest, les cours sur le genre ou sur le féminisme était intégrés dans le cursus universitaire, sans constituer une spécialisation à part. Un centre de recherches interdisciplinaires pour les Etudes de Genres a été créé en 2002 à Cluj dans le cadre de l’Institut d’anthropologie culturelle de la Faculté d’Etudes européennes (Université Babes-Bolyai) 37. A Timisoara, a vu le jour en 1999, le Centre d’Etudes féministes, une ONG rattachée à l’Université d’Ouest de Timisoara, filiale de la Société roumaine d’études anglaises et américaines . 38
Les présentations de l’enseignement des études de « genre » réunies dans ce volume montrent qu’en général, ces études sont entrées dans les universités de façon camouflée, à l’intérieur des disciplines « traditionnelles » et parfois à l’intérieur de cours qui ne contenaient pas, dans leur label, le mot « genre » ou « féminisme ». La question autonomie/intégration, « l’import » bibliographique, le besoin de s’adapter au marché, les difficultés matérielles mais aussi les ressources humaines limitées sont des aspects qui reviennent sous la plume des auteures. On peut également constater que les politiques européennes jouaient déjà un rôle dans la promotion et le financement de ce type d’études, et il me semble qu’à présent leur rôle est encore plus grand. Mais ce qu’il a manqué surtout à cette rencontre, a été un débat 39 conceptuel et méthodologique autour du concept de « genre ». Je souligne « concept » et non « mot ». Les auteures déjà citées (qui représentaient - et représentent encore -la voix dominante dans ce domaine de recherche en Roumanie) mettaient en fait le signe d’égalité entre le genre et le féminisme, considérant (sic !) que les études féministes sont plus complexes que le genre, car elles y ajoutent une « composante d’activisme, de mobilisation et de prise de conscience de la part des femmes au regard des discriminations existantes » 40. Elles ont considéré que des voix fuyaient le chapeau « féminisme » et préféraient le syntagme « étude de genre » « comme un substitut neutre du point de vue idéologique ou comme un succédané linguistique, dont la sonorité ne produit pas, dès le début, des réactions négatives » 41. Mais de quel « genre » a-t-on parlé ? Aucune définition n’en a été donnée. Et les travaux du colloque ont montré que l’article de Joan Scott n’était pas connu...
L’absence d’une réflexion et d’un débat réels autour du concept de « genre » me paraît problématique pour le développement de ce domaine d’études et de recherche. D’autant plus que la Roumanie est, elle aussi, très concernée par le risque de « démonétisation », d’« ’euphémisation », ou de « normalisation » du concept, tel qu’évoqué dans la présente rencontre du RING.
Notes :
1. Le syntagme, rendu célèbre par l’article qui a fait date de Joan Scott, (« Gender : A Useful Category of Historical Analysis », in American Historical Review, 5, 91, 1986) a été repris par la suite dans de nombreux colloques, articles et ouvrages, parmi lesquels et des plus récents, le volume du RING Le genre comme catégorie d’analyse. Sociologie, histoire, littérature, sous la dir. de Dominique Fougeyrollas-Schwebel et alii, L’Harmattan, Paris, 2003.
2. Judith Butler, Gender Trouble : Feminism and Subversion of Identity, Londres, Routledge, 1990.
3. V. par exemple Nicky le Feuvre, « Le « genre » comme outil d’analyse sociologique », in Le genre comme catégorie d’analyse, op. cit., et Michèle Riot-Sarcey, « De l’usage du genre en histoire », in Ibidem.
4. Démarche entreprise par celle qui a forgé le concept lui-même : Joan Scott, « Millenial Fantasies. The Future of « Gender » in the 21st Century », in Gender - die Tücken einer Kategorie, Claudia Honnegger, Caroline Arni (HG), Zürich, Chronos Verlag, 2001, p. 29.
5. Eleni Varikas, Penser le sexe et le genre, Paris, PUF, 2006.
6. Un atelier que j’ai co-organisé en 2002 révélait déjà que chez les représentantes présumées « légitimes » - puisque les plus connues (sic !) - des études féministes en Roumanie le genre ne se trouve pas parmi leurs instruments de travail et d’autant moins parmi leurs thèmes de réflexion. Ionela B ?lu ??, Ioana Cîrstocea, coord., Directii si teme de cercetare în studiile de gen din România (Directions et thèmes de recherche dans les études sur le genre en Roumanie), Bucarest, New Europe College, 2003. Mise à part une minorité très minoritaire de quelques chercheuses formées en Occident, le « genre » est, dans la plupart des cas, soit inconnu, soit utilisé de manière non-réfléchie et de toute façon non critique.
7. Ionela Balu ?a, Du « harem » au « forum ». Réflexion sur la construction d’une nouvelle identité féminine dans la seconde moitié du XIXe siècle roumain, thèse de doctorat sous la dir. de Francine Muel-Dreyfus et Ioan Mihailescu, soutenue à l’EHESS, mars 2005.
8. Ionela Balu ?a, Ioana Cîrstocea, coord., Directii si teme de cercetare în studiile de gen din România, op. cit.
9. Aspect souligné également par Michèle Riot-Sarcey, « L’historiographie française et le concept de "genre" », in Revue d’histoire moderne et contemporaine, 47, oct-déc 2000.
10. Eleni Varikas, Penser le sexe et le genre, op. cit., p. 61.
11. J’ai utilisé « l’événement » dans le sens donné par Michèle Riot-Sarcey : « un événement dans sa dimension politique est tout ce qui surprend, déstabilise le cours normal des choses : une conjoncture impensable dans les termes traditionnels, au moment de son avènement, et qui est irréductible au mode de penser commun, à la doxa », Michèle Riot-Sarcey, Le Réel de l’utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle, Bibliothèque Albin Michel, Paris, 1988, p. 29.
12. Michèle Riot-Sarcey, La Démocratie à l’épreuve des femmes. Trois figures critiques du pouvoir 1830-1848, Paris, Albin Michel, 1994, p. 22.
13. Tel que l’a montré l’excellente analyse de Francine Muel Dreyfus, Vichy et l’éternel féminin. Contribution à une sociologie politique de l’ordre des corps, Paris, Seuil, 1996.
14. Pour une présentation plus ample du contexte historique et de son utilisation comme outil méthodologique, v. Chap. I, Première partie « Transformations sociales et politiques : les repères historiques d’une analyse sociologique », in Ionela Balu ?a, Du « harem » au « forum », op. cit., pp. 76-116.
15. Cf. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Minuit, Paris, 1979.
16. La définition et l’analyse de George Mosse sont particulièrement intéressantes, car en associant respectabilité et nationalisme, il arrive à déceler finement les enjeux politiques de la construction d’une certaine identité masculine ou féminine : George L. Mosse, Nationalism and Sexuality : Middle Class Morality and Sexual Norms in Modern Europe, Madison, WI, University of Wisconsin Press, 1985.
17. Pierre Bourdieu considère que la corrélation étroite qui existe entre les « probabilités objectives » et les « espérances subjectives » s’explique notamment par le fait que « les dispositions durablement inculquées par les possibilités et les impossibilités, les libertés et les nécessités, les facilités et les interdits qui sont inscrits dans des conditions objectives [...] engendrent des positions objectivement compatibles avec ces conditions et en quelque sorte préadaptées à leurs exigences [...]. » ; cf. Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Minuit, Paris, 1980, p. 90.
18. La conscience ethnique comme forme première de la conscience nationale, et le processus de la construction nationale roumaine s’inscrivent dans le modèle proposé par Anthony D. Smith dans la théorisation du modèle ethnique de la nation. V. Anthony Smith, National Identities, University of Nevada Press, Nevada, 1991.
19. Par exemple, Eleni Varikas montre que dans la Grèce du XIXe siècle, l’identité nationale se construit aussi entre « deux pôles antinomiques », dans la double préoccupation de « continuité et de rupture ». Eleni Varikas, « Lieux des femmes dans l’espace public 1800-1930 », in Monique Pavillon, François Vallotton éd., Actes du colloque de L’Université de Lausanne 11-12 nov. 1991, Histoire et société contemporaines, Lausanne, 1992, tome 13/92.
20. Alexandru Dutu, Ideea de Europa si evolutia constiintei europene, éd. All, Bucarest, 1999, p. 186 ; l’auteur considère que « cette utopie de la récupération » aurait été provoquée par le passage des formes étatiques médiévales directement à l’Etat moderne ; les tensions que j’ai retenues ne font qu’expliciter et relativiser ce passage.
21. Tout comme l’a montré Francine Muel-Dreyfus, Vichy et l’éternel féminin, op. cit.
22. V. par exemple Michèle Riot-Sarcey, La Démocratie à l’épreuve des femmes, op. cit.
23. En ce sens, un exemple paradigmatique est l’anthologie : Françoise Collin, Evelyne Pisier, Eleni Varikas, Les femmes de Platon à Derrida. Anthologie critique, Paris, Plon, 2000.
24. V. par exemple Michèle Riot-Sarcey, « Introduction », La démocratie à l’épreuve des femmes, op. cit. ; ou l’analyse de Francine Muel-Dreyfus, qui parle de « cette forme de lutte politique qu’est la lutte historiographique » : Francine Muel-Dreyfus, « Le genre : une catégorie légitime de la sociologie politique », in Gender - die Tücken einer Kategorie, op. cit., p. 80.
25. V. notamment Eleni Varikas, « Naturalisation de la domination et pouvoir légitime dans la théorie politique classique », in Delphine Gardey, Ilana Löwy, (sous la direction de), Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin. L’Invention du naturel, Editions des archives contemporaines, Paris, 2000, pp. 90-108.
26. V., par exemple : Delphine Gardey, Ilana Löwy, (sous la direction de), Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, op. cit. ; Sylvie Steinberg, « L’inégalité entre les sexes et l’égalité entre les hommes. Le tournant des Lumières », in Esprit. L’un et l’autre sexe, n° 273, mars-avril 2001, pp. 23-38.
27. Michèle Riot-Sarcey, « Les sources du pouvoir », art. cit., p. 34.
28. Jacques Lagroye, Sociologie politique, deuxième édition revue et augmentée, Presses de la fondation nationale des sciences politiques & Dalloz, Paris, 1993, p. 13.
29. Alin Ciupala, Femeia în societatea româneasca a secolului al XIX-lea. Între public si privat, Bucarest, Meridiane, 2003. Pour une analyse plus détaillée de ce livre, v. mon compte rendu in Studia Politica, vol. IV, n°. 1/2004, pp. 250-252.
31. Raluca Maria Popa, « Dimensiuni ale patriarhatului în gândirea liberala româneasca între 1848 si al doilea razboi mondial », in Maria Bucur, Mihaela Miroiu éd., Patriarhat si emancipare în istoria gândirii politice românesti, Bucarest, Meridiane, 2002, pp. 25-71. Il faut aussi dire que le livre s’inscrit dans la collection "Etudes de genre", coordonnée par Mihaela Miroiu aux éditions Meridiane.
33. Jusqu’en 2006, j’ai dispensé un cours intitulé "La construction du genre : du social au politique" ; actuellement, je propose comme enseignement : "Féminisme et idéologies politiques".
34. V. en ce sens, Ioana Cîrstocea, Faire et vivre le postcommunisme. Les femmes roumaines face à la « transition », Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, coll. Institut de sociologie-Sociologie politique, 2006.
35. V. Liliana Popescu, « Studiile de gen la Scoala National ? de Stiin ?e Politice si Adsinsitrative », in Ionela Balu ?a, Ioana Cîrstocea, coord., Directii si teme de cercetare în studiile de gen din România, pp. 207-212.
36. Cf. le site de la Faculté de sciences politiques de SNSPA : http://www.politice.ro/postuniversitar.php
37. Enikö Magyari-Vincze, « Studiile de gen la Cluj », in Ionela Balu ?a, Ioana Cîrstocea, coord., Directii si teme de cercetare în studiile de gen din România, pp. 213-220.
38. Reghina Dascal, « Despre studiile de gen la Timisoara », pp. 231-236.
39. Je déplore ce manque de débat. En effet, bien qu’à la section portant sur les recherches en cours, nous (quelques chercheures arrivées dans des universités occidentales pour la formation doctorale par l’intermédiaire de l’Ecole doctorale francophone de Bucarest) ayons clairement exposé la façon dont nous utilisions la « catégorie » de genre, les autres participantes n’ont manifesté aucune réaction. Ne s’était pas instauré, à proprement parler, un dialogue sur ce thème.