Le vendredi 14 et samedi 15 novembre 2003
à l’Université Paris 7 - Denis Diderot
Comité d’organisation :
Sonia Dayan-Herzbrun (Université Paris 7 - CSPRP),
Nicole Gabriel (Université Paris 7 - CSPRP),
Eleni Varikas (Université Paris 8 - Histoire intellectuelle)
Ce colloque international a été organisé à l’occasion du centenaire de la naissance de Theodor Adorno
Elisabeth LENK (Université de Hanovre) : Après Auschwitz : les trois rectifications de la théorie critique d’Adorno
Je prends comme point de départ ma correspondance avec Adorno (Theodor W. Adorno und Elisabeth Lenk. BriefwechSel 1962-1969 herausgegeben von Elisabeth Lenk, Dialektische Studien edition text und kritik im Richard Boorberg Verlag, München 2001) pour montrer qu’Adorno, dans sa phase tardive, revient aux radicalismes presqu’iconoclastes qu’il avait manifestés pendant la guerre et qui continuent à irriter « nos » représentants orthodoxes de l’Ecole de Francfort. Faut-il en conclure que ces radicalismes seraient salutaires à la discussion féministe actuelle ? Je pense que oui, au moins en Allemagne, où les féministes de gauche ont tendance à oublier que la contradiction des sexes n’est pas une « contradiction secondaire » (Nebenwiderspruch) comme l’avait dit Marx et, à sa suite, répété les Bebel et bien d’autres sociaux-démocrates. Si Rosa Luxembourg manifeste, elle, un radicalisme rare, c’est au prix de sa personnalité vivante qui était là, mais comme dissociée de sa pensée
Eva Maria Ziege (Université de Berlin Humboldt) : La femme comme fétiche
Après son exil londonien, peu avant d’aller s’établir à New York, où après avoir fui l’Allemagne nazie, le siège de L’Institut für Sozialforschung (IsF) poursuivait ses travaux depuis 1934, Adorno a esquissé dans une lettre l’idée d’un projet « sur le caractère féminin ». Il le mettait en rapport direct avec les Etudes sur l’autorité et la famille, de l’IfS, publiées l’année précédente et auxquelles il n’avait pas participé.
Si dans les Etudes sur l’Autorité et la famille, la question centrale des principes du « ciment social » assurant la cohésion de la société avait trouvé une réponse dans l’existence de l’Etat, de la religion et de l’autorité familiale (patriarcale), cette question devait être posée aujourd’hui une nouvelle fois. On devait au contraire voir le « ciment social » dans le principe économique même « dont le développement prescrit la loi du mouvement de la société et pousse celle-ci à la catastrophe, c’est-à-dire la forme de la marchandise ». La coïncidence de fait entre la théorie marxiste et la psychanalyse, écrivait Adorno, résidait dans le « caractère de fétiche de la marchandise et dans le caractère fétichiste des êtres humains ».
Adorno se montrait convaincu qu’aujourd’hui « la femme dans une certaine mesure était plus dominée que l’homme par le caractère de fétiche » et qu’il convenait de considérer les femmes « beaucoup plus comme un
ciment social que l’autorité familiale par exemple », et « que même la sexualité de la femme (était) largement désexualisée ; comme si elle s’était, pour elle-même, à ce point transformée en fétiche que son propre caractère de marchandise [...] se glissait entre les femmes et leur activité sexuelle, et cela même lors de la promiscuité la plus totale ». Selon Adorno, l’analyse de la position de la femme dans l’économie bourgeoise devrait permettre de révéler les traits de caractère spécifiques de son sexe ainsi que leur fonction non seulement pour le maintien du capitalisme, mais aussi « pour la reproduction fasciste de la bêtise ».
Notre communication s’occupera d’une part « de cette lettre bien sûr irresponsable et improvisée », comme Adorno le dira lui-même ailleurs, et dans laquelle, d’autre part, il se montrait « tout à fait convaincu » d’« avoir développé des positions clés pour la situation présente ». Nous procéderons à cette analyse en gardant à l’esprit l’hétérogénéité des positions par rapport à la psychologie des sexes au sein de l’Institut für Sozialforschung.
Kate Soper (School of Arts & Humanities, University of North London) : Adorno, feminism and the utopian promise
This paper will place Adorno’s argument, and its possible contribution to current feminist concerns, in the context of the Left political trajectory over the last 30 years, focussing in particular on its relation both to the "New Left" social movement politics of the 1960s-1980s, and to postmodernist responses and developments. It will acknowledge that Adorno’s explicit criticisms of patriarchy are in certain respects limited and
out of date. But it will also argue that his negative dialectics, and the particular type of utopian discourse associated with his critique, remain of continuing relevance to a feminist theory that seeks to avoid both essentialist and de-differing conceptions of gender ; and which aspires in its political programme to something more than formal sexual equality within an otherwise unmodified world of capitalist globalisation and consumerist perceptions of identity, freedom and the "good life". Seen through the Adornian "prism", feminism remains a crucial vehicle of alternative thinking about social justice, eroticism, reciprocity and personal fulfilment.
Eleni Varikas (Science Politique. Université de Paris 8) ; "Choses importantes et accessoires". Expérience singulière, historicité et politique
Le rapport étroit qu’établit Adorno entre le niveau conceptuel et la matérialité de la domination est au coeur de la construction moderne du genre et de l’invisibilité singulière des enjeux politiques dont elle procède. Partant de ce rapport, je voudrais explorer la pertinence et l’actualité de la démarche adornienne pour une critique féministe des catégories au moyen desquelles on pense l’antagonisme de sexe et la liberté des femmes.
Si comme le disait
Simone de Beauvoir, être (femme, homme) c’est "être devenu(e)", avoir été fait(e) tel(le), la remémoration de ce devenir et des rapports de pouvoir qu’il recèle est plus que jamais actuelle dans une période où le genre se comprend de plus en plus soit comme un "fait positif" qu’il convient d’administrer, soit comme une série d’identités dont la production performative n’a d’autres limites que celles de
notre libre choix. Traquer les traces des antagonismes et de rapports de forces qui ont marqué ce devenir avant de se figer en "faits positifs", "données" ou "options" du présent, fait partie des tâches qu’Adorno confiait à la théorie critique : mettre à nu ce qui est cachéou réprimé sous l’évidence d’un processus, d’une théorie, d’un concept, non pas au sens d’un complot, mais parce qu’il ne rentre pas dans la logique du fait accompli. <
Suivant certaines pistes de la (méta)critique épistémologique d’Adorno, je vais
revisiter les débats féministes sur le statut théorique de l’expérience - une catégorie qui n’est pas réductible à ses usages essentialistes et qu’on ne peut évacuer sans se plier à la division du monde en "choses importantes et accessoires" qui expulse hors de l’universel l’expérience singulière des dominés. Mobilisant le concept adornien de « constellation », je tenterai d’explorer la place de cette expérience dans le véritable travail d’anamnèse qu’exige l’historicité du genre.
Renee Heberle (Political Science. University of Ohio) : Living with Negative Dialectics : Feminism
and the subject of modernity
There appears to be a consensus among some feminists that there is a choice to be made between postmodern and modern theories, that the future of feminist politics depends upon it. The question of "the subject" figures prominently in this choice. Just as Jurgen Habermas insists that critical theory went wrong when it abandoned Enlightenment possibilities before they could be realized or experienced, Nancy Hartsock suggests that feminists go wrong if they abandon the subject before women have the opportunity to inhabit its shape and enjoy its agential qualities. Additionally the claim is made that, with the "postmodern turn" intellectual life has raced ahead of, or abandoned completely, the "Real" that ordinary folks have to live with. Mark Lilla, for example, accuses intellectuals who engage the likes of Heidegger and Foucault of being "reckless" in this respect. A good number of feminists would agree, suggesting that feminists might carefully, reasonably, pick and choose from the insights offered by postmodern thinkers, but should not be swept off their feet by the romance of proliferating possibilities and deconstructive dances.
This "for or against" discourse not only caricatures intellectual life, but is simultaneously overly optimistic about the potential influence of intellectual life given the contemporary context in which it functions. I turn to Theodor Adorno to look at debates about "the subject of feminism" for several reasons. He was painfully aware of his situatedness as a critical thinker. This paper will consider current efforts to rescue the subject and subjectivity for feminist purposes in light of Adorno’s struggle with "the guilt of what he is thinking" (ND) and his efforts to put into words, to convey objectively, the damage done to the potential for individuality and the autonomy of the subject by instrumental rationality.
Rather than taking a position for or against the subject as such, I want to look at how Adorno understands the damage done to the subject of modernity and the potential for that subject to speak as such. Feminism has described and conceptualized the damage done to women, to the feminine, and to the possibilities of freedom in the context of gendered relations of dominance. As thinkers and activists we don’t want to end the story there. However, if as Adorno, among many others, says, politics is about conceptualizing and representing the self in the public space, what are we suggesting in insisting the suffering subject of feminism be heard as such ?
Adorno says, "the need to lend a voice to suffering is a condition of all truth." Thanks to much struggle, voices are being lent to the suffering of those who are identified as women, and more generally, of those who represent the other of proper masculinity, whether they inhabit female or male bodies. I do not ask whether the truth of her suffering is heard, as once experience is heard, once it is objectively conveyed, I think, with Adorno, that truth is beside the point. Adorno insists there is a need, an impulse, that conditions truth. Breathing life into it may not be the same thing as breathing life into the subject of modernity. It is a far more particular and historically bound process, one that must take careful account of the objective context in which the impulse lives. Adorno appears quite pessimistic in that he sees the objective life of the subject of modernity offering limited possibilities for transformation. In this sense he predicts Foucault’s emphasis on particular knowledges and his
attention to localized strategies of subversion.
In the space of politics, suffering is too often conceived as something owned and only authentically understood by the subject of suffering. In fact, it is always already imbued with particular kinds of meaning by society. These meanings too often, according to Adorno, are merely strategies for learning how to live with suffering. Transformative possibilities do not live in the suffering itself, but in the potential for a self-other relationship that gives primacy to the object, to the constitutive qualities of objective life. To suggest we can take a stand for or against the subject, and, thus take fuller account of suffering as such, is presupmtuous. I will argue feminists should become more reflexive about how claims about the subject of suffering are potentially complicit in perpetuating the status quo.
Nicole Gabriel (Université de Paris 7) : Princesse Lézard. La femme aphoristique de Minima Moralia
De par leur titre, les Minima Moralia s’opposent à la « grande morale » d’Aristote, tout en s’y rattachant encore, puisqu’il est fait référence dans la préface à « la doctrine de la bonne vie ». Ils sont placés sous le signe de Nietzsche (« le triste savoir »), et leur forme fragmentaire, aphoristique, évoque les moralistes français. De manière explicite ou implicite, Proust à qui est consacré le fragment n°1, réapparaît constamment ainsi que les personnages de la Recherche. Cette « petite morale » ou « morale mineure » se compose de trois « livres », le premier écrit en 1944, le second en 1945, le troisième en 46 et 47, en exil donc, de la dernière année du conflit mondial jusqu’à l’énonciation de la doctrine Truman. L’oeuvre a été publiée après le retour à Francfort aux éditions Suhrkamp en 1951.
La lecture fait apparaître une structure en leitmotivs musicaux. On trouve dans chaque partie un ensemble de fragments dédiés aux femmes, à l’amour, à la fidélité, au mariage, à la prostitution, aux rapports entre les sexes dans la société bourgeoise et la société marchande, à la beauté et au malheur, à des figures de l’émancipation féminine. Il s’agir de notations (notes ?), non d’un sociologue, mais d’un observateur critique ou amusé dont l’émotion parfois trahit la subjectivité. Une seule fois l’approche fait une référence (humoristique) à une
théorie avec la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel. Sinon, Adorno choisit les masques de figures littéraires, issues de contes ou de légendes comme Philémon et Baucis, Blanche Neige, ou Princesse Lézard, ou d’auteurs comme Goethe (Mignon, la Bayadère), Schnitzler, Wedekind, Sade, Balzac et la Duchesse de Langeais, Baudelaire, Proust, Ibsen avec Nora et Hedda Gabler. Mozart est présent dans le nom de sa femme Constanze, dans un fragment sur la constance, c’est-à-dire la fidélité.
Nous avons dénombré dans chaque partie un certain nombre de fragments qui constituent une unité, dans la
mesure où ils se répondent comme on le dirait de sons.
Dans la première partie, les fragments : 10 (Unis séparés), 11 (Domicile conjugal), 12 ( Tous les
chats sont gris) et 49 (Morale et chronologie).
Dans la deuxième partie, de 55 à 59 : Puis-je avoir l’audace, Exploration généalogique, Exhumation, La vérité sur Hedda Gabler, Depuis que j’ai vu,
Dans la troisième partie : de 117 à 113 : Ne cherchez plus mon cœur, Princesse Lézard, L’inutile beauté, Constance, Philémon et Baucis, et dona ferentes, le trouble-fête.
Il n’y aurait pas de sens à vouloir reconstruire chez Adorno une thèse, ou une image, ce qui irait à la
fois contre la forme éclatée et fragmentaire du livre et contre la conviction adornienne selon laquelle on ne saurait plus élaborer de système. Ce que nous nous proposons ici est de considérer de plus près ce que Nietzsche appelait, « les petits grains durs de la vérité.(« die kleinen harten Körner der Wahrheit »).
Sonia Dayan-Herzbrun (Université de Paris 7) : Lulu, fragment du monde aliéné : écriture musicale et politique
L’ouvrage que Theodor Adorno consacre en 1968 à Alban Berg, dont il fut l’élève et l’ami est le dernier qu’il ait livré à la publication. Il se clôt sur une analyse de Lulu, opéra écrit à la fois sous la forme de pièces symphoniques et d’une oeuvre en trois actes achevée après la mort du compositeur. Cette analyse se déploie sur plusieurs dimensions. Celle d’une lecture globale des rapports sociaux, qui n’est pas étrangère à Berg dont Adorno écrit qu’humaniste et de sensibilité socialiste, il avait un penchant pour les faibles, les victimes, telle Lulu, et pour les lieux du refoulé, bas-fonds de la psyché et de la société. Les personnages de l’oeuvre sont aussi caricaturaux que ceux qui se produisent dans un cirque, évoqué dans les premières mesures de la partition. Lulu doit se lire aussi comme une utopie négative, celle de l’attente vaine du bonheur et de l’amour toujours humilié, mais qui se veut « fusion entre la réalité opprimée et l’espoir ». Lulu enfin est une figure du rapport ambivalent entretenu par la société patriarcale - et pas seulement à la société bourgeoise - à la sexualité féminine, qui, lorsqu’elle entre en conflit avec la société, représente « objectivement un enjeu politique ». Cet enjeu est celui d’une irruption hors de la violence civilisatrice qui contraint au caractère féminin.
Dans sa critique radicale de ce qui existe, dans son capacité de traquer le
pouvoir derrière des rapports
considérés comme faisant partie de la nature
humaine, la théorie féministe a puissamment
contribué à repenser la question de la
domination. Les enjeux auxquels elle est confrontée
aujourd’hui réaffirment plus que jamais
l’actualité de cette question et font apparaître
l’importance de la resituer dans la perspective d’une
formulation nouvelle qui réaffirmerait sa force critique et
son aspiration à l’émancipation et à
l’universel. Dans cette perspective, un retour, ou plutôt un
détour par l’œuvre de Theodor Adorno pourrait
être particulièrement fructueux.
Contrairement
à d’autres philosophes de sa
génération, Adorno n’a pas constitué
une source explicite d’inspiration pour les féministes. Et
pourtant sa réflexion croise souvent, dans sa
problématique, ses préoccupations et sa
méthode, la critique
développée par la théorie
féministe. Cette proximité se manifeste tout
d’abord dans l’une des dimensions les plus importantes de la dialectique
négative qui consiste
à prendre l’idéologie de
l’émancipation au pied de la lettre pour la confronter
à la réalité et
exiger qu’elle devienne réalité.
Cette démarche qui interroge
l’émancipation et les Lumières du point de vue de
leurs promesses et des aspirations qu’elles ont fait naître,
rencontre en effet la critique percutante du faux universalisme et de
l’invisibilité de l’exclusion
développée par les études
féministes : la critique des idéologies du
progrès qui évacuent la domination de genre comme
un résidu du passé vouée à
disparaître ; la critique du scientisme qui fait remonter
l’inégalité de sexe à la nature, cette
nature qui pour Adorno, "n’est que le stigmate
d’une mutilation sociale" ; la mise en lumière des
procédés de
catégorisation/infériorisation qui travaillent
pour plier à la logique de l’UN tout ce qui
témoigne de la diversité et de la
pluralité constitutives de l’universel ; la
réflexion sur la question de l’identité dans une
configuration ou l’autre
est privé(e) de toute individualité et
construit(e) comme un exemple de son espèce ; enfin,
l’analyse du rapport entre langage et pouvoir et de la double
invisibilité de la domination de genre dans la
cité et dans les catégories de la
pensée.
Cette
double analyse,
à la fois politique et conceptuelle, de la domination offre
un angle privilégié pour revisiter et
débattre de partis pris théoriques et
méthodologiques qui ont été au
cœur de la réflexion féministe :
l’évaluation critique, et la re-écriture, du
passé dans une optique de re-mémoration de ce qui
a été omis ou refoulé dans l’histoire ;
la mise en question de la division du monde en choses importantes ou
accessoires qui sert à neutraliser les manifestations les
plus flagrantes de l’injustice en les présentant
comme de simples exceptions ; l’importance accordée
à la question de la souffrance, à celle de la
matérialité de la vie quotidienne comme vie
mutilée et au statut théorique et politique de l’expérience
individuelle et collective qui est au coeur des
débats de l’épistémologie
féministe.
Ces
problématiques offrent quelques pistes pour penser
l’intérêt, mais aussi les limites et les
impensés que présente l’oeuvre d’Adorno
pour une pensée de la domination de genre qui s’inscrit dans
une perspective de libération. Les éclairages et
les apports mutuels de la théorie féministe et de
la théorie critique auront pour objet de stimuler une
réflexion commune entre perspectives différentes
du féminisme. C’est
pourquoi, plutôt qu’une juxtaposition d’exposés,
nous préférons considérer les
interventions à ces deux journées comme des
points de départ pour une véritable discussion
d’enjeux théoriques et politiques dont on n’a pas souvent
l’occasion de débattre.