Séminaire EHESS animé par
Jean-Baptiste Pettier, Manuela Salcedo, Mathieu Trachman
salle 9, EHESS, 105 bld Raspail, Paris, 17h-19h
Présentation :
Centrale dans une tradition sociologique qui interroge l’expression obligatoire des sentiments, le soubassement affectif des rapports de pouvoir ou les goûts propres à telle classe sociale, la question des affects a cependant souvent été traitée de manière parcellaire et éclatée. Posée par la sociologie du couple et de la famille, du care, des études de genre ou par l’anthropologie de la parenté et de la sexualité, la question se réduit souvent à montrer que ce que nous pensons être de l’ordre de l’intime relève d’une construction collective et d’une contrainte culturelle ou sociale, justiciable d’une analyse sociologique. Le traitement des sentiments par les sciences sociales semble donc consister, d’une part, à en reconnaître la place fondamentale dans les rapports sociaux, et d’autre part à en subordonner l’analyse aux questions proprement sociologiques de l’institution des groupes sociaux et des rapports de domination. Cette réduction théorique des affects tend à faire de ceux-ci un continent obscur et encore naturalisé des relations humaines, relevant de la sphère privée, et de la psychologie.
En faisant le projet d’une économie politique des sentiments, cet atelier a pour objectif de reprendre et d’historiciser cette question, selon trois axes. D’une part, à partir des travaux anglo-saxons de la sociology of emotion notamment, il s’agit de faire un travail de distinction des notions de sentiments, d’émotion, d’affects. Le deuxième objectif est de poser la question dans le cadre des évolutions du capitalisme. Les travaux sur le nouvel esprit du capitalisme, et en particulier ceux d’Arlie R. Hochschild autour du « travail émotionnel », mais aussi, plus récemment, ceux d’Eva Illouz sur « les sentiments du capitalisme » (2006) et du « capitalisme émotionnel » (2007) sont ici décisifs. Les évolutions du marché et du marché du travail apparaissent ainsi comme concomitantes des évolutions des sentiments, dans le cadre d’un double mécanisme de production et de capture des affects par le capitalisme, et ouvrent une analyse des différentes transactions intimes, notamment étudiées par V. Zelizer. Le troisième objectif est d’interroger la construction politique des sentiments. Plusieurs travaux soulignent l’importance des enjeux sexuels et amoureux dans les processus de représentation et de définition des nations (Haiyan Lee dans le cas chinois par exemple, Ann Stoler à propos des politiques coloniales, mais aussi les travaux sur le mariage gai et lesbien). Les sentiments font ici l’objet d’un contrôle par l’appareil d’État, qui institue des différences de légitimités affectives ; ils sont à la fois à la base de revendications de reconnaissance étatique et juridique par des couples qui revendiquent l’authenticité de leurs relations, et de l’élaboration de stratégies de subversions individuelles. Interroger les économies politiques des sentiments, c’est donc finalement expliciter les définitions, les modes de valorisation et les modalités de contrôle des sentiments, tout comme les processus de subjectivation que ces derniers engagent.
Cet atelier reposera sur l’examen de cas de figures exemplaires des interactions entre le marché, le politique et les affects (les politiques familiales, les mariages binationaux, le travail sexuel), sur la lecture et l’analyse parallèle de textes de sciences sociales innovant par leur approche de ces questions, et sur les présentations d’invités extérieurs travaillant sur des thèmes en rapport avec les enjeux de l’atelier.
Programme :
. 9 décembre : Introduction : "Question de feeling"
. 13 janvier : Marlène Benquet (CMH) et Mathieu Trachman (IRIS) : « Liens affectifs et sentiments d’injustice au travail : regards croisés sur la grande distribution et la pornographie »
. 10 février : Michel Bozon (INED) : « Se toucher avant de se connaître : analyse politique de la cordialité brésilienne »
. 9 mars : Aurélie Jeantet (Paris 3) : « Le travail émotionnel »
. 13 avril : Sébastien Roux (CSE) : « Retour sur No money, no honey »
. 11 mai : Manuela Salcedo (IRIS) : « Papiers et amours : les sentiments mêlés des couples binationaux »
. 8 juin : Jean Baptiste Pettier (IRIS), « Faut-il un "coeur" pour écrire "amour" ? Politique, écriture et problème de définition des sentiments en République Populaire de Chine »
http://www.ehess.fr/fr/enseignement/enseignements/2011/ue/1123/