Dossier thématique de la revue L’Homme et la Société
Dossier coordonné par Isabelle Giraud (Institut des études genre, Université de Genève) et Ioana Cîrstocea (CNRS, SAGE Strasbourg,)
Argumentaire :
Les débats sur l’intersectionnalité et le pluralisme qui agitent les milieux universitaires interpellent directement les mouvements féministes. Critiqués pour leur monochromie militante, pour leur oubli des différences entre femmes et pour leur construction d’un « Nous, les femmes » universel et partant injuste, les mouvements des femmes sont appelés à réaliser concrètement cet idéal de vivre ensemble. Il s’agirait d’atteindre l’harmonie malgré les différences entre femmes, d’œuvrer à un projet de reconnaissance mutuelle, d’écoute et de partage. Cet idéal permettrait de sortir d’un militantisme sclérosé en créant des « coalitions ouvertes » qui mettent en avant des identités variées (Butler, 1990), ou au contraire des coalitions selon une politique « postidentitaire » (Lamoureux, 2005), voire des « politiques transversales » fondées sur le dialogue (Yuval-Davis, 1994), et de renouveler ainsi à la fois les répertoires d’action collective et leurs contenus revendicatifs.
La réalité de ce phénomène et la mise en œuvre concrète du pluralisme par les mouvements des femmes forment un angle mort de la recherche en sciences humaines. Les mouvements sont parfois supposés incapables de réaliser des coalitions féminin-plurielles. Limitée par un accès inégal des unes et des autres à la prise de décision collective dans les moments cruciaux, l’expression des dissidences féminines et féministes demeurerait un fait minoritaire. Les mouvements connaîtraient plutôt un éclatement militant en une myriade de petits groupes sans lien entre eux. Les discours collectifs au niveau national ou supranational seraient en panne de renouvellement, formatés par des modes de pensée propres à une époque et à un groupe social dominant : en Europe et aux Etats-Unis, les jeunes ne se retrouvant pas dans le féminisme de la deuxième vague disent avoir créé une troisième puis une quatrième vague féministe, dissidentes des précédentes. Partout à l’échelle mondiale, au niveau national ou supranational, les femmes issues de l’immigration ou formant les minorités visibles ne trouveraient pas leur place dans le paysage militant, pas plus que les handicapées, les hommes pro-féministes, les autochtones, les paysannes, les migrantes de l’intérieur et de l’extérieur, les militantes basées dans des pays non-hégémoniques, les lesbiennes et toutes les femmes subissant l’imbrication de multiples oppressions. Au-delà de la diversité des identités, certains débats comme ceux sur le voile ou sur la prostitution continuent d’approfondir l’inintelligibilité du féminisme et de raffermir la thèse de son éclatement. Toutefois, dans cette affirmation d’inégalités profondes parmi les féministes, une dimension n’est pas prise en considération : l’effet concret de ces discours dénonciateurs des points de vue hégémoniques sur les actions des militantes, comme leur construction et renouvellement au sein même des mouvements. Ces lieux communs sur les mouvements des femmes présupposent une étanchéité entre monde académique et monde militant qui ne se vérifie pas nécessairement ; ils présupposent l’uniformité des coalitions féministes là où l’historiographie a montré la diversité et la multiplicité des tendances des mouvements des femmes ; ils présupposent l’incapacité des acteurs/actrices à apprendre, changer, renouveler, s’interroger, échanger.
Quels sont toutefois les effets pratiques de la circulation des discours, d’une part, de la circulation des acteurs et actrices féministes d’autre part ? Comment ces circulations influencent-elles les expériences militantes ? Certaines pratiques des mouvements féministes se sont effectivement inspirées des analyses intersectionnelles pour évoluer vers un plus grand pluralisme dans la création des coalitions, le renouvellement des objets et des sujets du féminisme. En 2008 par exemple, les cahiers marxistes de l’Université Libre de Bruxelles s’interrogeaient sur « le féminisme à l’épreuve du multiculturalisme » : tout en se concentrant sur la diversité culturelle et religieuse, les diverses contributions de chercheuses et de militantes montrent la réflexivité intense qui existe dans le mouvement des femmes belge sur les privilèges blancs, la construction d’une « communauté imaginée blanche » et sur les conditions de sa transformation, qui passe par des groupes de discussion et l’accès à la prise de décisions (cf. l’élection d’une femme issue de l’immigration à la tête de l’un des plus grandes organisations féminine belge, Vie Féminine). Dans cet ouvrage, des militantes témoignent sur la diversité en leur sein et leurs pratiques de la mixité par exemple, et il apparaît clairement que la question de l’intersectionnalité interpelle le monde militant.
Axes thématiques :
Nous comptons dans ce numéro nous pencher concrètement sur les pratiques des mouvements des femmes et leur capacité/incapacité à inscrire l’intersectionnalité dans les pratiques militantes. Est-il possible d’étayer de manière empirique et ethnographique la reconnaissance, au-delà des rapports de classe et de race, de la diversité des oppressions au sein des mouvements des femmes ? Il y a-t-il des stratégies et des pratiques d’intégration ou de « démarginalisation » mises en œuvre dans les mouvements féministes, qu’ils soient nationaux ou transnationaux ? Lesquelles et avec quels résultats ? Existe-t-il des contre-discours rejetant catégoriquement la formation de coalitions au-delà des différences et militant pour un strict séparatisme de l’action collective ? Quelles sont les résistances au pluralisme dans les mouvements et sur quels objets portent-elles ?
Pour quelles formes d’identification ? En effet, les processus de démarginalisation et de mise en visibilité des enjeux multiples du féminisme relèvent nécessairement d’un travail à long terme, de dialogues, d’interpellation, de conflits et de leur résolution. Car il y a bien un intérêt collectif à ce travail de démarginalisation : la reconnaissance d’un féminin pluriel permet l’élargissement et l’enrichissement de la réflexion féministe, du répertoire revendicatif et d’action collective.
L’accusation sans égard pour les expériences et les tentatives d’inclusion et de reconnaissance, par méconnaissance de leur existence ou par dépit devant leur inefficacité, fait plutôt le jeu de l’antiféminisme et des appels à sa disparition. Cette accusation est souvent nourrie de ressentiments vis-à-vis des jeux de pouvoir créés dans des associations et OING féminines ou féministes anciennes, ou encore construits en dehors des mouvements féministes, dans les institutions où les féministes évoluent - l’université, les syndicats et autres mouvements sociaux, les médias, les ONGs, les partis politiques, etc.
Nous attendons des articles reposant sur des études de cas illustrant des mouvements féministes nationaux ou transnationaux qui participent à une réflexion plus théorique sur le pluralisme, la reconnaissance et la démarginalisation.
Modalités de soumission :
Les articles (35.000 signes notes comprises, double interligne, police Times New Roman, références complètes en notes de bas de page) sont attendus pour le 31 janvier 2014 aux adresses suivantes : ioana.cirstocea@misha.fr, isabelle.giraud@unige.ch.