Colloque organisé par Nicolas Lahaye, Sylvain Lesage, Mathieu Trachman, Anne Urbain
mai 2011, Saint-Quentin-en-Yvelines
Présentation :
Pratique culturelle ordinaire pour les hommes, investie depuis peu par les femmes (Bozon, 2008), industries ou métiers informels dont les contours sont flous mais qui suscite des débats réguliers (Ogien, 2003), la pornographie est également un objet historique dont les frontières sont à géométrie variable : frontières sexuelles (bonne et mauvaise sexualité, homo et hétérosexualité), frontières sexuées, nationales et raciales (la pornographie « interraciale »), frontières de classe (pornographie vulgaire vs érotisme distingué).
Quelques travaux ont pointé tout l’intérêt que représente l’étude à cette contre-culture, dont Robert Darnton a montré pour le XVIIIe siècle le potentiel séditieux. Malgré cela, l’histoire culturelle du contemporain peine toujours à s’emparer de la pornographie comme objet d’étude. Ce retard n’est pas réellement surprenant : volontairement ou non, l’histoire culturelle reprend les hiérarchies culturelles et la pornographie est sans doute l’une des plus illégitimes des catégories de la « culture populaire ».
La valorisation de l’érotisme comme objet de recherche au détriment de la pornographie en est un indice. Celui-ci serait le versant « noble » des représentations de la sexualité, il impliquerait une visée artistique, une recherche esthétique qui différencierait ses productions de la pornographie, dont le seul objectif serait l’excitation sexuelle. Outre le fait que ce clivage érotisme/pornographie se fonde sur une distinction arbitraire et relativement récente, sa reprise – explicite ou implicite – pose un problème épistémologique, puisqu’elle entraîne le chercheur à reproduire une distinction qu’il faudrait interroger.
Ce colloque a pour objectif de combler les lacunes de la recherche sur la pornographie contemporaine, à travers un regard portant à la fois sur ses productions et ses consommations, ses acteurs et ses pratiques. L’angle privilégié par ce colloque est donc large, et si la perspective chronologique structurera notre approche, on accueillera favorablement les propositions de sociologues, de littéraires, de juristes, de spécialistes des sciences de l’information, de sciences de l’éducation...
Un premier enjeu de l’histoire de la pornographie est la définition de celle-ci : de quoi parle-t-on quand on parle de pornographie ? Plusieurs analyses on montré l’arbitraire de la catégorie elle-même, qui rassemblerait des produits, des œuvres ou des films très hétérogènes. Le flou des critères de la qualification de pornographie a souvent suscité des critiques : la pornographie ne constituerait pas un ensemble d’œuvres ou de produits homogènes, mais une mise à l’index politique dépendante de rapports de classe (Kendrick, 1987) ou d’un ordre moral (Tricoire, 2005). La pornographie serait donc avant tout une catégorie de l’action politique, codifiée de manière plus ou moins précise dans le droit : dans cette perspective, l’histoire de la pornographie est d’abord une histoire politique de la censure. Marcela Iacub (2010) a récemment montré que l’histoire de cette catégorie juridique avait des enjeux plus larges que la régulation de la sexualité et concernait le fonctionnement démocratique de nos sociétés.
L’histoire de la pornographie n’est pourtant pas uniquement l’histoire d’une mise à l’index : la pornographie n’est pas seulement une catégorie de l’action politique, mais un monde de producteurs qui peuvent se revendiquer de la pornographie, voire en faire profession, et qui donnent différents significations à leur travail. Les travaux de Robert Darnton (1991, 2004), de Ian McCalman (1988), de Lynn Hunt (1995) montrent comment la pornographie est à partir du XVIIIe siècle une activité clandestine qui se donne un objectif politique, qui se veut à travers l’obscène une critique des pouvoirs établis comme l’Etat et l’Eglise : la pornographie apparaît alors comme un élément d’une sous-culture radicale, héritée des lumières. Le XIXe siècle est celui d’un « tournant conservateur » dans l’histoire de la pornographie (Sigel, 2005, p. 13) : la pornographie apparaît moins comme une contre-culture que comme l’un des moyens d’un politique de consommation favorisée par le capitalisme bourgeois. C’est aujourd’hui une conception économique de la pornographie qui prévaut : comme le montre B. Coulmont (2007) à propos des sex-shops en France, l’objectif est moins de déstabiliser l’ordre établi que de répondre à une demande. Les pornographes sont moins des militants que des entrepreneurs, qui se situent sur un marché. Les trajectoires des individus et la diffusion des œuvres, autant que le travail politique de catégorisation, nous renseignent sur les significations variables de l’activité pornographique.
La représentation de la sexualité est un second enjeu de l’histoire de la pornographie. Produits souvent considérés comme vulgaires, supports masturbatoires plus qu’œuvres dignes d’intérêt, les représentations pornographiques sont souvent perçues comme une représentation simplement explicite, crue et directe des rapports sexuels. Cette vision d’une pornographie aux ressorts évidents et bien connus masque la dépendance de la pornographie vis-à-vis d’une histoire du genre, de la sexualité et des techniques.
Dans le cas du film pornographique américain au XXe siècle, Linda Williams (1999) a montré comment celui-ci reflétait un œil pornographique masculin, œil inquiet qui scrute une sexualité féminine mystérieuse : l’œil pornographique est dépendant d’un dispositif de la sexualité qui constitue celle-ci en secret à dévoiler. Prolongeant ces analyses, les porn studies constituent les films pornographiques en documents sur les évolutions du genre et de la sexualité, mais aussi des rapports de classe et des rapports de race (Williams, 2004) : la pornographie, à partir du XIXe siècle notamment, est l’écho d’une histoire nationale et impériale où l’émergence d’objets de fantasmes et de désirs est le revers de rapports de pouvoir (Sigel, 2002). C’est dire que la pornographie est dépendante d’une actualité sexuelle qui explique pour une part les variations du genre.
Dans cette actualité, des constantes peuvent être identifiées : production et consommation largement masculine, la pornographie a pu être présentée par un certain féminisme comme un moyen, voire le moyen de reproduction de la domination masculine. L’obscénité apparaît comme une prérogative masculine, tributaire de l’affirmation d’une masculinité, comme le montre Anne-Marie Sohn dans le cas de la France du XIXe siècle (Sohn, 2009).
La constitution de la pornographie en cause par le mouvement féministe permet de montrer comment celle-ci est une catégorie et une pratique sexuée ; elle ouvre également un nouveau chapitre dans l’histoire de la pornographie, celle-ci pouvant répondre aux accusations, ou être reprise dans le cadre du féminisme : l’émergence récente d’une pornographie féminine ou lesbienne montre que les usages de la pornographie ne sont pas clos.
Ce colloque s’intéressera donc à une histoire large de la pornographie contemporaine, qui embrasse les XIXe et XXe siècles, une période marquée par l’entrée progressive de la culture en régime de masse. Cette industrialisation de la culture, dont Sainte-Beuve critique les effets dès 1839 (« La Littérature industrielle », Revue des Deux Mondes), s’accompagne d’une peur des foules érigées en acteurs de la vie politique. Cette naissance de la culture de masse déplace la portée de la pornographie : Annie Stora-Lamarre (1990) montre ainsi comme l’imposition de cette catégorie a pour objectif la protection d’un public « fragile » ou « faible », et qu’elle est dépendante de procédures de dénonciation menées par des entrepreneurs moraux qui constituent de l’extérieur une production stigmatisée. On prolongera l’analyse jusqu’à aujourd’hui, pour tâcher de comprendre en quoi les bouleversements technologiques (cassette vidéo, internet) ont changé la production et la consommation de pornographie. Tous les supports de la culture de masse seront sollicités : presse, littérature, cinéma, photographie, bande dessinée, théâtre...
On tâchera par ailleurs de ne pas se limiter aux situations de marginalité, mais de s’intéresser aux liens entre pornographie et culture légitime. Dans le domaine littéraire par exemple, si la pornographie fut souvent une prérogative d’éditeurs spécialisés et relativement marginaux (Jean-Jacques Pauvert, Eric Losfeld dans les années 1950), elle déborde également largement ce seul domaine, comme le montre le cas d’Histoire d’O, ou la publication de Pierre Guyotat et Jean Genet chez Gallimard. Dans un autre registre, l’affaire Bégis (A. Stora-Lamarre, 1990) montre également comment une collection privée de livres « sales » devient, une fois entrée à la Bibliothèque nationale, un trésor patrimonial...
Enfin, on essaiera de dépasser les simples études de cas, en menant une réflexion sur les corpus, et sur les phénomènes de circulation transmédiatiques et transnationaux : si la France sera privilégiée, on ne s’interdira ni les comparaisons, ni l’étude de marchés reliés à la France : films suédois importés sous le manteau, auteurs américains publiés à Paris...
Parmi les pistes possibles, voici quelques suggestions, non limitatives :
. « les entrepreneurs moraux » de la pornographie : René Bérenger (le « père la Pudeur »), l’abbé Béthléem...
. les institutions et les outils de censure : arsenal législatif, institutions de contrôle
. les représentations de la sexualité et l’évolution des rapports de genre
. les liens entre représentations sexuelles et culture coloniale
. le marché de la pornographie et ses acteurs
. le féminisme et la pornographie
. enfin, on accueillera aussi favorablement des propositions théoriques : comment étudier les traces d’un milieu voué à ne pas en laisser ? Baptiste Coulmont (2009) montre tout l’intérêt d’une microhistoire dans son étude de l’affaire Olesniak ; quelles autres pistes peut-on dégager pour faire l’histoire culturelle de la pornographie ?
Organisé par des doctorant-e-s, le colloque se tiendra à l’université de Versailles-Saint-Quentin en Yvelines en mai 2011.
Les propositions de communication (500 mots), comprenant notamment la méthode utilisée et les matériaux mobilisés, sont à envoyer accompagnées d’une présentation de l’auteur, avant le 15 septembre 2010 à etudespornographiques@yahoo.com. Les propositions de jeunes chercheuses et chercheurs sont les bienvenues.