Jean-François Laé dans Esprit

La revue Esprit publie dans son numéro de novembre un article de Jean-François Laé, Professeur de sociologie à l’université Paris 8.

Je ne veux pas trop te coûter, tu sais ?

-Monsieur Sellami entrez, assoyez-vous. Vous nous avez envoyé une lettre en appel de votre radiation du pôle emploi. La commission départementale est réunie. On vous écoute, qu’avez-vous à dire ?

C’est que, je suis venu à plusieurs reprises à la permanence de la Mairie de La Courneuve, mais je me suis trompé de jours. J’ai pas reçu vos lettres, ma boite aux lettres est détruite. Vous savez, à l’immeuble Gagarine ! Les boîtes sont défoncées ! Malgré mon chien d’attaque. C’est à cause des boîtes que j’ai raté les rendez-vous. Je ne savais pas.

Tu commences mal, là, ton chien et ta boîte aux lettres, ils s’en foutent. Qu’est-ce que tu racontes ? Tu as la lettre de recours que je t’ai faite, lis là ! Et laisse Gagarine tranquille.

Monsieur Sellami, vous avez reçu une exclusion temporaire pour insuffisance de recherche d’emploi et semble-t-il, travail intérim non déclaré. Vous contestez ?

Je conteste, je suis revenu trois fois à la Mairie. La personne qui m’a reçu n’a pas voulu regarder mon bloc-notes qui contient les preuves de mes recherches. J’ai noté les coups de téléphone, les dates de rendez-vous, les tickets de métro et même des tampons d’entreprises. Sept tampons, regardez. Et je travaille de temps en temps, pour arrondir les fins de mois.

Tu as oublié de déclarer son intérim, gros malin ! Tu ne te rends pas compte ? Charge ton ancien patron au lieu de présenter tes tickets de métro ! T’es ridicule ! Tu fais misérable, là. Parle de ton boulot au moins. Les chefs de chantier que tu appelles toutes les semaines, les promesses non tenues… Des noms, des adresses, tes recherches !

-Ce ne sont pas des justificatifs de recherche d’emploi, Monsieur, c’est vous qui notez vous-même. Ce n’est pas valable. Vous avez d’autres preuves ?

– Je suis pontier grutier, je cherche tous les jours. Mais à 48 ans, c’est vieux et je coûte cher, l’ancienneté. Mon patron me l’a dit, t’es trop cher. Alors poubelle ? Pourquoi je suis radié ? Vous me coupez quatre mois ? En étant coupé, je vais avoir de gros problèmes. Et mon fils de 24 ans dont je paie les études ? Il veut être inspecteur du travail.

Qu’est-ce qui te prend, je t’ai dit de ne pas parler de moi ! Je me débrouille tout seul maintenant. Je ne veux pas trop te coûter, tu le sais. Je paie mes études par ses traductions de notices de médicaments le soir. Au kilomètre ! Numéro d’AMM, spécialité, effets indésirables, interactions médicamenteuses, conseils de prudence, posologie. Parle de tes dettes bon sang ! Parles en. Y’a de quoi sauter au plafond, avec tes crédits de consommation, COFIDIS et COFINOGA, les poursuites en justice. Vas-y, dis leur !

-Vous n’avez pas déclaré votre intérim, pourquoi ?

– Là c’est une bêtise. Je croyais que quelques heures entre deux, ça passait. C’est mon ancien patron qui compte sur moi, un peu d’argent. Quand y’a un malade, il m’appelle. « Riad, viens sur la grue. C’est pour dépanner. » Il sait que je suis très sécurité, fil de vie, chaîne d’encrage, pas de chute. J’ai oublié de déclarer j’vais réparer. C’est une bêtise. Ne me coupez pas.

Tu fais le gosse là, les doigts pris dans le pot de confiture. Tu as besoin de ce complément tout simplement. Mais t’as raison de faire la nouille, t’es coincé de toute façon ! Sacré père que tu es. En tout cas, merci de t’être levé toutes ces années à 5 heures du matin pour que je puisse aller à l’université. Aujourd’hui, c’est à moi de te rendre la pareille : t’écrire ta lettre de recours à la direction du travail. T’aider à trouver un job. Je te dois bien ça, toi qui m’as élevé en prônant le travail, des études pour l’accès à l’emploi, l’argent, un peu de bonheur. Quand je regarde ton parcours, ton certificat d’aptitude à la conduite en sécurité, je suis fier de toi. Tu n’as jamais déconné. Une vie sans vague, sorti de l’armée à 19 ans, venu en France en 1980, commencé à trimer dans ta cabine en hauteur, j’en ai encore des frissons, sans accident, sauf la vilaine chute sur l’éclusière, jusqu’à ce qu’on te retire ton boulot, juste avant ta retraite. Sacré père.

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