Robert Castel (1933-2013)

Robert CastelRobert Castel a enseigné au département de sociologie de Paris 8, au moment de la fondation de Vincennes et dans les années 1970. Il est décédé hier.

Jean-François Laé lui rend hommage :

Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Robert Castel, né à Brest en 1933, est mort à Paris, mardi 12 mars, des suites d’un cancer. A juste distance entre Michel Foucault et Pierre Bourdieu, dont il était l’ami, non sans bataille, son œuvre voulait être un diagnostic du temps présent.

Robert Castel, c’était d’abord une silhouette courbée sur sa cigarette, un regard caché sous ses longs sourcils, une présence discrète qui jaugeait longuement son interlocuteur. Il y avait chez lui quelque chose du vieux marin, légèrement méfiant, qui se manifestait par des silences, regard de travers, par une blague pour détendre le sérieux du milieu académique. Car ça le faisait rire, la pose des sociologues ou des historiens. Il devait alors penser à son certificat d’étude, passé à Brest, ou à sa mère lui disant : « A la maison, on manquera jamais de rien, il y aura toujours du vin. » Sous le manteau, il aimait brandir son diplôme d’ajusteur mécanicien, son orientation forcée dans une école technique, la rencontre d’un professeur de mathématique, surnommé Buchenwald, ancien rescapé du camp, qui le somma de quitter le collège pour faire de la philosophie à Rennes.

De ses origines, il en tirait de nombreuses leçons de vie. Dont la moquerie envers les modernes, tout en répétant certaines évidences sur les classes dominantes, la psychiatrie qui ne savait rien, les plaisanteries de la post-modernité disait-il, tant il croyait à la longue durée des contraintes. Dans le paysage intellectuel français, soumis aux bourrasques violentes et aux renversements de toutes les tendances, Castel maintenait une ligne ferme : la généalogie comme méthode pour saisir le présent.

Juste avant sa mort, comme s’il avait prévu le coup, Robert Castel avait rassemblé quelques amis et anciens collaborateurs pour faire un dernier point sur ce qui le passionnait, les transformations de la question sociale, la construction de la société salariale et sa fragilisation, dans un contexte d’insécurité sociale croissante, l’invraisemblable brouillage des frontières entre travail et assistance, renforçant la séparation entre les gagnants et les perdants. Il s’inquiétait en particulier de la résurgence de la figure du travailleur pauvre, symbole d’une nouvelle infra-condition salariale, le précariat. Dans son dernier ouvrage, Changements et pensées du changement. Echanges avec Robert Castel (La Découverte), il rappelait la perte d’hégémonie du salariat ouvrier qui se voyait dépossédé de son rôle central, et donc des conséquences qu’il fallait en tirer pour notre présent : construire d’autres formes de solidarités pour éviter le retour du travailleur et du vieux pauvre.

Agrégé de philosophie en 1959, Robert Castel devient maître-assistant de philosophie à la Faculté des lettres de Lille où il rencontre Pierre Bourdieu, avec qui il commence à travailler jusqu’en 1967, année où Raymond Aron lui propose de le rejoindre à la Sorbonne. C’est un premier tournant où il quitte la philosophie pour la sociologie. « J’en avais marre des concepts éternels, disait-il, et comme ma femme Françoise travaillait en psychiatrie, je me suis laissé porté par cette réalité. »

Cette première salve de travaux sur la psychiatrie, de sa longue préface du livre de Erving Goffman, Asiles à ses liens avec Franco Basaglia, l’organisateur à Gorizia des communautés thérapeutiques qui défendaient le droit des individus psychiatrisés en passant par sa critique sévère de la psychanalyse, le place au premier plan de la scène. La fréquentation de Michel Foucault marque alors ses analyses transversales, notamment par cette démarche généalogique que l’on peut suivre dans Le psychanalysme, l’ordre psychanalytique et le pouvoir (Maspero, 1973) ; L’ordre psychiatrique (Minuit, 1977) ; La société psychiatrique avancée : le modèle américain (avec Françoise Castel et Anne Lovell, Grasset, 1979) ; La gestion des risques (Minuit, 1981). Le traitement et la prise en charge des malades mentaux sont violemment passés au crible de la critique. Du coup, il entretenait un rapport assez particulier avec la sociologie, réintroduisant le passé « avec ses problèmes qui ne sont jamais dépassés ».

Dans les années 1980, après la mort de Françoise, et quelques années de désespoir, il rencontre Lisette, économiste québécoise, avec qui les discussions sur le capitalisme et le coup de fourchette vont bon train. C’est un nouveau virage qui prend acte que « la société assurantielle » n’a pas eu lieu et que « demain ne sera pas meilleur qu’aujourd’hui ». Il se jette en bibliothèque pour comprendre comment le salariat est né, d’abord dans une position méprisée, dans des relations de dépendance extrême. Puis il analyse comment il s’est petit à petit imposé comme modèle de référence, progressivement associé à des protections sociales, comme une sorte de propriété sociale, la réalisation du transfert direct du travail à la sécurité par l’intermédiaire de l’assurance obligatoire.

Après son entrée comme directeur d’études à l’EHESS en 1990, il publie Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, un ouvrage aux rééditions successives qui fait une synthèse largement reprise par les analystes du droit du travail, de la Sécurité sociale, des droits sociaux. Le diagnostic est partagé dans de nombreux mouvements militants : exclusion ou désaffiliation sont l’effet d’un ébranlement général dont les causes se trouvent dans le travail et son mode d’organisation actuel. La vulnérabilité et la fragilisation frappent les individus « par défaut » de statut au travail. Penser le changement, c’est penser la remise en cause des droits et des protections attachées au travail.

Ne refusant jamais aucune invitation à la discussion, qu’elle vienne des communistes ou des cercles de droite, Robert Castel avait un plaisir à la rencontre, au débat, à la controverse, week-end inclus. Car depuis quelques années – les années Sarkozy – il était vraiment préoccupé, inquiet, habité par une conviction qu’il lui semblait urgent de faire partager… Comprendre les incertitudes et faire barrage à l’extrême droite. Car Robert Castel n’avançait pas masqué, il n’avait pas honte d’être un réformiste. Il n’avait pas honte d’écarter le romantisme sociologique, le gauchisme facile des âmes pures.

On voudrait retenir encore un peu le temps, n’avoir pas si tôt à se demander ce qu’il nous laisse à penser sur le retour de la pauvreté qui s’étend sous nos yeux. On voudrait qu’il pense encore pour nous. Ses écrits nous surplombent encore, comme le secret d’une passion pour établir un diagnostic du présent, en écartant les discours sur la fin du travail ou la sortie du salariat, des idées qu’il voyait comme des insanités.

Jean-François Laé, sociologue, enseignant à l’Université Paris 8 Saint-Denis.