Quelques nouvelles de Barbara Casciarri

Barbara Casciarri, maîtresse de conférences dans notre département, est en détachement depuis l’année 2006-2007 au Soudan, pour coordonner le CEDEJ (Centre d’Etudes et Documentation Economique et Juridique) de Khartoum, centre français de recherche en sciences sociales qui mène des programmes interdisciplinaires sur le Soudan contemporain en partenariat avec les universités soudanaises. A côté de l’activité de coordination du centre, elle développe ses recherches sur les groupes pastoraux soudanais : d’une part, elle mène un « restudy » sur le groupe Ahâmda, qui avait fait l’objet d’un long terrain (1989-1995) terminé par la production de son mémoire de thèse en 1997 ; d’autre part, elle a plus récemment commencé un travail de terrain auprès du groupe Baggara Hawazma (éleveurs de bovin de la bande sahélienne) dans le Sud Kordofan. Elle nous envoie un aperçu synthétique et quelques photos sur ces deux recherches en cours :

Les pasteurs Ahâmda du Butana au Nord-Est de Khartoum

En revenant au Soudan en 2006, après 11 ans d’absence depuis mon dernier terrain (17 depuis mon premier) j’ai pu retourner chez les Ahâmda, groupe de pasteurs arabophones auprès duquel j’avais effectué une enquête de terrain pour mon travail de thèse entre 1989 et 1995. Mon projet actuel de recherche auprès d’eux vise deux axes principaux dans le cadre de l’étude des dynamiques de transformation sociales du Soudan contemporain : d’une part, dans le domaine de l’anthropologie politique, l’étude de formes d’interaction entre les institutions politiques « traditionnelles » (notamment la gabîla, terme le plus souvent traduit comme « tribu ») et les institutions étatiques. D’autre part, dans le domaine de l’anthropologie économique, l’étude des formes de gestion de l’eau, en tant que ressource rare et convoitée, par cette population rurale qui a subi dans les dernières années des transformations remarquables, en connexion avec les transformations vécues par le pays au sens plus large.

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Photo 1 : hafîr, réservoir pour l’eau pluviale, dans la zone du Kanjar

Le recensement des sources d’approvisionnement en eau (hafîr ou réservoirs traditionnels, puits, château d’eau) et les formes de leur gestion sociale, les transformations économiques dans le sens d’une diminution du poids du pastoralisme nomade et de l’agriculture de subsistance par rapport au travail salarié, les enjeux de la gestion du pouvoir dans l’interaction entre les formes « traditionnelles » des institutions de la gabîla et celles d’origine étatique, ont été les phénomènes les plus observés dans une série de 15 missions effectués sur un an et demi chez les Ahâmda. Le contexte global est celui d’une transformation intensive et rapide de l’environnement écologique et socio-politique des Ahâmda, qui ressent aujourd’hui de la proximité de la ville de Khartoum et de son expansion, ainsi que de l’insertion abrupte dans leur ancien territoire d’éléments d’origine externe et porteurs de mutations notables – l’implantation d’une raffinerie par le Chinois et la création autour de celle-ci d’une « free market zone », la construction d’un barrage sur le cours d’eau temporaire plus important de la région, l’aménagement d’une route goudronnée en plein désert pour relier la capitale à la zone récemment industrialisée plus au Nord, etc.. Cela fait de la recherche auprès des Ahâmda un laboratoire idéal d’observation des effets et des réactions au niveau local des communautés rurales vis-à-vis des interventions émanant d’un contexte national et international qui est celui de la globalisation.

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Photo 2 : exhaure de l’eau au puits de Dalaja

Dans cette enquête autour de la gestion des ressources naturelles en milieu aride, l’observation effectuée pendant la saison sèche (mars-juin) est davantage importante, car c’est pendant cette période, lorsque les conditions écologiques obligent les groupes installés dans le désert à recourir aux sources traditionnelles pour satisfaire leurs besoins en eau, que des conflits peuvent plus facilement surgir pour l’accès à l’eau mais que, en même temps, des anciennes solidarités peuvent être réactivées. Ainsi, plusieurs observations ont été réalisées auprès du puits de Dalaja, qui se situe à environ 30 km à l’Est du Nil, en plein désert et qui est utilisé uniquement en saison sèche, tandis qu’après la saison des pluies on préfère exploiter l’eau collectée dans les hafîr, réservoirs en plein air creusés par des techniques traditionnelles à côté du campement ou du village. Réalisé à l’époque de la colonisation par les nomades Ahâmda, outre à l’intérêt d’une morphologie témoignage de techniques traditionnelles désormais en disparition, cet ouvrage dont la profondeur est 47 rajil (environ 82 mètres) revêt une importance fondamentale pour saisir l’imbrication entre dimension socio-politique et gestion de l’eau en tant que ressource matérielle.

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Photo 3 : abreuvement des troupeaux au bassin du puits de Dalaja

Par un système de partage des droits d’accès et par la structuration des bassins autour du puits central, l’ouvrage s’avère être l’inscription matérielle au sol d’une structure sociale très complexe, reflétant l’articulation des divers lignages au sein d’une tribu considérée comme groupe solidaire d’accès aux ressources et de défense du territoire. Nous nous trouvons ainsi face à deux conceptions divergentes – qui coexistent suite aux phénomènes de transformation issus de la globalisation – du statut de l’eau dans la société : d’une part, celle qui la considère comme bien collectif, dont l’accès et la circulation sont étroitement liés au réseau des relations intra-tribales et lignagères, et se font en dehors de tout principe marchand ; d’autre part, celle qui considère l’eau en tant que marchandise que l’on peut acheter comme tout autre bien et qui n’est plus au centre des relations sociales. L’une des focalisations de notre enquête vise à mettre en parallèle ces deux cas de figure qui semblent se manifester parmi les Ahâmda : la situation des villages sédentarisés près du Nil, où les transformations récentes ont fait avancer une vision nouvelle et « moderne » de l’eau comme bien marchand, liée à l’essor des comités populaires (lajna sha’abiya) d’origine étatique, et la situation des groupes, plus à l’intérieur dans le désert, qui sont à la fois liés à une vision « socialisée » de la gestion des ressources en eau allant de pair avec le maintien de l’importance des structures politiques lignagères « traditionnelles ».

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Photo 4 : attente de la distribution au château d’eau de Timaim

Les nomades Hawazma du Sud Kordofan

En voulant ajouter un deuxième cas à mes travaux sur les sociétés pastorales soudanaises, à partir de mai 2007 j’ai réalisée une mission dans la zone de Kadugli (Sud Kordofan). Il s’agissait d’un premier survey pour tester la faisabilité d’un terrain auprès des groupes Hawazma (Baggara) de la région. Dans le contexte du nouveau programme de recherche du CEDEJ en partenariat avec l’Université de Khartoum sur l’accès et la gestion des ressources en phase de globalisation, l’objectif de l’enquête sur ce groupe – pour lequel l’élevage transhumant de bovins demeure une activité économique prioritaire malgré les phénomènes de sédentarisation, urbanisation, conflit armé – est d’analyser les formes actuelles d’exploitation et d’accès aux ressources du territoire (notamment l’eau et la terre).

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Photo 5 : maison dans un campement de saison sèche à Wadi Abbadi

De fait, certains facteurs récents tels la crise écologique, les transformations liées à l’impact de l’économie de marché (développement du travail salarié, expansion de l’agriculture mécanisée, etc.) et les bouleversements induits par la guerre qui a touché la région des Monts Nouba entre 1989 et 2003, rendent davantage intéressante l’analyse des dynamiques d’adaptation au changement des systèmes socio-économiques locaux. De plus, ce groupe à l’origine fort hétérogène, au-delà de l’uniformité idéologique reconstruite à l’aide du discours généalogique, s’avère très intéressant pour saisir les dynamiques sociales et identitaires de l’arabisation dans les rapports multiples et de longue durée entre groupes Baggara et groupes Nouba dans cette région à la frontière entre le Soudan « arabe » et « africain ».

Dans ce cas également, les stratégies d’adaptation aux changements de ce groupe nomade méritent d’être saisies, dans les différentes configurations, d’une part, entre groupes urbanisés de récente sédentarisation et groupes qui demeurent liés plus fortement au pastoralisme nomade, et, d’autre part, au sein du même groupe nomade entre la saison sèche et celle des pluies. Ainsi, dans la première phase de l’enquête, des données ont été recueillies dans un quartier habité par une section des Hawazma sédentarisés près de Kadugli (Hay Goz) et dans deux farig (campements) environnants (Wadi Abbadi, Korum) où les membres d’une même section pratiquant encore l’élevage mobile stationnent pendant la période sèche de l’année.

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Photo 6 : préparation au déplacement lors de la transhumance, près d’El-Obeid

La recherche s’est poursuivie en septembre 2007, vers la fin de la saison de pluies (kharif), dans la région d’El-Obeid, environ 350 km au Nord, où le groupe ciblé se rend pour la transhumance annuelle se déplaçant avec les troupeaux des campements et des villages de saison sèche. Dans le mode de vie pastoral – qui demeure une option fondamentale pour ce groupe malgré l’avancée des processus de sédentarisation, urbanisation et engagement dans le travail salarié – le kharif est un moment central. Du point de vue économique, par l’adaptation aux variations écologiques du territoire, la transhumance permet aux éleveurs Hawazma de commercialiser leur bétail et le lait dans les marchés d’El Obeid ainsi que dans une série de petits marchés étalés le long des étapes de leur parcours. Nous avons relevé ces activités dans la ville d’El-Obeid (lieu de rencontre, en cette saison, de plusieurs groupes d’éleveurs de bovins et de chameliers) et dans certains villages au Sud de la ville, comme Hammadi, Hijeiz et Umm Dafasu. D’un point de vue social, l’activité de transhumance implique une division des tâches et de la localisation des unités domestiques et des individus les composant, qui illustre les stratégies complexes mises en place par ce groupe pour pourvoir à une organisation viable de leur vie pouvant intégrer à leur spécialisation en tant que groupe d’éleveurs mobiles les opportunités de l’agriculture, pluviale et irriguée, du travail salarié, de l’accès aux services fournis par l’Etat – dont l’éducation des enfants. L’étude de ce groupe de pasteurs soudanais semble apporter une confirmation supplémentaire à certaines des analyses récentes sur les groupes pastoraux en zone aride : le caractère non opératoire des notions de « nomade » et « sédentaire » en tant que catégories dichotomiques, la persistance de l’option de l’élevage mobile même en présence de l’intégration d’une partie des aspects de la vie urbaine et sédentaire, enfin, l’importance que cette activité économique et le mode de vie qui y est attaché revêtent comme moyen de production et reproduction sociale d’une large partie des groupes soudanais dans des situations de crise écologique et politique – allant à l’encontre d’un discours diffusé sur la « nécessité » de la sédentarisation des nomades.

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Photo 7 : femmes qui vendent le lait au marché d’Umm Dafasu

Le cas étudié est encore plus intéressant lorsqu’on se situe dans la perspective de saisir les transformations qui ont affecté les pratiques de transhumance de groupes comme les Hawazma suite à la longue période de guerre qui a touché la région des Monts Nouba. Dans cette optique, nous avons commencé à travailler en recueillant des témoignages d’histoire orale, sur les aspects politiques de l’organisation pastorale, telles que les institutions locales, informelles ou formalisées par l’intervention étatique, qui au sein de ces groupes sont chargés de gérer l’accès aux ressources du territoire et les conflits qui en découlent, en temps de paix comme en temps de guerre.
Au mois de mars 2008 une troisième mission a été réalisée chez les Hawazma du Sud Kordofan, en collaboration avec un doctorant en linguiste africaine de l’Université « L’Orientale » de Naples, S. Manfredi, pour étudier les processus de scolarisation auprès du groupe. L’objectif de cette mission était double : d’une part, en liaison avec la problématique de l’accès aux ressources, la scolarisation des enfants se révèle ici comme une des stratégies pratiqués par ce groupe nomade en vue de l’adaptation aux changements survenus du système pastoral (et son niveau est assez élevé, contredisant les préjugés sur la réticence des nomades par rapport à l’école), d’autre part, la scolarisation est au cœur des enjeux de la construction identitaire, deuxième axe de recherche auprès du groupe.

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Photo 8 : danse de mariage à Korum