Intervention de Nicolas Castel

Nicolas Castel, sociologue, est intervenu lundi 25 octobre. Un texte de Coline Cardi suivra.

Partie 1 : démonter l’argumentaire réformateur ou « il n’y a pas péril en la demeure »
Ce qui ce passe aujourd’hui en matière de retraite est la poursuite d’une orientation politique vieille de plus de vingt ans. Nous sommes face à un projet économique et non face à un « problème des retraites » qu’il faudrait résoudre. Il n’y a pas de « problème des retraites ». Pour le comprendre, tordons le cou à plusieurs idées fausses.
Commençons par un truisme. La lecture d’ensemble gouvernementale et médiatique est tronquée parce qu’elle est strictement gestionnaire. Il est trivial de présenter les 14 millions de retraités d’aujourd’hui et les 20 millions de retraités de demain comme un « coût ».
Continuons avec une autre absurdité : le « problème démographique ». Il y a d’abord cette histoire de « vieillissement démographique ». Il s’agit d’un concept idéologique inventé dans l’entre-deux guerre par les natalistes. Il s’agit aussi d’un concept figé. Un individu vieillit par contre une société ne vieillit pas (ex. immigration toujours possible ; le renouvellement des générations est assuré en France ; un âge moyen ça monte et ça descend). Une société peut disparaître mais ça n’a pas beaucoup de sens de dire qu’elle vieillit. Transformer une caractéristique biographique en caractéristique sociétale, c’est souvent faire de la sociologie de comptoir !
Mais ce qui interpelle le plus, c’est le « choc démographique ». On nous dit : « aujourd’hui nous avons 4 retraités pour 10 actifs alors que demain nous aurons 7 à 8 retraités pour 10 actifs, c’est la catastrophe, on ne pourra pas payer les retraites ! »
Il faut y aller doucement parce que les projections démographiques (solides à quinze ans près mais pas au-delà) disent beaucoup de choses.
Grosso modo, en 1970, pour dix cotisants, il y avait trois retraités. En 2010, ça double, pour dix cotisants, il y a six retraités. En 2050, est-ce que nous sommes sur la même progression, c’est-à-dire un doublement du nombre de retraités ? Soit douze retraités pour dix cotisants. Et bien non, on s’approche de huit retraités pour dix cotisants. Donc le « choc » à venir est moins « percutant » que celui passé. Et même plus, le « choc » n’est pas « mortel ». Allons plus loin avec les mêmes projections démographiques. Elles disent une chose essentielle et assez encourageante pour l’avenir. En 2000, pour dix cotisants, il y avait 16 inactifs et actifs inoccupés (les chômeurs). En 2050, pour dix cotisants, il y aura 17 inactifs et actifs inoccupés. Est-il si difficile de prévoir sur une période de cinquante ans de financer progressivement un inactif de plus pour dix cotisants ? !!!
Soit dit en passant, il faut rappeler dans le contexte économique très dur que nous vivons, un autre élément encourageant, le taux d’emploi. Il se trouve que le taux d’emploi des 20-59 ans est en progression : il est aujourd’hui de 75 % alors qu’il était de 65 % au début des années 1960. Donc si « plein-emploi » il y a, celui-ci est bien plutôt devant nous que derrière nous (durant les « trente-glorieuses »).
Bref, il n’y a pas de « choc démographique ». Par contre, il y a un besoin de ressources monétaires plus important en direction d’une population retraitée plus nombreuse et qui parce qu’elle quitte de plus en plus tôt le travail subordonné (c’est-à-dire l’emploi) vit heureusement plus longtemps.
Comment financer les retraites ? Là, il faut proposer une hypothèse un peu folle. Il faut faire sauter le seul, l’unique tabou dans le débat sur les retraites. Il faut faire l’hypothèse d’une augmentation des taux de cotisation sociale et donc plus largement des salaires.
En s’appuyant sur les données du Conseil d’Orientation des Retraites en 2001, on s’aperçoit que pour conserver des droits à pension élevés à partir de 60 ans et assis sur 150 trimestres, tout en faisant face à l’augmentation des besoins de financement du fait d’une population de retraités plus nombreuse et vivant plus longtemps, tout cela suppose d’augmenter les taux de cotisation de 0,375 point tous les ans durant quarante ans.
Il se trouve que cette hausse des taux de cotisation de 0,3 à 0,4 point tous les ans lissée sur quarante ou cinquante ans, c’est pareil, et même moins, que celle qui fut faite durant cinquante ans pour créer et pérenniser – au sortir de deux guerres mondiales et d’une des plus grandes crises financières de l’histoire du capitalisme – un système de Sécurité sociale qui est, faut-il le rappeler, un des meilleurs au monde.
J’entends bien qu’on puisse ne pas être convaincu par l’argument rétrospectif. Alors faisons du prospectif…
On peut dire « si on donne aux retraités, on ne pourra pas donner aux salariés ». Et bien non, parce qu’on sera amené à se partager un gâteau plus gros. On constate en effet que le PIB double tous les cinquante ans en monnaie constante. Prenons un exemple. En 1950, sur un PIB de 750 milliards d’euros, il fallait 5 % pour les retraites et il restait 712,5 milliards pour les salaires des actifs, l’investissement, les profits, les services publics et l’ensemble des autres prestations sociales (naissantes à l’époque). En 2000, nous consacrons 12 % d’un PIB de 1500 milliards d’euros, il reste 1320 milliards pour tout le reste. En 2050, nous consacrerons 20 % d’un PIB de 3000 milliards d’euros, il restera 2400 milliards d’euros pour les salariés, l’investissement, les droits sociaux et pourquoi pas pour une nouvelle cotisation relative à la protection de l’environnement.
Notre système de protection sociale n’est donc pas confronté à un désastre démographique. Il n’y a pas d’urgence et nous avons le temps de réfléchir à des financements supplémentaires.

Partie 2 : Où il est question du projet économique et politique des réformateurs.
Alors s’il n’y a pas de « problème des retraites » comment interpréter ce qu’il est convenu d’appeler depuis deux décennies en altérant le sens du mot réforme : la réforme des retraites ? Qu’est-ce que cette contre-réforme qui commence en 1987 lorsque Séguin décide d’indexer sur les prix les retraites liquidées et les salaires portés au compte de l’assuré ?
La réforme des retraites, c’est une transformation de la répartition.
Dans les sociétés capitalistes et salariales sur longue période, la tension est forte entre une progressive et massive socialisation des ressources monétaires (en l’occurrence des salaires via les cotisations sociales) et une logique libérale encourageant la prévoyance pour les plus riches et l’assistance pour les plus pauvres. Le système des retraites est au cœur de cette opposition séculaire entre la socialisation des salaires et le vieux binôme prévoyance/charité.
Notre système vient de loin. Les fonctionnaires qui quittaient leur service à 60 ans ou 55 ans, conservaient leur grade dans leur pension. Pour eux, la retraite représentait la continuation de leur traitement et cela s’est progressivement mis en place entre les lois de 1853 et 1948. Il se trouve que pour un nombre de plus en plus important d’hommes essentiellement, la retraite par imitation avec la logique à l’œuvre dans la Fonction publique, prend la forme d’une continuation de son salaire. Un salaire continué référé à sa meilleure qualification durant une période de vie de plusieurs décennies émancipée du marché du travail.
Les traits venant affirmer la retraite comme continuation du salaire sont nombreux :
– des taux de remplacement élevés (en moyenne une pension équivalent à 85 % du dernier salaire pour la génération de 1930 ayant une carrière complète). Ces taux de remplacement rendent inutile le recours à de l’épargne-retraite (et ainsi n’encouragent pas une accumulation financière nocive en termes d’emplois) ;
– une indexation sur les salaires qui affirme le lien entre les salariés en activité et les salariés retraités ;
– une mensualisation des pensions comme des rémunérations qui rapproche les retraités des salariés en activité ;
– une prise en compte des meilleurs salaires de la carrière (les dix meilleures années) en respect de la qualification acquise durant sa formation et sa vie de travail ;
– un financement par des cotisations sociales ;
– une durée de cotisation possible (37,5 annuités) ;
– une solidarité salariale élargie (c’est-à-dire pas de distinction dans le financement entre des droits qui seraient contributifs et des droits qui seraient non contributifs) ;
– et enfin, l’affirmation d’un âge politique d’émancipation du travail subordonné (60 ans ou 65 ans).
Or la contre-réforme va remettre en cause la quasi-totalité de ces éléments. J’en donne les grandes lignes.
Primo. Il s’agit d’une mise en difficulté structurelle du système par un gel des taux de cotisations patronales dans le régime général depuis 1979 et plus tardivement dans les régimes complémentaires et par des exonérations de cotisations sociales partiellement remboursées et inefficaces en termes de création d’emplois de qualité.
Secundo. Il s’agit d’une indexation sur les prix et non sur les salaires très pénalisante depuis 1987 pour les pensions du privé, renouvelée pour cinq ans par Balladur en 1993, poursuivie par Jospin en 1998, étendue par Fillon aux pensions publiques en 2003 et aux pensions des régimes d’entreprise par Bertrand en 2008.
Tertio. Il s’agit d’étendre la subordination du travail au-delà de 60 ans (« nous vivons plus longtemps donc nous devons travailler plus longtemps » nous dit-on) mais surtout il s’agit de diminuer les taux de remplacement afin que ceux qui le peuvent épargnent et viennent se faisant alimenter la spéculation financière.
Comment ? Et bien par les mesures suivantes :
– allongement de la durée de cotisation de 37 années et demie à 41 années pour pouvoir prétendre au taux plein dès 60 ans ;
– un salaire de référence égal aux 25 et non plus aux 10 meilleures années de la carrière ;
– un jeu de décote/surcote ;
– une possibilité pour l’employeur de mettre d’office un employé à la retraite repoussée de 60 à 70 ans ;
– des mesures facilitant le cumul emploi/retraite ;
– et enfin des âges légaux repoussés de deux ans (62 ans et 67 ans).
La contre-réforme en marche depuis la fin des années 1980 vient donc transformer la répartition. Il s’agit pour les réformateurs de supprimer la pension comme continuation du salaire pour donner à la place deux choses :
– soit, sur un financement par cotisations sociales, une pension comme revenu différé. C’est-à-dire la stricte récupération, virtuelle toujours, de mes cotisations passées. C’est ce qu’on appelle la « contributivité » qu’on retrouve dans les « comptes notionnels » ou un « système en points » qu’on essaye de nous vendre. Ce revenu différé pourrait être complété lorsque sa rémunération le permet par une épargne-retraite.
– soit, sur un financement par l’impôt, une pension comme allocation. Le pauvre n’ayant pas pu cotiser, parce qu’inemployable ou stigmatisé comme tel, aura droit au nom de la solidarité nationale, autrement dit au nom de la charité, à une allocation.
La boucle est bouclée. Nous retrouvons le vieux binôme libéral qui fait de nous de bons retraités prévoyants ayant longtemps été en situation d’emploi ou alors qui nous renvoie à la figure du pauvre. Et cela contre la figure sous-estimée du retraité salarié, celui qui voit dans sa pension la continuation de son salaire lui permettant d’inventer par une pluralité d’activités sociales un nouveau rapport au travail émancipé de toute subordination.