Un Journalier

Par Jean-François Laé, professeur à l’université Paris 8

Après sept mois passés à Montréal (enseignement à l’UdM — l’Université de Montréal –, séminaires, rencontres diverses…) et de retour à Paris 8 vers mes étudiants et cher(e)s collègues, je me propose de vous livrer quelques rencontres d’archives au hasard du temps passé de l’autre côté de la mare. Sous forme légère, voilà un journalier (expression des infirmières des hôpitaux des années 60), des éléments qui m’occupent en ce moment : l’infime, les détails, les documents sans intérêt et abandonnés.

Lundi : Infos-crime

Passionnant, une chaîne de télévision en continue (info-crime), avec chaque minute, la photographie d’un repris de justice, d’un vol au guichet, d’une banque ou d’un dépanneur ou encore, la photo de celui ou celle qui a disparu. Massivement, ce sont des caméras qui ont pris un visage devant le distributeur de billet, un visage toujours couvert par l’écharpe et le bonnet d’hiver. Comme dans les films, l’homme est masqué, seuls les yeux apparaissent vaguement. Mais l’on suppose que même couvert, on peut reconnaître quelqu’un. Comment identifier un personne masquée ? Un bout d’oreille pourrait-il trahir une identité ? Une monture de lunette, une mèche de cheveux, une montre, la couleur du bonnet ? Le programme Info-Crime -« CrimeStoppers » ailleurs en Amérique du nord- a été mis sur pied dans plus de 600 villes nord-américaines, dont plus de 25 au Canada ( Toronto, Winnipeg, Ottawa, Calgary et Hamilton-Wentworth). Il est financé par la Chambre de commerce de Montréal. Vous pouvez gagner mille dollars en une minute !

Si vous offrez une information concernant la personne recherchée : « Pour retracer cet individu, veuillez SVP nous aider à le trouver. Soyez assuré d’un traitement en toute confidentialité. » C’est le signalement qui est intéressant : taille et poids évidemment, mais aussi les tatouages sur le bras gauche, « Woody, Woodpecker », il possède des outils de cambriolage ». Depuis 1995, on peut signaler de façon « volontaire, anonyme et confidentielle des actes criminels afin de venir en aide aux services policiers. » Protéger ses citoyens et maintenir leur sécurité, que ce soit à la maison, à l’école, au travail ou dans la rue, Info-Crime marche fort bien, « c’est un moyen d’éveiller la conscience sociale des citoyens » dit-on. Dès le 1er janvier, j’ai donc regardé longuement par ma fenêtre de l’appartement qui donne sur la rue St Hubert, sait-on jamais. On pourrait faire cette histoire de l’identification, de la dénonciation, de l’hétérocontrôle qui s’exerce en certains lieux et qui « élève la conscience »

Mardi : Les centres commerciaux.

Evidemment toutes les villes d’amérique du nord sont peuplées de centres de distributions, un commerce gigantesque et pour le moins dynamique, que j’ai fréquenté assidûment. Ce n’est pas les contrôles des caméras qui ont retenu mon attention, mais le monde du vocabulaire pour dire et distinguer tel ou tel centre en tel ou tel espace. Contrairement aux apparences, les innovations n’ont de cesse et les spécialisations sont d’une précision redoutable. Le sociologue sourira, pourtant rien n’est laissé au hasard, Factory n’est pas Outlet Center, Entertainment Center n’est pas Power Center… Commençons par les quartiers chics et les quartiers d’affaires, le nom choisi sera de Central Business District. Dans les quartiers résidentiels classes moyennes, Neighborhood Business District ou Secondary Business District seront préférés dans lesquels le supermarché de taille modeste fait traction. Si l’on s’éloigne de ces zones socialement centrales, on glisse assez vite sur le Shopping Center ou c’est la pharmacie (drugstore) qui fait le centre. Plus loin encore, on entre dans le « commercial divers » où tout se mêle, General Merchandise Store. Vient ensuite les magasins populaires, Variety Story et les Dollarama en pagaille. Le commerce attractif en bas de l’échelle, c’est la surface spécialisée en jeu pour tous âges, une caverne d’Ali Baba où tous les jeux sont permis. Evidemment, le jeu populaire est toujours aux aguets, le hasard, la chance ou le crime pour rire. Un projet de recherche pourrait là trouver son miel, déterrer et décrire les nouveaux jeux populaires, les dérivés des films qui remplacent la fête foraine et le jeu du loto. Autre pôle gigantesque d’activité, les grandes surfaces spécialisées pour faire sa maison et qui développe parallèlement des centres de loisirs. Etudier le récréatif dans les galeries marchandes nous apprendrait sur leur attraction du samedi-dimanche. On ne fait pas que de consommer, loin de là, on sort en couple et en famille, on va s’amuser. Pourquoi délaisser cet amusement ? Le centre de loisirs est là et non plus sur les berges du fleuve. Festival Mall, Festival Center, un nouveau lieu d’enquête sur le temps privé populaire.

Mercredi : travailler

Je fais une incursion dans une entreprise du bâtiment, à une heure de voiture de Montréal, là où un étudiante, Julie R. dirige le personnel administratif et ouvrier, soit soixante personnes, On y fabrique des montes-charges et des échafaudages métalliques automatisés. L’ambiance est détendue. Je visite tous les ateliers et les bureaux, la fabrication et les recoins. On me propose de venir à la réunion d’atelier de tous les salariés à 11h. 45, qui discuteront de tout. La plupart ont moins de 35 ans. Assis-debout, adossés, sandwich en main, la détente est au rendez-vous. Boîtes plastiques et carottes circulent, les infos défilent. Apparemment sans ordre, la parole se prend. Savez-vous qu’il y a une fête-vente à tout dimanche prochain ? Savez –vous que Jacques à 10 actions de l’entreprise à vendre ( 800 dollars l’unité) ? Que la crèche d’entreprise ouvrira en septembre, c’est sûr. Un vieux bâtiment a été acheté à 400 mètres de là et les pères de l’entreprise concernés œuvre à la restauration. Savez-vous que l’accident de Boston n’est pas lié au matériel de l’entreprise mais à une erreur humaine ? Je me crois dans une assemblée informelle de voisinage en HLM, loin de l’esprit syndical attendu. Point de revendication, on collabore à toute initiative de l’entreprise. Les rires l’emportent de loin. On cherche 4 nouveaux employés pour le montage d’échafaudage, si vous avez des amis ? Je demande à voir les vestiaires, curiosité pour regarder les armoires : photos de photos à l’occasion. On mime la punition corporelle sur l’une d’elle.

C’est çà le boulot, un coup de bate et çà avance plus vite. La journée se passe de rire en rire. Il y a toute une histoire à faire des photographies scotchées dans les vestiaires des ateliers au travail, dans les camions des routiers, dans les bureaux parfois, dans les cabines de travail. Soit une autre manière d’interroger le privé dans le travail, la place de l’intime et de la sexualité dans l’entreprise.
Je reviens à la réunion, pourquoi suis-je tétanisé ? Parce que je m’attendais à du conflictuel ouvert ou des prises de bec, protestations et revendications. Or, c’est un repas réunion qui se déroule où toutes les nouvelles sont à prendre, des offres et des demandes de services, si loin de l’entreprise, si loin de la plainte et du grognement. On parle layette, landau et voiture ; médecine, vélo et barbecue. Je rêve, je serai donc le seul grincheux du groupe ? Pourtant, en sortant, je vois une petite file d’attente d’ouvriers dehors derrière une camionnette ; Il crachine et fait froid, le côté gauche du véhicule s’ouvre automatiquement, cent sandwichs apparaissent. Ils ont vingt minutes pour manger. Tous les jours à 13h. la camionnette va de chantier en chantier servir les sandwichs, un service organisé par la corporation du bâtiment. Tout est bon dans l’entreprise. Cette camionnette est un vrai bonheur. Manifester son entrain est une règle. Alors soyons joyeux.

Jeudi : La société du contrat

On le sait, la société nord américaine s’alimente sur la confiance coproduite par les individus qui doivent se montrer à la hauteur de l’exigence. Les quelques institutions d’accueil des hommes et des femmes à la rue, des toxicomanes demandeur d’aide sont tenues par cette même toile de fond : le contrat avec autrui. Dans mon cours sur la prise d’écriture populaire ( à l’UdM) les étudiant(e)s étaient invités à trouver des archives contractuelles. Ainsi ce document est arrivé.La Maison de rééducation l’Eude de Montréal propose à chaque nouveau pensionnaire un contrat dit « contrat de non-suicide ». il se présente ainsi.

« Par la présente, je m’engage formellement, durant mon séjour à la Maison de L’Eude, à ne pas attenter à ma propre vie et cela de quelque façon que ce soit.
Nous, le personnel de la Maison de l’Eude , nous nous engageons en retour à t’être disponible en tout temps, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour l’écoute et la présence dont tu pourrais avoir besoin.
Date.
Le résidant.
Membre du personnel. »

La technique contractuelle n’a pas de limite. C’est une source privilégiée pour comprendre les disciplines et les contrôles. C’est un moyen d’investissement des corps et des lieux. Le corps là est assigné à un lieu à cette condition : ne pas attenter à sa propre vie ». Combien d’établissement use de ce procédé pour tenir les corps en place ? Le contrat est une réponse à une peur institutionnelle, on t’aidera, mais ne sort pas par la fenêtre. On peut se demander si les auteurs croit une seule seconde à l’efficace de ce pacte ; ou n’est-ce pas simplement l’expression du désespoir institutionnel ? Ce document fait scintiller les spasmes des professionnels. Peut-on prendre ces documents comme le reflet de ce qui les préoccupe massivement ? Mourir ici est insupportable. Il faut repousser cela ailleurs. Pas ici s’il vous plaît. Le contrat est une machine de croyance incroyable, qui porte souvent une efficace incontestable mais qui connaît aussi ses ratés. On peut ainsi interroger les croyances qui font ou non corps avec le contractuel. Toutes les croyances ne sont pas égales dans les écrits.

vendredi : redresser le langage.

Chez un brocanteur du quartier Saint Michel au hasard de mes curiosités, je trouve un étrange jeu de carte. Des phrases se succèdent les unes les autres, les unes en caractère gras, les autres en italique. L’auteur est l’abbé Etienne Blanchard. et porte le titre « le bon langage ». Est-ce un jeu ou de la littérature ? la date de fabrication indique 1952. Serions-nous dans une colonie avec son sauveur père Abbé ? Il ne faut pas oublier que l’Eglise fut présente dans toutes les institutions, créée souvent à son initiative, jusque dans les années 70. Les communes, l’état civil, toutes les formes de certification furent sous sont emprise directe et incontestée.
Prenons une carte :

-En arrivant, j’ouvre ma malle.
-En arrivant je dépouille mon courrier.

-Jules et Lucie, ça fait un beau match.
-Jules et Lucie forment un couple assorti.

-Je pensionne sur la rue St Denis
J’ai ma pension rue saint Denis.

-Il m’obstine qu’il fait beau
Il soutient qu’il fait beau.

Une autre carte :

Il poffe comme toute.
Il se pavane.

Il est parent avec moi
Il est mon parent.

Sa fortune est plate
Il est sans sou

Va maller ces lettres
Va poster ces lettres

Chaque joueur prend une carte et lit la première phrase ; celui des autres joueur qui parvient à la rectifier correctement gagne un point. Curieuse littérature que ce genre de jeu populaire ou plutôt, à l’adresse du peuple Québéquois qui parle par image. C’est l’espace scolaire qui s’empare de la famille et du petit peuple. Redresser la langue est une vieille affaire qui perdure jusqu’à l’Université de Montréal. On pourrait s’interroger sur les nouvelles formes d’apprentissage de la langue, sur les techniques de redressement du « parler » et de « l’écrire ». Quelles sont les techniques utilisées dans les centres d’alphabétisation ? Quels sont les jeux inventés pour tenir le bon langage ? La discipline de la bonne langue prend quel chemin pour parvenir à ses fins ? Lire des vers, apprendre à sentir des parfums ?

Ces divers documents jalonnent bien des enquêtes, des documents passés inaperçus, une photographie dans lieu sans nom, une petite carte qui traîne, une galerie de papier parfois austère. Alors terminons par un samedi, ce jour d’enterrement et ces photographies qui présentent une famille réunie autour de la défunte, bien habillée avec son fichu sur la tête, le cercueil ouvert.

A l’écriture qui borde le cercueil, il semble que ce soit une famille polonaise habitant à Montréal. Mais quel est l’intérêt de ce document photographique ? C’est qu’on ne trouve guère de photographies de ce genre dans les albums familiaux, elle y ont été souvent retirées, là aussi parce qu’elles dérangeaient, elles gènent le cours des choses, trouble l’ordre du cadre social. Ces photos ont été retrouvées par hasard chez un brocanteur lors d’un déménagement. Comment appréhender cette situation qui disparaît ? Alors que cette photographie est rendue possible jusqu’en 1970 (date probable de celle-ci si l’on regarde vêtements et coupe de cheveux), comment ce geste deviendra impossible, voir indécent ?

Alors peut-on relever ce glissement insensible, la mort ne peut plus apparaître en photographie dans l’album de famille (alors qu’il donné massivement à la télévision).