EA 1571

Accueil > Activités > Thèses et soutenances > Emmanuelle de Champs, L’utilitarisme dans l’histoire des idées britanniques et (...)

HDR

Emmanuelle de Champs, L’utilitarisme dans l’histoire des idées britanniques et son rayonnement européen, XVIIIe-XXe siècles

7 décembre 2012 - Paris 8

mardi 4 décembre 2012

Dossier présenté en vue de l’habilitation à diriger des recherches par Emmanuelle de Champs, sous la direction d’Ann Thomson.

La soutenance s’est tenue le 7 décembre 2012 à l’Université Paris 8.

Résumé du mémoire de synthèse :

Mes travaux portent sur la formulation et la diffusion des idées utilitaristes en Grande-Bretagne et sur le continent européen de la fin des Lumières et du début du XIXe siècle. Un second versant plus historiographique a trait à la réception de ces idées depuis la fin du XIXe siècle.
La construction de cet objet d’étude repose sur une série de décloisonnements. Le premier est disciplinaire : l’histoire intellectuelle donne les moyens d’un dialogue fructueux entre l’histoire et la philosophie en permettant d’aborder avec rigueur la place des idées dans l’histoire et les enjeux d’une telle étude. Le second est national : la formation et la diffusion de l’utilitarisme ont le plus souvent été étudiées de façon très distincte dans l’historiographie française et britannique, la France s’étant construite dans le rejet d’une tradition de pensée assimilée trop hâtivement à l’individualisme comptable d’une nation de boutiquiers. Le troisième est périodique : dominée par la figure de John Stuart Mill, la grande période de l’utilitarisme est le XIXe siècle, les études sur le XVIIIe servant souvent à établir sa genèse. Là encore, les traditions historiographiques nationales divergent. Si en Grande-Bretagne on se réfère volontiers à un « long XVIIIe siècle » qui va de la Glorieuse Révolution au Reform Bill, en France, la période révolutionnaire reste bien souvent considérée comme une rupture. Pourtant, les débats dans lesquels se construit l’utilitarisme sont révélateurs des continuités géographiques, temporelles et idéologiques de l’espace européen.
Ce sujet d’étude s’est précisé grâce à deux collaborations fondatrices dans les groupes au sein desquels ma carrière de chercheuse s’est construite : le Centre Bentham et le Groupe de Recherches en Histoire Intellectuelle (GRHI). Le Centre Bentham rassemble les chercheurs français qui travaillent sur l’utilitarisme. Les colloques, séminaires et projets que nous avons menés ensemble ont été déterminants pour nos travaux individuels. Les séminaires du GHRI de Paris 8, que j’ai suivis depuis 1999, m’ont apporté les outils théoriques pour aborder ces questions, me permettant de construire une réflexion sur le rôle des idées dans l’histoire et les modalités des transferts culturels. L’interdisciplinarité et l’inscription dans un espace de recherche transnational sont des valeurs communes à ces deux groupes. Elles ont profondément marqué ma recherche. La première partie de cette synthèse présente les thèmes qui sont au cœur des travaux présentés dans le dossier d’articles et dans l’inédit soumis pour l’habilitation à diriger des recherches. Né en 1748 et mort en 1832, écrivant en anglais et en français, aussi bien sur la réforme politique en Grande-Bretagne que sur les Révolutions françaises de 1789 et de 1830, Jeremy Bentham constitue un objet d’études privilégié pour aborder l’histoire britannique des XVIIIe et XIXe siècles et son inscription dans l’histoire européenne. Depuis le début du XXe siècle, les études benthamiennes ont suivi les grandes oscillations du balancier historiographique, notamment lorsqu’il s’agit d’évaluer l’influence des idées sur les événements historiques. Le rôle de l’utilitarisme benthamien dans la constitution de la société moderne constitue un cas d’école abordé aussi bien par Elie Halévy dans La formation du radicalisme philosophique paru en 1901 que par David Armitage dans un article de 2011. Les travaux sur l’héritage des Lumières en Europe ont également eu un impact direct sur les études benthamiennes. À l’intersection de deux traditions historiographiques, l’étude des transferts culturels à l’époque des Lumières s’inscrit dans un paysage scientifique en mutation.
Une connaissance précise des textes, de leur processus de rédaction et de leur destin ultérieur est indispensable à toute histoire intellectuelle. Ma recherche est une histoire des textes. C’est en suivant le destin des textes de Bentham dans le monde anglophone et francophone que j’ai été amenée à me pencher sur les problématiques de la réception. Dans la seconde partie, j’explique pourquoi le travail sur les manuscrits de Bentham a constitué la colonne vertébrale de ma recherche post-doctorale. Il ne s’agit pas seulement d’amour des vieux papiers ou d’érudition pointilleuse. Le corpus benthamien représente un cas à part dans l’histoire des idées car une grande partie est encore inédite. Depuis le travail fondateur d’Elie Halévy, et tout au long du XXe siècle, les nouvelles interprétations de la pensée du philosophe sont toutes issues de la lecture et de l’analyse de manuscrits inédits. Le Bentham Project de University College London mène depuis les années 1960 une entreprise éditoriale sans précédent. Le déchiffrement et la publication des textes dans le cadre d’une collaboration régulière avec le Bentham Project représentent des aspects très importants de mes travaux dont j’expose ici les modalités pratiques et la fécondité scientifique.
La troisième partie est consacrée au cadre dans lequel se sont déroulées mes activités de chercheuse au sein des études benthamiennes françaises : le Centre Bentham, dont j’ai été l’un des membres fondateurs en 2003. Au sein de ce groupe pluridisciplinaire, j’ai tenté de promouvoir une approche historique des textes et de leur réception. Ma participation à ces projets communs, depuis la recherche de financement jusqu’à l’animation des séminaires ou encore en tant que rédactrice en chef de la Revue d’études benthamiennes (depuis 2010), fait partie intégrante de mon parcours. C’est au sein du Centre Bentham et grâce à ce dernier, que j’ai été moi-même traductrice, éditrice, propagatrice des textes et des idées du philosophe, prenant ainsi ma place dans la longue histoire des transferts de l’utilitarisme benthamien. En outre, c’est grâce au financement de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) dont le Centre a bénéficié entre 2008 et 2011 que j’ai eu les moyens de m’intéresser aux perspectives ouvertes par ce qu’on appelle les « humanités numériques ». Les apports de l’informatique pour la recherche en sciences humaines et sociale sont nombreux, de l’édition numérique à la comparaison de corpus, ou bien à la conception de sites web. Comme je le montrerai, les études benthamiennes britanniques et françaises ont abordé ce « virage numérique » depuis plusieurs années. Ces outils nous forcent à repenser notre pratique de chercheurs et d’enseignants.
Pourquoi travailler sur Bentham aujourd’hui ? Quels sont les enjeux politiques d’une telle démarche scientifique ? Comment parler de l’utilitarisme aux étudiants et au grand public ? Quelles recherches promouvoir ? En partant de mon expérience de recherche, d’enseignement et de vulgarisation, la quatrième partie présente des pistes pour les travaux à venir sur l’utilitarisme dans l’histoire culturelle et politique européenne.

Présentation de l’inédit

Cet ouvrage rédigé en anglais inscrit l’utilitarisme benthamien dans le contexte des débats intellectuels européens de la fin des Lumières au début des années 1830. Cette période coïncide avec la vie productrice de Bentham (de 1769 environ à sa mort), et se clôt en France par la Révolution de Juillet et en Grande-Bretagne par l’adoption du Reform Bill. Le premier chapitre montre ce que signifie, pour Bentham, l’héritage des Lumières et comment il cherche à entrer dans une République des Lettres européennes dont il connaît bien le fonctionnement institutionnel. La traduction d’ouvrages français, la correspondance avec de grandes figures de la vie littéraire et politique, sont au nombre de ces stratégies. Mais elles en forgent également le contenu. En démontrant à la dette de Bentham vis-à-vis de Voltaire et de D’Alembert sur deux plans importants du développement de ses idées (la religion et les fictions), je montre que le dialogue avec les œuvres françaises contemporaines est formateur pour la pensée de Bentham : c’est dans ce contexte qu’il faut replacer sa lecture et ses usages des œuvres d’Helvétius. Le second chapitre traite des manuscrits rédigés par Bentham en français : il éclaire la genèse de ce choix linguistique et les ambitions réformatrices de Bentham en Europe. Il montre également comment on peut situer les propositions de Bentham en matière de réforme juridique et politique par rapport à celles de ses contemporains francophones, et non seulement britanniques et anglophones.
Le troisième chapitre, consacré à la Révolution française, revisite une période sur laquelle il plusieurs études importantes sont déjà parues1. Il s’agit d’inscrire l’engagement de Bentham dans une dynamique plus large : le développement d’un horizon de pensée européen, d’une part, et la recherche d’une place et d’une voix spécifique dans la République des Lettres. Le rôle joué par la rencontre avec Lord Shelburne en 1780 est crucial sur ces deux plans. D’une part, en lui marquant son soutien et son amitié, Shelburne (qui est fait marquis de Lansdowne en 1784), permet à Bentham d’accéder à une position proche des sphères d’influence en Grande-Bretagne et de développer ses contacts en France (notamment l’abbé Morellet). À son retour de Russie en février 1788 Bentham fréquente les jeunes amis et obligés (à divers titres) de Lansdowne : Benjamin Vaughan, Samuel Romilly et Etienne Dumont. C’est au sein de ce groupe que se dessine pour lui une nouvelle orientation au cours de l’année 1789. Cette approche me conduit à nuancer le travail fondateur de Derek Jarrett sur le « cercle de Bowood », comme j’avais déjà commencé à le faire dans l’article inclus dans le volume collectif sur Lord Shelburne. La position institutionnelle et politique de Bentham dans les années 1789-1792 conditionne l’intérêt qu’il porte à la Révolution et crée également les conditions de la réception de ses idées. Cette dernière est faible en France, parce que ceux qui soutiennent ses idées sont rapidement marginalisés après 1792. Pourtant, certains ouvrages de Bentham circulent : la Défense de l’usure, des extraits de la Tactique des assemblées délibérantes, ou bien encore, l’Esquisse d’un plan pour l’organisation du pouvoir judiciaire en France et le Panoptique. Malgré le peu d’écho des idées de Bentham dans la presse de l’époque (hormis les feuilles de Mirabeau), des textes et des idées circulent.
Les deux derniers chapitres montrent comment l’intérêt de Bentham pour la France continue à être déterminant après la Révolution. En articulant ses publications à la réception de ses travaux, je veux montrer le rapport dynamique qui s’instaure entre le débat public, en France et en Grande-Bretagne, et une production philosophique et polémique. Le chapitre 4 est consacré intégralement à l’année 1802, celle où Bentham se rend en France, où paraissent à la fois les Traités de législation civile et pénale et l’Esquisse d’un ouvrage en faveur des pauvres, et celle où il n’est pas élu à l’Institut de France. Dans cet épisode, qui n’avait jusqu’ici jamais été étudié, on voit bien comment le discrédit politique attaché aux idées d’Helvétius au moment du tournant réactionnaire de Bonaparte et le manque de réseau solide sur lequel le philosophe puisse s’appuyer contribuent à faire écarter le nom de Bentham de la liste des membres étrangers de la Classe des Sciences Morales et Politiques. Cette décision a une importance symbolique qu’il ne faut pas sous-estimer. Enfin, le cinquième chapitre présente l’époque de la Restauration comme un « moment utililitariste » : il ne s’agit pas de dire par là que l’utilitarisme triomphe effectivement (ce qui n’est jamais le cas), mais de montrer qu’il est débattu à un moment crucial de la formulation des idées libérales en France. Les idées de Bentham sont connues, comme l’est sa personne (par les journaux, les témoignages des voyageurs, par les portraits qui circulent). En retour, ces débats et ces discussions affectent la façon dont Bentham formule pour les lecteurs français un certain nombre d’idées fortes de sa doctrine : contre la peine de mort, pour l’émancipation des colonies, etc. Enfin, ces débats sur la nature de l’utilitarisme et son rôle dans le champ des idées politiques posent des problématiques qui définissent encore aujourd’hui un certain nombre de jugements qui sont portés sur la doctrine. Benjamin Constant formule ainsi un argument devenu classique parmi les critiques libéraux de l’utilitarisme (le sacrifice des minorités et le mépris des droits), tandis que Chateaubriand s’inscrit en faux contre l’anti-idéalisme de Bentham.

Le manuscrit est en cours d’examen à Manchester University Press dans la collection « Studies in Modern French History ».