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4- 06/01/81 - 2

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Gilles Deleuze - Spinoza : 06/01/81 - 2 Transcription : Véronique Delannay - Jean-Charles Jarrell

Toutes les particules, si infimes qu’elles soient, ont un certain pouvoir que j’appelle, c’est commode, un pouvoir de perception. Lorsque deux rapports se composent, il faut bien que les particules qui effectuent ce rapport aient, sous ce rapport, le pouvoir de discerner les autres particules de l’autre rapport avec lequel le premier rapport se compose. Ce discernement fait que les particules de lymphe et les particules de chyle iront à la rencontre l’une de l’autre, si rien ne les empêche... pour s’unir et composer le rapport du sang.

-  En d’autres termes, aux particules dans l’étendue répond un discernement dans la pensée. Les particules si humbles qu’elles soient, particules d’oxygène, d’hydrogène, et cætera... -c’est une pensée chimique très prodigieuse qu’il élabore, Spinoza... les particules, c’est des modes du corps, c’est des modes de l’étendue, d’accord... Les modes de la pensée, c’est des perceptions. Toute particule est animée ; toute particule a une âme, qu’est-ce que c’est que l’âme d’une particule ? Est-ce que Spinoza, là, va déconner, délirer sur : "tout a une âme..." ? Qu’est-ce qu’il veut dire ? Il veut dire une chose extrêmement rigoureuse, très très positiviste, je ne sais pas si c’est vrai, on va voir tout à l’heure, on va essayer de trouver... Mais en tout cas, il veut dire une chose très rigoureuse quand il dit que tout a une âme. Ça veut dire, tout corps, si simple qu’il soit, même la particule la plus élémentaire, vous ne pouvez pas la séparer d’un pouvoir de discernement qui constitue son âme. Par exemple, une particule d’hydrogène se combine avec une particule d’oxygène, ou bien deux particules d’hydrogène se combinent avec une particule d’oxygène. Les affinités chimiques sont sans doute le cas le plus simple du discernement moléculaire. Il y a un discernement moléculaire. Et bien le discernement moléculaire, c’est ça que vous appellerez une perception, tout comme vous appelez "mode de l’étendue", le mouvement et le repos moléculaire. Le mouvement et le repos moléculaire ne sont possibles dans l’étendue que dans la mesure où en même temps s’exerce un discernement dans la pensée. Tout est animé, toute particule a une âme, c’est-à-dire toute particule discerne. Une particule d’hydrogène ne confond pas, à la lettre, ne confond pas une particule d’oxygène avec une particule de carbone. C’est la base de la chimie.

-  Donc j’insiste là-dessus, parce là que je suis sûr d’avoir raison. C’est pas du tout, c’est pas du tout une pensée géométrique, Spinoza, je crois très fort que c’est une pensée... C’est même pas une pensée physique... Chaque fois que je lis sa théorie des corps, j’ai très l’impression d’une espèce de pensée chimique, très chimique. C’est pour ça que dans les lettres, ceux parmi vous qui... Ce qui me confirmerait, ce qui me donnerait une raison de fait pour dire ça, c’est que dans les lettres, il a une très longue correspondance avec un grand chimiste de l’époque, il s’intéresse énormément à la composition chimique des corps. Vous verrez, c’est une série de lettres avec un chimiste anglais qui s’appelait Boyle, où il parle énormément de la composition du salpêtre. Comment le salpêtre est-il constitué, et qu’est-ce c’est qu’une particule de salpêtre ? - En somme donc, je dirais, au mouvement/repos du côté du corps répond le discernement, et c’est le discernement qui constitue l’âme de la chose. Vous voyez, ça devient très simple, dire "toute particule si petite qu’elle soit a une âme", ça veut dire uniquement : dans l’étendue elle bouge, elle reçoit des mouvements et elle donne des mouvements, elle est en mouvement, et par là même dans la pensée, elle est en perception, elle est en état de discernement. En d’autres termes, elle est, comment on dirait aujourd’hui ? On dirait sans doute beaucoup de choses... On pourrait dire elle est potentialisée, elle est valorisée, elle a des valences... C’est ça, l’âme... Elle a des potentialités, elle a des affinités... Ou bien même, on sortirait du domaine des affinités chimiques, pour dire quoi ?

-  Là, aujourd’hui, mais j’insiste, je le fais avec beaucoup de répugnance, parce que je ne veux surtout pas dire que Spinoza prévoyait des choses, qu’il ne pouvait pas prévoir. Le thème du précurseur c’est, beaucoup de gens l’ont dit déjà, le thème du précurseur c’est l’un des thèmes les plus dangereux qui soient, et en fait on s’aperçoit chaque fois que c’est compliqué... Vous savez, il faut surtout pas tomber dans l’idée : "Ah ! l’évolutionnisme, il était déjà dans Empédocle, et cætera... ». C’est des stupidités, enfin... Ce n’est pas du tout ça que je veux dire.

Mais, en revanche, si je pense qu’en effet, il n’y a jamais de précurseur, que c’est complètement idiot de chercher des gens qui auraient déjà soutenu une espèce d’évolutionnisme avant Darwin, et cætera..., en revanche, je crois fort que se passe un phénomène, dans l’histoire de la pensée, qui est très très curieux... Que quelqu’un, avec des moyens déterminés -dans le cas de Spinoza avec des concepts, découvre à son époque quelque chose, qui dans un autre domaine, ne sera découvert que bien après et avec de tout autres moyens. Si bien qu’il n’est pas du tout précurseur... Mais il y a des phénomènes de résonances, et la résonance, ça ne se fait pas seulement entre les divers domaines à une même époque, ça se fait entre un domaine, par exemple au 17eme siècle, et un domaine du 20eme siècle.

-  Car en effet, d’après ce que je dis, Spinoza participe pleinement d’une théorie qui... -il n’est pas le seul à la soutenir, cette théorie des petites perceptions, des perceptions moléculaires. Leibnitz, contemporain de Spinoza, fera toute une théorie admirable, et beaucoup plus poussée, beaucoup plus explicite que celle de Spinoza, concernant les petites perceptions ou perceptions moléculaires. Bon... Et cela, ils le font avec leurs concepts philosophiques, leurs concepts mathématiques, leurs concepts chimiques de l’époque... Ils ne sont précurseurs de rien. Mais je dis aujourd’hui au 20eme siècle, domaine absolument différent : nous sommes remplis -et même on nous épargne peu... avec cette discipline relativement récente, la biologie moléculaire. Et la biologie moléculaire est célèbre pour son usage d’un certain modèle informatique. Et qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui -donc je fais une parenthèse, je fais comme ça... Qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui « modèle informatique » dans la biologie moléculaire ? On interprète le code génétique en termes d’informations. Et dans ce cas, qui reçoit l’information ? Qui émet l’information ? Le code génétique contient de ce qu’on appelle des " informations" entre guillemets. Elles sont transmises par certains corps du type protéines. Elles sont reçues par des corps, des molécules, et cætera, qui se composent, qui sous ces informations composent des ensembles de plus en plus complexes. Qu’est-ce qu’implique la conception informative, informationnelle du code génétique ?

Elle implique ceci : qu’à plusieurs niveaux, il y ait - et c’est le mot même que certains auteurs emploient aujourd’hui - un pouvoir de discernement des molécules. Pouvoir de discernement qui va très loin... Parce que tantôt, il est chimique : une molécule discerne la molécule avec laquelle elle a des affinités chimiques. Mais parfois le pouvoir "d’élection-discernement" déborde l’affinité chimique... Et toute la théorie actuelle des enzymes, vous voyez les enzymes, cette chose qui est si importante du point de vue du code génétique... Les enzymes sont des corps ou des substances, enfin pas des substances pour rester spinoziste, sont des corps qui à la lettre, comme on dit, choisissent quelque chose, un corps qui va leur servir de substrat. Peu importe en quel sens c’est pris : enzyme, substrat... Je prends cela uniquement comme exemple abstrait. Or l’enzyme a le pouvoir de discerner son substrat. Bien plus, ce pouvoir de discernement est extraordinaire puisque entre deux corps dits isomères, mettons entre deux corps extrêmement proches l’un de l’autre chimiquement, l’enzyme élit toujours un seulement, un des deux isomères et pas l’autre. C’est curieux ça, ce pouvoir de discernement, qui correspond à l’action de la particule. Spinoza, il dirait, j’imagine...c’est cela qu’il appelle l’âme, lui. Le pouvoir de discernement d’une particule, c’est l’âme, ou c’est l’esprit. Pas grave, on peut appeler cela autrement, on peut appeler cela information par exemple, pourquoi pas ? Ça ne serait pas gênant, il n’y verrait aucun inconvénient Spinoza, à appeler ça information... À l’époque ça s’appelait âme, c’est une question de mots, vous comprenez...

-  Mais ne retenez pas de Spinoza que c’est un auteur qui vous parle de l’âme, au contraire... Les lecteurs de l’époque, qui disaient Spinoza, quel drôle de type, il est complément matérialiste. Alors évidemment, Spinoza répondait, ça c’est de bonne guerre : « écoutez, ouvrez mon livre, je ne cesse de parler de l’âme ou de l’esprit... ». Évidemment, il avait intérêt à ne pas se faire remarquer... Mais, ce qui compte, ce n’est si quelqu’un parle de l’âme et de l’esprit, ce qui compte c’est qu’est-ce qu’il met sous le mot... Je peux faire des déclarations sur Dieu et être quand même brûlé, c’est même ce qui se passait à la Renaissance, généralement. Les gens ne cessaient pas de parler de Dieu, seulement ce qu’ils mettaient là-dessous, c’était tel que l’Eglise reculait d’horreur en disant : « Mais qu’est-ce qu’ils ont fait avec notre Dieu... ». Je peux parler de l’âme très longtemps, je peux faire des cours et des cours sur l’âme, tout dépend ce que je mets là-dedans. Encore faut-il que j’ai une raison d’appeler ça âme.
-  Vous voyez la raison qu’avait Spinoza, à savoir : si le discernement, c’est ce qui répond dans la pensée, dans l’attribut pensée, à ce qu’est le mouvement et le repos dans l’attribut étendue, il y a toute raison de dire : la particule, en tant qu’elle a du repos et du mouvement se rapporte à l’étendue, mais en tant qu’elle discerne, elle se rapporte à la pensée. Et la particule en tant qu’elle se rapporte à la pensée, c’est l’âme. C’est une merveille... C’est beau, c’est beau...

-  Alors, ceci, je ne le dis que très vite parce qu’on en est pas encore là, mais moi ce que je suggère à Comtesse, c’est que... Mon idée ce serait que c’est seulement dans la mesure où ce thème des discernements apparaît que l’on pourra comprendre comment la persévérance va devenir une tendance à persévérer, car c’est par là en effet que je peux dire : En tant qu’elle discerne la particule avec laquelle elle peut se composer, une particule tend à s’unir. Là, la notion de tendance découle directement du pouvoir de discernement de la particule. La particule tend, dans l’étendue, elle tend à quelque chose dans l’étendue, parce qu’elle discerne dans la pensée. C’est le pouvoir de discernement qui va déterminer le mouvement comme tendance au mouvement.

-  Mais enfin, voilà... voilà où nous en sommes... Donc il y aura ce discernement qui fait que... Il y a plus, ce discernement, il va devenir extrêmement compliqué. Je reprends mes exemples... Jusqu’à maintenant, quand je parlais de l’arsenic et du sang, je me mettais du côté du sang, c’est-à-dire de mon côté. Je disais : l’arsenic décompose le rapport constitutif du sang. Mettons-nous du côté de l’arsenic. Je suis une particule d’arsenic. Vous avez un domaine, là, de grande richesse d’expérience imaginaire... Constituez vous, là, en imagination comme particule de ceci ou de cela, votre point de vue, il va changer... Vous tous, là, on est tous des particules d’arsenic, sauf un d’entre-nous... Vous voyez il n’y en a qu’un qui reste là, on est tous des particules d’arsenic, on arrive... Et on se trouve dans le sang de l’autre, et là, en tant que particule, on trouve... Qu’est-ce qu’on trouve ? On trouve d’autres particules qui obéissent à un rapport de sang. Alors, on est là, bon... Et on a le pouvoir de décomposer, mais c’est pas un pouvoir de décomposer global, il faut toujours décomposer d’une manière précise quand on détruit, quand on décompose, c’est minutieux... On peut imaginer deux sortes de poisons, l’un qui attaque les globules blancs, l’autre qui attaque les globules rouges. Il doit y avoir ça dans la nature, la nature est si riche...

-  Donc, de toutes manières, même dans les rapports de décomposition, il y a bien un discernement. Je suppose, je n’en sais rien du tout, j’imagine, le poison je l’appelle, je n’ose pas dire arsenic parce que c’est un mot qui existe. Imaginez un mot imaginaire... Ce poison-là, qui détruit les globules rouges, évidemment il faut bien qu’il les reconnaisse. Il faut bien qu’il les reconnaisse dans le sang... D’une certaine manière, il est en contre-affinité avec elles. Très bien... Le pouvoir de discernement, il s’étend aussi loin que s’étendent les mouvements et les repos de particules. Il semble que l’on a beaucoup gagné. Voilà que je peux dire : les actions et réactions de corps sont inséparables du discernement des âmes. Et il n’y a pas de mouvement et de repos dans le corps, sans qu’il y ait aussi discernement dans les âmes. Discernement pour le bon ou pour le pire, pour le meilleur ou pour le pire. Pour le meilleur dans le cas des compositions de rapports, pour le pire dans le cas des destructions de rapports. Les particules se reconnaissent les unes les autres, c’est par là qu’elles sont animées, comme dit Spinoza... Les particules se reconnaissent les unes les autres à travers les rapports, et sous les rapports, qu’elles effectuent. Voilà...

-  D’où je peux passer à un quatrième point. Encore une fois, ça me paraît très proche aujourd’hui d’une théorie de l’information. Simplement la théorie de l’information reprend, il me semble, des notions de ce type, en leurs donnant un tout nouveau contenu grâce, précisément, aux techniques d’information... Et la différence est énorme. Je passe à un quatrième point de vue, à moins que vous ne vouliez un repos ? ? (Dans le public : « non, non... ») Un petit repos ? non, pas de repos ? Un court repos, hein, très court repos...

Tout ceci doit nous donner des points de départ. Je veux dire par là que je ne veux pas envisager l’ensemble de la question, là, sur le moment, mais il doit nous donner des principes pour des problèmes comme ceux de : ce que c’est que la maladie, ou ce que c’est que la mort selon Spinoza. Vous voyez, parce que finalement toute cette histoire des modes... Nous sommes tous des modes, c’est à dire nous sommes pas des êtres, nous sommes des manières d’être.

C’est cela qu’il ne faut pas que vous perdiez de vue. Mais généralement, les autres philosophes... Les autres philosophes, ils ont toujours été très tourmentés par Spinoza. Spinoza, dans toute l’histoire de la philosophie, c’est celui je crois qui tantôt enthousiasme le plus, qui donne un enthousiasme que quand même les autres ne donnent pas, tantôt agace le plus. Et il agace parce que... il agace... oui... Et les gens qu’il agaçait beaucoup, les cartésiens, les thomistes, enfin...tout... A commencer, il agace tous ceux pour qui les êtres sont des substances, tous ceux pour qui les « étant » sont nécessairement des substances, ceux là sont éminemment agacés par Spinoza. Et ils vont lui lancer une espèce de pari diabolique. Ils vont lui dire : « Ecoute, Spinoza, de deux choses l’une, si tu dis que les êtres ne sont pas des substances, forcément, tu auras beau le cacher, tu dis par là même que les êtres, toi et moi, nous ne sommes que les rêves, les rêves de Dieu... Que nous sommes des créatures imaginaires... Que nous sommes des fantasmes... Ou bien, à la rigueur, si tu nous donnes un être, comme de toute façon ce n’est pas un être de substance, tu n’auras le choix qu’entre ceci et cela : ou bien tu feras de nous des espèces d’êtres géométriques, ou bien des fantasmes de l’imagination ».

-  Et c’est très curieux que Leibnitz, par exemple, dans sa critique de Spinoza, du spinozisme, Leibnitz étant obsédé par Spinoza comme beaucoup de penseurs à son époque, ne cesse de dire, tantôt : « Vous voyez ce que Spinoza fait des créatures... Il assimile les créatures, il leur donne exactement le statut de figures géométriques ». La figure géométrique, en tout cas, ça réunit les deux, parce que si je considère la figure géométrique tracée sur le sable, c’est comme un fantasme de l’imagination. Si je la considère en elle-même, c’est une série de conséquences nécessaires qui découlent d’axiomes, de principes. Donc on dit à Spinoza : en déniant aux « étant » la qualité de substance, le statut de substance, forcément vous n’avez plus le choix que entre les assimiler à de simples figures géométriques, ou les assimiler à des rêves de l’imagination.
-  Donc, des deux manières, vous leur refusez toute consistance propre. Nous ne serons dès lors que : ou bien les rêves de la substance unique, ou bien les propriétés nécessaires qui découlent de la substance unique. Et Spinoza , lui, il est très tranquille. Il estime qu’il a trouvé tout à fait une autre voie. Il y a une consistance des modes et pourtant les modes ne sont pas des substances. Et cette consistance n’est pas substantielle, c’est une consistance de rapports. Alors au point où on en est, vous comprenez, tout ça c’était un peu théorique, qu’est-ce qui change pratiquement ?

-  Évidemment, c’est pour cela que j’en viens à ce quatrième point, à savoir que ce qui change pratiquement, et bien... ce n’est pas de la même manière... Si vous vous traitez comme une manière d’être -et ce n’est pas une question de réflexion, il faut avoir le goût pour cela, c’est affaire de sensibilité... Il y a des sensibilités substantielles, à ce moment-là, ceux qui ont un sensibilité substantielle... Je rêve vraiment de faire un truc sur la sensibilité philosophique. Les sensibilités, c’est comme cela que vous trouverez les auteurs que vous aimerez chacun. Je ne suis pas en train de vous dire : « soyez spinozistes... », parce que je m’en fous... Ce dont je ne me fous pas, c’est que vous trouviez ce qu’il vous faut... C’est que chacun de vous trouve les auteurs qu’il lui faut, c’est-à-dire les auteurs qui ont quelque chose à lui dire, et puis à qui il a quelque chose à dire. Et je dis que ce choix, moi ce qui me tourmente dans la philosophie, c’est ceci. De la même manière que l’on parle d’une sensibilité artistique, par exemple une sensibilité musicale, et cætera, et bien la sensibilité musicale elle n’est pas indifférenciée, ça ne consiste pas seulement à dire : « j’aime la musique ». Ca veut dire aussi : j’ai à faire, bizarrement, pour des choses que je ne comprends pas moi-même, j’ai à faire particulièrement avec un tel, un tel... Ah, moi, c’est... -je suppose... moi c’est Mozart... Mozart il me dit quelque chose. C’est curieux, ça... Parce tout le monde, ce n’est pas ça... Il y en d’autres qui diront « non... ».

-  En philosophie c’est la même chose, il y a une sensibilité philosophique. D’où vient que quelqu’un .. C’est une affaire de molécules là aussi. Ça, si on applique tout ce qu’on vient de dire tout à l’heure, bon, et bien il se trouve que les molécules de quelqu’un seront attirées, seront déjà, en quelque sorte, cartésiennes... Il y a des cartésiens... Bon, je comprends, un cartésien, c’est quelqu’un qui a bien lu Descartes et qui écrit des livres sur Descartes, mais ça c’est pas très intéressant... Il y a des cartésiens, quand même, à un niveau meilleur... Ils considèrent que Descartes leur dit quelque chose à l’oreille, à eux, quelque chose de fondamental pour la vie, y compris la vie la plus moderne. Bon, moi... Je prends mon exemple, vraiment Descartes, ça me dit rien, rien, rien, rien... Ça me tombe des mains, ça me fait chier. Et pourtant, je ne vais pas dire que c’est un pauvre type, c’est évident qu’il a du génie Descartes. Bon, d’accord, il a du génie, j’ai rien à en faire, moi, pour mon compte... Il ne m’a jamais rien dit. Bon...Voilà, comment ça s’explique, ça, ces affaires de sensibilité ? Bon... Hegel... Hegel ? Quoi, qu’est-ce que c’est ça ? Bon. Qu’est-ce que ça veut dire ces rapports moléculaires... Je plaide, là, pour des rapports moléculaires avec les auteurs que vous lisez. Trouvez ce que vous aimez. Ne passez jamais une seconde à critiquer quelque chose, ou quelqu’un. Critiquez jamais, jamais, jamais. Et si on vous critique, vous dites d’accord, passez, hein, rien à faire...

-  Trouvez vos molécules, quoi... Si vous trouvez pas vos molécules, vous ne pouvez même pas lire. Lire c’est ça, c’est trouver vos molécules à vous... Elles sont dans des livres, vos molécules cérébrales. Elles sont dans des livres et ces livres, il faut que vous les trouviez. Je trouve que rien n’est plus triste chez des jeunes gens doués, en principe, que, pour eux, vieillir sans avoir trouvé les livres qu’ils aimaient vraiment. Et généralement ça, ça donne un tempérament, de ne pas trouver les livres qu’on aime, ou n’en aimer aucun, finalement, et du coup, faire le savant sur tous les livres... C’est un drôle de truc, on devient amer... Vous savez l’espèce d’amertume de l’intellectuel, là, qui se venge contre les auteurs de ne pas avoir su trouver ceux qu’il aimait... Alors... L’air de supériorité qu’il a à force d’être débile... Tout ça c’est très fâcheux. Mais, il faut que vous n’ayez de rapport, à la limite, qu’avec ce que vous aimez...

-  Quel rapport y a t-il entre la sensibilité tout court, et la sensibilité philosophique ? Quel rapport y a t-il, aussi bien, entre la sensibilité tout court et la sensibilité musicale ? Lorsque je dis par exemple : Ah moi, en musique, je mets au-dessus de tout... Des formules de cons, quoi, des formules idiotes, mais qui sont faciles, qui expriment ce qu’on dit... Lorsque quelqu’un me dit par exemple : « Moi je mets au-dessus de tout Mozart... ». Qu’est-ce qui dans sa sensibilité vibre tellement à Mozart ? Qu’est-ce qui me fait dire... et puis, ça se différencie extrêmement, tel moment de Mozart, au dessus de tout, de tous les autres moments de Mozart... Ah les petites timbales, là, les petites timbales... C’est ça, c’est ça, c’est ça la musique ! C’est curieux, ça...

-  La philosophie, c’est pareil. Être spinoziste, ça veut dire... Ça veut pas dire du tout avoir la doctrine de Spinoza, ça veut dire avoir eu ce sentiment, avoir vibré à certains textes de Spinoza, en disant : Ah, ben oui, on ne peut rien dire d’autre... La philosophie ça fait partie de la littérature et de l’art en général, ça donne exactement les mêmes émotions. Alors je dis, vous comprenez dans ces histoires de sensibilité, c’est évident que là, c’est pas... Oubliez les mots compliqués, mais si vous vivez comme substance, comme être, c’est une certaine manière de vivre.
-  Vous dites, moi je me sens un être. Il n’y a pas de mal à ça... Je vous dirai simplement : Bon d’accord, laisse Spinoza, lis pas Spinoza... Ou : Viens pas à cette UV là, c’est pas la peine puisque... Cela peut vous intéresser alors, mais très très extérieurement... Vous êtes en train de perdre du temps, alors que votre vrai intérêt ce serait d’aller écouter des choses sur des gens, ou écouter des gens qui pensent vraiment qu’on est des êtres. Cela veut dire quelque chose, encore une fois, c’est tout une sensibilité, et même très variée, puisque ça peut-être une sensibilité aristotélicienne, ça peut être une sensibilité cartésienne, ça peut être une sensibilité chrétienne, toutes sortes de sensibilités très différentes.
-  Donc, on se vit un peu comme des êtres... Alors faire de la philosophie, ça voudra dire faire de la philosophie selon votre goût. Si vous vous vivez comme un être, dès lors ça revient à dire : « qu’est-ce que c’est que l’être ? », au sens de « je suis un être ». Il faut vous renseigner là-dessus. Il faut lire des gens qui ont parlé de cela. Si vous avez la moindre émotion devant Spinoza, j’ai l’impression que c’est en fonction de ceci : que dans votre sensibilité il y a quelque chose en vous qui vous fait vous dire, même si vous n’y réfléchissez pas : « Non, je ne me vis pas comme un être ».

-  Alors bon... Est-ce que je me vis comme un rêve ? Ça peut arriver, mais à ce moment-là, je dirais : ce n’est pas Spinoza qu’il vous faut. Si vous vous vivez comme un rêve, il y a sûrement de grands auteurs qui se sont un peu vécus comme un rêve. Faut les trouver... Je suppose qu’il y a de grands... de grands... de grands Allemands qui se sont vraiment vécus comme un rêve. Des grands romantiques allemands, oui, ça... Allez les voir, c’est ça qu’il vous faut... Vous comprenez, moi je ne crois pas...Je pense à un auteur, que je suppose que beaucoup d’entre vous aiment profondément. Mais pourquoi, pourquoi est-ce que Beckett représente toute une sensibilité de notre époque. Il a inventé cette sensibilité, il lui a donné son expression littéraire. On ne peut pas dire que les personnages de Beckett se vivent comme des êtres. Comment ils vivent ? Ils ne vivent pas non plus comme Spinoza. C’est difficile de dire qu’ils sont spinozistes. Il y a tellement de manières de vivre. À moins qu’ils vivent un peu d’une certaine manière spinoziste, je ne sais pas, ils ne vivent pas non plus comme des rêves... En tout cas, moi, je définirais la sensibilité spinoziste comme une sensibilité telle que je me vis comme une manière d’être. Je me vis comme un mode, c’est à dire comme une manière d’être. C’est très différent d’être un être ou une manière d’être.
-  Alors, à ce moment-là, qu’est-ce que peut m’apporter Spinoza ? C’est que si je me vis un peu spontanément comme une manière d’être, il se trouve qu’à ce moment là, je peux pressentir que Spinoza a à me dire quelque chose, si ça m‘intéresse, quant à la question : Mais qu’est-ce que ça veut dire une manière d’être ? Et qu’est-ce que c’est, vivre à la manière d’une manière d’être ? Vivre en tant que manière d’être ? Et qu’est-ce que c’est que la vie et la mort pour une manière d’être ? Et qu’est-ce que c’est que la maladie et la santé pour une manière d’être ? et cætera... Il ne faut pas que ce soit la même chose que pour un être, c’est par là que ça a des conséquences pratiques, tout ça. Alors... D’où ma question, et là... Oh... Tous ces cliquetis... (de magnétophones) Il ne marche plus ? Il est cassé ? (Rires)
-  J’essaie de faire une espèce de typologie des cas. Qu’est-ce qui peut se passer de mauvais ? Vous vous rappelez, dans mon premier point, j’avais bien dit : Qu’est-ce que c’est ce qui arrive de mauvais, de mon point de vue ? Ce qui m’arrive de mauvais, c’est en gros quand un de mes rapports est détruit. Ça c’est mauvais, parce qu’en effet ça supprime ma persévérance. (les cliquetis continuent...) Mais c’est hallucinant... J’ai l’impression d’être à Prisunic... (Rires) C’est du Jerry Lewis...

Alors, oui... Je fais une espèce d’étude de cas avec cette formule générale : ce qui est mauvais, c’est lorsqu’un de mes rapports est détruit. Et voilà le cas le plus simple, auquel je ne reviens pas parce que... on le connaît bien maintenant. Adam et la pomme, ou l’arsenic et le sang. Tout simple : un corps extérieur, sous son propre rapport, détruit un de mes rapports. Vous voyez, la formule est très simple, elle est très précise. Donc, tout ou partie de mes rapports sont détruits. Voilà un premier pas de mauvais. Et ma question part de là : est-ce que ce n’est pas le cas le plus simple ? Est-ce qu’il n’y a pas lieu de considérer d’autres cas, quand même, plus compliqués ? Je dirais : deuxième cas... Imaginez ceci : mes rapports sont, en gros... - c’est très délicat tout cela, c’est pour faire sentir qu’en fait, le deuxième cas mord déjà sur le premier...

-  En gros mes rapports sont conservés. Tout ou partie, la plupart, la plupart de mes rapports sont conservés. Mais voilà : ils ont perdu leurs mobilités ou leurs communications. C’est un autre cas, ça... Ça peut arriver... Je me dis concrètement, ça arrive, ça : tous mes rapports sont conservés en gros et du dehors. Mais ils ont perdu cette espèce de propriété qui leur appartient en tant qu’ils sont rapports de mouvement et de repos, à savoir leur propriété de communiquer les uns avec les autres. On l’a vu et c’est pourquoi j’insistais tellement, dans mon « deux » d’aujourd’hui, dans mon article deux, sur cette communication... Non dans « un », dans mon point de départ d’aujourd’hui... Je disais forcément des rapports qui me composent sont perpétuellement en communication les uns avec les autres, puisque mes rapports complexes ne cessent de se décomposer danslesplus simples et les plus simples ne cessent de recomposer les plus complexes. C’estmême par là que j’ai une durée. Or là imaginez, la plupart de mes rapports est conservée. Mais tout se passe comme si ils étaient solidifiés, ils ne communiquent plus très bien, ou certains ne communiquent plus avec d’autres. Pourquoi c’est intéressant, parce que moi ça m’intéresse, je ne sais pas pourquoi mais... Je me dis : le premier cas, la pomme et l’arsenic, là, le poison... C’était tout simple.

-  Je reviens à mon thème, mon problème, qui était de tirer une théorie de la maladie de Spinoza. Je dirais, c’est un cas très simple, c’est la maladie intoxication. C’est la maladie intoxication. Je dirais, ce sont des maladies d’action. En ce sens : un corps nocif, puisque son rapport ne se compose pas avec le mien, agit sur le mien, donc détruit mon rapport. Un corps étranger agit sur moi dans des conditions mauvaises : égale maladie d’action, ou maladie d’intoxication. Vous voyez toutes les maladies à virus, à bactéries, et cætera, sont de ce type.

-  Mon deuxième cas, il me semble, est déjà tout autre... Il peut y avoir intervention de bactéries et de virus, mais ça n’est plus l’essentiel. Il peut y avoir un agent extérieur, mais cette fois-ci cet agent extérieur se définit moins par ceci qu’il détruirait mon rapport -il en détruit certains au besoin, vous voyez qu’il y a des franges entre les deux cas... Mais c’est moins ça qui compte, c’est moins les rapports qu’il détruit, que la communication intérieure de mes rapports qui est compromise. Au besoin, chaque rapport continue à fonctionner, mais les phénomènes de co-fonctionnement, de métabolisme, de transformation de rapports les uns dans les autres, ne se font plus... Je dirais pour vous, là, c’est un tout autre domaine... Des maladies de métabolisme, ou de communication, qui affectent la communication des rapports entre eux. Et à la limite, comprenez, je peux avoir...A la limite ! Tout ça c’est des cas, j’essaye d’indiquer les divers cas... A la limite, je peux avoir conservé tous mes rapports, mais en fait je suis déjà mort. C’est une espèce de mort prématurée. Voilà que je respire, d’accord... Mon sang circule, d’accord... Mais il n’y a plus de communication entre la circulation du sang et le circuit respiratoire, ça ne marche plus, ou du moins la communication se fait mal. L’oxygénation du sang se fait pas.

-  Bon, groupons ça vraiment, alors... il y a un mot, en effet, je vois... le mot parmi les mots en science moderne, en biologie, c’est... Ce qui renverrait à ce domaine de la communication des rapports qui se décomposent et se recomposent au sein de ma persistance, c’est ça qu’on appellerait, aujourd’hui, le milieu intérieur et le métabolisme. Je dirai, donc, ce second cas de maladie, c’est les maladies du milieu intérieur et du métabolisme, très différentes des autres. Et c’est très intéressant parce que je disais à la limite -d’où mon appel à ce que vous lisiez les deux textes du livre IV que je vous indiquais, ce si beau texte de Spinoza, qui consiste à nous dire : « mais vous savez, on peut même, au moins d’apparence, rester le même, et en fait on est déjà mort ». Et cette question qui me semblait soulevée par ce texte, de ce que l’on appelle les survies artificielles... Vous maintenez un circuit respiratoire, mais la circulation sanguine est foutue. L’électro-encéphalogramme montre qu’il n’y a plus de communication cérébrale. Vous maintenez un pauvre type, vous maintenez un cadavre à l’état de vivant, quoi ! Le cas récent Tito, le cas récent Franco, et cætera... Vous maintenez des espèces de systèmes articulés, qui n’ont absolument plus rien de vivant, mais vous les maintenez, comme ça, simplement... Vous maintenez chaque circuit, mais il n’y a plus aucun métabolisme, c’est-à-dire il n’y a plus de communication des circuits entre eux. Voilà un second cas de maladie, il me semble, tout à fait....

-  Troisième cas : l’essentiel de mes rapports subsiste. Vous voyez, on va dans des cas de plus en plus compliqués... L’essentiel de mes rapports subsiste, au moins en apparence, du point de vue du mouvement et du repos. Et mon deuxième cas, c’était : les rapports subsistent en gros, en gros... mais ils ont perdu leur souplesse, c’est-à-dire leur métabolisme ou le pouvoir de communiquer. Leurs communications dans le milieu intérieur. Là, j’imagine un autre cas : l’essentiel de mes rapports subsiste, en apparence, mais ce qui est perdu, c’est le pouvoir de discernement sur les corps extérieurs. C’est-à-dire... Qu’est-ce que ça veut dire, ça, ce cas ? Je respire, oui, mais j’ai de plus en plus de mal à décomposer l’air, c’est-à-dire à capter l’oxygène qu’il me faut. Un autre cas, vous voyez, mon rapport respiratoire subsiste, mais il subsiste dans de telles conditions que il manque de discernement, et que j’ai de plus en plus de peine à m’unir, à la lettre, à m’unir aux molécules d’oxygène dont j’ai besoin.
-  En d’autres termes, ce qui est compromis, là, c’est les réactions qui découlent des rapports. En effet, les rapports ne peuvent orienter des réactions que par l’intermédiaire du discernement moléculaire. Je me demande, question : est-ce que l’on ne pourrait pas dire que là il y a un troisième groupe de maladies, maladies alors d’intolérance ? Ce serait même un schéma intéressant des maladies d’intolérance, parce que qu’est-ce qui se passe lorsque quelqu’un a une intolérance, une allergie par exemple à une poussière, à la poussière ? Ou bien qu’est-ce qui se passe dans une respiration asthmatique ? Tout ça c’est des sujets très difficiles...
-  Est-ce que l’on ne pourrait pas dire ça : mon rapport pulmonaire, il subsiste bien, mais ce qui ne fonctionne pas bien c’est le pouvoir de discernement, à savoir le discernement des molécules d’oxygène, le discernement moléculaire. Les molécules d’oxygène, là, il y a quelque chose qui craque là-dedans... Peut-être que je m’unis, même dans l’air, peut-être que mon système est assez déréglé pour que je m’unisse, dans l’air, à des molécules qui ne sont précisément pas celles d’oxygène ? Mais ça, ça nous mettrait peut-être dans un autre cas... En tout cas là, c’est la réaction, c’est des maladies de réaction. Ça, ça groupe toutes les maladies qui ont pris de plus en plus d’importance à la suite des découvertes liées à ce qu‘on a appelé le stress, qui sont des maladies non pas d’action, ou du type intoxication, mais des maladies de réaction. Où ce qui constitue la maladie, c’est la réaction. Vous voyez, ça ferait un troisième groupe de maladies. Et alors j’ai gardé pour la fin, évidemment, le plus beau, le plus troublant... Allons plus loin encore... Cette fois-ci, ce qui est brisé, c’est à l’intérieur de moi-même. À savoir... C’est un nouveau pas, déjà au niveau de trois, il y avait une affection du pouvoir de discernement, du pouvoir de discernement moléculaire. Là, au niveau de ce dernier cas, de mon quatrième cas, c’est le pouvoir de discernement interne qui va être brisé. Pas le pouvoir de discernement externe, mais le pouvoir de discernement interne.

-  Qu’est-ce que j’appelle discernement interne ? C’est que des molécules de mon corps (confusion supprimée), sous un rapport donné, distinguent d’autres molécules de mon corps sous un autre rapport donné. Et les distinguent comme appartenant à un seul et même corps. C’est ce qu’on a vu, c’est constitutif de la persistance. Par exemple mes molécules pulmonaires reconnaissent d’une certaine manière, discernent, mes molécules sanguines. Donc, ça, cette fois ci, vous voyez le troisième cas mettait en jeu, mettait en question, le pouvoir de discernement extérieur, là je parle du pouvoir de discernement intérieur, à savoir : dans mon organisme, sous tous les rapports qui le composent, les particules qui effectuent ces rapports se reconnaissent les unes les autres. C’est le domaine de la perception, à supposer cette fois ci que ce soit ce régime là. Voilà que certaines molécules, sous un rapport donné, vont traiter d’autres molécules miennes sous un autre rapport comme des étrangères. Comme des étrangères dont elles vont décomposer le rapport.

-  Et c’est pour ça, je vous convie à lire ce second texte du livre IV sur une chose étonnante, c’est ce qui me paraît vraiment très, très bizarre, où Spinoza dit : mais c’est ça le suicide. C’est à dire, il propose un modèle typiquement maladif du suicide. Là, je crois qu’il voit quelque chose de tellement profond que ça touche à des points... Vous comprenez ce qu’il nous dit sur le suicide, il dit c’est très simple -et là je n’avais pas besoin de forcer les textes, si vous avez lu pendant les vacances, c’était votre tâche, ces deux textes au moins, ces deux textes sur le suicide, c’est très étonnant puisque ça consiste à nous dire : et bien, oui... certaines parties de nous-même, sous un rapport, se comportent comme si elles étaient devenues l’ennemie des autres parties de nous-même, sous d’autres rapports. Si bien que l’on assiste à cette chose étonnante : un corps dont toute une partie va tendre à supprimer les autres. Comme s’il prenait à la lettre, si vous voulez, le geste suicidaire de, par exemple : je tourne ma propre main contre moi-même, en me tirant un coup de revolver ou quelque chose comme ça. C’est comme une rébellion des parties, de certaines parties, qui va entraîner une destruction des autres parties. Jamais je n’ai vu penser le suicide de manière aussi intense et aussi moléculaire.

-  Car enfin, quand nous, nous lisons aujourd’hui le texte, je vous le disais déjà la dernière fois, on a une tout autre idée... Mais si Spinoza ne trouvait que le suicide à invoquer, c’est parce que la biologie de son temps ne lui donnait pas les moyens. Mais nous lorsque aujourd’hui la médecine nous parle, et découvre ce quatrième type de maladies, qui n’est ni d’intoxication, ni de métabolisme, ni d’intolérance, mais que l’on appelle les maladies auto-immunes, et qui semblent précisément promises au plus brillant avenir, c’est à dire (...) découvrir que toutes sortes d’autres maladies que l’on ne savait pas très bien traiter font précisément partie de cette nouvelle catégorie... Les maladies auto-immunes, c’est quoi ? Et bien, je vous disais, si l’on a un système immunitaire, il est aujourd’hui défini, le système immunitaire, comme ceci : c’est précisément des molécules, des molécules génétiques qui ont le pouvoir de discerner les autres molécules comme faisant partie de mon corps. C’est ce que les biologistes actuellement appellent précisément quelque chose comme les molécules du soi, quand ils se mettent à se servir de concepts presque métaphysiques... C’est les molécules du soi, puisque elles ont pour fonction biologique de reconnaître mes molécules composantes. C’est le système immunitaire. Donc elles vont trier les molécules composantes et les molécules étrangères. Elles vont entraîner notamment les phénomènes de rejet dans les greffes : Ah, ça, c’est pas à moi, ça c’est pas à moi, on jette !
-  Et je vous disais, supposez que le système immunitaire, d’une manière ou d’une autre, soit atteint. Qu’est-ce qui se passe ? Il n’y a que deux cas possibles... Ce qui va être atteint c’est le pouvoir de repousser les molécules étrangères. C’est un cas possible. Ou bien ce qui va être atteint, et ça va être encore plus curieux, ça va être le pouvoir de reconnaître ses propres molécules. Voilà que mon corps ne reconnaît même plus, dans certaines zones, dans certaines parties, ses propres molécules. Donc, il les traite comme des intrus, comme des molécules étrangères faisant intrusion. C’est une maladie de quoi ? Les maladies auto-immune, c’est les maladie de la perception. Les biologistes actuellement diront que c’est des maladies de l’information. Ça constitue un groupe de maladies énorme, énorme à présent. Un type de maladie auto-immune relativement connue, c’est la sclérose en plaque, qui est une maladie extrêmement grave. Et c’est une conception de la maladie très nouvelle, pourquoi ? Parce que, à la limite c’est quoi ? Canguilhem y a consacré un texte, à ces maladies, mais il a pas encore... C’est un texte qui précède les développements récents sur les maladies auto immunes... Et, il dit, ça revient à quoi ? Il y a une dizaine de pages très belles de Canguilhem, où il dit : ben oui, ça revient à quoi, ça ? Ça revient à traiter la maladie d’une manière tout à fait nouvelle, prétend-il, à savoir la maladie comme erreur, la maladie comme erreur génétique. C’est un certain modèle de maladie qui vaut pour certaines maladies. La maladie comme erreur génétique, c’est quand même un concept très intéressant, qui en effet regroupe toutes les données de la biologie et de l’informatique actuellement. Le point d’union de la biologie et de l’informatique aujourd’hui, c’est ce groupe de maladies qu’on peut considérer comme des erreurs génétiques, c’est-à-dire des erreurs par rapport au code génétique. Soit que -alors là elles sont infinies... Soit que le code génétique comporte lui-même une erreur, soit que sa transmission comporte des niveaux d’erreurs. Vous voyez que c’est déjà un domaine très très varié. De toutes manières, la maladie comme erreur... L’erreur consiste en quoi ? Là, je n’ai pas besoin de forcer pour dire : bah oui, pour Spinoza il y a bien tout un type de maladies qui sont des erreurs. L’erreur consiste en quoi, qu’est-ce qui est affecté ? C’est le système de discernement perceptif moléculaire. Et la maladie consiste en ça : un trouble de la perception. A savoir : voilà que mes molécules de discernement se mettent à faire et à multiplier les erreurs.

-  Or aujourd’hui, comment on interprète la vieillesse ? On a formé un mot pour le concept de vieillesse, tellement il prenait d’importance biologique, c’est celui de sénescence. Comment on l’interprète ? Parmi les interprétations de la sénescence, de la vieillesse, du vieillissement, aujourd’hui une des plus intéressantes, c’est précisément celle-ci... C’est une hypothèse, comme ça, mais ça me paraît une des plus belles, parmi les spécialistes de la sénescence, du vieillissement. Ils disent : des erreurs, au sens d’erreurs génétiques, d’erreurs de transmission dans les informations du code génétique, les cellules elles en font constamment. Simplement ces erreurs sont compensées. Donc, les erreurs, là, et les petits troubles dus aux erreurs de lectures du code génétique, c’est constant. Mais ils disent, une cellule, et bien elle a une moyenne d’erreurs, il y a une moyenne d’erreurs possibles. Et puis, il y a bien un moment où il y a un seuil qui est atteint. Et c’est quand le seuil d’erreurs possibles est atteint qu’à ce moment là il y a vraiment quelque chose d’irréductible, à savoir un phénomène de sénescence, de vieillissement de la cellule, comme si elle pliait elle-même sous le nombre de ses erreurs.
-  C’est un beau concept, l’erreur pathologique. Alors vous comprenez, il faut pas exagérer, hein... Quand il disait, quand Spinoza dit : "mais le mal c’est l’erreur », il ne peut pas vouloir dire complètement ça. Mais quand c’est un philosophe qui a fait vraiment toute une théorie explicite de la perception, de la petite perception, du pouvoir de discernement des particules... Les particules font des erreurs, elles se reconnaissent plus. Et la vieillesse, ce serait le franchissement du seuil de tolérance d’une cellule, d’une particule, vis-à-vis de ces erreurs.

-  Voilà donc un quatrième type de maladies, les maladies d’erreur ou de perception. Et alors, ce qui me paraît très curieux, c’est la manière dont, dans le texte auquel je vous renvoyais, Spinoza ramène le suicide à une maladie d’erreur. A savoir : toute une zone de particules sous des rapports donnés, ne reconnaissent plus les autres particules sous leurs autres rapports comme étant les miennes, ou comme étant les leurs, et se retournent contre elles. Si bien qu’il faudrait dire des maladies auto-immunes, à la lettre, que ce sont des suicides organiques. Tout comme les suicides sont des espèces de maladies auto-immunes psychiques. Ouais, bon...

-  Voilà ce que je voulais dire sur ce schéma possible, que donne au concept de maladie, le statut précisément des modes et des manières d’être. Et alors, ça tombe bien parce que -je vais arrêter bientôt... Ça tombe bien parce que, maintenant, on dispose quand même d’une meilleure... comment dire ?... d’une meilleure grille d’interprétation pour revenir tout à fait à la correspondance Blyenbergh et Spinoza. Car maintenant que on dispose de cet ensemble, je vous rappelle la réaction immédiate de Blyenbergh, et toute cette correspondance va, j’espère, prendre une autre signification pour nous plus concrète. Car Blyenbergh, c’est précisément, du point de vue de la sensibilité, je crois que c’est profondément quelqu’un qui se vit... On ne l’en fera pas démordre : lui Blyenbergh, il se vit comme un être. Et c’est pour cela que tout le spinozisme à la fois l’attire comme un truc très très bizarre, et lui répugne très profondément. Et il interroge Spinoza, avec beaucoup d’exigence, sur le mode de : Mais, enfin, qu’est-ce que ça veut dire tout ça ? Alors quoi, vous n’êtes pas un être ? Et tout le thème du bien et du mal, c’est là et au niveau de cette grille que je vous proposais aujourd’hui qu’il faut le resituer. Et à ce niveau, voilà, il me semble que Blyenbergh a deux objections très fortes. Les deux objections très fortes, vous allez sentir qu’elles s’enchaînent complètement avec tout ce que dont on a parlé aujourd’hui.
-  Je dirais, la première concerne la nature en général. Elle consiste à dire, de votre point de vue modal, du point de vue d’une telle conception des modes, vous ne pourrez pas vous en tirer : la nature ne peut être qu’un chaos. Vous vous rappelez que Spinoza vient de définir la nature en général comme l’ensemble de tous les rapports qui se composent et se décomposent, pas seulement de mon propre point de vue, mais de tous les points de vue. Riposte de Blyenbergh, qui paraît très intéressante : qu’est-ce que vous racontez là, mais alors cette nature, c’est un pur chaos ! Pourquoi c’est un pur chaos ? Parce que vous remarquerez que, chaque fois qu’un corps agit sur un autre, il y a toujours composition et décomposition à la fois. Ce n’est pas à ce niveau-là que je pourrais dire, il y a du bon et du mauvais. Pourquoi ? Parce qu’il y a forcément composition et décomposition, les deux l’un dans l’autre. Si l’arsenic agit sur mon corps c’est un cas de mauvais, il décompose certains de mes rapports, mais pourquoi ? Parce que il détermine mes particules à entrer sous un autre rapport. Avec cet autre rapport, le rapport de l’arsenic se compose, lui, donc il n’y a pas seulement décomposition, il y composition aussi, dans le cas de l’empoissonnement. Mon organisme meurt mais justement...

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