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17- 5/05/81 - 3

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Gilles Deleuze ; La Peinture et la question des concepts transcription : Sandra Tomassi Cours 17 du 05/05/81- 3

« D’autre part, on ne prend pas l’avion pour rien, il y a toutes ces motivations analogiques. Quels rapports de dépendance sont inscrit là dedans, quels rapports de dépendance renversés ? Mais chez nous, dans notre langage codé, conventionnel, dans notre langage, je dirais, ou plutôt Bateson dirait :
-  le langage désigne des états de choses par convention et on en induit des fonctions analogiques.

Tandis que dans le langage analogique, c’est presque l’inverse ;
-  le langage exprime directement des relations analogiques de dépendance et on en déduit les états de choses.

Seulement voilà, et je veux juste dire ceci et c’est pour ça que j’invoquais les dauphins. Les dauphins ont un langage et personne n’y comprend rien. Bateson dit que si personne n’y comprend rien, c’est que il y a bien des chances qu’il n’y ait pas grand chose à comprendre dans leur langage sinon un truc très bizarre. Supposez l’opération vraiment folle suivante, on se demandera qui est capable de la faire.

J’ai pour le moment mes deux langages :

-  Langage analogique des relations
-  Langage codé des états de choses

Supposez que j’ai une idée un peu folle : coder des relations analogiques en tant que telles. Coder des fonctions "mu". C’est du langage qui reste analogique mais il passe par un code. C’est très bizarre un langage comme ça, un code greffé sur des flux analogiques. A première vue, c’est impossible, ça s’oppose. Pourtant c’est un peu ce que faisait l’ordinateur tout à l’heure. L’ordinateur avec un code binaire, il codait quelque chose à reproduire, un dessin à reproduire et il vous produisait le dessin. Là, supposez des relations de dépendance, des fonctions "mu", etc., qui vont être comme telles, codées. Codé, on a vu ce que ça pouvait vouloir dire, codé. Ca peut vouloir dire d’être pris dans un système de choix binaires. Mais enfin pourquoi est-ce qu’un langage analogique se ferait coder ? Quelle nécessité il y aurait de coder un langage analogique ? C’est-à-dire de greffer du code sur de l’analogie ? Un seul cas, dit Bateson : celui des grands mammifères qui ont abandonné la terre et qui sont allés dans l’eau. Pourquoi ? Car les grands mammifères qui ont un fort langage analogique. Les mammifères sont ceux qui ont poussé le plus loin le langage analogique sur la terre. Quand ils vont dans l’eau, ils sont fichus. Pourquoi ? Parce que ils n’ont pas comme les poissons, la possibilité d’un langage analogique qui leur serait propre. Qui serait propre au milieu marin et ils n’ont plus les moyens d’exercer le langage analogique de la terre.

En effet, le langage analogique de la terre implique une très bonne distinction de la tête et du corps, implique des poils, implique des mouvements expressifs, toutes choses que les exigences de l’eau non seulement limitent, mais bien plus, même s’ils l’avaient, le message ne serait pas reçu, puisque les conditions de visibilité sous l’eau sont telles que le langage analogique terrestre ne marche pas. Bien plus, tout le corps se met en etc., empêchant les expressions analogiques. Alors il dit : on croit que les dauphins ont un langage mystérieux, pas du tout, on croit que les dauphins ont un langage conventionnel et il prévient les militaires américains qu’ils vont aller vers de graves déceptions. Mais a-t-il raison, ça j’en sais rien. Il dit non, ce n’est pas ça. Simplement, le paradoxe des dauphins, c’est que les conditions maritimes auxquelles ils ont du s’adapter, fait qu’ils ont dû coder l’analogique en tant que tel. Ils n’ont pas fait un langage digital, ils n’ont pas fait un langage de codes, ils ont du coder le langage analogique. Alors, ça fait très bizarre, ça. Il dit : il est sûr lui, personnellement que si on arrive à décrypter un peu le langage des dauphins, on n’y trouvera pas un langage linguistique. Que l’on ne trouvera, dans ce langage, qu’un contenu proprement analogique exprimant simplement les rapports de dépendance et n’exprimant rien sur des états de choses. C’est son affaire dire ça ! Mais pourquoi, moi j’ai tenu à raconter cette thèse de Bateson sur le langage des dauphins ? Ce en présence de quoi il nous met, vous voyez, c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup : la possibilité de greffer un code binaire sur du pur langage analogique. Donc cela nous permet de surmonter un peu la dualité d’où on était parti. Et qu’est ce que je veux dire, vous l’avez deviné ce que je veux dire.

Ce que je veux dire, c’est imaginez un peu maintenant la formule à laquelle j’arriverai, elle perd de son côté trop facile. J’ai comme une espèce de sentiment qu’un peintre abstrait, c’est exactement comme un dauphin, c’est des dauphins, c’est des peintres dauphins. Ils sont abstraits à cause de ça, leur véritable opération, c’est : inventer un code pour toute une matière et un contenu proprement analogique. Alors ils greffent un code sur la matière picturale et ce code est entièrement pictural, par là ils réussissent quelque chose de génial. En d’autres termes ce ne sont pas des abstraits ; ce sont vraiment des mammifères marins. C’est l’équivalent, c’est exactement le même problème que celui des dauphins, il me semble. Mais enfin peu importe. Il suffit d’avancer un peu, là on est comme coincé parce que : d’accord sur tout ce qu’il dit ; même relations, bon...

Le langage analogique, on ne le définit plus par : la similitude mais on le définit par : les relations de dépendance. Est-ce que ça nous va ? Est-ce que ça nous ouvre quelque chose ? Peut être, mais pas tel quel ? Pour moi, il faudrait encore une transformation. Mais quelle transformation ? Comment s’expriment les relations de dépendance ? Qu’est ce que c’est que l’expression des relations de dépendance ? On en est là, c’est-à-dire : je réclame une troisième détermination du langage analogique. Encore une autre. Parce que relation de dépendance, c’est à la rigueur le contenu de ce langage. Mais quand le langage analogique a une forme qui lui est propre, qu’est ce que c’est que cette forme ? Supposons que ce soit la peinture. Qu’est ce que c’est ? Il faut une forme. Comment s’expriment les relations de dépendance ? Ce serait ça, alors, le définition du langage analogique. Nous le tenons, on le tient. Suspense.

Qu’est ce que tu voulais dire Anne ?

-  Anne Querrien : « Cela me fais penser au passage de « Mille Plateaux », ou vous parlez des corps.
-  Deleuze : « Oui d’accord, moi aussi cela peut. ;sauf que ça, c’est encore plus compliqué. Comme déjà on est dans du compliqué, alors ça ne va pas s’arranger. »
-  Anne Querrien : « Et puis ça me fait penser à autre chose, au langage opératif des maçons des cathédrales etc., parce que précisément par exemple, il y a une étude qui à été faite par un type qui s’appelle Scobeltzine, ou il expliquait la sculpture romane et gothique et montrait qu’il y avait tout un code sur les chapiteaux qui exprimait justement directement les relations de dépendance dans les positions, dans la manière de (inaudible)
-  Deleuze : A ça c’est intéressant ! Oui ?
-  Anne : Ca s’appelle « L’art féodal et son enjeu social » de Scobeltzine, c’est un architecte, dans la collection bibliothèque des sciences humaines chez Gallimard, et alors il montre que ce n’est qu’une expression des relation de dépendance dans la sculpture et que l’on peut interpréter tout l’art gothique de cette manière. »
-  Deleuze : « Formidable ça ! Vous entendez ce qu’elle dit ou pas ? Tu veux pas te lever et redire très vite parce que ça peut intéresser. »
-  Anne : « Il y a un architecte qui s’appelle Scobeltzine qui a écrit un bouquin qui s’appelle « L’art féodal et son enjeu social » et qui dit que toute la sculpture et l’architecture des cathédrales, c’est l’expression des relations de dépendance sociale à travers un code à la fois architectural sur les voûtes ou enfin la manière de les montrer et le code de la sculpture dans les chapiteaux essentiellement. Il explique très en détail les chapiteaux et les formes, toute cette ligne gothique. » Deleuze : Il faut lire ce livre, faut que je le lise.
-  Anne : « Oui, oui, ça vaut le coup ! »
-  Deleuze : « Tu me feras une petite note avec le nom, parce que je ne l’ai pas pris, moi, tout à l’heure. »
-  Anne : « Je dois avoir des notes chez moi »
-  Deleuze : « Tu me les passes, ça m’évitera de le lire. » Auditoire : Rire
-  Deleuze : « Ca, c’est très important. Vous voyez, il y a plein de choses comme ça auquel je ne pense pas. Vous pouvez... 

Bon alors, Qu’est ce que c’est ? A la limite, je dirais : même a égalité, à savoir, c’est de la voix. Prenons l’exemple sonore, le langage analogique dépasse la voix d’accord, déborde la voix, mais il y a aussi dans la voix, du langage analogique. Or, précisément les linguistes, d’une certaine manière - et pour donner tout de suite la réponse - les linguistes, ils ne nous ont pas caché quelque chose de très curieux. Ce qu’ils ne nous ont pas caché, c’est que le langage, dit langage de convention selon eux, était fait de ce qu’ils appellent des traits distinctifs. Bien plus, ce qu’ils appellent des "traits distinctifs internes". Et que les traits distinctifs internes, c’est quoi ? c‘est précisément les rapports binaires entre phonèmes. Un rapport phonologique. Voyez un rapport binaire entre phonèmes, ce sera un trait distinctif interne du langage. Mais ils ont toujours dit qu’il y avait d’autres traits linguistiques.

Qu’est ce que c’est que ces traits linguistiques ? C’est les tons, les intonations, les accents, ou pour être plus précis,
-  c’est la hauteur de la voix,
-  l’intensité de la voix
-  et la durée. Hauteur, intensité et durée qui va déterminer trois espèces d’accents. Qu’est ce que c’est que ça ? Est-ce que je peux dire : ce qui se distingue de l’articulation... Simplement qu’est ce qu’ils font les linguistes ? C’est ça qui me trouble et en effet ces traits non internes ou même à la limite, ces traits non distinctifs, Ils les reconnaissent. Par exemple, Jacobson, définit comme ça, ce qu’il appelle la poétique dans son rapport avec la linguistique. Mais ce qui me parait très curieux, c’est que malgré tout, ils reconnaissent la spécificité de cette région, mais ils essayent complètement de la coder. Ils essayent complètement de la coder, c’est-à-dire : ils y appliquent leurs règles binaires. C’est très net chez Jacobson. Moi, je pars au contraire, dans cette recherche de : "ce que c’est que le langage analogique et quel serait son concept", je pars au contraire de la nécessité de ne pas appliquer des règles de code, c’est à dire de ne pas binariser ce domaine des traits dit « prosodiques », ou dit « poïétiques ».

Or qu’est ce que c’est alors ? Je dirais aussi bien, c’est la voix non articulée, la voix non articulée a une hauteur, une intensité, une durée et elle a des accents. Les accents et l’articulation, là encore grand problème quant à la musique Mais heureusement on ne s’occupe pas de la musique Egalement, quel est le rôle du code dans la musique ? Quel est le rôle du non articulé ? Qu’est ce qui s’oppose au code musicale dans la musique elle-même ? Ce serait un problème. Tout le monde le sait ce qui s’oppose finalement aux codes dans la musique. Mais peut importe on va le voir tout à l’heure. Bien, alors c’est quoi ça ? c’est la matière de quoi tous ce domaine de l’analogique ? Et bien, il y a un terme commode mais qui ne va pas nous arranger parce que pour trouver un concept de ce terme, ça va être difficile : c’est la modulation. C’est la modulation de quelle manière ? Je ne dis pas qu’il y ait une opposition simple, quoi qu’à certains égards, il y ait une opposition simple entre l’articulation et la modulation. Je veux dire que la modulation, c’est les valeurs d’une voix non articulée. Je peux partir de là. Ceci dit, il y a tous, et cela ça nous arrange, il y a tous les mélanges que vous voulez entre moduler et articuler. Entre modulation et articulation. Mais maintenant que l’on a une hypothèse, comprenez l’importance, là je m’étends pour que vous voyiez de quoi il est question dans tout cela.
-  Je dis, le langage analogique se définirait par la modulation, je dirais chaque fois qu’il y a modulation, il y a langage analogique et dés lors il y a diagramme.

-  Voila. En d’autres termes le diagramme, c’est un modulateur. Voyez que cela répond bien à mes exigences : le diagramme et le langage analogique sont définis indépendamment de toutes références à la similitude. A moins évidement, à vous de surveiller, il ne faudra pas que l’on réintroduise les données de similitude dans la modulation.
-  Le langage analogique, c’est de la modulation.
-  Le langage digital ou de code, c’est de l’articulation. Toutes sortes de combinaisons sont possibles, si bien que vous pouvez articuler du flux de modulation. Vous pouvez articuler du modulatoire. A ce moment là, vous greffer un code, et cela peut être très important ; Peut être qu’il faut passer par un code pour donner à l’analogie tout son développement. Ca se complique, en quoi cette hypothèse peut nous aider sur la peinture ?

Appliquons bêtement puisque la peinture c’est bien un langage analogique et peut être le plus haut des langages analogiques connus jusqu’à aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que peindre, c’est moduler. C’est moduler, peindre, mais c’est moduler quoi ? Attention moduler, on module quelque chose en fonction d’autre chose. Précisons, qu’est ce qui va intervenir dans ce concept de moduler ? Dans un cas très simple, on module quelque chose en fonction, qu’on appellera porteur, ou médium, onde porteuse ou medium. On module un médium en fonction de quoi ? En fonction d’un signal.

Et là, vous êtes aussi savant que moi là dessus, c’est la télé, c’est tout ce que vous voulez et on vit là dedans. On vit dans des entreprises de modulation.
-  On module un porteur ou un médium en fonction d’un signal. D’un signal à transporter. La modulation n’est pas un transport de similitude. Qu’est ce qu’elle est ? on ne le sait toujours pas. On ne le sait pas encore. Dans le cas de la peinture : est-ce que je peux appliquer cette première définition très large de telle manière que ce ne soit pas une application, de telle manière que ce soit évident que c’est un définition de la peinture. Quel est le signal ? Le signal je dirai, alors là gardons les catégories les plus éculées. Plus elles seront éculées, mieux ce sera.
-  Le signal, c’est le modèle. Cas plus complexe, le signal ce serait plutôt ce que l’on a appelé avec Cézanne, le motif. Et qui n’est pas la même chose que le modèle. Mais peu importe. Ou bien le modèle ou bien en un sens plus particulier, c’est le motif. Ou bien, je dirais - ça s’opposera pas tout ça -
-  c’est la surface de la toile, elle est le signal aussi, le modèle est signal mais la surface de la toile est signal aussi. Elle aussi, c’est le signal. Tout dépend, sans doute, du point de vue où je me place, il y a toutes sortes de rapports. Qu’est ce que je module sur la toile ? Peindre, c’est moduler. Je ne vois que deux choses qui font appel à la modulation.
-  Ou bien je module la lumière,
-  ou bien je module la couleur,
-  ou bien je module les deux. En effet, la lumière et la couleur sont véritablement, les ondes porteuses de la peinture. Si bien qu’encore une fois - et j’avais déjà insisté la dessus la dernière fois - je ne suis pas du tout sûr que l’on puisse définir la peinture même par la ligne et la couleur.

-  Alors, je dirais peindre, c’est moduler la lumière ou la couleur, la lumière et la couleur, en fonction de la surface plane et - ce qui ne s’oppose pas - en fonction du motif ou du modèle, qui joue le rôle de signal.

Mais voyez, à l’issue de la modulation, qu’est ce qu’il y a ? La figure sur ma toile. Que ce soit la ligne de Pollock - sans figure en fait - que ce soit la figure abstraite de Kandinsky, ou que ce soit la figure figurale de Cézanne ou Van Gogh : A l’issue de la modulation j’ai ça. Ce que je peux appeler la ressemblance avec un grand « R », seulement, je l’ai produit par des moyens non ressemblant, d’où le thème du peintre : "j’arriverais à une ressemblance plus profonde que celle de l’appareil photographique". "J’arriverais à une ressemblance plus profonde que toutes ressemblances". Puisque je l’ai produite par des moyens tous différents et ces moyens tous différents, c’est la modulation de la lumière et de la couleur. Donc dans toutes les définitions infinies de la peinture depuis : « C’est un ensemble de couleurs assemblées sur une surface plate, ou bien c’est creusé la surface, ou bien c’est ceci, c’est cela, on a enfin le mérite dans joindre une de plus, ce qui, évidement, n’est pas grand chose mais on a au moins un problème précis.
-  En quoi la lumière et la couleur ,sont elles objets de modulations ? Qu’est-ce que c’est qu’une modulation sur surface plane de la lumière et de la couleur ? Qu’est ce que c’est que ça ? Si j’arrive à dire qu’est ce que moduler la lumière, qu’est ce que moduler la couleur. Voilà.

Donc là, on est en plein : l’exigence de définir un concept de modulation, qui à la fois se distingue strictement du concept d’articulation et d’autre part, en même temps ne fasse aucun appel à la similitude et au rapport de similitude.
-  Et je pourrais dire, le diagramme, il est matrice de modulation.
-  Le diagramme, il est modulateur, exactement comme, le code est matrice d’articulation. Et avec aucune impossibilité de se lancer dans l’entreprise bizarre, si ça fait gagner quelque chose au diagramme, si ça fait gagner quelque chose au langage analogique, si ça fait gagner quelque chose à la modulation, passer par une phase de code. Il se peut très bien que la modulation gagne beaucoup en passant par une phase de code.

En d’autres termes, il se peut très bien que la peinture abstraite fasse faire à la peinture un progrès - mais alors à toute la peinture - un progrès fondamental. Du double point de vue, de la modulation de la couleur, c’est-à-dire du point de vue paradoxal, pas du point de vue de l’invention d’un code, mais du point de vue du progrès d’un langage analogique. Du point de vue de la modulation de la couleur et du point de vue de la modulation de la lumière. Qu’est ce que ça voudrait dire moduler la couleur, moduler la lumière ?

-  Deleuze : Quelle heure il est ? » Voix off : « moins vingt, moins le quart »
-  Deleuze : « Vous êtes fatigués, non ! » Auditoire : « Non »

« Alors, je précise juste, pour en finir, on repart là à nouveau à zéro. Moduler, moduler, moduler ! Moduler pas articuler, moduler pas articuler. Or, qu’est ce qui nous dit pour la formation d’un concept. - Là, j’essaye de tirer à droite à gauche ce que je peux - Je voudrais invoquer deux sortes de données, des données littéraires et des données technologiques. Données littéraires, c’est tout simple, il y a un grand texte. Un très grand texte qui a déjà été commenté de mille points de vue, mais là je voudrais le commenter de ce point de vue.
-  C’est le texte de Rousseau sur l’origine des langues. Le texte de Rousseau sur l’origine des langues, il a quelque chose à nous dire sur ce problème. Pourquoi ? Parce que dans ce texte très extraordinaire, Rousseau a une idée fondamentale, qui est que le langage ne peut pas avoir pour origine l’articulation. L’articulation ne peut être que comme une seconde étape du langage. Ou du moins j’exagère : tout langage est articulé pour Rousseau. Mais l’articulation ne peut être qu’une seconde étape de la voix. Avant le langage articulé, il y a la voix et qu’est ce que c’est que la voix ? c’est la voix mélodique, dit Rousseau. Et la voix mélodique, comment elle est définie par Rousseau ? Elle est définie, par Rousseau, d’une manière très stricte. C’est la voix qui comporte des accents. Pas seulement la voix qui comporte des accents, parce que des accents, on pourrait dire que toute langue en a, mais en fait pour Rousseau les langues n’ont plus d’accents. Elles en ont plus ou moins mais le secret de l’accent, c’est des langues disparues.

Les grecs avaient encore une langue à accent, l’anglais peut être encore maintenant un peu, c’est bizarre mais ce n’est pas Rousseau qui le dit. Mais enfin. Pourquoi il veut dire que nos langues n’ont plus d’accents ? Elles ont bien des accents, oui, mais elles n’ont plus "l’accent", dit-il, quand il n’y a des accents, il n’y a plus l’accent. Il veut dire que les différences d’accents, de son point de vue, doivent correspondre à des différences de tons. Or chez nous les accents ne correspondent pas à des différences de tons. Les différences d’accents ne correspondent pas à des différences de tonalités. Alors, bon, en fait nos accents sont tellement dégradés et voyez ce qu’il veut dire. Pourquoi est-ce que les accents sont tellement dégradés dans nos langues ? Pourquoi est-ce que notre langue a cessé d’être mélodique ? alors que le vrai langage est mélodique. Et bien, elles ont cessé d’être mélodique en même temps qu’elles devenaient des langues articulées. Et pourquoi elles sont devenues des langues articulées ? Là l’idée de Rousseau elle est belle mais elle est très bizarre. Il dit elles sont devenues des langues articulées, là où elles ne sont pas nées les langues, parce que à son avis elles sont nées dans le midi, les langues. C’est là qu’il y a les conditions d’une naissance du langage. Les langues sont d’abord méridionales. Mais ça n’empêche pas qu’elles gagnent le Nord. Ceux qui articulent c’est les durs hommes du nord. Pourquoi les durs hommes du nord articulent ? Parce que c’est les hommes de l’industrie. Bien plus, il dit formellement - vous parcourrez j’espère, c’est un essai très court sur l’origine des langues - il va jusqu’à dire, formellement plusieurs fois : « l’articulation est par nature conventionnelle ». L’articulation, c’est de la convention. On s’accorde, on s’accorde mais qu’est ce que ça voudrait dire en termes modernes, les articulations, elles sont déterminées par des choix. Faire des choix, c’est le domaine des choix binaires, absolument.
-  Donc l’articulation, c’est du conventionnel.

L’homme du Nord, avec ses besoins d’industrie, il est forcé d’articuler parce qu’il ne sait plus dire "aimez moi", dit Rousseau, il ne sait plus dire" aimez moi, il ne sait plus dire que "aidez moi" et pour lui la preuve d’amour, c’est l’aider. C’est l’aider dans un travail. Alors la langue du travail, la langue de l’industrie, c’est une langue fortement articulée. Bon, c’est une langue fortement articulée. Qu’est ce qui - alors il y a quand même des données non articulées, dit Rousseau et c’est quand même très très beau ce texte. Il y a toujours des sons inarticulés chez les hommes du Nord. Ils articulent, ils articulent c’est vraiment un langage articulatoire. Mais ils gardent des sons inarticulés, seulement ça devient des cris effrayants. Qu’est ce qu’il a dans la tête ? Vous voyez, il y a un doublet : Lorsque l’articulation devient maîtresse du langage, le son inarticulé devient alors un paroxysme, une espèce de paroxysme. ça devient un son effrayant. Qu’est ce qu’il a dans la tête ? La triste situation de l’opéra de Rameau. Et en musique, quel est l’équivalent ? quel est le code musical, l’articulation. L’articulation, c’est ce dont Rameau disait, c’est "la matrice de toutes musiques". Mais qu’est ce que c’était pour Rameau la matrice de toutes musiques, c’était "l’harmonie".

C’était l’harmonie. Avec ses coupes verticales opérées sur les lignes mélodiques et ses déterminations des accords. Et là, Rousseau reprend - la composition est très savante, de son essai - reprend tout ce thème, en disant, - - l’harmonie en musique c’est exactement ce qu’est l’articulation dans le langage. C’est la part du conventionnel. Seule la mélodie est naturelle. L’harmonie, c’est la convention, vous faites une musique de pure convention. Et alors cette musique de convention a tellement rompu avec la mélodie que ce qu’il y a d’inarticulé, de non harmonique, va passer dans quoi ? Des cris affreux. Et c’est tout le rapport de la voix et de la musique, qui a ce moment là pour Rousseau est fondamentalement dénaturé. La voix retombe en cris affreux en même temps que le flot mélodique passe sous la dépendance de l’accord harmonique de pure convention. Si bien que dans sa lutte contre Rameau, qu’est ce Rousseau lui oppose ? il lui oppose une musique purement mélodique avec très peu d’harmonie, où la voix est inarticulée mais renonce à tous cris effrayants, et la voix plaisante de la mélodie pure. D’où la triple voix, le point et le contre point, etc. Mais sans aucune soumission à l’exigence d’harmonie. La mélodie contre l’harmonie va définir quoi ? La modulation de la voix qui va définir positivement la voix non articulée. Tandis que du point de vue de l’harmonie, la voix non articulée ne peut plus être définie que négativement sous forme des cris affreux.

Alors qu’est ce que dirait aujourd’hui un Rousseau actuel, par rapport, par exemple à l’opéra italien, l’opéra wagnérien ? C’est évident qu’il est très injuste parce que évident ! ! - mais enfin j’essaye de restituer son schéma. Vous voyez son idée : Il y a comme deux étapes fondamentales du langage. Une première étape, c’est son idée : le langage ne pouvait pas naître de l’intérêt, l’idée elle est très curieuse, le langage il ne pouvait absolument pas naître de l’intérêt ou du besoin. Là, il s’oppose à tout le 18ème siècle, pour ça.

Une seconde, pardon. Oui, quoi ?

-  Anne Querrien : Il y a un autre texte extraordinaire, c’est celui de [inaudible] L’homme descend des grenouilles et découvre son sexe c’est-à-dire l’organisme fondamental...

-  Deleuze : Ouais, mais là ça m’arrange pas, contrairement à l’exemple de tout à l’heure, c’est de la pure similitude sonore. C’est un jeu de similitude

-  Anne Querrien : Après il recrée tout petit à petit, si tu veux

-  Deleuze : Ouais, mais là contrairement à ton texte précédent, il faut forcer pour amener Brisset. J’ai l’impression que Brisset c’est un tout autre problème. On va revenir à l’intérêt. Pourquoi il dit que l’intérêt et le besoin et même l’industrie à la limite, le geste suffirait Un pur langage gestuel suffirait. Cela ça m’intéresse beaucoup Pourquoi, parce que le langage gestuel c’est quoi, c’est un langage de similitude. Il n’y a qu’à mimer les trucs.

Si je fais (...), tout le monde comprend que je veux dire tirer sur la corde. ? Rire. Langage gestuel, là un militaire, il te sort son épée et puis il la tend vers une direction, le cavalier le plus crétin sent qu’il faut aller par là. Rire. Un langage des gestes suffit, oui...

-  Intervention : Il y a un texte de Marcel Jouss, où il expose ce problème, qui fait remonter le langage au geste justement, en disant que la parole a été crée parce que l’homme était paresseux et qu’il ne voulait pas utiliser tout son corps, pour pouvoir exprimer...
-  Deleuze : Un texte de qui ? Intervenante : De Marcel Jouss. C’est un anthropologue
-  Deleuze : Il ne faut pas se référer à Marcel Jouss parce que c’est une thèse courante au 18ème. Thèse tout à fait classique, le langage qui à son origine dans le travail et dans les gestes du travail. Et c’est ça que Rousseau dit.
-  Intervenante : Il va un petit peu plus loin que ça, quand même...
-  Deleuze : J’espère
-  Intervenante : Parce que il analyse la fonction des [incompris] c’est-à-dire la capacité de l’homme à reproduire les interactions extérieures.
-  Deleuze : Ouais, bien ça, ça pourrait être intéressant s’il y a une dimension analogique dans ce qu’il appelle les interactions. Mais enfin, c’est un autre sujet.
-  Intervenante : il y a aussi...
-  Deleuze : Ouais
-  Intervenante : Il y a aussi l’analyse du langage et en particulier les fonctions rythmo-mélodiques
-  Deleuze : Ouais, sûrement ça (Rire), il y a tout ça. Rire. Alors vous comprenez pourquoi, en effet, son idée est très simple à Rousseau. C’est que le langage ne peut avoir qu’une origine, c’est la passion. C’est la passion. Alors, en effet, ça va nous mettre dans un espèce d’élément, qui est presque déjà esthétique. Parce que c’est tout ce que certains critiques d’art appellent le moment "pathique", pathos par opposition au logos. On pourrait dire le logos c’est le code, mais il y a un élément qui est "l’élément pathique de la passion". Alors la passion, on se rend compte que c’est par là que le langage a une origine méridionale. On se rencontre autour de la fontaine, les jeunes gens et les jeunes filles, dit Rousseau. Alors, ils se mettent à danser, etc. C’est l’origine de la modulation. Vous voyez cette espèce de schéma de Rousseau, alors. Exclusion du langage du geste, parce que le langage du geste, c’est de l’analogie commune, il opère par similitudes.

-  Deuxième étape, modulation de la voix. Ca, oui, c’est la seconde analogie, c’est la grande analogie esthétique. Elle ne se définit plus par la similitude mais par la modulation. La voix mélodique.

Troisièmement, le langage déborde vers le nord, les peuples du Nord s’en emparent et en fonction du développement de l’industrie, introduisent dans le langage et soumettent tout le langage mélodique, aux lois de l’articulation, en même temps que la musique sera soumise aux lois de l’harmonie. C’est bien comme thème. Alors ce que j’en retiens, c’est et j’en suis là presque : cette modulation, Rousseau pour son compte va la définir par "la mélodie". Bon, qu’est ce que ça va être cette voix mélodique ?

Ouf ! Bon, à la prochaine fois. Voix off : Ouais

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L’association Siècle Deleuzien