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67- 30/10/1984 - 5

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Gilles Deleuze - Cinéma et pensée cours 67 du 30/10/1984 - 5

C’est à dire, voyez pour le moment on était dans l’image cinématographique, passons de l’autre côté l’image de la pensée. Est-ce que l’image de la pensée a quelque chose à voir avec le phénomène de l’automatisme ? Je dirai : elle n’a pas que quelque chose à voir, elle a deux choses à voir. Voilà c’est mon quatrième point aujourd’hui, ça va vous suivez bien ? Ce qui importe c’est de suivre les enchaînements. Ca va, vous suivez bien ? vous me le direz la prochaine fois. Bon, quelle heure il est ? (Lucien Gouty : midi moins le quart) On se donne un petit repos ? Pour que vous fumiez vos cigarettes nocives...Mais pas longtemps.

Mon quatrième point, c’est que tout ça c’est pas clair les rapports pensée/automatisme. Non, on va s’occuper un peu de la pensée. C’est pas clair du tout ! Pourquoi ? Parce que ces rapports sont doubles. Qu’est-ce que c’est que l’automatisme par rapport à la pensée ? Il n’y a pas de question, hein, sur les trois autres points ? Après toute ma besogne, pas de question ? c’est très clair ? Bon. Il y a un premier rapport qui concerne quoi ? C’est dans la mesure où l’automatisme va désigner l’ensemble des mécanismes inconscients de la pensée, mécanismes organico-psychiques. Et supposons, tout ça ce sont des hypothèses à remanier plus tard, on appellera automatisme l’ensemble de ces mécanismes inconscients organico-psychiques par rapport à la pensée. En d’autres termes, l’automatisme désignera ici une pure matière, une matière spéciale, une matière organico-psychique que la pensée consciente a pour tâche d’intégrer, d’organiser et de dominer mais qui peut se révéler pour elle-même et prendre comme à revers la pensée. Je ne suis pas sûr qu’il y ait un tel ensemble, car qu’est-ce que nous y mettrons ? Nous y mettrons par exemple le rêve, l’onirisme mais les rapports dits oniroïdes, il n’est pas même sûr que l’onirisme et les rapports oniroïdes fassent partie d’une même catégorie ou puissent être réunis dans une même catégorie. Et puis toutes sortes de troubles qui lorsqu’ils se révèlent, manifestent des mécanismes de pensée qui ne sont même plus contrôlés par la pensée ni même contrôlables, du type fuite d’idée, et bien d’autres choses... En d’autres termes il y a-t-il une catégorie capable de grouper tout ça , les mécanismes inconscients de la pensée, si variés soient-ils ?

En 1899, un grand psychiatre, j’insiste 1899 ,... tout ça,..c’est la période où naît le cinéma. Donc je ne confonds pas des choses qui sont très différentes dans l’histoire, très distantes dans l’histoire. En 1899, le grand psychiatre Pierre Janet, écrit un livre fondamental " L’automatisme psychologique ", où il envisage ce qu’il appelle l’automatisme total, l’automatisme psychologique. L’automatisme total à savoir : catalepsie, somnambulisme, suggestion. Et d’autre part l’automatisme partiel : anesthésie et paralysie hystérique, idée fixe, hallucination, possession. Et il pense possible - voyez que n’y intervient pas le rêve -, il pense possible de construire un concept consistant d’automatisme psychologique. Vers la même époque..

Ah, alors, Vous avez un nouveau cours ici ? Attendez, je vais rentrer d’abord (rires ). Elle est gentille...

...un très grand psychiatre du 19ème, qui répondait au nom bien plus joli de Gaétan de Clairambault, je crois, c’est ça. Clairambault forgeait la notion d’automatisme mental. Et l’automatisme mental de Clairambault était très différent de l’automatisme psychologique de Janet. Car, précisément, loin de prendre le caractère psychologique comme ce qui faisait l’unité de cet automatisme, il affirmait une base organico-neurologique, qu’il posait comme première, et qui nourrissait la psychose hallucinatoire et qui provoquait une réaction ou qui pouvait ne pas provoquer, on pouvait en rester là, c’est déjà pas mal ! Mais qui provoquait ou pouvait provoquer une réaction psychique réaction, comme il disait dans son langage , de caractère ; bien plus la réaction psychique de caractère pouvait précéder, - c’est très compliqué Clairambault ! - pouvait précéder la base organico-neurologique et y correspondait la psychose paranoïaque. Et puis il y avait bien d’autres choses. Mais vous voyez : l’automatisme mental allait couvrir une base neurologique, organico-neurologique et une réaction psychique, une réaction caractérielle à cette base. Bien, on aura à voir de près, c’est pour ça parmi toutes nos directions de travail, j’indique et je souligne : l’œuvre psychiatrique de Clairambault a été rééditée récemment par les Presses Universitaires sous le titre " Oeuvres psychiatriques ". " L’automatisme psychologique " de Janet, à mon avis, je suppose, ne se trouve qu’en occasion ou en bibliothèque. Voilà, mais pour certains que ça intéresse, cet aspect de la grande psychiatrie du 19ème, je vous conseille la lecture de ces auteurs qui sont les plus grands parmi les grands.

En même temps qu’est-ce qui se passe ? On ne peut pas s’en tenir qu’à la psychiatrie. Si je viens de considérer, du point de vue de la psychiatrie ma question est juste et là j’avance pas, c’est juste pour grouper une question : peut-on considérer l’automatisme sous sa forme psychologique - Janet - ou sous sa forme mentale - Clairambault - comme groupant tout un ensemble de mécanismes inconscients de la pensée ? Faut que je continue, car après tout, d’un tout autre côté - j’essaie pas de faire de mélange - s’exerce dans la littérature deux choses qui paraîtront avoir une grande nouveauté : d’une part, les surréalistes développent une écriture, qu’ils appelleront l’écriture automatique, un pont sera établi par Breton et par Eluard et par Dali puisque je ne peux pas parler de modèle mais ils considèreront que l’écriture automatique est en étroite liaison avec certains phénomènes dont la psychiatrie s’occupe. Au point que des livres d’écriture automatique se présentent comme de véritables simulations de délires et de psychoses chez Breton et Eluard et que, Salvador Dali prétend instaurer et inventer au meilleur moment de sa pensée - je crois que c’est les textes de Dali qui gardent une grande force - une méthode qui lui est propre, et où il prétend aller plus loin que l’écriture automatique que les surréalistes, et qu’il intitule lui-même la méthode " paranoïa critique ". Qu’est-ce que veut dire tout cela ? Paranoïa critique ? écriture automatique ? C’est une écriture qui sans doute prétend suivre ou exprimer les mécanismes inconscients de la pensée. Mais ce serait une définition très insuffisante car bizarrement sans qu’on comprenne encore pourquoi, il y aura lieu d’aller voir tout ça cette année. Très bizarrement, ils insistent sur " ne croyez pas que c’est une écriture sans contrôle ". Quel est le type de contrôle qui convient à l’expression des mécanismes inconscients de la pensée ? pour le moment ça nous laisse dans le vide.. Je dis juste " n’y voyez pas une écriture incontrôlée ". Ils se réclament tous d’un contrôle, à commencer par Dali, puisqu’il ne fait pas de la paranoïa, il fait de la paranoïa un usage critique, la paranoïa devient une méthode de critique du monde et de ses apparences.

Bon. Dans une toute autre direction surgissait dans la littérature quelque chose qui recevait le nom de monologue intérieur. Le monologue intérieur prétendait être l’expression littéraire de ce qu’on appelait le courant de conscience, ou plus précisément du courant subconscient de la conscience. Certes le monologue intérieur n’était pas la même chose que l’écriture automatique. Il y avait quand même une rivalité d’ambition : saisir des mécanismes inconscients ou subconscients de la pensée tout en les soumettant à un contrôle littéraire. Et le monologue intérieur éclatait avec Joyce. D’une part dans Ulysse et dans un progrès décisif dans Finnegans Wake. On dit à propos du monologue intérieur de Joyce, ce que Joyce en a dit lui même, comme si il ne fallait pas se méfier de ce que disent les auteurs, non pas qu’ils mentent, mais ils aiment à plaisanter. On dit toujours, mais c’est frappant comme on répète ça sans aller y voir sans doute, que le monologue intérieur, comme Joyce lui-même l’a reconnu, a eu un ancêtre, un obscur romancier français qui s’appelait Paul Dujardin, et qui fit un petit livre en monologue intérieur intitulé Les lauriers sont coupés, et qui a été republié en livre de poche. Et Joyce fait hommage à Dujardin. Quand les grands auteurs, quand les auteurs de génie sont modestes, ils adorent tromper les gens en invoquant des ancêtres à qui ils font grand honneur, mais faut pas trop les croire sur parole. Si vous lisez Les lauriers sont coupés, et là aussi on aura à le voir çà car c’est un truc qui me soucie, car c’est repris tout le temps. Ah !le monologue intérieur c’est comme automatique.. l’ancêtre de Joyce c’est, c’est.... Vous verrez à mon avis - ne me croyez pas sur parole à mon tour - que l’usage que Dujardin fait du monologue intérieur n’a strictement rien à voir, à mon avis, avec l’usage que Joyce en fait déjà dans Ulysse, si bien qu’il n’y a aucune filiation, à mon avis de Dujardin à Joyce. En revanche, à mon avis toujours, Joyce en même temps qu’il fait honneur à Dujardin, cache ses véritables sources, tout ça c’est des taquineries. A savoir : ses véritables sources sont beaucoup plus philosophiques, il savait énormément de philosophie et ses véritables sources viennent des fameuses conceptions de William James, le frère d’Henry James, les fameuses conceptions de William James sur le courant de conscience et son expression. Donc il faudra voir tout ça.

Voyez donc on se trouve devant un ensemble assez riche pour le premier aspect de l’automatisme si je définis l’automatisme comme l’ensemble des mécanismes inconscients de la pensée et le problème de leur expression. On a des éléments psychiatriques, peut être deux éléments psychiatriques, deux éléments littéraires qui ne se recoupent en rien, qui correspondent par là ( ?)... ça nous fait quatre éléments.

La bombe pour nous c’est quoi ? Comment ça rencontre l’image cinématographique ? Bien plus, quand la rencontre se fait avec l’image cinématographique, l’image cinématographique domine : ce que la littérature a tenté de faire, je suis apte à le faire mieux qu’elle. Voilà la grande rencontre image cinématographique/ image de la pensée au sens l’automatisme / les mécanismes inconscients de la pensée. Et en effet, le cinéma d’inspiration surréaliste, premièrement le cinéma d’inspiration surréaliste se proposera de constituer une véritable écriture automatique qui aura l’avantage d’être visuelle et sonore, et de dépasser les possibilités de la littérature à cet égard. Et le premier film surréaliste, ce sera déjà vrai dans Entracte, la première tentative en ce sens , " Entracte " film de René Clair, mais le premier grand film surréaliste, comme le rappelle Artaud, est le scénario d’Artaud, filmé par Germaine Dulac, la coquille et le clergyman, avant Le chien andalou, le grand film Artaud/Dulac. Artaud le présente sous le signe de l’écriture automatique, une écriture automatique devenue visuelle, sonore autant qu’écrite. Une écriture procédant avec des images visuelles, une écriture s’adressant à la vue.

Mais bien plus le monologue intérieur, et là ça me paraît très important. Car c’est Eisenstein dans un hommage très fort à Joyce, qui s’empare de l’idée du monologue intérieur et va lancer son grand thème, qu’à mon avis il n’abandonnera jamais : non seulement le cinéma procède par monologue intérieur mais il réalise le monologue intérieur infiniment mieux que la littérature. Le véritable monologue intérieur, seul le cinéma peut l’effectuer.

Qu’est-ce qu’il veut dire ? Il veut dire une chose très simple à première vue, c’est que le monologue intérieur en littérature à la Joyce est encore dépendant de la barrière des langues, est encore dépendant de la barrière des langues nationales. Remarquez ce n’est vrai qu’en partie, or il faudrait qu’il excède, qu’il franchisse la barrière des langues nationales. Mais la littérature le peut-elle ? Dans Ulysse non, dans le grand monologue intérieur de Bloom non ! Mais dans Finnegans Wake commencent à apparaître les mots qui n’ont plus aucune apparence, aucune appartenance à une langue nationale. Les mots qui font appel à plusieurs langues pour ne pas parler des onomatopées infinies. Et Finnegans Wake représente déjà une espèce de tentative étonnante, stupéfiante pour que la littérature dépasse la barrière de telle ou telle langue nationale.

Bien, n’empêche que c’est limité, c’est limité par la forme des choses. Eisenstein peut dire que le monologue intérieur cinématographique n’est plus subordonné à aucune barrière des langues nationales en tant que cinéma muet. Simplement il marque une évolution, je dirai avant 35 et à partir de 35. On verra que la théorie du monologue intérieur - pour moi - de Eisenstein, elle est fondamentale. Elle est fondamentale autant pour le cinéma que pour la philosophie.

Dans une première période avant 1935, ça me paraît très curieux que Eisenstein - vous trouverez tous les textes à cet égard dans Le film, sa forme, son sens, traduction française dans l’édition Bourgoin - Avant 35, Eisenstein considère que le monologue intérieur est encore l’expression cinématographique de la pensée d’un personnage, l’expression de la pensée subconsciente d’un personnage et des mécanismes subconscients de cette pensée. Il prend comme exemple un projet d’adaptation, il avait voulu adapter un roman américain de Dreiser, American tragedy, Une tragédie américaine, et il dit : vous voyez les tentatives de monologue intérieur de Dreiser comparez les avec mon projet, vous verrez que moi je vais beaucoup plus loin forcément puisque je peux à l’état libre faire les enchaînements d’idées préconscientes, subconscientes mêlées aux sensations, aux souvenirs, aux projets etc. du personnage, et constituer une espèce de courant de conscience du personnage. Je dirai que là, le monologue intérieur a déjà franchi la barrière des langues, mais reste dépendant d’un cinéma subjectif, ce qui ce passe dans la tête du personnage.

En 1935, qu’est-ce qui se passe ? Je le précise puisque c’est tout ça... on le construit... aujourd’hui nous construisons notre année Je le précise parce que je crois que en 1935, Eisenstein est moitié forcé, moitié prêt à improviser un discours. C’est le fameux discours de 1935. Pourquoi fameux ? Parce que sans trop s’y attendre - il devait avoir des pressentiments - Eisenstein, dans un colloque de cinéastes soviétiques, se trouve pour la première fois officiellement en proie à une vaste critique des staliniens. Et que, dans ce discours à peu près, à moitié improvisé, sûrement, il montre à la fois, je ne sais pas comment dire, un courage et une prudence, qui font mon admiration. La manière dont il s’en tire, en effet, c’est pas que les autres, les autres sont pas du tout des imbéciles, il lui font des objections fondamentales, fondamentales, mais qui ont l’air d’être proprement - c’est un texte passionnant - qui ont l’air d’être uniquement cinématographiques. Tout le monde comprend de quoi il s’agit, tout le monde comprend de quoi il s’agit à savoir : l’œil de Staline est sur toi et si tu continues à faire ce que tu fais, tu vas voir ce que tu vas voir ! La réponse de Eisenstein est prodigieuse, elle est très, très prudente. Il dit : mais vous avez raison, vous avez raison, vous ne savez pas à quel point vous avez raison, mais ça n’empêche pas que... on peut dire que...c’est ce que j’ai fait qui vous a permis aujourd’hui d’avoir raison, tout ça, enfin... Il est malin comme tout.

Ce texte il faudra le voir de très près. Mais ce qui m’intéresse pour le moment uniquement dans le discours de 1935, c’est que le monologue intérieur est érigé a une nouvelle puissance, il ne sert plus et ne désigne plus la possibilité du cinéma de donner une expression à ce qui se passe dans la tête du personnage, il devient adéquat au film tout entier. C’est le film entier qui se présente comme monologue intérieur alors, non plus monologue intérieur qui se passerait dans la tête du personnage, mais monologue intérieur qui est aussi bien celui de l’auteur que du spectateur, et de l’un et de l’autre à la fois, c’est à dire qui est le film en lui-même. Le monologue intérieur est le film. C’est le tout du film, au point qu’il nous dit, et là ça doit nous intéresser dans notre problème de la pensée, ce qu’il appelle - on ne sait pas encore ce qu’il appelle comme cela - le cinéma intellectuel, le cinéma intellectuel a pour prolongement naturel le monologue intérieur. Le monologue intérieur est le corrélat du cinéma intellectuel.

Si bien que j’en reviens, puisque c’est un point que l’on aura à considérer cette année, lorsque la sémiologie d’inspiration linguistique a dénoncé chez Eisenstein une conception hâtive du rapport entre le cinéma et la langue ou le langage, je me demande si, à la base, ils n’ont pas singulièrement méconnu ce que Eisenstein appelait monologue intérieur. Car ce qui me paraît évident, si peu que j’en dise pour le moment, parce que ce sera pour l’avenir l’examen des rapports cinéma/langage, car ce qui me paraît évident, c’est que le monologue intérieur pour Eisenstein n’est ni une langue ni un langage. Si bien que l’alternative future de la sémiologie linguistique, langue ou langage n’a pas lieu de se poser. Ils ont essayé de prendre Eisenstein dans leurs pinces à eux, langue ou langage, pinces qu’ils empruntaient à Saussure. Mais c’est pas le problème d’Eisenstein, pas du tout.

Pour Eisenstein, je dira,i quoique ça reste encore incompréhensible, mais ça fait rien, ça deviendra peut-être clair, plus tard. Le monologue intérieur pour Eisenstein n’a jamais été ni une langue, ni un langage. C’est une matière noétique, noétique ça veut dire qui concerne la pensée, une matière noétique corrélative de la langue/langage et antérieure à la distinction de la langue et du langage. Si bien que loin d’avoir à reprocher à Eisenstein de se faire une conception naïve de ce problème, c’est presque à la sémiologie d’inspiration linguistique qu’il faudrait reprocher de se faire une conception naïve et trop appliquée, une espèce d’application des données linguistiques au niveau d’un problème qui n’était pas ça du tout. La question d’Eisenstein c’est conformément à certains linguistes qui n’ont rien à voir avec Saussure, la nécessité de découvrir une matière propre, une matière spécifique qui n’est encore ni langue ni langage, qui préexiste à langue/langage, qui préexiste en droit pas en fait, qui préexiste en droit à langue/langage, à la distinction même de la langue et du langage et qui constitue comme la matière première. Et le monologue intérieur c’est cette matière première. Et c’est à ce niveau d’une matière première préexistante à la distinction de la langue et du langage, donc préexistant aux deux, qu’il faut poser le problème des rapports cinéma / langue ou langage. Et j’en veux pour preuve que, après tout, un des maîtres de la linguistique, Jakobson, a au moins le mérite, dans l’interview qu’il a donné sur le cinéma, de dire une chose qui moi m’a toujours... il le dit qu’en une phrase. Il dit juste, c’est rudement intéressant, il ne dit pas du tout Eisenstein il est naïf, lui il ne le dit pas. Il dit : s’il y a une chose qui me paraît intéressante c’est la conception qu’Eisenstein se fait du monologue intérieur quand il se réclame de Joyce . Et là, il le dit en tant que linguiste.

Qu’est-ce que c’est que cette matière qui n’est ni langue ni langage et qui est pourtant comme le présupposé de la langue et du langage ? Je dirai cette matière, pour le moment on ne peut pas en dire plus, c’est le monologue intérieur.

Voilà peu importe que ce soit un peut obscur.

Voilà... mais alors je regroupe juste, il y a un automatisme, voilà. Il y a un automatisme de la pensée qui peut se définir de manière très vague par l’ensemble des mécanismes inconscients et subconscients. C’est un fait que l’image cinématographique parce qu’elle est automatique - voyez ma réponse est très simple, je suis en train de justifier mon invocation l’automatisme de l’image - c’est parce qu’elle est automatique que l’image cinématographique, dès le début, s’est sentie une véritable vocation pour prendre à son compte les mécanismes inconscients de la pensée que l’on regroupait sous le noms d’automatisme psychologique ou mental Toute une longue descendance avec le changement de régime du cinéma, si je saute dans le plus moderne par exemple, Wells me paraît un génie du cinéma hallucinatoire. D’une autre manière, Resnais est un génie du cinéma hallucinatoire. Donc ça ne finira pas avec les pionniers tout ça, ça changera, il y aura des mutations. Mais le cinéma, dès le début, s’est reconnu une vocation pour exprimer les mécanismes inconscients de la pensée et par là, l’automatisme mental et psychologique. Parce que son image était automatique, il était voué à l’automatisme psychologique ou mental.

J’annonce vite ce par quoi nous commencerons la prochaine fois. C’est que, il y a un tout autre pôle, je m’intéresse toujours aux mécanismes automatisme/pensée. Il y a un tout autre pôle de l’automatisme par rapport à la pensée. L’automatisme ne désigne plus cette fois-ci l’ensemble des mécanismes inconscients ou subconscients de la pensée organico-psychique. Il désigne quoi ? Cette fois-ci il désigne : l’ordre supérieur d’une logique pure. L’ordre formel des pensées qui déborde dans la pensée et la conscience elle-même. Ce n’est plus l’inconscient ou le subconscient, c’est le supra conscient. Ah bon... hé oui ! Et là, la philosophie se retrouvait dans son image la plus pure de la pensée.

Dès le 17ème siècle, siècle royal, apparaissait l’expression la plus insolite " l’automate spirituel ", automaton spirituale, dans un langage barbare puisqu’il réuni un mot grec et un mot latin. L’automaton spirituale, cette splendide chose, ce splendide concept d’automate spirituel, apparaît chez Spinoza. C’est qu’il a quelque chose, vu sa tradition juive comme le Golem, un Golem dans la pensée, le grand Golem. Bon, il ne s’agit plus des mécanismes inconscients de la pensée du type rêves, rêveries. Il s’agit de quoi ? Il s’agit de l’ordre formel. Écoutez moi bien ! Peu importe si vous ne comprenez pas bien encore, ça viendra, faut pas être pressé, faut entendre d’abord puis comprendre bien après, il se peut que vous compreniez dans trois mois. C’est l’ordre formel... L’automate spirituel, c’est l’ordre formel par lequel les pensées se déduisent les unes les autres indépendamment de leur objet et indépendamment de toute référence à leur objet. Ah, ! Vous me direz qu’est-ce que c’est que ça ?, ça existe une chose comme ça ?. Mais vous savez bien que ça existe même si vous ne pratiquez pas et que vous ne savez pas comment ça se pratique. La pensée démonstrative n’a jamais été autre chose, je veux dire la pensée théorématique, l’enchaînement des théorèmes n’a jamais été autre chose que l’ordre formel par lequel les pensées se déduisent les unes des autres indépendamment de toute référence à leur objet. Je veux dire vous déduisez quelque chose de l’idée de triangle indépendamment de savoir s’il y a des triangles, qu’il y ait des triangles ou qu’il n’y ait pas de triangle, vous vous en tapez. La démonstration théorématique enchaîne les pensées du point de vue formel pur. Vous me direz il y a encore des figures, il y a encore une figure de triangle, tout ça, aussi on peut aller plus loin. Et la logique moderne perfectionnera d’une part, sous le nom de logistique et puis sous le nom - et c’est justifié car c’est différent de la logistique - d’axiomatique, et l’axiomatique sera bien un enchaînement de pensée, enchaînement formel indépendamment de leur contenu La forme la plus haute de la pensée en tant qu’elle enchaîne, idée avec idée, indépendamment de toute référence à l’objet, c’est cela l’automate spirituel. L’automate spirituel fût réalisé dans l’ordre démonstratif des théorèmes, puis dans l’ordre de la déduction, de la logistique, puis dans l’ordre de l’axiomatique et du développement axiomatique.

Spinoza nous le verrons, il faudra quand même bien voir le texte, qui est très, très curieux, le texte de Spinoza. Où il lance l’automate spirituel comme donc étant une pensée supra consciente. C’est la conscience qui dépend de la manière dont la pensée enchaîne les..., il y a un renversement pensée / conscience. C’est plus la pensée qui dépend de la conscience, c’est la conscience qui découle de la pensée. La conscience sera un résultat de l’enchaînement formel des idées les unes par les autres par la pensée, indépendamment de toute référence à l’objet. Ce grand renversement spinoziste anime l’automate spirituel.

Une aussi bonne formule que l’automate spirituel ne pouvait pas surgir dans la philosophie sans que Leibniz s’en empare immédiatement. Et pour une fois, Leibniz qui n’empruntait pas grand chose à Spinoza, lui emprunte immédiatement l’idée de l’automate spirituel pour la simple raison que Leibniz créateur d’une véritable logistique et poussant jusqu’au bout, dès son époque, l’idée d’un formalisme de la pensée qui enchaîne ses idées pour en faire justement ce qu’il appelait une caractéristique universelle. Dans cette nouvelle science qui donnera la logistique, deux siècles après, trois siècles après, dans cette nouvelle science Leibnizienne de la caractéristique universelle, toute cette science est mise sous le signe de l’automate mental, l’automate spirituel.

Au 20ème siècle, un livre qui reste un livre insolite, il faudra voir...un livre qui paraîtra extraordinairement nouveau mais qui, à mon avis, ne fait que pousser jusqu’au bout cet idéal classique de l’automate spirituel. C’est le livre de Valéry, Monsieur Teste. Et Monsieur Teste, c’est l’automate spirituel ou l’automate mental. Livre qui a eu un grand retentissement au début du 20ème siècle, je ne sais plus de quand il est, et qui est un livre bien connu de Paul Valéry qui présente l’automate spirituel sous le nom exprès de Monsieur Teste. Car Monsieur Teste c’est quoi ? Teste c’est -comme le dit Valéry- c’est la preuve. Et le mécanisme de la preuve c’est quoi ? C’est l’enchaînement formel des idées qui découlent les unes des autres. Monsieur Teste est celui, dit Valéry, qui affirme et qui pose et qui donne l’autonomie de la pensée. Et qui porte une pensée qui se nourrit de sa propre substance. Loin d’être un délire mathématique de Valéry, qui rêvait toujours de mathématiques, il me semble que Monsieur Teste est l’achèvement de la pensée classique du 17ème siècle.

Bon vous me direz, voilà donc un second sens. Voyez que j’ai deux sens de l’automatisme dans ses rapports avec la pensée. L’automatisme, c’est à dire les mécanismes inconscients ou subconscients de la pensée, et d’autre part, l’ordre formel des pensées qui s’enchaînent les unes avec les autres indépendamment de la conscience. Une infra conscience et une supra conscience. Tout à l’heure je disais " il y a-t-il rencontre entre le cinéma et le premier sens de l’automatisme psychique ou mental ? Et notre réponse immédiate c’était oui. Oui, en vertu du caractère automatique de l’image cinématographique. Ma seconde question va avoir exactement la même réponse seulement ça ne va pas être le même ( ?). Je dirais oui, il y a une rencontre fondamentale entre l’image cinématographique et cette nouvelle image de la pensée, celle de l’automate spirituel supérieur. Combien maintenant l’objection de George Duhamel nous paraît pâle et maigre et faible ! C’est justement parce que le cinéma est capable d’instaurer et de faire vivre l’automate spirituel qu’il est en rapport fondamental avec la pensée. Et pourquoi est-ce que l’image cinématographique rencontre ce deuxième aspect de l’automatisme, non plus l’automatisme psychologique, mais l’automatisme mental ou spirituel, l’automatisme supérieur ? Pour la même raison que tout à l’heure parce qu’il a une image automatique.

Alors faut croire quand même, qu’il y a deux aspects de l’image automatique. Sous le deuxième aspect qu’est-ce qui va se passer ? Qu’est-ce que c’est que.. ? Est-ce que l’on peut parler d’un cinéma théorématique ? Est-ce que c’est essentiel au cinéma ou est-ce que c’est quelques monstruosités de cinéma ? Oui, on peut parler d’un cinéma théorématique. Oui, oui, oui, oui... Je ne suis pas sûr que lorsque Pasolini...quand il intitule un film " Théorème" le fasse comme ça et qu’il n’ait pas bien réfléchi à son titre. Pasolini a produit au moins deux chefs d’œuvre de cinéma théorématique, l’un intitulé Théorème, l’autre intitulé Salo. Bon je ne suis pas sûr que le cinéma tout entier de Bresson ne soit pas un cinéma de l’automate spirituel. Bon tout ça c’est à voir... Mais ce qu’il faut d’abord comprendre et la prochaine fois, on en est là... On fera une petite revue s’il y a des choses à préciser dans ce qu’on a fait aujourd’hui. Je voudrais que vous vous rappeliez, parce qu’on a procédé très, très en ordre. Si vous n’avez pas l’ordre... Ça ne fait rien que vous ne compreniez pas tel moment ou tel moment, il faut que vous compreniez l’ordre de notre démarche et comment, à chaque niveau, je vous ai déjà proposé une courte bibliographie. Alors on reprendra ça, ce second automatisme dans son rapport avec le cinéma.

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien