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1- 27/05/80 - 1

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cours de Gilles Deleuze à Vincennes « Anti-Œdipe et autres réflexions », du 27/05/1980 - 1 Transcription : Frédéric Astier -  : 37’33 -

Pour l’U.V., je bloque cette semaine. Donc, ceux qui n’ont encore pas fait leur fiche, vous me la donnez aujourd’hui. Les résultats d’U.V. ils ne seront qu’à la fin du mois. Voilà, voilà..

« ... Alors aujourd’hui j’ai comme fini ce que j’avais à faire cette année et ce qui était souhaitable, parce que je crois que ça peut marcher, on verra bien c’était, suivant le désir de certains d’entre vous ... qu’il y ait des questions posées et qu’on essaye tous d’y répondre ... c’est-à-dire que ça ne soit pas forcément moi, et encore faudrait-il que ... j’ai peur que ceux qui - ça arrive très souvent - que ceux qui souhaitaient poser des questions ne sont pas là jour où, ça arrive, en tout cas on va bien voir ... Je veux dire, pour moi, ce qui me soucie, ce qui m’intéresse, ce n’est pas forcément la même chose que ce qui vous intéresse vous, encore une fois, on verra bien.

Moi ce qui m’intéresse c’est que finalement ce qu’on a fait depuis quatre ou cinq ans - alors il y en a qui étaient là, certaines années, y en a d’autres qui venaient ici uniquement cette année, pour la première fois. Ce qui m’intéresse, ce qu’on a fait de toute manière depuis quatre ou cinq ans, ça représentait en tout cas pour moi, un certain cheminement ayant une cohérence qui ne se révélait, à moi en tout cas, qu’assez progressivement. Alors ce n’est pas que je tienne à faire une revue de ce qu’on a fait depuis plusieurs années, mais c’est que c’est le point qui m’intéresse le plus dans nos rapports de travail, ici. Mais, tout autre chose, s’il y a des questions sur ce qu’on a fait cette année, ou ce qu’on a fait même d’autres années, ou bien des questions tout autre. Moi je considère que ces deux dernières séances, c’est vous qui les assurez autant que moi, si ça vous convient. Voilà, voilà, alors ... »

-  Question d’un auditeur : une petite question ? je ne lis rien même vos bouquins je n’arrive pas à les lire ! Voilà êtes vous sûr que la négativité - il y a une differenciation dans vos bouquins même une richesse, une exhubérance, une diversification importante. Croyez vous que la négativité dans laquelle vous êtes, d’accord négatif ? n’est pas une possiblilité de créer le réel ? vous voyez ce que je veux dire ? que si on met que de "l’être", le réel ne se crée pas ?
-  Une deuxième question : j’ai feuilleté hier soir les premières pages de l’anti-oedipe , excusez moi je les ai lus il y a dix ans - vous parliez de "promenade du skyzo". Or moi J’ai vu le film de Alain Jessua ( 1963) qui s’appelle "la vie à l’envers" avec Denner. j’ai vu, comment dire ? Hoderlïn revenant de Bordeaux, j’ai vu Artaud revenant de L’irlande j’ai vu Thomas Mann, le solennel Thomas Mann. j’ai vu dans DR Faustus, cet homme qui à la fin, cet homme qui partait comme un génie, un pianiste extraordinaire, revenir dans sa " " natale, sous les jupons de sa mère est ce que la promenade schizo, elle n’est pas des fois dangereuse ? Bien sûr moi, Je suis venu comme ça, un peu comme ça ; alors les questions ne sont pas pertinentes, je ne sais pas, j’aurai voulu savoir, je ne sais pas trés bien !

G.D. : « Non, elles m’apparaissent très très pertinentes, mais moi, voilà comment je pense que tout le monde a compris la question, c’était très clair, c’est que, en effet c’est vrai que, à la suite de - puisque vous m’accordez la permission de parler de choses que Guattari, Guattari et moi, on a faites - à condition que vous le preniez vraiment en modestie réelle - je veux dire que, c’est-à-dire que je ne pense pas que cela soit formidable.

Ce que je pense c’est que L’anti-Œdipe en effet a donné lieu à une série de critiques qui peut-être n’étaient pas absolument injustifiées. Il y a à mon avis des critiques qui étaient stupides. Mais il y a un genre de critique qui m’a paru toujours important et touchant, qui était :" c’est un peu facile de dire ou même d’avoir l’air un peu de dire : Vive la schizophrénie ?, et puis dès que vous voyez un schizophrène" ... ça rejoint un peu ... Enfin laisse-moi répondre à partir de là parce que c’est ... si, tu me dis par exemple..

-  j’ai pas identifié le sckizo et l’activité schizophrénie

C’est là où il y a toutes les ambiguïtés [selon la remarque de l’auditeur], les ambiguïtés entre le schizophrène et l’activité schizophrénique. C’est évidemment très difficile de dire : Oui, vous savez la schizophrénie... de faire une espèce de tableau lyrique de la schizophrénie.

Je me souviens qu’au moment de L’anti-Œdipe, il y a une psychiatre qui était venue me voir et qui était très agressive, et qui m’a dit : Mais un schizophrène, vous en avez déjà vu ? J’ai trouvé que cette question était insolente, à la fois pour Guattari - qui est, lui qui travaille depuis des années dans une clinique où il est notoire que l’on voit beaucoup de schizophrènes - et même insolente pour moi, puisqu’il y a peu de gens au monde qui ne voient pas ou n’aient pas vu de schizophrènes. Alors j’avais répondu comme ça - mais on croit toujours être spirituel et on l’est jamais - j’avais répondu : "Mais jamais, jamais, je n’ai vu de schizophrène moi !" Alors après elle avait écrit dans des journaux en disant que, on avait jamais vu de schizophrènes, c’était très embêtant quoi.

Mais voilà ce que je veux dire, c’est que... Il y a eu plusieurs ... Je reste même à un niveau ... alors je prends un niveau presque trop théorique exprès : si vous voulez, dans les interprétations de la psychose, dans les grandes interprétations de la psychose, qu’est-ce qu’il y a ? Moi je crois qu’il y a eu deux grandes sortes d’interprétations.
-  Les interprétations en termes de dégradation, décomposition, c’est-à-dire des interprétations sous le signe du négatif. À savoir, la psychose elle arrive lorsque quelque chose se décompose, ou lorsqu’il y a une espèce de dégradation, de quoi ? du rapport avec le réel, de l’unité de la personne. Je dirais que ces interprétations par décomposition, dégradation, elles sont en gros, - mais là je résume énormément - on pourrait les appeler des interprétations personnologiques. Elles reviennent toujours à prendre comme référence de base le "moi", l’unité de la personne, et à marquer une espèce de déroute du point de vue de l’unité de la personne, et de ses rapports avec le réel.

-  Donc en gros des interprétations personnologiques, et j’insiste là-dessus, la personnologie, elle a eu énormément d’influence sur la psychiatrie. Par exemple l’auteur du grand manuel de psychiatrie, Henri Ey, l’ennemi-ami de Lacan, se lançait dans la personnologie à fond. Un type comme Lagache était, et tentait de faire une psychanalyse personnologique. Pour mon plaisir, je pense que la thèse de Lacan, que Lacan avait éditée, sur la psychose paranoïaque, est encore mais d’un bout à l’autre traversée d’une vision personnologique, qui sera absolument l’opposée des thèses qu’il défendra ensuite. Bon, bien, il y a si vous voulez ce premier grand courant.

-  Il y a un deuxième courant, qui lui peut être nommé en, bon, "structuraliste", mais qui en effet est complètement distinct et différent. Cette fois-ci la psychose est interprétée en vertu de "phénomènes essentiels de la structure". C’est plus un accident qui survient aux personnes, sous forme d’une espèce de mécanisme de décomposition, de dégradation. C’est un événement essentiel dans la structure, lié à la distribution des positions, des situations et des relations dans une structure. Et en ce sens, tout le second Lacan, je veux dire : Lacan après sa thèse, le Lacan des "Ecrits", lance par exemple une interprétation extrêmement intéressante de la psychose en fonction de la structure.

Moi j’ai toujours été attiré par - c’est bien pour ça, j’insiste sur - c’est pas Félix ni moi qui avons inventé ce point de vue - je pense plutôt qu’on s’en ait servi et qu’on l’a relativement renouvelé.

-  Il y a eu toujours un troisième type d’interprétation, qui était de concevoir la maladie mentale et son expression la psychose. Pourquoi son expression : la psychose ? il faudrait que je m’explique, j’ouvre très rapidement une parenthèse : c’est que, il va de soi que, si vous voulez, il me semble que, il n’y a pas de névrose qui ne soit adossée, sur quelque chose de l’ordre d’une psychose - on le voit bien dans ce qu’on appelle les accidents névrotiques des jeunes gens ou même des enfants. Et que donc même la névrose, il me semble, doit être indexée, ne peut être pensée qu’en fonction de la psychose, comme au moins possibilité. Je veux dire l’obsession, je ne vois pas la possibilité de faire une espèce de dualisme entre les névroses et les psychoses. Les névroses, j’y verrais plutôt des points d’arrêts, pris sur une espèce de devenir psychotique potentiel. Mais ce qui m’intéresse dans cette troisième tradition à laquelle je fais allusion, c’est l’interprétation, la compréhension de la maladie mentale comme processus. Et là aussi, j’essaye pas de dire des choses trop trop précises, parce que là, les auteurs qui ont lancé cette idée de la maladie mentale liée à un processus, ils sont très variés.

-  À ma connaissance, si j’essaie de fixer des points de repère historique, l’idée vraiment d’un "processus maladie mentale", c’est-à-dire, la maladie mentale n’est plus quelque chose qui se passe dans une structure, ce n’est pas non plus une affection de la personne, vous voyez, ni personnologie, ni structuralisme. C’est vraiment, c’est vraiment, comment dire, c’est vraiment, c’est vraiment : est-ce que c’est-elle le processus même, ou est ce que c’est un concomitant du processus ? Mais enfin elle est pensée en termes beaucoup plus dynamiques, en termes processionnels, processus. Alors qu’est-ce que ça veut dire ? ... Si vous prenez l’histoire de la psychiatrie, l’idée du "processus", elle se distingue. Je dirais que c’est vraiment un troisième point de vue qui est complètement, et même psychiatriquement, est tout à fait différent d’une compréhension de la psychose, du point de vue d’une personnologie ou du point de vue d’un structuralisme, d’une structure, d’une structure mentale.

-  C’est pas une notion très claire que celle de processus. J’essaie de fixer encore une fois, ça commence, il me semble avec la psychiatrie allemande du 19e Siècle. Et puis le premier qui portera ça très très loin, c’est un auteur, je crois qu’un peu oublié aujourd’hui, qui a eu portant beaucoup d’importance pourtant il y a quelques années, c’est Jaspers.

Jaspers c’est un cas assez curieux, car c’est un psychiatre venu à la philosophie. Il a commencé comme psychiatre, il y a même un manuel traduit en français, un manuel de Jaspers, qui me paraît toujours très extraordinaire, un manuel de psychopathologie. Une des meilleures choses sur - non seulement sur la folie comme processus, mais comme étude, étude de cas célèbres - c’est un livre que je trouve très très beau de Jaspers, qui s’appelle "Strinberg et Van Gogh" - qui à travers une étude de cas, développe cette hypothèse de la folie comme processus. Et en plus, ce livre dans la traduction française a paru préfacé par Blanchot. Et il y a trente ou quarante pages de Maurice Blanchot qui sont d’une très très grande beauté, sous le titre, je crois : "De la folie par excellence", ça c’est vraiment il me semble être un livre de base pour nous tous encore.

Alors donc pourquoi Jaspers, il a provisoirement disparu... je sais pas bien, enfin il est mort mais pourquoi on le lit moins, je ne sais pas bien ? Voilà, il y a eu cette voie, Jaspers, qui fait vraiment, lui qui porte vraiment l’idée de processus à une expression à la fois psychiatrique et philosophique très grande.

-  Et puis très bizarrement, ça a été repris par l’antipsychiatrie. Toute l’interprétation de l’antipsychiatrie, à savoir de Laing et de Cooper à leurs débuts, c’est fondamentalement l’idée d’un processus schizophrénique, qu’eux interprètent, précisent en disant : "oui c’est un voyage" , l’idée du processus-voyage. Qu’est-ce que ça veut dire ça ? Là, ils sont assez forts, voyez pourquoi Jaspers utilisait beaucoup des méthodes phénoménologiques. En effet, en quoi ça appartient un peu à la phénoménologie cette idée du processus ? C’est que ça répond assez à une espèce d’expérience vécue par exemple du schizophrène lui-même, le thème du voyage qui apparaît constamment. Ce n’est pas par hasard qu’à la même époque n’est-ce pas, les drogués ont lancé, les drogués américains sont allés très loin dans une conception du voyage, bon tout ça.

Alors je crois que Guattari et moi, on prenait encore "processus" dans un autre sens, mais là peu importe, il me semble que c’est à cette tradition-là qu’on se rattachait. Alors là est-ce que l’on peut avancer : si l’on dit ;" la schizophrénie ou la psychose, est fondamentalement liée à un processus". Et bien je crois qu’est-ce que ça veut dire ça ? Ça veut dire que peut-être que la schizophrénie révèle quelque chose qui nous arrive en pièces détachées ou en petite monnaie et toujours et partout et assez constamment. À savoir que l’on ne cesse pas d’être comme pris, rapté, emporté, par quoi ? C’est là-dessus qu’on apportait un tout petit quelque chose parce qu’on disait le mot le plus commode encore, c’est les flux, on passe notre temps à être traversé par des flux.

-  Et le processus c’est le cheminement d’un flux. Qu’est-ce que ça veut dire en ce sens processus, ça veut dire plutôt, c’est l’image toute simple, comme d’un ruisseau qui creuse son lit, c’est-à-dire le trajet ne préexiste pas, le trajet ne préexiste pas au voyage. C’est ça un processus. Le processus, c’est un mouvement de voyage en tant que le trajet ne préexiste pas, c’est-à-dire en tant qu’il trace lui-même son propre trajet. D’une certaine autre manière, on appelait ça "ligne de fuite".

-  C’est le tracé de "lignes de fuites". Or les lignes de fuites, elles ne préexistent pas à leur propre trajet. On peut toujours dire que les autres lignes - il y a en effet des voyages où le trajet préexiste. Si vous vous rappelez par exemple, si certains d’entre vous se rappellent ce qu’on a fait l’année dernière quand j’essayais de déterminer le "mouvement" dans un type d’espace particulier que j’appelais l’espace lisse, ça revenait au même. Dans l’espace lisse toute ligne devient, ou tout tend à devenir une ligne de fuite parce que, précisément, les trajectoires ne préexistent pas aux projectives mêmes. C’est pas du cheminement sur rail, c’est pas de l’espace strié, c’est-à-dire, il n’y a pas des stries qui préexistent au mouvement.

Bon, alors supposons que dans notre vie, je ne dis pas que nous soyons fait de ça, mais que soit il y ait des moments, soit même inconsciemment, après tout peut-être que l’inconscient est fait de ça, de flux et de processus. Vous comprenez qu’on s’engage déjà beaucoup, parce que si je dis l’inconscient peut-être qu’il est fait de ça, ça revient à dire : mais non, il marche pas sous la loi des structures, il marche pas sous la distribution des personnes ?. C’est autre chose. C’est un monde qui est complètement dépersonnalisé, qui est déstructuré, pas du tout que quelque chose lui manque, mais son affaire est ailleurs. Le processus c’est finalement l’émission de flux quelconques.

-  Alors, je peux déjà raccrocher quelque chose de la schizophrénie. Je peux dire : Bien oui, essayons de voir ? en quoi précisément le schizophrène éprouve l’impression lui-même de voyager, avec tout ce que ça implique. Chacun, chaque fois qu’on considère ou chaque fois qu’on s’occupe de quelque chose, on privilégie certains aspects. Moi, forcément, quand on rencontrait la schizophrénie, nous, qu’est-ce qu’on était amené à privilégier ? Les mille déclarations finalement des schizophrènes, où leur problème, "ça n’est pas celui de la personne", leur problème "ce n’est pas celui d’une structure". Leur problème, c’est celui d’un problème, mais... qu’est-ce qui m’emporte, et ça m’emporte aussi ? Qu’est-ce qui m’emporte et ça m’emporte où ça ? - ben oui c’est... Bien. Or à cet égard, moi ce qui me fascine, c’est la manière dont les schizophrènes, ils ont affaire à quoi ? vous comprenez, ils passent leur temps.

-  C’est ça qui faisait une de nos réactions contre les éternelles coordonnées de famille de la psychanalyse. C’est que moi je n’ai jamais vu un schizophrène qui ait vraiment des problèmes familiaux, c’est même tout à fait autre chose. Enfin c’est trop facile ce que je dis parce qu’on peut toujours dire : Il y a des problèmes familiaux, mais en tout cas, au moins qu’on m’accorde qu’il ne les énonce pas et ne les vit pas comme des problème familiaux. Comment il les vit ?

Une des choses fortes il me semble, vraiment là, c’est presque ce qui maintenant me plaît le plus quand je repense à "L’anti-Œdipe", une des choses fortes de "L’anti-Œdipe", à mon avis et ça, ça devrait pouvoir rester, c’est l’idée que le délire est immédiatement investissement d’un champ social historique. Je dis ça devrait pouvoir rester parce que c’est le type d’une idée simple, c’est pas compliqué de dire : ben vous savez hein, qu’est-ce vous délirez finalement, vous délirez l’histoire et la société, c’est pas votre famille ! Votre famille, je repense toujours au mot si satisfaisant de Charlus, dans la "Recherche du temps perdu", quand Charlus arrive, pince l’oreille du narrateur et lui dit : "hein ta petite grand-mère tu t’en fous, tu t’en fous canaille ?". D’une certaine manière on en est tous là. Ça ne veut pas dire qu’on ne les aime pas nos grand-mères, nos pères, nos mères, bien sûr on les aime. Mais la question c’est de savoir sous quelle forme et en tant que quoi.

-  Moi je crois que, c’est jamais le champ social si vous voulez, l’opération, toute l’opération de la psychanalyse, c’est perpétuellement de rabattre le champ social sur les personnes familiales et la structure familialiste.
-  J’appelle personne familiale, l’image de père, l’image de mère, etc. et c’est la tendance de la personnologie.
-  J’appelle structure familiale ou familialiste, le nom du père, la fonction-mère, définis comme fonction structurale.

Or quelles que soient les différences, il y a au moins un point commun, c’est ce rabattement perpétuel sur les coordonnées familiales, qu’elles soient interprétées en termes de structure. Or pour moi le délire, c’est exactement le contraire. Quelqu’un qui délire, c’est à la lettre quelqu’un qui hante le champ social, le champ historique. Et la vraie question c’est : pourquoi, et comment il opère ses sélections, ses sélections historico mondiales ? Le délire, il est historico mondial. Alors dire ça encore une fois, c’est je crois ce à quoi je - presque l’idée la plus simple, la plus concrète, et à laquelle je tiens le plus. Or bizarrement, elle n’a pas du tout marché finalement, parce que je me dis que, ce qui est frappant c’est quand même que, "L’anti-Œdipe", je pense que c’est un livre qui a eu beaucoup d’influence, mais à titre individuel.

-  La défaite mélancolique, c’est que ça n’a strictement jamais empêché le moindre psychanalyste de continuer ses débilités, et sans doute c’était forcé, c’était inévitable. Mais à l’époque, c’était moins évident que c’était inévitable. Alors oui, j’insiste un peu là-dessus.

Si vous prenez un délire, c’est quelqu’un qui, à travers un champ historico mondial, à travers un champ historique et social, trace ses lignes. Alors c’est, c’est la même chose que le processus qui nous emporte.
-  Encore une fois le délire, ça consiste en quoi ? Ca ne consiste pas à délirer mon père et ma mère. Ça consiste à délirer : le noir, le jaune, le grand Mongol, l’Afrique, ..., que dirais-je, etc., etc. Et si vous prenez, alors bien entendu, j’entends l’objection tout de suite qui peut venir, l’objection qui peut venir tout de suite c’est : « Bon, oui, mais qu’est-ce qu’il y a là-dessous ? » Moi je dis qu’il n’y a rien là-dessous, parce que c’est ça le dessous, c’est ça le dessus. Et que si vous ne comprenez pas, alors je prends des exemples très, bon, des grands délirants. Et c’est pour ça qu’une année, on avait formé ici un groupe, notamment avec Claire Parnet, un autre, avec un autre qui s’appelait Scala. On était quelques-uns à avoir fait l’opération suivante - et qui à ce moment-là nous intéressait beaucoup : on prenait des délires et on comparait des délires où des psychanalystes ont parlé ou des psychiatres, et l’on prenait l’énoncé du délire, les énoncés du délire, et les énoncés qu’en retiennent le psychiatre et le psychanalyste. Alors là on avait vraiment comme deux textes, et juste on les accolait.

Or c’était pas croyable. Je veux dire faire cette expérience, on peut pas l’oublier cette expérience tellement c’est ...Parce que là on voit l’espèce de forcing de l’opération psychanalytique ou psychiatrique, on voit tellement ce forcing se faire, alors sur le vif ! Je prends un exemple : qu’est-ce que c’est que Schreber, le Président Schreber, le fameux Président Schreber ? Alors on l’avait étudié de très très près, ça nous avait tenus très longtemps. Si vous prenez ce délire, c’est quoi, vous voyez quoi ? C’est tout simple, vous voyez : un type qui ne cesse de, de délirer quoi ? L’Alsace et la Lorraine. Il est une jeune Alsacienne - Schreber est allemand - il est une jeune alsacienne qui défend l’Alsace et la Lorraine contre l’Armée française. Il y a tout un délire des races. Le racisme du Président Schreber est effréné, son antisémitisme est effréné, c’est terrible. Toutes sortes d’autres choses en ce sens. C’est vrai que Schreber a un père. Ce père qu’est-ce qu’il fait le père ? C’est pas rien. Le père, c’est un homme très très connu en Allemagne. Et c’est un homme très connu pour avoir inventé de véritables petites machines à torture, des machines sadiques, qui étaient très à la mode au 19e Siècle, et qui ont pour origine Schreber. Ensuite beaucoup de gens avaient imité Schreber. C’était des machines de torture pour enfant, pour le bon maintien pour enfant. Dans les revues encore de la fin du 19e Siècle, vous trouvez des réclames de ces machines. Il y a par exemple, je cite la plus innocente, par exemple des machines anti-masturbatoire, les enfants couchent avec les mains liées, tout ça. Et c’est des machines assez terrifiantes, parce que la plus pure, la plus discrète, c’est une machine avec une plaque de métal dans le dos, un soutien-machoire là, en métal, pour que l’enfant se tienne bien à table. Ça avait beaucoup de succès ces machines. Alors bon, le père, il est inventeur de ces machines.

-  Quand il délire le Président Schreber, il délire aussi tout un système d’éducation. Il y a le thème de l’Alsace et la Lorraine, il y a le thème : l’antisémitisme et le racisme, il y a le thème, l’éducation des enfants. Il y a enfin le rapport avec le soleil, les rayons du soleil. Je dis, mais voilà, il délire le soleil, il délire l’Alsace et la Lorraine, il délire la langue primitive du dieu primitif, il s’invente une langue de, qui renvoie à des formes de bas allemand, bon. Il délire le dieu-soleil, etc. Vous prenez le texte de Freud à côté, qu’est-ce que vous voyez ? Bien, il se trouve précisément que Schreber, il a écrit son délire, alors c’est un bon cas. Vous prenez le texte de Freud à côté, je vous assure, enfin si vous avez souvenir de ce texte - à aucune page il n’est question de rien de tout ça. Il est question du père de Schreber en tant que père, et uniquement, tout le temps, tout le temps. Le père de Schreber, et le soleil c’est le père, et le dieu c’est le père, etc., etc.

-  Or moi ce qui m’a toujours frappé, c’est que les schizophrènes, même dans leur misère et leur douleur, ils ne manquent pas d’humour. Ça les gêne pas tellement quand on leur dit ça, quand ils subissent ce discours-là. Ils sont plutôt d’accord, d’abord ils ont tellement envie d’être bien vus, d’être soignés, ils ont tellement, donc ils vont pas - ou alors ils se fâchent, ils disent . Oh écrase ! fous-moi la paix ! Il y a eu à la télé une émission sur la schizophrénie y a pas longtemps où il y avait une schizo parfaite qui demande une cigarette, le psychiatre, je ne sais pas pourquoi lui dit ? non, non, non, pas de cigarette ?, alors elle se tire, elle dit : oh, bon... ?, très bien. Or, vous comprenez, quand on dit des trucs comme ça : Mais le soleil ... , tu délires le soleil, mais le soleil finalement, tu vois pas que c’est ton père ? le schizophrène, qu’est-ce que vous voulez qu’il dise, qu’est-ce que vous voulez qu’il dise ? C’est comme si, c’est comme quand on lui demande : comment tu t’appelles ? pour inscrire son nom sur l’hôpital, sur le carnet, sur le cahier de l’hôpital. Ça le gêne pas tellement parce qu’il dira : Oui, oui, oui Docteur, oui ... le soleil c’est mon père, seulement mon père, c’est le soleil ? bon. Il délire sur la Vierge par exemple, Gérard de Nerval, bon. On lui dit : Mais tu vois pas que la Vierge c’est ta maman ? Il dira : Bien oui, mais bien sûr, c’est ce que j’ai toujours dit, j’ai toujours dit ma mère c’est la Vierge ? Il redresse son délire, il remet son délire sur ses pieds. C’est courant, j’ai jamais vu quelqu’un délirer, encore une fois, délirer dans les coordonnées familiales.

-  Comment est-ce que, bien sûr les parents interviennent dans le délire, le thème des parents, mais pourquoi ? Uniquement, en tant qu’ils valent comme des espèces de passeurs, de portes, c’est-à-dire, ils mettent le sujet délirant en rapport avec ces coordonnées mondiales historiques. Oh ma mère c’est la Vierge ! mais ce qui compte c’est le rapport avec la Vierge. Ce qui compte c’est,- vous prenez par exemple Rimbaud, je veux dire, faut quand même pas écraser les délires - alors bien sûr tous les délirants c’est pas Rimbaud. Mais encore, je crois que le délire a une grande puissance. Le délire lui, il a une grande puissance, celui qui délire, il peut être réduit à l’impuissance, oui et son délire le réduit lui-même à l’impuissance. Mais la puissance du délire, c’est quoi ça ?

Rimbaud se met à délirer, pas sous la forme de ses rapports avec sa mère. Parce que quand même, faut pas exagérer, c’est honteux ... , c’est humiliant, je sais pas, il y a quelque chose de tellement rabaissant à ramener ça perpétuellement à, comme si les gens qui délirent, en étaient à ressasser des histoires. Je peux même pas dire des histoire de petite enfance, parce que l’enfant, il n’a jamais vécu comme ça. Vous comprenez, un enfant, il vit ses parents dans un champ historico mondial. Il les vit pas dans un champ familial, il les vit immédiatement.

-  Imaginez, vous êtes un petit enfant africain pendant la Colonisation. Vous voyez votre père, votre mère. Il est en rapport avec quoi votre père, votre mère, dans cette situation ? Il est en rapport avec les autorités coloniales, il est en rapport avec ceci, cela. Prenez un enfant d’immigré aujourd’hui en France. Il vit ses parents en rapport avec quoi ? Il vit pas simplement ses parents comme parents, jamais personne n’a vécu ses parents comme parents. Prenez quelqu’un dont la mère fait des ménages, et quelqu’un dont la mère est une riche bourgeoise. C’est bien évident que ce que le petit enfant vise, et très vite, très tôt, vise à travers les thèmes parentaux, ce sont des vecteurs du champ historique social.

Par exemple si un petit enfant très tôt est emmené par sa mère, chez l’étranger, c’est-à-dire chez la patronne de la mère, comme ça arrive souvent chez les femmes de ménage. C’est évident que l’enfant a une certaine vision de "lignes" d’un champ historique, d’un champ social. Si bien qu’encore une fois je saute de tous mes ... c’est la même idée. Lorsque Rimbaud lance ses espèces de délires poèmes, qu’est-ce qu’il nous dit ? il nous dit : « Je suis un nègre, je suis un nègre, je suis un viking, je suis Jeanne d’Arc, je suis de race inférieure de toute éternité ? c’est ça délirer. ? Je suis un bâtard, je suis etc., et je suis un bâtard, ça veut pas dire : j’ai des problèmes avec mon père et ma mère.

-  Ca veut dire que le délire, c’est cet espèce d’investissement, c’est cet espèce d’investissement par le désir du champ historique et social. Si bien que nous, l’interprétation que l’on proposait, les règles pour entendre un délire, c’était essentiellement ça, essentiellement ça. C’est évident que les parents ne sont que des "poteaux indicateurs" de tous ces vecteurs qui traversent le champ social. Si bien que déjà redonner sa dignité au délire, ou redonner sa dignité au délirant, c’est, il me semble concevoir que le délirant n’est pas pris dans des problèmes d’enfant, car c’est vrai déjà de l’enfant que l’enfant s’il délire, délire de cette manière.

-  Vous comprenez, on avait fait l’épreuve dans la même perspective de recherche, on avait fait l’épreuve à propos de la psychanalyse qui paraît la moins compromise dans ces histoires de rabattement sur le champ familial, à savoir Mélanie Klein. Or Mélanie Klein analyse un petit garçon qui s’appelle Richard. Et pour moi c’est vraiment une des psychanalyses les plus honteuses qu’on puisse imaginer. Car c’est pendant la guerre, Richard est un jeune juif, il n’a qu’une passion, les cartes géographiques de guerre. Il les fabrique, il les colorie. Ses problèmes, c’est Hitler, Churchill, qu’est-ce que c’est que tout ça, qu’est que ça veut dire la guerre ? ... Oui, il fait progresser les bateaux, les armées. Et là c’est dit par Mélanie Klein, c’est par mauvais esprit, elle ne cesse pas de dire : Je l’arrêtais, je lui montrais que Hitler, c’est le "mauvais papa", que Churchill c’est la bonne mère ?, etc., etc., etc. C’est d’un pénible ! et le petit craque.

C’est très intéressant cette analyse, parce qu’il y a je ne sais plus combien de séances, tout est minuté, ça a paru en France, cette honteuse psychanalyse, ça a paru en France aux éditions Tchou. C’est effarant, au début il tient le coup, même il fait de l’esprit. Il fait de l’esprit avec la vieille Mélanie, il dit : Oh tu as une montre ? il lui dit, ce qui veut dire clairement : j’ai envie de me tirer ! alors elle, elle lui dit : Pourquoi tu demandes ça ? alors elle interprète, elle dit qu’il se sent menacé dans ses défenses inconscientes.

-  Tu parles, il n’a qu’une envie : se tirer, se tirer, se tirer. Et puis petit à petit, il en peut plus. Il en peut plus, il n’est pas de taille, qu’est-ce que vous voulez qu’il fasse ? Alors il accepte tout, il accepte tout. Il accepte tout, mais à quel prix ? je ne sais pas moi. Bon. Et pour chaque cas, c’est comme ça. Chaque fois que vous voyez un délire, vous trouvez ces affirmations, qui sont des splendeurs, les délires en même temps, ces véritables raisons d’être. C’est le rapport que quelqu’un a avec les Celtes, les Noirs, les Arabes, les etc. Et qui n’a pas... et si c’est un arabe, c’est des rapports qu’il a avec les blancs, avec etc., etc., avec telle époque historique.

-  Parlons du masochisme, voilà, ça c’est un cas où il y a même pas délire, il peut y avoir délire, il n’y a pas nécessairement délire. Si vous voulez, si on ramène ça à ... Je prends le cas alors, parce que c’est un cas que j’avais étudié, il y a longtemps, le cas de Sacher-Masoch lui-même. On nous raconte ensuite la psychanalyse ne cesse pas de parler du rôle du père et de la mère comme générateur du masochisme. À savoir dans quel cas et dans quelle figure toujours ce doublet père, mère, va engendrer soit une structure masochiste soit des événements masochistes. Mais c’est extrêmement pénible tout ça.

Le père de Masoch par exemple, si on prend ce cas, je ne dis pas que ce soit un cas général, il est directeur de prison.  Alors la psychanalyse, à ça, elle a une drôle de réponse, qui est toujours sa fameuse notion qui me paraît particulièrement sournoise de "par après". Elle dit : « Ah d’accord, tout ça, ça intervient "par après". » Mais, au niveau de la petite enfance, ça n’intervient pas. Ce qui compte, c’est la constellation familiale.

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