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6- 20/01/81 - 3
Cours de Deleuze sur L’Ethique de Spinoza du 20/01/81 transcription ; Raphaëlle Morel d’Arleux On y va à tâtons, on y va en aveugle, ça marche, ça ne marche pas, etc.... Et, comment expliquer qu’il y a des gens qui précisément ne se lancent que dans des choses, là où ils se disent que ça va pas marcher ?
(Rires du public)
- C’est ceux là les gens de la tristesse, c’est ceux là les cultivateurs de la tristesse, hein, parce qu’ils pensent que c’est ça le fond de l’existence.
Comment est ce que... quelqu’un de concret va mener son existence de telle manière que, il va acquérir une espèce de, euh, d’affection, euh, d’affect, de... ou de pressentiment ; des rapports qui lui conviennent, des rapports qui lui conviennent pas, des situations dont il doit se retirer, les situations où il doit s’engager etc... C’est plus du tout « il faut faire ceci », c’est pas du tout le domaine de la morale, il faut rien faire du tout, quoi, il faut rien faire du tout, il faut trouver, il faut trouver son truc c’est-à-dire pas du tout se retirer, il faut inventer, quoi, inventer les individualités supérieures dans lesquelles je peux entrer à titre de partie, car ces individualités ne préexistent pas. Alors tout ce que je voulais dire - voyez en quel sens, prend, je crois, une signification concrète, prennent une signification concrète : les deux expressions :
Comment, pourquoi est ce que ce degré de puissance a, on dira, une latitude. Oh, il a une latitude. D’accord, mais je dis en gros « je suis un degré de puissance » et c’est en ce sens que je suis éternel.
Personne n’a le même degré de puissance qu’un autre.
Bon - vous voyez, ça on en aura besoin pour plus tard - c’est une conception à la limite quantitative de l’individuation.
Mais c’est une quantité spéciale puisque c’est une quantité de puissance. Une quantité de puissance on a toujours appelé ça une intensité.
Bon.
C’est à cela et à cela uniquement que Spinoza affecte le terme "éternité".
Deuxième sphère d’appartenance, j’ai des affections instantanées.
Ça c’est la dimension, on l’a vu, de l’instantanéité.
Suivant cette dimension les rapports se composent ou ne se composent pas. C’est la dimension de "l’affectio", composition ou décomposition entre les choses.
Comment comprendre ça enfin ? Et bah comprendre ça enfin c’est pas difficile, c’est que si vous réfléchissez, je viens de dire : "l’essence c’est un degré de puissance", c’est-à-dire, si c’est une quantité c’est une quantité intensive. Une quantité intensive, ce n’est pas du tout comme une quantité extensive. Une quantité intensive c’est inséparable d’un seuil, c’est-à-dire : une quantité intensive c’est fondamentalement en elle-même, c’est déjà une différence. La quantité intensive est faite de différences. Est-ce que Spinoza va jusqu’à dire une chose comme ça ? Là je fait une parenthèse uniquement de... de pseudo érudition, parce que c’est important puisque... Je peux dire, je peux dire que Spinoza premièrement dit explicitement "pars potentie", partie de puissance. Il dit que "notre essence est une partie de la puissance divine". Je dis, moi, il n’est pas question de forcer les textes, en disant partie de puissance c’est pas une partie extensive, c’est forcement une partie intensive. Je remarque toujours - dans le domaine alors d’une érudition mais là j’en ai besoin, pour euh, justifier tout ce que je dis - que dans la scolastique au moyen âge est absolument courant, l’égalité de deux termes, "gradus", gradus ou "pars", "partie" ou "degré". Or les degrés c’est des parties très spéciales, c’est des parties intensives. Bon, ça c’est le premier point. Deuxième point je signale que dans la lettre XII à Meyer, un monsieur qui s’appelle Meyer, il y a un texte que nous verrons sûrement la prochaine fois parce que... il nous permettra de... tirer des conclusions sur l’individualité. Je signale dès maintenant, et je voudrais que pour la prochaine fois ceux qui ont la correspondance de Spinoza aient lu la lettre à Meyer qui est une lettre célèbre qui porte sur l’infini. Eh bien, dans cette lettre Spinoza développe un exemple géométrique très bizarre, très curieux. Et cet exemple géométrique il a fait le... il a fait l’objet de toutes sortes de commentaires et il parait très bizarre. Et Leibnitz, qui lui était un grand mathématicien, qui a eu connaissance de la lettre à Meyer, déclare qu’il admire particulièrement Spinoza pour cet exemple géométrique, qui montre que Spinoza comprenait des choses que... même ses contemporains ne comprenaient pas, disait Leibniz. Donc le texte est d’autant plus intéressant avec la bénédiction de Leibnitz. Voila la figure que Spinoza propose à notre réflexion : deux cercles dont l’un est intérieur à l’autre, mais, mais surtout ils ne sont pas concentriques. Voyez, hein ? Euh il faudrait que je me traîne jusqu’au tableau, je peux pas, euh... si il y avait quelqu’un dans fond il ferait un saut eh ben ce serait épatant les deux cercles concentriques dont l’un est intérieur à l’autre... Voilà parfait, vous voyez maintenant. Et alors tu marques, tu veux bien juste marquer, la plus grande distance et la plus petite euh... d’un cercle à l’autre... Voilà ... et la plus petite... parfait ! Vous voyez, vous comprenez la figure ? Voilà ce que nous dit Spinoza, Spinoza nous dit une chose très intéressante, il me semble, il nous dit : « vous ne pouvez pas dire que dans le cas de cette double figure, vous ne pouvez pas dire que vous n’avez pas de limite, ou de seuil. Vous avez un seuil, vous avez une limite, vous avez même deux limites, le cercle extérieur, le cercle intérieur, ou, ce qui revient au même, la plus grande distance d’un cercle à l’autre et la plus petite distance, vous avez un maximum et un minimum ». Il dit : « considérez la somme - alors là le texte latin est très important - considérez la somme des inégalités de distance ». Vous voyez, vous tracez toutes les lignes, tous les segments qui vont d’un cercle à l’autre. Vous en avez évidemment une infinité. Spinoza nous dit « considérez la somme des inégalités de distance ». Comprenez à la lettre : il ne nous dit pas « considérez la somme des distances inégales », il ne nous dit pas « considérez la somme des distances inégales », c’est-à-dire des segments qui vont d’un cercle à un autre. Il nous dit « la somme des inégalités de distance », c’est-à-dire la somme des différences et il dit « c’est très curieux cet infini là... » on verra ce qu’il veut dire mais, je cite pour le moment ce texte parce que j’ai une idée précise - il nous dit : « c’est très curieux, c’est une somme infinie, la somme des inégalités de distance est infinie » il aurait pu dire aussi les distances inégales, c’est une somme infinie. Et pourtant il y a une limite. Il y a bien une limite puisque vous avez la limite du grand cercle et du petit cercle. Donc il y a de l’infini et pourtant ce n’est pas de l’illimité. Il dit : « ça c’est un drôle d’infini, c’est un infini géométrique très particulier, c’est un infini que vous pouvez dire infini bien qu’il ne soit pas illimité ». En effet, l’espace compris entre les deux cercles n’est pas illimité, l’espace compris entre les deux cercles est parfaitement limité. Bon, je retiens juste l’expression de la lettre à Meyer « somme des inégalités de distance » alors qu’il aurait pu faire exactement le même raisonnement en s’en tenant au cas plus simple : « somme des distances inégales ». Pourquoi est ce qu’il veut mettre en sommation des différences ? Pour moi, là, c’est un texte vraiment qui, euh... est important parce que ça confirme... Qu’est ce qu’il a dans la tête qu’il ne dit pas ? Il en a besoin en vertu de son problème des essences. Les essences sont des degrés de puissance, mais qu’est ce que c’est un degré de puissance ? Un degré de puissance c’est une différence entre un maximum et un minimum. C’est par là que c’est une quantité intensive. Un degré de puissance c’est une différence en elle-même. Vous voyez à quel point ...alors, quel point on... on s’éloigne d’une vision substantialiste des êtres. Des êtres... (Anne Quérrien dit qu’elle veut poser une question) - oui ? : (...) somme des inégalités de distance implique de faire à chaque fois une (...) vous disiez tout à l’heure que (...) Alors on arrive aux mêmes types d’aberrations (...) Deleuze : Tout à fait, tout à fait, tout à fait, à tout égards là ce texte, euh... qui semble renvoyer à tout autre chose renvoie il me semble au statut alors de... du mode à un point... oui c’est même pas par une simple intégration que... non, non, t’as raison (AQ parle) à la limite ce serait... en mathématiques par une série d’intégration dites locales, il faut euh... (AQ parle) hein ? Moi non plus alors. (Rires). Ouais. Comprenez donc en effet, "somme d’inégalité de distances", "tout essence et degré de puissance", "chaque degré de puissance est une différence", différence entre un minimum et un maximum. Dès lors tout s’arrange très bien : Vous avez l’essence, degré de puissance, en elle-même comprise entre deux seuils, et, ça va à l’infini. Parce que si vous faites abstraction, si vous abstrayez ce seuil, ce seuil lui-même est une différence entre deux autres seuils etc à l’infini. Donc c’est très étonnant comme... vous n’êtes pas seulement une somme de rapports, vous êtes en fait une somme de, de différences entre rapports. C’est une conception très bizarre, ça. Alors, bon, alors... Vous êtes un degré de puissance éternel, mais degré de puissance signifie différence, différence entre un maximum et un minimum. Deuxième appartenance de l’essence : l’affection effectue votre puissance à chaque moment, c’est-à-dire entre les deux limites, entre le maximum et le minimum. Troisième... Et en ce sens, de quelque manière qu’elle réalise votre puissance ou votre essence, l’affection est aussi parfaite qu’elle peut l’être, elle effectue la puissance de telle manière que vous ne pourrez pas dire : « il y a quelque chose qui n’est pas effectué ». De toute manière elle l’effectue. Troisième dimension, oui, mais par là même, l’affection qui effectue votre puissance ne l’effectue pas sans "diminuer ou augmenter votre puissance" dans le cadre de ce seuil, de ce maximum et de ce minimum. Tantôt en augmentant votre puissance, tantôt en la diminuant. Toutes ces idées qui paraissaient d’abord comme se contredire, sont prises dans un... dans un système d’une rigueur, d’une rigueur absolue.
Bon... Voila, voila, euh... mais il faudrait que ce soit très clair. Vous voulez vous reposer un peu ? Hein ? Et puis, vous dites : s’il y a des choses pas claires moi je veux bien que on... Parce que au point où on en est voilà ou j’en suis : c’est bon on est... ça c’est comme un schéma théorique. Comment on va se débrouiller concrètement ? Comment on va faire ? C’est-à-dire qu’est ce que c’est que la vie éthique à partir de là ? Bon reposez vous un court instant. L’enregistrement est coupé (Tout le monde discute) Faut vous taire un peu hein... (Bruits de chaises, de discussions) J’en vois qui parle là hein. Bien ! Alors... (Le public continue de discuter, Comtesse dit qu’il veut poser une question) Ouais ! Ouais mais parle fort parce qu’ils ne se taisent pas, hein. Comtesse : Tout à la fin, tout à la fin de ce que tu as dit aujourd’hui, tu as parlé, tu as parlé de la... De la béatitude. Deleuze : ouais Comtesse : ou encore, ce que Spinoza appelle dans le troisième livre... Dans le... dernier livre de l’Ethique, la gloire ; Deleuze : ouais Comtesse : ou la liberté. Or, justement, la béatitude c’est une limite d’une certaine façon pour toutes les variations de puissance qui sont déterminées par des affects comme effectuation des affections instantanées. Mais est ce que l’on peut dire dans ce cas là puisque, à la fois les affects et les affections sont affects et affections des modes finis comme affections de la nature, dit Spinoza, est-ce que l’on peut dire que la limite des variations de puissance, c’est-à-dire la béatitude, la gloire ou la liberté, appartient encore au régime des affects ? Autrement dit est-ce qu’on peut dire que la béatitude est littéralement par delà la joie et la tristesse, autrement dit sans affect ? Deleuze : Bah, je ne sais pas, moi. Je vois bien ce que je dirais à cette question et ce que dit il me semble Spinoza
et, euh, je sens que la réponse n’est pas, est pas suffisante au sens où on peut toujours euh... Essayer de...
A mon avis Spinoza dirait - et ça j’ai pas encore entamé ce point - Spinoza dirait, là-dessus... En fait il distingue - vous voyez dans ce système que j’ai essayé de présenter comme un système d’appartenance de l’essence les choses se ramifient beaucoup.
Parce que la dimension de l’affect on a vu qu’elle a deux pôles :
Donc comprenez à la lettre : les affects d’augmentation de puissance, c’est-à-dire les joies, ne sont pas moins des passions que les tristesses, ou les diminutions. La distinction, à ce niveau la distinction joie/tristesse, est une distinction à l’intérieur de la passion. Il y a des passions joyeuses et il y a des passions tristes. Bon, ce sont les deux sortes d’affects passion. Pourquoi est ce que même les joies sont des passions ? Spinoza est très ferme : il dit - voilà exactement à la lettre du texte de Spinoza - il nous dit : « c’est forcé parce que ma puissance d’agir peut augmenter, elle a beau augmenter, je n’en suis pas encore maître. Je ne suis pas encore maître de cette puissance d’agir. Donc l’augmentation de la puissance d’agir tend vers la possession de la puissance mais elle ne possède pas encore la puissance. Donc c’est une passion ». - Maintenant il ajoute, et ça va être la troisième dimension de l’affect, il ajoute : « En revanche, si vous supposez - mais alors comment est-ce qu’on peut supposer ? Ça va nous lancer dans un problème, ça - Si vous supposez quelqu’un qui est en possession de sa puissance d’agir, on ne peut plus dire à la lettre, ça posera toute sorte de problèmes pour nous. En tout rigueur on ne peut plus dire que sa puissance d’agir augmente : il la possède au maximum. De quelqu’un qui possède au maximum sa puissance d’agir - il est sorti du régime de la passion, il ne pâtit plus. La question de Comtesse est exactement : « Est ce qu’on doit dire qu’il a encore des affects ? ». Spinoza me parait formel : oui il a encore des affects mais ces affects ne sont plus des passions. Il a des affects actifs. Qu’est ce que veut dire affects actifs ? Ces affects actifs ne peuvent être que des joies. Voilà. Donc, vous voyez, la réponse est complexe. Celui qui est en possession de sa puissance d’agir a des affects.
Il y a donc une seule sorte de tristesse, diminution de la puissance d’agir, mais il y a deux sortes d’affect de joies : les joies passion et les joies action.
Les joies passion sont toutes celles qui se définissent par une augmentation de la puissance d’agir,
Et Kant développe toute une théorie très curieuse de l’affection de soi par soi.
Bon. Chez Spinoza, alors, euh... tout autrement, c’est pas du tout le même problème, il y a aussi des affects passif et des affects actifs.
Ce qui me vient du dehors c’est aussi ce qui me vient du dedans et inversement. Il n’y a plus de différence entre le dehors et le dedans. Alors ce moment là tous les affects sont actifs. Et en effet, le troisième genre de connaissance, qui est l’éternité ou la béatitude, euh... Spinoza le définira comment ? Il le définira comme la coexistence - mais la coexistence intérieure- de trois idées : l’idée de moi, l’idée du monde et l’idée de Dieu. Dieu, le monde et moi, hein, qu’est-ce que vous voulez de plus ? Euh... mais tel que lorsque Dieu m’affecte c’est moi qui m’affecte à travers Dieu. Euh... lorsque j’aime Dieu... Et inversement, lorsque j’aime Dieu c’est Dieu qui s’aime à travers moi etc, etc... Il y a une espèce d’intériorité des trois éléments de la béatitude (Dieu, le monde et moi). Si bien que tous les affects sont actifs. Bon, mais ça on verra, c’est, c’est, ça fait partie d’une expérience très particulière. Mais quant à la question posée par Comtesse moi je répondrais, je, je m’en tiendrait à la lettre, là, de la terminologie spinoziste, à savoir : heu, il y a une seule sorte de tristesse mais il y a deux sortes de joies très différentes. Et toi qu’est-ce que tu dirais ? La même chose, non ? Contes : Ouais, la béatitude ça consiste à s’affecter soi même. Deleuze : C’est ça. Mais d’autre part quoi que ce soit qui m’affecte, c’est moi qui m’affecte. Alors, euh... on risque rien là mais justement ça fait intervenir quelque chose dont on a pas encore parlé : qu’est-ce que c’est cette histoire... Alors, il n’y a plus seulement... on croyait en avoir fini : diminution, augmentation de puissance d’agir c’était... c’était euh... relativement clair, on comprenait, et voilà qu’il y a encore autre chose à savoir la puissance pleinement possédée ; Qu’est-ce que c’est que ça cette puissance pleinement possédée ? Comment on en arrive à ça ? De telle manière qu’il y a des affects actifs. Ça se complique. Si bien que ma sphère d’appartenance, vous voyez, elle s’enrichit de plus en plus. Euh, voilà est-ce qu’il y a d’autres... ? Oui ? Une personne pose une question : ( ...) Est-ce qu’il n’y a pas une idée de crise ? Deleuze : Quoi ? Une idée de quoi ? Elle répète Deleuze : Crise ! De crise ! La personne : Oui Deleuze : Crise de quoi ? La personne : ... Deleuze : Ah... Euh... Je ne comprends pas. Avec cette figure, vous dites, avec cette figure, tout est pareil ? La personne : non. Deleuze : non, tout n’est pas pareil ! La personne : ... Deleuze : C’est embêtant, j’entends même pas ; c’est, c’est pas que je comprend pas c’est que j’entends pas, alors, euh, c’est plus simple encore. Euh... Est-ce que quelqu’un a entendu et il pourrait... euh re... euh Chuchotements dans la salle Deleuze : Cette figure... Cette figure... Qu’est-ce qui est dit sur cette figure ? Ah, ce qui me gène dans cette figure - je vais vous dire je sais pas si ça répond hein - ce qui me gène dans cette figure, c’est que j’ai l’impression que c’est un exemple qui convient à plusieurs niveaux très différents de la pensée de Spinoza. Elle convient... Je veux dire : elle convient à la fois à l’ensemble de toutes les essences euh... pour toutes... l’ensemble de toutes les essences, et la même figue convient aussi pour l’analyse de chaque essence. C’est très compliqué, je peux dire ça c’est mon portrait à moi ou à vous ou je peux dire c’est l’ensemble de tous les portraits d’essence. Le problème géométrique posé a... il me semble qu’il a plusieurs aspects. Il a un aspect par lequel c’est un infini qui n’est pas infini par la multitude des parties, c’est-à-dire un infini non numérique. C’est le premier paradoxe. Euh, il y a même trois paradoxes il me semble et qui renvoient, il me semble, à trois thèmes très différents du Spinozisme. Or il les groupe dans cet exemple :
Anne Querrien : la somme, là, elle n’est pas finie Deleuze : Pas seulement AQ : comment ? Deleuze : Pas seulement AQ : mais c’est, c’est, c’est la somme (...) Deleuze : Pas seulement. AQ : Mais les distances, elles sont euh... Deleuze : Elles ne sont pas finies non plus les distances. Chaque distance est finie. AQ : Oui, d’accord (...) cet infini inégal c’est le (...) infini (... ) on peut faire l’opération de couper... : D’accord, d’accord, d’accord. Or cet infini... Cet infini a un second caractère. L’espace entre les deux cercles est limité. Bien plus, c’est cette limite qui permet de définir les conditions de cet infini. Bien plus, cet espace limité comporte lui-même une infinité de distances. Donc c’est un infini qu’on ne peut pas dire illimité. C’est un infini qui renvoie à des conditions de limites. Troisièmement c’est un infini non numérique puisqu’il n’est pas infini par la multitude ses parties. Exactement comme , pensez par exemple, là il dit quelque chose de très fort. Il tient à la géométrie contre l’algèbre, Spinoza, il ne croit pas à l’avenir de l’algèbre. Mais il croit très fort à une géométrie. Euh... si vous prenez le... si vous prenez par exemple une grandeur irrationnelle... Bah euh, c’est le même cas, c’est très analogue. C’est un cas beaucoup plus simple "une grandeur irrationnelle". Là vous avez des thèmes d’infini proprem... Qu’on appellera des infinis proprement géométriques, parce que l’infinité ne dépend pas d’un nombre. C’est pas parce qu’il y a un nombre de parties, même plus grand que tout nombre donné, que c’est de l’infini. Ce n’est pas un infini par la multitude des parties. Or tout ce que je voulais dire c’est que ces trois caractères, il me semble sont complètement cohérents, mais renvoient à trois situations différentes dans le Spinozisme AQ : (...) Deleuze : ouais, oui mais justement c’est une situation de passage AQ : (...) Deleuze : ouais AQ : (...) Deleuze : tu crois... là faut le forcer, hein, Spinoza parce que AQ : (...) Deleuze : ouais AQ : (...) Deleuze : ouais AQ : (...) Deleuze : Oui d’accord, ça d’accord. Oui, oui, oui. AQ : (...) Deleuze : Oui mais c’est...çac’est,c’est juste ça que je voulais dire endisant c’est pas une intégration globale. Ça peut être qu’une succession d’intégrations locales là qui fait euh... Bon alors écoutez, hein, écoutez. Voilà où on en est, je reprendrai ça... et puis il faut en finir. Euh ! Et pour revenir... alors... Voilà on est exactement dans la situation, bon, euh... Tout ça je suppose que vous l’ayez compris mais, voilà on se dit et ... j’ai eu beau dire tout le temps attention c’est pas de la théorie, ça reste quand même de la théorie. C’est : qu’est-ce qu’on fait alors dans la vie ? Et bah alors, on naît, bon, on naît, mais encore une fois on ne naît pas avec une science des rapports, on a aucune science des rapports. Qu’est ce que Spinoza va même nous dire à cet égard ? Il va nous dire quelque chose de très frappant, à savoir quoi ? Quand vous naissez, mais vous êtes à la merci euh... Heureusement que vous avez des parents, hein, qui vous protègent un peu. On est à la merci des rencontres. Qu’est-ce que c’est le... Il y a même un état, il y a même un état bien connu qui peut se définir comme ceci : chaque être y est à la merci des rencontres. C’est ce qu’on appelle l’état de nature. A l’état de nature vous êtes à la merci des rencontres. Alors vous pouvez toujours vivre avec l’idée... Oh, mon Dieu, est-ce que je vais rencontrer euh... quelque chose qui se... dont les rapports se composent avec les miens ou pas ? » Remarquez que, déjà, c’est l’angoisse ça. Et l’angoisse c’est : « oh la la, qu’est-ce qui va m’arriver aujourd’hui, hein ? Ça commence mal, ça commence mal ». Bon. Le risque perpétuel... Parce que, si vous prenez un corps précis, un corps précis, dans la nature immense. Un corps précis dans la nature immense tout seul, tout nu, admirez... ou plutôt non, euh... désolez vous car il y a évidement beaucoup moins de corps dont les rapports se composent avec le sien, que de corps dont les rapports ne conviennent pas avec le sien. Donc ce n’est pas... On n’est pas gagnant dans toute cette histoire de l’Ethique, on est - comment dire ? - comme diraientt d’autres auteurs "on est jeté au monde". Mais l’état de nature ça veut dire précisément être jeté au monde. A savoir, euh... être dans des rapports comme ça quoi, on se dit... on est... on vit à la merci des rencontres. Vous comprenez, je vois quelque chose je me dis c’est peut être bon à manger mais je me dis : « oh... C’est peut être de l’arsenic tout ça, quoi. ». Alors dès le moment où on n’est pas... où on n’a pas une science des rapports et de leurs combinaisons, comment on va se débrouiller ? C’est là que Spinoza pense que "l’éthique" ça veut vraiment dire quelque chose. Il va falloir... Et, et comment va se faire... On peut imaginer alors les problèmes de la vie des modes d’existence. Je veux dire, de quelle façon ? Bah, c’est évident, euh, je crois qu’il nous propose un schéma là qui est extrêmement pratique. Vous vous rappelez peut être que j’avais invoqué Rousseau précisément, si différent qu’il soit de Spinoza, où je vous disait bah oui ! Il y a un premier aspect...
finalement le problème c’est ceci : Spinoza il fait partie, précisément, contre beaucoup de penseurs de son temps, il fait partie euh... des philosophes qui ont dit le plus profondément : "vous savez, hein, vous ne naissez ni raisonnable, ni libre, ni intelligent".
L’enregistrement est coupé Etre raisonnable ça peut se comprendre si je me définis comme animal raisonnable du point de vue de la substance : c’est la définition aristotélicienne qui implique que je sois une substance. Si je suis un ensemble de rapports, c’est peut être des rapports rationnels, dire que c’est raisonnables est strictement dénué de tout sens. Donc si raisonnable, libre, etc, a un sens... ont un sens quelconque, ça ne peut être que comme le résultat d’un devenir. Déjà ça c’est très nouveau. Et bah, comment une fois dit que "être jeté au monde" c’est précisément risquer à chaque instant de rencontrer quelque chose qui me décompose. D’où je disais : il y a un premier aspect de la raison. Le premier effort de la raison, je crois, c’est très curieux chez Spinoza ... C’est une espèce d’effort extraordinairement tâtonnant. Et là vous pouvez pas dire que c’est insuffisant parce qu’il rencontre des tâtonnement concrets. C’est toute une espèce d’apprentissage pour évaluer ou avoir des signes, je dis bien des signes, organiser ou trouver des signes me disant un peu quels rapports me conviennent, quels rapports ne me conviennent pas. Il faut essayer, il faut expérimenter. Essayer... - Et mon expérience à moi je ne peux pas tellement la transmettre parce que ça convient peut être pas à l’autre, hein - A savoir, c’est comme une espèce de tâtonnement pour que chacun découvre à la fois ce qu’il aime et ce qu’il supporte. Bon, c’est peu comme ça si vous voulez qu’on vit quand on prend des médicaments. Quand on prend des médicaments, faut trouver ses doses, ses trucs, là. Faut faire des sélections, euh, et c’est pas l’ordonnance du médecin qui suffira, et elle vous servira. Mais, il y a quelque chose qui dépasse une simple science, une simple application de la science. Faut trouver votre truc. C’est comme euh... oui, faire l’apprentissage de... d’une musique, trouver à la fois ce qui vous convient, ce que vous êtes capables de faire. Tout ça... c’est ça déjà que Spinoza appellera - et ce sera, je crois, le premier aspect de la raison - une espèce de... double aspect : "sélectionner, composer". Sélectionner, sélection, composition. C’est-à-dire arriver à trouver par expérience avec quels rapports les liens se composent. Et en tirer les conséquences. C’est-à-dire : à tout prix fuir le plus que je peux. Je ne peux pas tout, je ne peux pas complètement. Mais fuir au plus euh... au maximum, la rencontre avec les rapports qui ne me conviennent pas. Et composer au maximum, me composer au maximum avec les rapports qui me conviennent. Là encore ça a l’air, c’est... c’est ça, je dirais, c’est ça la première détermination de la liberté ou de la raison. Alors le thème de Rousseau, ce qu’il appelait lui-même "le matérialisme du sage". Vous vous rappelez quand, j’espère, quand j’en avais parlé un peu dans... cette euh, idée de Rousseau très curieuse, là. Une espèce d’art de composer les situations. Cet art de composer les situations qui consiste surtout à se retirer des situations qui vous conviennent pas, à entrer dans les situations qui vous conviennent, et tout ça... C’est ça le premier effort de la raison. Mais j’insiste là-dessus, à ce niveau nous n’avons aucune connaissance préalable, on n’a aucune connaissance préexistante, on n’a pas de connaissance scientifique, ce n’est pas de la science, c’est vraiment de l’expérimentation vivante, c’est de l’apprentissage. Et je ne cesse pas de me tromper, je ne cesse pas de me flanquer dans des situations qui ne me conviennent pas, je ne cesse pas... etc, etc... Et c’est petit à petit que s’esquisse comme une espèce de début de sagesse, euh, qui revient à quoi ? Qui revient au... à ce que disait Spinoza depuis le début. Euh... Mais, que chacun sache un peu, aie une vague idée de ce dont il est capable. Une fois dit que les gens incapables, hein, ce n’est pas des gens incapables, c’est des gens qui se précipitent sur ce dont ils ne sont pas capables et puis qui laissent tomber ce dont ils sont capables. Mais qu’est-ce que peut un corps, demande Spinoza, qu’est-ce que peut un corps ? ça ne veut pas dire un corps en général, ça veut dire le tien, le mien. Euh... de quoi t’est capable ?... c’est cet espèce d’expérimentation de la capacité, quoi. Essayer d’expérimenter la capacité, et en même temps, la construire en même temps qu’on l’expérimente. C’est très, c’est très concret. Or on n’a pas de savoir préalable. Je ne sais pas... euh...bon, il y a des domaines de quoi je suis capable. Qui peut se dire ça j’en suis pas... euh... dans les deux sens, il y a les gens trop modestes qui se disent « ah ça j’en suis pas capable » au sens de « j’y arriverai pas ». Et puis il y a les gens trop surs d’eux qui se disent « Ah, ça, une chose aussi vilaine, j’en suis pas capable ». Mais ils le feraient peut être, on ne sait pas. Personne ne sait ce dont il est capable, hein. Je pense que, par exemple, les choses à la belle époque de l’existentialisme... euh, il y avait euh...comme c’était quand même très lié à...à... à la fin de la guerre, aux camps de concentration etc... il y avait un thème que Jaspers avait lancé qui était un thème il me semble très profond, euh... très profond qui disait, il définissait, il distinguait deux types de situations :
Généralement on parle toujours de la manière, là, c’est du spinozisme très compliqué, parce qu’on parle toujours de la manière dont les gens se détruisent eux même, mais je crois que finalement c’est... c’est... c’est des discours ça aussi. Il y a des gens qui se détruisent, c’est, c’est, c’est triste, c’est toujours un des spectacles très tristes, puis c’est embêtant, quoi. Euh, mais euh... c’est... Ils ont aussi une espèce de prudence, hein, la ruse des gens, c’est marrant les ruses des gens. Parce qu’il y a des gens qui se détruisent sur les points précisément où ils ont pas besoin d’eux même. Alors évidemment ils sont perdants parce que finalement... vous comprenez, je suppose ..bon : quelqu’un à la limite qui se rend impotent, il sera impotent, mais c’est quelqu’un qui n’a pas tellement envie de marcher, hein, c’est pas son truc. Moi j’attends que ... en d’autres termes : c’est pour lui un rapport très secondaire, bouger c’est un rapport très secondaire. Bon, il arrive à se mettre dans des états où il ne peut plus bouger, d’une certaine manière il a ce qu’il voulait parce qu’il a lâché sur un rapport secondaire. C’est très différent lorsque quelqu’un se détruit dans ce qu’il vit lui-même comme étant ses rapports constituants, principaux. Si ça vous intéresse pas beaucoup de courir, vous pouvez toujours beaucoup fumer, hein. Alors on vous dira « tu te détruis toi-même ». Non mais très bien, moi je me contenterai d’être sur une petite chaise, hein, euh... Au contraire ce serait mieux comme ça, j’aurais la paix, très bien. Alors je me détruis moi-même ? Non, pas tellement. Evidemment, je me détruis moi-même parce que si je peux plus du tout bouger, alors ça, je risque d’en crever, oui, hein, parce que... bon, des ennuis du monde nature que j’aurais pas prévu. Ah oui, alors là c’est embêtant, bon, mais vous voyez, même dans les...euh... expériment... euh... même dans les choses euh... Il y a destruction de soi, euh... Il y a des ruses qui impliquent tout un calcul des rapports, euh... on peut très bien se détruire sur un point qui n’est pas essentiel pour la personne même, et essayer de garder l’essentiel. Oh, c’est complexe tout ça, c’est complexe, on est sournois, vous ne savez pas à quel point vous êtes sournois, tous, tout le monde, quoi. Alors, bon voilà, c’est... J’appelle raison ou effort de la raison, conatus de la raison, effort de la raison, cette tendance à sélectionner, à prendre les rapports, à oui, cet apprentissage des rapports qui se composent ou qui se composent pas. Or, je dis bien, comme vous n’avez aucune science préalable, vous comprenez ce que veut dire Spinoza, la science, vous allez peut être y arriver à une science des rapports. Mais qu’est-ce qu’elle sera ? Une drôle de science. Elle sera pas une science théorique, la théorie en fera peut être partie, mais ce sera une science, vraiment, au sens de... une science vitale. Vous arriverez peut être à une science des rapports, mais vous l’avez absolument pas. Pour le moment, vous ne pouvez vous guider que sur des signes. Or le signe, - on l’a vu et ce sera le moment la prochaine fois de... revoir ça de plus près -, c’est un langage follement ambigu. Le langage des signes, c’est, c’est le langage de l’équivoque, de l’équivocité. Un signe a toujours plusieurs sens. Alors ce qui me dit convient sous un rapport, me convient sous un autre rapport. Ah, ça me disconvient par ceci, mais ça me convient par là. C’est le langage... et c’est là que Spinoza définira toujours le signe, en y englobant toute sortes de signes par "l’équivocité". Le signe c’est l’expression équivoque. Je me débrouille comme je peux. Et les signes c’est quoi ? C’est les signes du langage qui sont fondamentalement équivoques selon Spinoza.
Signes prophétiques, signes sociaux, signes linguistiques, c’est les trois grands types de signes.
Or, à chaque fois c’est ça le langage de l’équivocité.
Or, nous sommes forcés de partir de là, de passer par là, pour construire notre apprentissage.
C’est-à-dire quoi ? pour sélectionner nos joies, éliminer nos tristesses, c’est-à-dire avancer dans une espèce d’appréhension des rapports qui se composent.
Arriver à une connaissance approximative par signes des rapports qui me conviennent et des rapports qui ne me conviennent pas.
Donc, le premier effort de la raison, vous voyez, c’est, exactement, tout faire ce qui est en mon pouvoir pour augmenter ma puissance d’agir, c’est-à-dire pour éprouver des joies passives, pour éprouver des joies passion.
Alors la question à laquelle j’en suis c’est : « bon, très bien, à supposer que ce soit comme ça, qu’il y ai ce moment de long apprentissage, comment est-ce que je peux passer ? comment cet apprentissage peut me mener à un stade plus sur, où je suis plus sûr de moi-même c’est-à-dire où je deviens raisonnable, où je deviens libre ? Comment est-ce que ça peut se faire ça ? Bon, on le verra la prochaine fois. |
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