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19- 19/05/81 - 3

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Deleuze : cours de du 19/05/1981-3 - la Peinture Transcription : Binak Kalludra

Beaucoup d’entre vous pendant... notre récréation, beaucoup d’entre vous m’ayant dit qu’il se trouvaient très mals et très fatigués avec ce temps... je dois me résigner à écourter (exclamation de joie et applaudissements), voilà ! Alors, je voudrais juste essayer de déterminer. Voyez nous sommes à la recherche : qu’est-ce que cet événement spatial ? Ou plutôt cette détermination - je continue à tenir à cette expression "linéarité et détermination de la linéarité". Encore une fois on l’a vu pour l’espace égyptien.
-  Linéarité, c’est le plan.
-  détermination de la linéarité, c’est les trois éléments du plan, fond, forme et contour.

Je dis qu’est-ce qui se passe pour que cet espace soit en quelque sorte bouleversé ! Encore une fois, il sera si bien bouleversé cet espace, qu’on ne pourra retrouver quelque chose de l’Egypte qu’en fonction de moyens complètement - Il s’agira d’une Egypte ressuscitée. Alors qu’est-ce qui peut se passer ? Si on tient là, on abandonne Riegl ou du moins on le retrouvera, mais là on se pose une question pour nous mêmes - et comme toujours comme j’essaie de vous montrer toujours, d’une certaine manière, on n’a pas le choix - qu’est-ce qui peut se passer quand à cet espace plan ou forme et fond sont saisi sur le même plan avec les trois éléments ? Qu’est-ce que c’est l’accident ? Et l’accident, c’est l’accident. L’événement, c’est l’événement. Et qu’est-ce que c’est l’accident ou l’événement ? Je dirai la détermination spatiale de l’accident ou de l’événement, c’est exactement : vous avez votre espace égyptien. Bah voyez ! Bas-relief. Si peu que ce soit, c’est comme un tremblement de terre quoi ! Un tremblement de terre se produit. C’est à dire le plan se scinde, supposez que le plan se scinde, mais quel conséquence, ça va être dément !
-  Le plan se scinde, un avant plan se rapproche, un arrière plan s’éloigne si peu que ce soit. Disjonction des plans. Ah bon, disjonction des plans. A partir de là - à partir de là enfin tout ça c’est à corriger - il va y avoir un avant plan et il va y avoir un arrière plan. Et c’est pas grand chose si peu que ce soit. La disjonction des plans, ça va être ça qui va nous faire passer à d’autres espaces signaux.

Et en effet après tout, si je me donne disjonction des plans, est-ce qu’on peut en tirer quelque chose - alors vraiment on allant vite euh - qu’est-ce qui peut se passer ? Un espace où les plans sont disjoints et qui est organisé essentiellement en fonction de l’avant plan. Ça c’est une première possibilité ; j’essaie d’imaginer les possibilités. Ce sera ça, la signature de cet espace, c’est : Il y a distinction des plans, mais c’est l’avant plan qui est déterminant. J’emploie toujours le concept de détermination. Alors c’est beau, ça va être très beau ça ! Cet espace avant plan déterminant. Pourquoi pas alors le contraire ? Imaginons cette fois : espace à arrière plan déterminant. Oh ça, du coup on se dit, ah non ! c’est celui là qu’on préfère chaque fois qu’il y a quelque chose de nouveau, c’est ça encore qu’on préfère parce que ça doit être formidable un espace à arrière plan déterminant. Un espace à arrière plan déterminant, rendez-vous compte à la lettre : tout jaillit du fond, tout sort du fond. Quelle puissance gagnée par rapport à l’espace d’avant plan ! La forme sort du fond au sens le plus énergique du mot sortir, tandis que dans l’autre cas au contraire quand il y a prédominance de l’avant plan, c’est la forme qui s’enfonce dans le fond et c’est elle qui va déterminer son propre rapport avec le fond, tandis que là, la forme à la lettre, est issue du fond lorsque l’arrière plan devient déterminant. Ah ça doit être un bel espace ça ; avant même qu’on sache je cherche les positions logiques de mes espaces.
-  Et qu’est-ce qui peut y avoir encore quand les blancs se disjoignent ? Il peut en effet y avoir une troisième chose. Là se serait drôle, une chose alors très très tortueuse. Comme les plans se sont disjoint on ne s’occupe plus tellement des plans eux mêmes ; ni avant plan ni arrière plan. On va susciter tout ce qu’il y a entre les deux. Mais qu’est-ce qu’il y a entre les deux et qu’est-ce qui peut y avoir entre les deux qui ne soit ni dépendant de l’avant plan ni dépendant de l’arrière plan ? Je vois que ces trois positions là, logiquement il y que ces trois là.

-  Mais après tout alors essayons de mettre des noms. Qu’est-ce que c’est que l’espace artistique où l’avant plan est déterminant ? Il y a donc volume, volume puisque les plans se sont disjoint. De toute manière vous voyez c’est la mort du monde égyptien puisque les relations volumétriques se sont libérées des rapports planimétriques. Il y a volume, mais ce qui est déterminant c’est l’avant plan parce que c’est l’avant plan qui contient la forme et les rapports avec l’arrière plan sont déterminés par la forme et par ce qu’il en ait de la forme à l’avant plan. Chacun ici aura reconnu l’art grec.

Voyez une sculpture grecque, mais c’est rare j’essaierai de le montrer comme même précisément, mais j’aime bien commencer par le schéma purement abstrait pas du tout que je veuille l’appliquer, mais ce que j’aimerai c’est que ça vous dise toute suite quelque chose. Les temps forts et les temps faibles d’une sculpture grecque.
-  Les temps forts c’est quoi ; c’est les reliefs, les reliefs lumineux. Ils avaient des mots les grecs pour désigner les temps forts et les temps faibles dans une sculpture,
-  et les temps faibles c’est les creux, c’est les creux et les ombres et toute la sculpture s’étage et c’est par là que cet art est mesure, répartition variable des temps dans une même mesure telle est l’harmonie grecque. Ce sont les temps forts des reliefs dans la sculpture grecque qui vont être déterminants, c’est à dire c’est l’avant plan où s’élabore la forme et la forme dans son élaboration détermine les rapports avec l’arrière plan.
-  C’est un espace esthétique de l’avant plan où ce qui est déterminant c’est la forme. Et comme dit très bien Maldiney, qui c’est occupé admirablement de tout cela dans son livre "Regard Parole Espace" « il est faux ô combien il est faux de dire que le monde grec est le monde de la lumière ». Ce n’est pas le monde de la lumière parce que la lumière est strictement assujettie aux exigences de la forme. Oui c’est le monde de la lumière mais lumière non-libérée, une lumière assujettie à la forme, la lumière doit révéler la forme et se subordonner aux exigences de la forme. Et toute la sculpture grecque est ce maniement de la lumière, ce maniement prodigieux de la lumière au service de la forme. Ce n’est plus le monde aptique des égyptiens, c’est un monde optique, seulement c’est un monde optique où la lumière est au service de la forme, c’est à dire c’est un monde optique qui se réfère encore à la forme tactile, c’est un monde tactile - optique.

-  Et c’est ainsi que Riegl définira l’art grec comme l’art tactile - optique avec l’espace correspondant :primat de l’avant plan sur l’arrière plan. Il va y naître sans doute la plus profonde conception de l’art comme rythme ou comme harmonie. Rythme et harmonie au sens grec et non pas au sens moderne. Mais on verra tout ça. De révolution en révolution supposez alors, l’inverse si vous voyez une sculpture grecque j’espère vous etes convaincus mais ce sera vrai aussi de tout l’art grec. Lumière, lumière rien du tout, la lumière est subordonnée aux exigences du cube, et le cube c’est le climat précisément de l’avant plan. C’est la forme sur deux plans ; il y a bien une profondeur, il y a bien des ombres, il y a bien des lumières, et tout ça doit être subordonné au rythme de la forme car le rythme est forme.

-  Bien, donc c’est pas du tout le monde de la lumière, faudra attendre c’est très grave parce que, voyez ça nous forcera finalement ça nous forcera la prochaine fois à changer il me semble beaucoup aux définitions classiques du monde grec.

Un pas de plus, une révolution de plus, qu’est-ce qui peut bien se passer pour renverser le rapport grec : faire que au contraire ce soit l’arrière plan le fond qui devienne déterminant et que la forme, la figure, jaillissent du fond. Or ce sera un tout autre statut de la figure lorsque elle jaillira du fond. Il a fallut et çà vaut, écoutez, on parle toujours de la révolution Copernicienne, tout ça c’est des révolutions plus importantes, enfin aussi grande que la révolution Copernicienne. Dire l’espace égyptien fait place à un espace où c’est l’avant plan qui détermine, c’est aussi grave que dire la terre tourne autour du soleil ou bien le soleil tourne autour de la terre, c’est complètement .des renversements de la structure de l’espace et à plus forte raison je dis : nouveau renversement quand c’est le fond, tout vient du fond. Ah tout vient du fond ; ça c’est, qui c’est. Comment voulez vous qu’une forme est le même statut si elle est déterminée sur l’avant plan, quitte à réagir sur l’arrière plan, ou bien si au contraire elle est à la lettre projetée par l’arrière plan ? C’est pas du tout la même conception de la forme. Je dirai lorsque l’arrière plan devient déterminant, la figure sort de quoi ; Elle sort directement de la lumière et de l’ombre.

-  En d’autres termes, l’espace de l’arrière plan c’est un espace où la lumière et l’ombre se sont libérées de la forme. C’est la forme maintenant qui dépend de la répartition des lumières et des ombres. C’est un renversement radical de l’espace grec. Qui a fait ça ? C’est pourquoi il est si triste, parce que il me semble qu’on ne comprend plus rien de voir même des livres sur ce dont il s’agit qui commencent par rapprocher ça de l‘espace grec, c’est le contraire de l’espace grec. Donc qui il y ait des ressemblances c’est évident, il y aura des ressemblances, c’est l’espace Byzantin, et la grandeur de Byzance du point de vue de l’histoire de l’art elle est inépuisable, mais son acte fondamental c’est précisément d’avoir fait surgir la figure de l’arrière plan au lieu d’avoir déterminé la figure comme forme sur l’avant plan. Cette fois-ci en effet la lumière est déchaînée, l’ombre est déchaînée bien plus, les byzantins sont les premiers coloristes, car lorsque la lumière se libère de la forme on n’est pas loin aussi de la libération de la couleur. Et les byzantins sont les premiers alors ça, les premiers je crois dans la civilisation de l’art à manier les deux gammes de la couleur, la gamme lumineuse des valeurs et la gamme chromatique des tons.

-  Et apparaîtra déjà chez les byzantins les trois couleurs primitives : l’or, le bleu, le rouge - les trois fameuses couleurs de la mosaïque - dans des rapports complexes avec le noir et le blanc, le blanc du marbre et le noir de ce qu’on appèle le smalt, qui vont redoubler et former comme une espèce de trame à travers les rapports de couleur, et les premiers luministes tout comme les premiers coloristes, c’est à dire l’abandon de la polychromie au profit du colorisme et du luminisme, ce sera Byzance. Ca valait bien des persécutions, puisque l’empereur finira par persécuter ces artistes.

Bon, cette même histoire si vous tenez compte de l’opposition entre l’espace grec et l’espace byzantin c’est pas une histoire linéaire qui se développe comme ça. Si je cherche une autre séquence cette fois-ci dans la peinture/peinture, c’est prodigieux et eveillez dans votre mémoire une figure byzantine : forcement tout sort du fond puisque la mosaïque elle est dans une niche, c’est la vision éloignée, c’est la vision éloignée, ne serait-ce que par la position du spectateur. Vision éloignée, la mosaïque enfouie dans une niche et vous avez ces figures aux yeux dévorants. - C’est pas la forme qui cerne la figure. C’est quoi ? La forme elle suit la lumière, elle suit l’ombre et la lumière. Les yeux d’une figure byzantine ils sont partout où il y a, où ces yeux diffusent, partout où ils ces regards venus du fond diffusent. C’est l’antinomie même du monde grec. Et sans doute c’est un des espace les plus beaux, enfin il n’y a pas de supériorité, mais vraiment l’espace byzantin c’est... s’il a un rapport avec l’espace grec c’est l’inversion parfaite de l’espace grec.

-  Bon. Je cherche une séquence dans la peinture ; Il y a un type alors là à nouveau, tout comme j’indiquais Riegl , il y a un grand classique de l’histoire de la peinture qui s’appèle Wolflin. C’est traduit en français, c’est un très beau livre, il prend lui XVI-XVII siècles. Or évidemment il a lu Riegl parce que on y apprend entre autre ceci que, en passant du XVI au XVII siècle - il fait des analyses très poussées, très détaillées- en passant du XVI au XVII on le passe d’une vision encore tactile - optique. XVI siècle . Avant c’était autre chose. Avant, là je prends la courte séquence XVI - XVII. On passe d’une vision tactile - optique qui est encore celle de Dürer ou celle de Léonard. Donc elle-même comporte beaucoup de variantes, ça je ne veux pas dire que ce soit le même espace, mais d’un certain point de vue c’est bien de toute manière un espace tactile - optique.

-  Et au XVIIème se forme une espèce de révolution, clé majeure qui va être la découverte d’un espace optique pur. Découverte d’un espace pur qui va culminer par exemple avec Rembrandt mais avec bien d’autres. Or, quelle est la première, la première détermination de ces deux espaces, espace XVI espace XVII ? Primat de l’avant plan, j’ai... si vous avez en souvenir un Léonard de Vinci ou un Raphaél vous voyez immédiatement. Avec pourtant des audaces extraordinaires, par exemple chez Raphaél, l’avant plan est courbé. Fantastique courbe et une découverte fantastique qu’on ne pouvait faire que avec le primat de l’avant plan. Je crois que... moi je dirais, là je précise parce que il y a des choses que j’emprunte à Wolflin tellement elles sont bonnes, et puis il y a des choses que...bon c’est un peu par association d’idées, moi je me dis vers le XVI il y a une découverte fantastique et c’était la même, il me semble, que la découverte grecque. Qu’est-ce que c’est cette découverte ; alors c’est... je trouve pas d’autre mots mais il me plais pas le mot, je dirais c’est l’existence de "la ligne collective". Là on voit bien la différence avec la ligne égyptienne. La ligne égyptienne elle est fondamentalement individuelle, elle est en effet le contour de la forme individuelle.

-  Que le collectif puisse avoir une forme, ça c’est une idée qui est... qui ne vient pas à un égyptien. Comment dire, pour un égyptien il y a des individualités de plus en plus puissantes mais c’est toujours structuré comme individualité. Qui est une collectivité en tant que telle je crois pas que... ça commencerait avec les grecs. Or dans l’art grec vous avez quoi ? Vous avez l’invention d’une ligne qui ne coïncide plus avec tel individu, une ligne qui englobe plusieurs individus. Il y a plus la vraie ligne, elle est le contour d’un ensemble ; que la ligne devient le contour d’un ensemble, ça c’est l’invention de la ligne collective. Par exemple les apôtres, bien sur ils vont être individualisés mais c’est pas ça. Ce qui comptera c’est la ligne enveloppante qui va de l’apôtre de l’extrême gauche à l’apôtre de l’extrême droite. Je pense à un tableau très célèbre " La pèche miraculeuse " de Raphaél. Bon , à mon avis ça me parait même évident mais enfin on n’est plus en état, réfléchissez la ligne collective ne peut se faire précisément, c’est la ligne de l’avant plan. Elle est précisément, elle ne peut se dégager que par l’avant plan comme si le fait que l’avant plan devienne déterminant a permis de dépasser les limites individuelles de la forme. Si bien que ce qui aura une forme - et ça c’est dément du point de vue égyptien, et du point de vue grec ce qui va avoir une forme c’est quoi ? C’est un ensemble, ne serait-ce qu’un couple, dans la statuaire grecque. Vous savez immédiatement je suppose l’objection ; non mais il y a bien des figures solitaires, oui ! mais on va voir. Bon, peut importe. Bon je dis les couples dans la statuaire grecque : formidables ! La ligne est le contour commun des deux individualités.

-  Et la peinture du XVI qu’est-ce qu’elle va découvrir ? La ligne collective de Léonard de Vinci ou la ligne collective de Raphaél. C’est pas les mêmes. Chaque peintre se distinguera par sa ligne collective, son type de ligne collective. C’est avec la peinture du XVI siècle qu’apparaisse cette chose prodigieuse, à savoir que, l’arbre a une ligne collective qui ne dépend pas de ses feuilles et que le peintre doit restituer la ligne collective à l’avant plan. Un troupeau de moutons a une ligne collective, et les troupeaux de moutons et les groupes d’apôtres ; la peinture de groupe va envahir à la lettre l’avant scène, c’est à dire l’avant plan. Or, ça m’apparait vrai également de l’art grec et dans de toutes autres conditions, de l’art de XVI. Ensuite et c’est par là, comprenez il y a tout le temps, il y a très souvent dans les écrits de Léonard de Vinci, une chose très frappante où il dit : "il ne faut pas que la forme soit cernée par la ligne". Si on lit ça comme ça, on risque de faire un contre-sens énorme parce que la phrase elle peut vouloir dire deux choses dont l’une, Léonard ne peut pas la dire. On pourrait croire que ça veut dire la forme doit se libérer de la ligne. Il ne peut pas vouloir dire ça.  Pourquoi ? Parce que le primat de la ligne reste incontestable chez lui. Bien plus, la forme qui se libère de la ligne, c’est quoi ? C’est la forme qui passe au service de la lumière et de la couleur. Or c’est évidemment pas ça que Vinci veut dire. Les textes là et le contexte me parait évident, ce qui veut dire que la forme ne soit pas contenue par la ligne, ça veut dire la forme excède la ligne de l’individualité ;
-  la forme excède la ligne individuelle.
-  Mais la forme sera déterminée par la ligne de l’avant plan.

D’où l’importance dans ce que Raphaél arrive à faire courber l’avant plan comme dans une espèce de, comme on dit comme dans une espèce de balcon où l’avant plan lui même est courbe. C’est que ça fait partie des très grandes réussites, des réussites géniales de cette époque. Mais vous voyez, je dirai de même que l’art XVIème et art grec techniquement au niveau de leurs espaces, échangent une espèce de signal.

-  Primat de l’avant plan et découverte de ligne collective. Byzance et XVIIème siècle échangent aussi un signal ; primat de l’arrière plan, déchaînement de la lumière et même déjà de la couleur. Mais déchaînement de la lumière, tout vient du fond. Et la peinture du XVII ça va être ça. Et c’est tellement évident, par exemple, prenez - je pense à quelque chose de tout simple - traitement XVIème siècle - ça c’est bien connu, tout le monde le remarque - traitement XVIème siècle : Adam et Eve. C’est un exemple de Wolflin d’ailleurs. Adam et Eve, les deux sont vraiment l’un à coté de l’autre. Ca peut être trés compliqué puisque cet avant plan c’est l’avant plan. Ca peut être un espace courbe, ça peut être une courbure de l’avant plan.
-  La fameuse position XVIIème c’est quoi ? En diagonale. Tout ce passe comme si, si vous voulez, il n’y a plus tellement d’avant plan. Bien sûr il y en a un encore, mais c’est pas ça ce qui compte. C’est que tout se passe comme si l’avant plan était troué, il est troué en effet par une profondeur qui fait que ce qui est à gauche est entraîné par, est entraîné vers le fond ou sort du fond, ce qui est à droite sort du fond.  
-  Il n’y a plus un avant plan, il y a une différentiation à partir du fond. On le voit très bien par exemple dans un admirable tableau de Rubens qui présente la rencontre de deux personnes. Au XVI siècle ils se rencontrent à l’avant plan et c’est l’avant plan le lieu de leur rencontre. Chez Rubens plus du tout. Entre les deux qui se rencontrent, s’est creusé une véritable ruelle faite par les autres personnages des autres plans. Si bien que chacun des deux personnages qui se rencontrent à l’avant plan, chacun des deux, est issu du fond par différentiation, avec la ruelle accentuée qui les sépare. Ils se rencontrent à l’avant plan mais en tant que chacun est issu du fond.
-  Ce n’est plus l’avant plan qui est déterminant. Tout est issu du fond. C’est l’arrière plan qui est déterminant.

Bon, et enfin voilà donc deux nouveaux espaces, l’espace grec ou espace du XVI siècle, l’espace byzantin ou l’espace du XVII et puis je disais il y en a encore un autre, supposez qu’on ne s’intéresse plus au plan : ni arrière plan ni avant plan, qu’est-ce qui a entre les deux ? Et bah il faut qu’on s’intéresse entre les deux. Qui peut être assez barbare pour renoncer au plan et s’intéresser à l’entre deux ? Et qu’est-ce que c’est l’entre deux plans ? Comment est-ce qu’on pourra nommer cette chose là qui n’est ni fond ni forme, qu’est-ce que ce sera ? Donnons un mot commode comme ça, l’art barbare. Peut-être que se sera l’art barbare. Il faut que ce soit l’art barbare, il faudrait, ça serait bien, enfin on ne sait pas. Et vous comprenez, qu’est-ce qui s’est passé, et alors nos trois positions ;
-  primat de l’avant plan,
-  primat de l’arrière plan,
-  l’entre-deux ? Les barbares arrivent, ils arrivent toujours par l’entre-deux.

Qu’est-ce qui s’est passé ? Je disais il s’est passé que de toute manière ce dont les égyptiens avait assuré l’unité s’est décalé. L’avant plan et l’arrière plan s’est décalé. Qu’est-ce que c’est ça ?

-  Je disais que ça c’est un accident ou ça c’est un événement. Un accident, un événement. C’est ça la formule de l’accident ou de l’événement. Car lorsque les plans sont décalés, lorsque s’est produit la disjonction des plans, qu’est-ce que vous voulez que fasse la forme ? La forme elle peut faire qu’une chose, tomber. Elle tombe entre les deux plans. Ou bien à la rigueur si elle est animée par une énergie miraculeuse elle montera. On entre vraiment dans cette histoire de l’art occidental qui est tout entier fait de montée et de chute. La figure ne cesse de choir et de monter. Qu’est-ce que c’est ça ? Un déséquilibre est toujours sur le point de naître. En d’autres termes, l’accident ou l’événement, l’accident la chute de la figure, l’événement la montée, l’ascension de la figure ne cessera d’animer. Je dirais la chute et l’ascension, c’est les deux mouvements verticaux dans la verticale qui correspondent à l’écartement des plans. Elles tombent et elles remontent comme ça, vous savez, et qu’est-ce que c’est ça ? C’est le sens esthétique par exemple, c’est le sens esthétique du christianisme. Cette montée, cette chute qui affecte la figure. Déposition de la croix et ascension. Et je dis là à ce niveau, ce n’est plus du tout des catégories religieuses, c’est des catégories esthétiques. La suite, la série innombrable de ces dépositions de croix où de ces ascensions chrétiennes. Et ça n’arrêtera pas. La figure est cernée. Elle n’est plus déterminée alors comme "essence", la figure devient fondamentalement affectée d’accidents ou d’événements. Le peintre de l"’essence", c’était l’égyptien. Voilà que l’accident et l’événement tiennent vraiment et reçoivent leur statut artistique. Toujours un petit truc en déséquilibre.

Dans "L’œil écoute" texte très beau de Claudel sur notamment la peinture hollandaise, Claudel analyse longuement ce qu’il appelle : "cet espèce de déséquilibre des corps". "Il n’y aura pas de rideau qui ne sera peint sans que le rideau est l’air de... il vient juste de retomber". Ou bien chez Rembrandt, ces citrons pelés dont Poinspyre ? ou bien ces verts qui sont à la limite du déséquilibre et à cet égard si fort que Cézanne invente, c’est pas sur ce point qu’il inventera, lorsque lui aussi cherchera fondamentalement le point de déséquilibre de la forme. Ca ne pouvait pas être autrement. Et dans des pages très, très belles, Claudel demande : "qu’est-ce qu’une composition" ? Composition c’est quoi ? la peinture devient composition ! Sous quelle forme ; sous la forme célèbre par exemple de la nature morte. Et dit-il - il a une belle phrase là qui explique tout - il dit :"la composition c’est une organisation en train de se défaire". Il ne le dit pas ainsi, il le dit presque. C’est une organisation en train de se défaire. C’est à dire c’est une organisation saisie au point du déséquilibre. Et le même Claudel parlera de désintégration par la lumière. La désintégration par la lumière il en fera le motif de tout son commentaire de " La ronde de nuit" de Rembrandt. On verra ça. Alors je dis juste là ce qu’on a fixé, c’est uniquement ça qui est... dès que vous avez dit disjonction des deux plans, vous avez toutes sortes d’aventures. Je dis pas du tout que dès lors tout se confond, mais toutes ces aventures peuvent se grouper sous la forme, la descente ou la montée des accidents. Ces accidents pouvant être de toutes sortes de choses. La ligne, ça peut être la ligne collective d’un groupe provisoire. Le troupeau de moutons, les feuilles d’arbres agitées par le vent etc. Ca peut être la lumière qui ne coïncide plus avec la forme de l’objet, ça peut être l’éclatement de la couleur, c’est à dire la peinture a trouvé son essence dans ce qui était accident par rapport au plan égyptien.

Voilà, vous comprenez ? Bon, alors ce qu’il faut... ce qu’il nous reste à voir c’est tout ça, vous voyez ce qui nous reste à faire. On a encore deux séances, c’est toute cette histoire et puis la couleur. Toute cette histoire des espaces si j’ai le temps et puis la couleur. Bon, voilà.

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