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18 - 12/05/81 - 3

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5.8 Mo MP3
 

12/05/81 - 3 transcription : Jean-Arneau Filtness,

Et pourtant, et en effet, si la forme et le fond sont sur le même plan, il n’y a pas d’empiètement des figures. Les figures empiètent dans la mesure où les plans sont distingués. L’empiètement des figures implique déjà un art qui serait capable de distinguer les plans. Est-ce que c’est parce que les Egyptiens savent pas faire empiéter les figures ? savent pas ? Est-ce que c’est un manque de savoir-faire ? Pas du tout. Au point que parfois, parfois, il est vrai en de rares exemples, les figures empiètent. Dans quels cas, les figures empiètent dans un bas-relief égyptien ? C’est très curieux, entre autre, dans les scènes de combat... dans les scènes de combat et particulièrement pour la file des prisonniers. Comme si l’empiètement des figures nous renvoyait à un monde de la variation et du devenir qui ne vaut finalement que pour ceux qui ont perdu leur essence. Donc ils savent le faire à la rigueur mais c’est contraire à leur volonté d’art. Le bas-relief implique négation de l’ombre, négation du modelé, négation de l’empiètement, négation de la profondeur. La forme et le fond sont saisis sur le même plan.

-  Et ces négations ne sont pas des absences de savoir-faire, ce sont des positivités du vouloir-faire. Qu’est-ce qu’il prouverait ? Riegl est toujours très brillant, il est toujours très très brillant, Riegel. Mais, il analyse par exemple le pli, l’évolution du pli, le pli du vêtement. Et il dit : « Regardez les plis dans les bas-reliefs égyptiens... » Ah oui, j’ai oublié la suite. Voyez le bas-relief, en effet vous voyez... Le haut relief, c’est lorsque le relief se distingue beaucoup plus, il y a là distinction d’un avant plan et du fond. Si bien que vous pouvez déjà esquisser un mouvement presque tournant. Et enfin, et enfin, il y a une nouvelle conquête, mais est-ce une nouvelle conquête ou un changement de vouloir artistique ? Le tour d’une statue. Bon. Les Egyptiens se reconnaissent dans le bas-relief. Vous allez me dire, il y a pourtant des statues égyptiennes dont on peut faire le tour. Oui, oui, oui, il y a ça. Mais on va voir, on ne peut pas dire tout à la fois. On va voir dans quelles conditions. Tout comme il y a des figures qui empiètent, oui, mais est-ce intéressant que ce soit avant tout les fils de prisonniers ? Quand les figures empiètent comme si justement elles étaient renvoyées au monde du phénomène. Bon. Je dis le pli.

Il suffit de comparer le pli égyptien et le pli grec. Et Riegl a de très belles pages là-dessus. Il dit : « Vous voyez le pli, il tombe vraiment comme, il est complètement figé. » Mais figé, ce n’est pas une critique. Le pli égyptien, le pli du vêtement égyptien, il est complètement figé et sa loi, c’est de ne pas faire épaisseur. Bien plus Riegl donne les reproductions et analyse les doublures, c’est-à-dire le bout d’une robe qui retrousse, qui fait double épaisseur. Comment tout ça est fondamentalement aplati sur le même plan. Le pli tombe figé.`Mais, il n’y a pas cannelure assez profonde pour qu’il y ait ombre. Vous voyez, c’est un pli aplati, comme un pli sur lequel serait passé un coup de fer.

-  Et Riegl devient lyrique en disant : « En effet, comparez avec le pli grec. » Ah, le pli grec. C’est bien autre chose le pli grec. La danseuse s’élance et le pli s’organise comment ? Ah, quelle nouvelle harmonie du pli ! Quelle nouvelle harmonie, voilà qu’au niveau de la poitrine, le pli fait comme ceci, s’incurve suivant une espèce de quoi ? de loi de proportion. On dirait quoi ? Disons tout de suite, suivant un module. Un module qui subsume des rapports internes, variables. Au niveau de la poitrine, c’est ce mouvement et au niveau des jambes. Voyez, la souplesse du pli grec. Oh, ça ça veut dire que les Grecs savaient faire ce que les Egyptiens ne savaient pas faire : aucun sens. Ça ne veut pas dire que cela soit faux, c’est que ça n’a aucun sens. Qu’est-ce qu’on peut dire simplement, ils interprètent sûrement pas le vêtement de la même manière. Qu’est-ce qu’on pourrait dire ? Du vêtement ? là je sors de Riegl mais c’est complètement son idée... j’en sors pas en fait. Qu’est-ce qu’on pourrait dire du vêtement, des deux types de vêtements opposés. On dirait par exemple ceci, c’est quoi, le vêtement grec : ce vêtement dont un bord est rabattu sur l’autre, là ce pli aplati, ce pli comme passé au fer. Il faudrait dire : « c’est un vêtement cristallin ».

-  Le vêtement sur corps grec est comme un cristal. C’est un vêtement cristallin. Qu’est ce qu’il faudrait dire du pli ou du vêtement grec ? C’est un vêtement organique. On a changé de légalité. Le pli égyptien obéit à une légalité cristalline. Le pli grec obéit à une légalité organique. Bon mais après, après il y aura bien d’autres plis. Je veux dire si l’on faisait l’histoire du pli alors, on peut faire ça non, on peut faire n’importe quoi, dans les plis, vous verrez par exemple, mais il faudrait aller assez loin, il faudrait d’abord passer par tout le Moyen Age là, le pli dans la peinture chrétienne, il a un grand rôle, mais enfin allons, il y a un certain moment quand, oui, il faudrait dire que le vêtement change encore de nature, n’est plus organique. Par exemple au XVIIème siècle, on reverra ça, je ne vais pas le développer maintenant mais on pourrait dire si ça nous disait quelque chose, on cherche juste des choses qui vont résonner plus tard, le vêtement cesse d’être un vêtement organique pour devenir une espèce de vêtement optique.

-  Le pli devient une réalité purement optique. C’est comme le pli au hasard dans la peinture du XVIIème siècle, c’est comme le pli-trait qui n’est plus du tout un pli-ligne. Chez les Grecs, c’est encore une ligne harmonique. Bon, mais ça fait rien, il y aurait toute une histoire et toute sortes de qualifications du vêtement dans la peinture, ou du pli, mais qu’est ce que ça veut dire ça : est-ce par hasard que Riegl lui, il nous dit précisément : toute la légalité égyptienne, c’est la légalité cristalline géométrique. Et en effet l’importance du contour : c’est le contour qui isole, quel est le rôle du contour ?

Alors au point ou on en est, puisqu’en vertu de notre second caractère, voyez notre second... notre premier caractère, c’était l’essence individuelle clôturée... notre second caractère c’est dès lors, forme et fond sont nécessairement sur le même plan. La forme est à appréhendée sur le même plan que le fond.

-  Dès lors, le contour, c’est quoi ? Très intéressant ça. Le contour, dans la mesure ou forme et fond sont saisis sur le même plan, le contour est comme indépendant de la forme. Le contour est autonome. C’est le contour géométrique, il est indépendant de la forme organique. C’est le contour géométrique. En d’autres termes, il vaut pour lui-même, pourquoi ? Parce qu’il est la limite commune de la forme et du fond sur le même plan. Il est la limite commune de la forme et du fond sur le même plan, donc il est autonome, il ne dépend pas directement de la forme, il ne dépend pas du fond. Il sépare et rapporte les deux indissolublement. Il réunit la forme et le fond et il sépare la forme et le fond. Il réunit en séparant, il sépare en réunissant. Où réunit-il et où sépare t’il  ? Sur un seul et même plan. Autonomie du contour. Le contour est alors cristallin géométrique.

-  Si bien que le bas relief ou la peinture égyptienne aura trois éléments distincts : le fond, le fond calme puisque vide expulsé de toute sa matière phénoménale, la forme individuelle, essence stable éternelle, et le contour géométrique qui aussi bien sépare l’une et l’autre ou réunit l’une ou l’autre sur le même plan. C’est le monde cristallin géométrique.

-  En quoi sommes-nous tous des Egyptiens ? Nous sommes tous des Egyptiens parce que d’une certaine manière les Egyptiens ont fixé les trois éléments de la peinture. Ils ont fixé trois éléments fondamentaux de la peinture que l’on peut appeler : le fond, la figure et le contour. Mais vous me direz : « c’est enfantin tout cela ! » ; mais pas tellement, pas tellement, pas tellement. Qu’est ce qui va nous permettre de retrouver l’Egypte au travers nos tableaux ? Bien des choses, peut-être. Peut-être cet effort qui est pas moins grand que l’effort inverse. L’effort inverse, on ne sait même pas d’où il vient. Je cherche à noter ce qui est égyptien. Cet effort qui travaille toute la peinture qui est de réduire au minimum la différence des plans. On date de... une date assez récente l’utilisation en peinture ou l’invention en peinture de quelque chose de ravissant qu’on appelle la profondeur maigre. La profondeur maigre ou...

[brusque interruption de l’enregistrement, intervention inaudible de deux étudiants, Gilles Deleuze poursuit :]

(Spinoza ? Voilà oui, on fait une espèce de géographie...) Alors vous comprenez, oui, je dis dans un tableau moderne, je reviens à un exemple parce qu’il me paraît particulièrement frappant là, d’un peintre dont j’avais déjà parlé l’avant-dernière fois : Francis Bacon. Qu’est ce qui est très frappant, immédiatement dans ces tableaux, lui. C’est pas de l’art égyptien d’accord mais en quoi on peut dire, ben oui, Bacon, c’est un égyptien, il n’est pas seulement ça. C’est un Egyptien. Prenez un tableau, il y a une espèce de..., la plupart vraiment, la grande majorité des tableaux de Bacon, vous regardez, vous voyez alors trois éléments distincts, beaucoup plus distinct à mon avis que chez tout autre peintre actuel. Mais quand vous essayez de nommer ces éléments, vous dites, ah ben oui, chez Bacon, c’est pas difficile, pour reconnaître un Bacon, vous voyez tout de suite, ou la tendance Bacon, c’est un peinture où tout le fond est faite d’aplats. Ce sont des aplats. Il y a, tout de suite dans un tableau de Bacon, vous voyez les aplats. Et des sections d’aplats, là, l’aplat est plus ou moins varié, parfois c’est un aplat complètement uniforme qui fait figure de fond [brusque interruption de l’enregistrement] un aplat monochrome. Et puis, vous avez une figure. Une figure. Et cette figure, ma foi, elle est toujours très athlétique, contorsionnée. Évidemment, elle n’est pas égyptienne, mais elle est aussi nette qu’une essence égyptienne.

-  Et puis, vous avez un troisième élément. Voilà, je prends un exemple, c’est celui de la couverture de ce livre, vous voyez ici, vous avez donc la région des aplats, là par exemple l’aplat violet, l’aplat gris et tout ça, jaune, je ne sais pas quoi, et puis vous avez le troisième élément qui est ce rond très bizarre, très beau rond, là sur la porte. Généralement, Bacon est beaucoup plus classique, à savoir le rond, il le fait autour des pieds de la figure. Tiens, ça devrait nous dire quelque chose, toujours dans cette histoire là, la longue continuation d’éléments égyptiens. S’il y a quelque chose qui a eu quand même beaucoup d’importance, même du point de vue du régime de la couleur, ce n’était pas par piété après tout, que les artistes chrétiens, que les peintres chrétiens ont tant travaillé l’auréole. L’auréole, c’est quoi ça ? Il y a une auréole picturale qui est différente de l’auréole religieuse, même si c’est la même. Pourquoi ils aiment tellement, on voit qu’ils ont un grand plaisir à faire leurs auréoles.

-  Les byzantins, ils ont à faire avec l’auréole, c’est quelque chose une auréole. Mais ça peut-être tout ce que vous voulez l’auréole. Ca peut-être un éclatement de couleur fantastique, ça peut être un foyer de lumière fantastique, là, l’auréole, ça a à faire avec la modulation. Bon, mais avant tout, c’est quoi ? Une auréole, c’est un certain état d’une chose qui commence avec l’Egypte, à savoir : le contour indépendant de la forme. C’est le reste d’un contour indépendant de la forme qui vient s’y loger. La forme de la tête se loge dans le contour auréole. L’auréole distingue la forme et le fond mais peut-être sur le même plan, ou bien parfois, il y a différence de plans, à ce moment-là, c’est que ça a changé mais l’élément du contour indépendant qui rapporte la forme au fond et le fond à la forme continuera à travers l’auréole et là, Bacon, tout se passe comme si dans nos périodes d’athéisme, voilà que l’auréole venait ceindre le pied. Ce qui une moquerie insupportable à toute âme pieuse, une auréole autour des pieds au lieu qu’elle soit autour de la tête mais qui continue le même principe du contour indépendant. Or, chez Bacon, en quoi c’est moderne ? C’est assez moderne car toute la peinture moderne est passée par là, en quel sens ? que si vous regardez tout ça, cette figure, et bien, vous voyez que là typiquement ce serait un cas peut-être, on verra ça plus tard, de ce qu’on appelle une profondeur maigre, une profondeur maigre obtenue par tout autre chose que la perspective. Mais là, peu importe, ce qui compte, c’est quoi ? C’est réellement la séparation des trois éléments.

-  Je crois, à ma connaissance, il n’y a pas de peintre actuel, qui maintienne aussi loin que Bacon la séparation des trois éléments picturaux : la figure, le contour, le fond. Par sa transformation de tout fond en aplat, son isolement de la figure et le contour comme rapportant l’aplat à la figure et la figure à l’aplat, sur un plan supposé identique ou presque identique. Bon, si c’est de la peinture moderne, c’est quoi ? C’est parce qu’on voit très bien que ce qui l’intéresse finalement, ce sera à travers ces trois éléments, les régimes de la couleur. Je dirai que ce qui compte là-dedans c’est une espèce, un certain type de modulation de la couleur. A savoir, qu’il va y avoir une modulation au niveau de l’aplat, une modulation très différente au niveau de la figure, et enfin le rôle de l’auréole, le rôle du contour qui va permettre une espèce d’échange entre les couleurs.

-  Or, pour les Egyptiens, il ne s’agissait évidemment pas de ça. Mais si vous voulez, on pourrait dire qu’un peintre comme Bacon réactualise les trois éléments du bas-relief, si bien que là-dessus, ça on se le dit en voyant un tableau de Bacon, là-dessus quand on lit les entretiens de Bacon, on tombe sur un passage assez curieux où Bacon dit, c’est curieux, : « J’aimerai de la sculpture, tiens j’aimerai faire de la sculpture. » Bon, on se dit c’est intéressant ça. Mais il dit : « Chaque fois que j’ai voulu faire de la sculpture, à peine je commençais, je m’apercevais que les idées que j’avais en sculpture, c’était précisément ce que j’avais réussi en peinture si bien que j’arrêtais de faire de la sculpture et de vouloir en faire. » C’est curieux. Il nous dit textuellement j’ai envie de faire de la sculpture mais la sculpture telle que je la conçois, c’est en fait ma peinture qu’il a déjà réalisée si bien que je ne peux pas en faire. C’est quoi ?

-  Revenons aux Egyptiens. Un bas-relief, c’est vraiment la transition peinture/sculpture. Le bas-relief coloré, c’est de la sculpture ? c’est de la peinture ? C’est pas de la peinture sur toile, d’accord mais c’est de la peinture murale. C’est vraiment la frange de la sculpture/peinture. Et en effet il y a des problèmes communs à la peinture et à la sculpture. Or, cette communauté est assurée précisément par le bas-relief ou une, une forme de communauté de la peinture/sculpture est assurée par le bas-relief. Or quand Bacon continue, il dit : « Voilà la sculpture dont je rêve. » Il dit : « Il y aurait trois éléments. » Là, je ne triche pas avec le texte, il dit ça textuellement. « Il y aurait trois éléments » et ces trois éléments , il les appelle « armature », « premier élément ce serait ‘armature’ » il dit, « et puis il y aurait la figure » il dit. Alors il dit bien plus : « Je pourrais faire bouger la figure sur l’armature. » Ah, c’est intéressant, il ferait coulisser la figure sur l’armature. Il ferait coulisser ça très bien... Vous voyez, mais cela implique précisément la continuation, c’est vraiment sur le même plan, ça coulisserait. Ce serait quoi ? Ce qu’il est en train de décrire comme son vœu en sculpture, en fait, c’est tout est de toute évidence un bas-relief mobile où les figures seraient coulissables sur le mur. Et il dit : « Et voilà, et mes figures auraient l’air de sortir d’une flaque.

-  Et il y a en effet un tableau de Bacon qui réalise ça, ces trois éléments, c’est formidable : c’est un trottoir qui forme aplat, une espèce de chien, une espèce de bouledogue infecte, très trapu là, qui sort d’une flaque, flaque d’eau ou de pipi, je ne sais pas ce que c’est, peu importe, mais vraiment la figure sort de la flaque sur l’aplat du trottoir. Bon, c’est les trois éléments : la figure, le fond/aplat et le contour : la flaque. Le contour devenu indépendant et la figure sort de la flaque sur le même plan que l’aplat, et la flaque rapporte la figure à l’aplat, l’aplat à la figure. Alors, il est pas Egyptien en quoi ? C’est très intéressant qu’il nous dise : « Mais, je ne peux pas le faire en sculpture parce que c’est ça que j’ai réussi en peinture. Non , la sculpture ne m’apporterai rien de plus. » Et pourtant, c’est en sculpture qu’il a envie de le faire, mais c’est en peinture qu’il le réussit. Ca veut dire : il ne peut plus être Egyptien, ah parce que personne ne peut plus être Egyptien. Alors, il faut bien faire avec ce qu’on a. Le bas-relief, on aurait beau faire... bien sûr, il y a des peintres qui sont revenus aux bas-reliefs, tout ça. (Est-ce que ça répond alors) [quelqu’un tousse] la volonté d’art actuelle, je ne sais pas moi. Mais, on voit bien ce qu’il veut dire.

-  En quel sens Bacon est Egyptien ? parce que, à mon avis, c’est vraiment le peintre moderne qui maintient le plus l’indépendance et comment le dire, l’équi-planéité sur le même plan des éléments picturaux d’Egypte : le fond/aplat, la figure, la figure/essence et le contour indépendant. Dès lors, voyez pourquoi, alors je reviens à Riegl, voyez pourquoi dans le monde égyptien authentique, ça se réalise pleinement sur le bas-relief : le bas-relief qui, en effet, réduit les ombres, les modelés, la profondeur, quoi encore ? je sais plus quoi... l’empiètement des figures, vraiment au minimum ou même l’annule complètement, les figures séparées les unes des autres, etc... et tout ça rapporté dans des conditions telles que la forme et le fond sont bien sur le même plan. C’est cela qu’on appellera la légalité cristalline géométrique. Bon, vous me suivez, hein ? Alors, j’ajoute juste. Bon, ça ça vaut pour le bas-relief. Vous m’accordez que ça vaut pour le bas-relief.

-  Là-dessus : objection mais il y a des statues autour desquelles on tourne alors c’est quoi ça ? Statue et puis bien plus, il y a quoi ? ça veut dire quoi ? Tout sur le même plan. Leur maison, leur maison, quoi, c’était, alors à la limite, ils veulent conjurer le volume. Et bien oui. Ils n’ont pas cessé de conjurer le volume parce que le volume, c’est dans l’espace, la matrice du devenir , la matrice du changeant. C’est l’ombre, c’est le relief, c’est le haut-relief, c’est le modelé, etc, etc. C’est le contraire du monde vivant. Pas facile de mettre le monde en lui-même( ?) c’est la réussite égyptienne. Ils ont réussi ça. Mais enfin donc comment échapper au volume dans, hors du bas-relief. La réponse de Riegl, elle est très belle, elle est très... Il dit : « Bien, ça a toujours été ça la pyramide, la pyramide, c’est ça. » Et là, les pages de Riegl sont très belles. La pyramide, c’est une espèce de forme géniale, géniale pour exorciser quoi ? Le cube [26 :22 coupure son]

-  Tout ce qui est dedans, tout ce qui appartient au cube, à savoir, l’ombre, et peut-être aussi bien la lumière, le modelé, le dedans, etc, tout le contraire d’un monde plan, à savoir : le cube, c’est comme la première expression des rapports spatiaux, des rapports dans l’espace. Or, il faut conjurer les rapports dans l’espace pour les traduire sur un seul et même plan, c’est l’opération de la pyramide qui conjure le cube. Et en effet qu’est-ce que c’est, en quoi que la pyramide elle conjure le cube ? Bien pensez à ceci, c’est que les pyramides comme monuments religieux, elles abritent quoi ? Elles abritent la petite chambre funéraire, la petite chambre funéraire du Pharaon. Mais quand vous êtes devant une pyramide, que finalement toute cette armature fantastique soit faite pour un cube, non seulement, vous ne le savez pas mais vous ne pouvez pas le savoir, et bien plus, ça n’a pas de sens de dire ça. La pyramide, c’est l’opération par laquelle le cube funéraire, c’est-à-dire le cube de la mort est caché, soustrait. Il est remplacé, il est corrigé, là le concept rieglien de correction vaut pleinement, il est corrigé par la pyramide. Et en effet qu’est-ce que c’est que la pyramide : au lieu d’un cube, elle vous présente la face unitaire de trois triangles isocèles, la face unitaire de trois triangles isocèles bien déterminée. Alors, bien sûr, avec ce mouvement, cette espèce de pente qui va simplement être l’hommage du plan à l’espace, il faut bien... mais qui va être une manière de transcrire les rapports spatiaux en rapports planimétriques. Et toute la pyramide va avoir ce sens : traduire les rapports volumineux en rapport de surface. C’est beau hein ? Belle, c’est une belle idée si bien que votre petite (28 :48 musique ?) au contraire vous, vous pouvez déjà prolonger.

-  Qu’est ce que va être l’architecture grecque par rapport à ça ? L’architecture grecque, ça va être l’explosion, la libération du cube. Alors ça ouvre déjà, sentez, ça nous ouvre plein de choses, je voudrais que, comme vous l’avez très bien fait jusqu’à maintenant, ça se prolonge en vous. Je prends une phrase célèbre de Cézanne : « Traiter la nature par la sphère, traiter la nature par la sphère, le cylindre... » Et quoi, qu’est ce qu’il dit ? Zut, j’ai oublié le troisième... Et le cône ! C’est ça. « Traiter la nature par le cône, le cylindre et la sphère. Le tout mis en perspective. » dit-il. Beaucoup de commentateurs ont remarqué cette chose mystérieuse, c’est que justement dans l’énumération, Cézanne excluait le cube. C’est très intéressant ça, pourquoi il exclut le cube. Parce qu’à la suite de l’art grecque, la réponse est très facile à donner. Parce qu’à la suite de l’art grecque, le cube a été la forme fondamentale des rapports dans l’espace. Pensez, par exemple, même à quelqu’un comme Michel-Ange. Le cube, ce sont les coordonnées spatiale de la figure. Et ça, c’est vrai à partir des grecs. Le caractère, le temple grec est fondamentalement cubique. Bon, alors, si Cézanne vient plus tard, exclut le cube, c’est bien parce que son affaire, elle est encore ailleurs. Ni celle des Egyptiens, ni celle des Grecs, ni celle de la Renaissance, etc. Bon, donc il faut attacher de l’importance à tout ça. Mais la maison égyptienne, qu’est-ce qu’elle est ? C’est pas des pyramides leur maison, non mais c’est quoi ? C’est des (troncs) de pyramides, c’est à dire c’est une maison faite de trapèzes inclinés. Et l’élément décoratif, c’est quoi ? C’est la fameuse palmette concave. La palmette concave, c’est vraiment le minimum de pente, ça correspond exactement à la pente, à la pente admise. Le plan serait un plan incliné, en effet. Le plan pyramidal était un plan incliné et qui appelle ou qui a comme corrélat décoratif la palmette ou la demi-palme.

-  Et à nouveau Riegl, dans des pages qui sont très admirables, lorsqu’il essaiera de montrer comment la palmette subit une série de transformation avec le monde grec pour donner quoi ? Pour donner tout autre chose, qui est la feuille d’acanthe, la fameuse feuille d’acanthe du temple grec. Alors que là d’un point de vue reproduction de la nature, comprenez que c’est très important, c’est quoi l’acanthe ? C’est une mauvaise herbe. Comment est-ce qu’on va foutre dans les temples de la mauvaise herbe ? S’il s’agissait de reproduire quelque chose évidemment les Grecs n’auraient pas choisi la, une mauvaise herbe pour faire hommage aux dieux. Mais ce que Riegl montre à merveille, c’est que, indépendamment de tous soucis de figuration, la feuille d’acanthe est comme une projection dans l’espace tridimensionnelle de la palmette. Ca c’est très très beau, ça c’est dans Problèmes de style où il montre ça. Bon, peu importe. Je remarque juste là, je conclus ce point sur.... Vous voyez, l’importance de... ce n’est pas seulement par le bas-relief, c’est également par la pyramide, et même par la maison égyptienne que se poursuit cet effort qui définit la volonté d’art égyptien selon Riegl : à savoir que la forme et le fond se donnent et se laissent appréhender sur un même seul et même plan. Voilà que, l’espace qui fait signe aux Egyptiens, c’est cet espace où la forme et le plan sont sur le même plan. Voilà, d’où dernier point, dernier point, qu’est-ce que ? Et bien, comment, comment est-ce qu’il apparaît cet espace/signe ? Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’il sollicite en nous ? Qu’est-ce qui lui correspond en nous à cet espace/signe ? Nous le verrons la prochaine fois. Voilà.

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