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24 - 20/05/1986 - 3 (3) Sur Foucault Le pouvoir année universitaire 1985 1986 16 Cours du 20 mai 1986 Gilles Deleuze aut participant RequestDigitalE 001 46 :43

C’est ce qu’on appellera la zone stratique ou l’être-savoir. Au-dessus des strates, qu’est-ce qu’il y a ? Au-dessus des strates. Si les strates sont à terre, il y a l’aérien ou l’océanique. Et c’est peut- être là l’élément non-stratifié. Qu’est-ce qui me dit qu’il y a quelque chose au-dessus des strates ? C’est presque la nécessité d’une raison, raison à quoi ? Entre les deux morceaux de strates, les visibilités et les énoncés, il y a disjonction. Et pourtant il y a entrecroisement. Il n’y a pas conformité et pourtant l’un répond à l’autre. Il y a une correspondance sans conformité, c’est-à-dire que des visibilités répondent à l’appel des mots bien que je ne voie jamais ce dont je parle. Et des mots répondent à la suggestion des visibilités bien que je ne parle jamais ce que je vois. Vous vous rappelez, ça a fait l’objet de notre étude tout un trimestre : comment est-ce qu’il se fait qu’il y ait une correspondance sans conformité puisque ce sont deux formes disjonctives ? Et pourtant il y a correspondance.

Et la réponse de Foucault c’était : il faut trouver la raison de la correspondance dans une autre dimension. Cette autre dimension, je l’appellerai cette fois-ci zone d’ombre, par commodité, comme ça, par goût de faire littérature, zone océanique ou zone atmosphérique ou zone de Bichat. Je ne précise même plus pourquoi je l’appelle zone de Bichat, c’est la zone des [ ?] partiel[le]s, enfin je le précise, ça va être quoi ? C’est, on le sait, c’est le domaine de l’être-pouvoir, c’est-à-dire des rapports de forces comme rapports entre singularités. Rapports de forces comme rapports entre singularités. Alors, faisons-le [ ?] [il écrit au tableau]. Il faut imaginer ça très agité, ça très lourd... [il dessine au tableau] [ ?]. La terre des énoncés et puis là, ces petits machins, c’est de la terre dont se dégagent des formes, formes du visible, forme de l’énonçable. Là il n’y a plus de forme. Qu’est-ce que c’est ces petits machins ? Ben, ça, c’est des points. il n’y a plus de forme, mais, là, dans ma zone océanique, c’est l’être-pouvoir, c’est le déploiement de la puissance. La puissance se déploie sous quelle forme ? Non... c’est... [ ?] elle se déploie comme rapports de forces entre points singuliers. Si bien que si les petites boules, là, représentent des points singuliers [ ?] des points singuliers en mouvement perpétuel, eux ils n’arrêtent pas, ils bougent, hein, ils bougent tout le temps.

Vous voyez : je situe des rapports de forces. Les rapports de forces c’est ce que je peux définir entre deux points en rapport à tel moment par rapport à un champ social, c’est-à-dire par rapport à un état de strate... par rapport à un état de strate. Mais c’est déjà le dehors des strates. Il n’y a rien en dehors des strates, mais il y a un dehors des strates et, le dehors des strates, c’est les forces et leurs rapports. [ ?] (il dessine au tableau)... ça se totalise pas, il n’y a pas de raison que ça se totalise. Je dirai, donc, ça, c’est le domaine des rapports de forces ou de pouvoir. Il n’y a plus ni forme ni personne, nous nous tenions - je cite, hélas, par cœur, hein, c’est à peu près ça, mais lisez en même temps sur le schéma, sur le dessin qui est très explicatif - nous nous tenions non plus comme des personnes... Nous nous tenions au-dessus... Nous tenions au-dessus, non plus comme des personnes, deux phalènes ou deux plumes... Les petites boules, c’est des plumes, hein... Comme deux phalènes ou deux plumes, aveugles et sourds l’un à l’autre... aveugles et sourds l’un à l’autre, c’est-à-dire invisibles et muets, au-delà des visibilités comme des énoncés... Cachés par la poussière que nous nous jetions l’un à l’autre en hurlant « salaud ! Tue, tue ! »

Ce texte très beau, encore plus beau que j’enchaîne comme ça, après Melville, c’est une très belle page de Faulkner dans un roman intitulé L’invaincu et qui raconte la manière dont, en jouant, il s’agit d’un jeu entre un petit blanc et un petit noir qui se battent. « Nous nous tenions au-dessus non plus comme des personnes, mais comme deux phalènes ou deux plumes... aveugles et sourds l’un à l’autre... cachés par la poussière que nous nous lancions l’un à l’autre en hurlant “salaud ! Tue, tue !” » C’est la description des rapports de forces. C’est là qu’à chaque fois on émet un coup de dés. C’est la belle zone, oui, c’est la zone de l’ouragan. Pourquoi ? Mais...plusieurs questions... Pour que mon dessin soit exact, pourquoi j’ai laissé des points hors des rapports de forces ? C’est que, vous vous rappelez, un rapport de forces définit un point affecté et un point affectant. Une singularité affectée, définie par l’affect qu’elle subit, une singularité définie par l’affect qu’elle exerce.

Mais on a vu qu’il y a des singularités d’un autre type, des singularités qui ne sont pas prises dans les rapports de forces et qui seront les singularités de résistance. [ ?] Laisser la place de singularités libres [ ?] dans les rapports de forces, encore, et qui entreront dans les rapports de forces pour être non plus des singularités d’être affecté, ou des singularités d’affecter, mais des singularités de résister. Non plus des points d’être affecté, ou des points d’affecter, mais des points de résister. C’est la première remarque à faire sur cette zone qui est perpétuellement... Pourquoi est-ce qu’elle est océanique, perpétuellement brassée ? C’est que, à chaque état atmosphérique correspond un ensemble de rapports de forces c’est-à-dire un diagramme. Et les diagrammes subissent des mutations [ ?] et je dirais que chaque diagramme est le rapport de forces qui correspond à une strate, celle-ci, celle-là...

Et pourquoi ? Eh bien parce que les dessins, c’est toujours comme ça, dans la tête de celui qui les fait ça illumine tout, dans la tête de celui qui regarde, qui pensait avoir compris abstraitement, [ ?]... euh... [ ?]. [ ?] remarquer une chose, c’est qu’il n’y a pas de fissure | ?] et, ça, on s’y attend, si vous avez compris depuis le début, il n’y a pas de fissure au niveau de l’être-pouvoir. Les points informels, c’est la zone informelle, il n’y a pas de forme. La fissure est entre les deux formes du savoir, el voir et le parler. Mais dans les rapports de forces qui n’unissent que des points, points qui ne sont pas encore déterminés comme visibilités ou énoncés, il n’y a aucune béance, aucune fissure. D’où, j’ai prolongé et pourtant, on l’a vu, c’est un ensemble de rapports de forces, c’est-à-dire un état atmosphérique, un état océanique, un état d’être-pouvoir ou, si vous préférez, un diagramme, qui s’actualise, qui s’incarne [il dessine au tableau] dans une formation stratifiée, dans une strate.

C’est bien les rapports de pouvoir qui s’actualisent et s’incarnent dans les formations stratifiées, pourquoi y a-t-il disjonction entre les formations stratifiées ? C’est-à-dire pourquoi n’y a-t-il pas conformité ? Il n’y a pas conformité parce que, on l’a vu, les rapports de forces ne peuvent s’incarner, s’actualiser qu’en se différenciant, qu’en se différenciant dans deux directions, non pas pour leur compte, mais une direction qui donnera le visible sur [ ?] strate et une autre direction qui donnera l’énonçable. C’est parce que s’actualiser, c’est différencier, c’est se différencier, que il y aura..., que la strate qui ne pourra actualiser les rapports de pouvoir qu’un prix d’une béance, d’une fissure [ ?] (il dessine au tableau) les deux lignes de différenciation.

Dès lors tout s’explique ! Enfin tout s’explique... Je peux même dire, alors, [ ?] ce serait encore plus joli (il dessine au tableau) que la béance, la fissure, interstrate, entre les deux aspects, les deux moitiés de strate, la fissure fait comme un appel d’air sur la zone océanographique. Mais, là, j’aurai comme un bouillonnement de singularités et de singularités libres. Ce serait bien. Voilà. Ça, c’est le domaine de l’être-pouvoir. Et puis il y a autre chose encore. Puis il y a autre chose encore. Les forces, les singularités d’où viennent-elles ? On nous dit : voilà, elles viennent du dehors, elles viennent du lointain, bon. Plus profond que tout monde extérieur. Pourquoi ? Parce que des mondes relativement extérieurs et des mondes relativement intérieurs, c’est les mondes stratifiés. Mais, bien au-delà des mondes intérieurs ou extérieurs, il y a le Dehors, il y a la ligne du dehors. Et, sans doute, c’est la ligne du dehors qui émet les singularités qui entrent en rapport, qui entrent dans des rapports variables suivant telle ou telle zone, mais, la ligne du dehors, elle est elle-même, à son tour, au-delà de la zone océanographique. Pour le moment, je vais la représenter comme ça... [il dessine au tableau]. Pourquoi est-ce que...

Voilà, la ligne du dehors. La voilà ; pourquoi je l’appelle la ligne du dehors ? Parce qu’elle marque la limite avec la mort. C’est comme si les singularités... Elle est tortueuse... Elle est tortueuse. C’est comme si les singularités tombaient de cette ligne du dehors. Quand elles tombent de la ligne du dehors, alors, oui, elles entrent en rapport et ces rapport constituent des rapports de forces c’est-à-dire des états de pouvoir. Et la ligne du dehors, elle, elle est uniquement porteuse de singularités. Et sans doute chaque singularité est définie par une courbure, quelque chose de cette ligne du dehors... Bon et il faut la concevoir à la fois... sentez : elle est terrible puisqu’elle est la limite avec la mort. Et, en même temps, elle ne se confond pas avec les rapports de forces...

Question : ?

Deleuze : Ecoute, tout ce que tu veux, hein. Pour le moment, moi je suis dans une telle difficulté que, si tu veux bien, hein, tu me laisses... euh... essayer de m’en tirer et toutes les remarques que tu veux, c’est... après. En principe t’as raison, mais je peux pas m’arrêter à ce que tu dis... c’est déjà bien assez difficile... Je dis : elle est terrible et pourtant ! Et pourtant elle fait pas partie de l’être-pouvoir. Et qu’est-ce que c’est son caractère terrible ? C’est sans doute sa... je dirais : sa vitesse ! C’est sa vitesse. Tellement rapide ! Tellement rapide qu’elle peut nous emporter ! Le pouvoir, lui, nous investit, mais la ligne du dehors, elle risque de nous emporter et de nous emporter à des vitesses non- contrôlables. Et pour poursuivre cette espèce d’appel, tellement ça me paraît vital tout ça, cet appel aux grands auteurs de littérature pour relayer tout ça, pour le rendre plus respirable, je dirais qu’à ma connaissance, il y a deux grands auteurs qui ont su parler de cette ligne du dehors et nous en donner une idée. Et c’est encore une fois Melville et c’est Henri Michaux.

Et Melville, [ ?] pour nous faire comprendre la ligne du dehors, mais c’est pas une abstraction simplement, chacun de nous a sa ligne du dehors. Melville dit quelle est la sienne ou quelle est celle de ceux qui suivent sur le bateau le capitaine Achab dans Moby Dick, cette fois. Et tout un chapitre, le chapitre 60 s’intitule « la ligne ou la ligne à baleine » et, la ligne à baleine, elle est terrible, pourquoi ? La vitesse de son déroulement qui peut emporter un bras, une jambe, un marin tout entier. Comme le moindre nœud ou le moindre entortillement dans le rouleau lorsque la ligne file pourrait infailliblement enlever le bras, la jambe ou le corps entier de quelqu’un, elle est disposée dans la paille avec le plus grand soin. Certains harponneurs passent presque une matinée entière à cette besogne ». Vous voyez : les harponneurs, ils sont là [il dessine au tableau]. Quelles précautions... quelle besogne ils ont à faire pour pas être emportés par la ligne du dehors ! Ils passent presque une matinée entière à cette besogne de façon à éviter [ ?] se développe... Euh... Deuxièmement, tout le chapitre est prodigieux, il donne toutes sortes de raisons, il décrit, il dit : cet arrangement est indispensable pour la sureté commune car si le bout de la ligne - il faut que le bout de ligne soit libre, ce que montre bien mon dessin, c’est libre là... vous pouvez le prolonger en effet, on peut le prolonger d’un canot à un autre canot... - « cet arrangement est indispensable pour la sureté commune car si le bout de la ligne était de quelque façon fixé au canot, la baleine tirerait la ligne jusqu’au bout en une seule fulgurante minute ».

La vitesse... La vitesse qui est encore pire que le pouvoir. Pire que le pouvoir. Il n’y a qu’une chose pire que le pouvoir et plus atroce : c’est la vitesse. Qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi ? « ...en une seule fulgurante minute comme elle le fait parfois et ne s’en tenant pas là entraînerait infailliblement le canot condamné à sa suite dans les profondeurs de la mer ; en ce cas, nul appariteur public ne servirait de rien pour le retrouver ». Ainsi la ligne à baleine enveloppe - je vous demande de retenir ça, puisque ça devance ce qu’on a à faire - la ligne à baleine enveloppe l’embarcation toute entière dans ses méandres compliqués tournant et serpentant autour, dans presque toutes les directions. Tous les rameurs sont prisonniers de ces contorsions périlleuses de sorte qu’ils apparaissent à l’œil craintif du terrien comme des jongleurs indiens qui s’amusent à faire des festons autour de leurs membres avec les plus dangereux reptiles. « plus dangereux reptiles » c’est les segments de [ ?] de la ligne du dehors. Bon, c’est un chapitre sublime. Mais à quoi bon en dire... Et ça se termine par : « Mais à quoi bon en dire davantage ? Tous les hommes vivent entourés de lignes à baleine. Tous naissent avec des cordes autour du cou. Ce n’est que lorsqu’ils sont devant une mort subite et rapide que les mortels aperçoivent les périls silencieux subtils et toujours présents de la vie. » Voilà. Foucault demandait comment franchir la ligne c’est-à-dire comment ne pas rester du côté du pouvoir ? Bon. Admettons c’est ça, mais sous quelle forme ?

Chacun a sa ligne à baleine. Alors on ajoute : c’est bon, chacun trouve la sienne ou les siennes. En tout cas, [ ?] et nous la reconnaitront à quoi ? Nous la reconnaitront à la vitesse infinie de ses sinuosités changeantes. C’est à ça que nous la reconnaissons, à sa vitesse. Alors, Melville, d’accord, c’était la corde à baleine, c’était la ligne à baleine. Enfin il savait bien que la ligne à baleine c’était aussi [ ?]. Inutile de vous dire que Moby Dick, la baleine blanche, elle se confond strictement avec la ligne à baleine, puisque le mouvement de Moby Dick c’est la vitesse infinie de la ligne à baleine. C’est la vitesse infinie qu’elle communique et le capitaine Achab c’est l’homme des rapports de forces, mais qui profite de son rapport de forces avec son équipage pour entraîner tout jusqu’à la confrontation de la ligne du dehors, c’est-à-dire de la ligne à baleine. Le second d’Achab dit : Achab tu n’avais pas le droit de choisir la baleine blanche, il fallait en rester au rapport de fréquence, toute baleine est bonne à prendre ! Il fallait en rester aux rapports de pouvoir, aux rapports de forces, d’après leur fréquence. [ ?] pas le droit de choisir celle-là. [ ?] pas le droit de faire un choix ! La loi... la loi au sens politique, la loi du pêcheur de baleines, c’est : tu ne choisiras pas ta baleine. Achab a déjà [ ?] un étrange et monstrueux rapport privé avec Moby Dick, l’abominable baleine. Et c’est en fonction de cela qu’il se sert de ces rapports de pouvoirs pour dépasser les rapports de pouvoir et entraîner ses hommes sur la ligne du dehors où ils vont être tous, sauf un, emportés à une allure folle. Bien.

Michaux. Quand il parle de ses expériences de mescaline dans deux livres, deux livres très beaux : Misérable miracle et Les grandes épreuves de l’esprit. Misérable miracle, page 127 et suivantes : il dit, voilà, le problème de la drogue... vous voyez, ce serait la ligne à baleine, bon... lui c’est la ligne à drogue. Bien. La mescaline. La mescaline, Moby Dick... il y a tant de figures au monde... Ici seulement une ligne... Il explique : il n’y a plus de formes... Destituer toute forme, c’est le pouvoir de la drogue. Qu’est-ce qui se passe ? « Ici seulement une ligne, une ligne qui se brise en mille aberrations » C’est ce que j’ai essayé de représenter, vous voyez, ce sont les aberrations de la ligne du dehors. « Une ligne qui se brise en mille aberrations »... Et vient la formule splendide signée Michaux : « la lanière du fouet d’un charretier en fureur ». Ça répond terme à terme au texte de Melville, on croirait que les marins, là, ont les bras entourés de serpents qui se convulsent. La lanière du fouet du charretier en fureur eut été pour moi du repos à côté de cette ligne. Pas d’apitoiement non plus ; « L’accéléré linéaire que j’étais devenu... » J’étais devenu un accéléré linéaire, c’est la ligne du dehors. La ligne du dehors c’est un accéléré linéaire. L’accéléré linéaire c’est en effet la vitesse... Pardon de rire bêtement, c’est une merveille, vous êtes en avance sur mon dessin ! (rires). Devenir un accéléré linéaire. « L’accéléré linéaire que j’étais devenu ne reculait pas, faisait front à chaque déchiquetage, allait presque se reformer quand la force sur lui plus rapide qu’un bolide.... Etc. c’était atroce parce que je [ ?] ; toutes les pages suivantes m’amènent à nous dire quoi ? Que le problème de cette ligne, alors, là, vraiment, peu m’importe que ce soit une ligne de drogue... Il faudrait faire une étude comparée peut-être des lignes. Ce qu’il y a de commun, c’est que nous sommes au-delà de toute forme, nous sommes dans l’élément de l’informel. Quel que soit le caractère de cette ligne, elle est définie par sa vitesse.

Vitesse et quoi ? Pas seulement, mais vitesse pas uniforme, c’est-à-dire vitesse et sinuosité. La lanière du fouet du charretier en fureur ou bien le serpent de Melville. Les serpents de Melville ; Vitesse moléculaire, dit Michaux. Et, à ce moment-là, éclate que ce qui intéresse Michaux, tout comme ce qui intéresse Melville, c’est pas tellement les baleines, c’est pas tellement les drogues. La mescaline... Comme il dit la mescaline n’a jamais rien inventé, elle révèle. Euh... C’est comme la baleine... la baleine aussi. Ça veut dire quoi, ça ? Ça veut dire que, ce dont il s’agit, c’est de la pensée. Vous me direz : c’est facile... Ben non, c’est pas facile. Que Moby Dick soit l’impensable, c’est-à-dire euh... que Moby Dick soit dans un rapport fondamental avec la pensée, que la mescaline de Michaux soit dans un rapport fondamental avec la pensée... en fait euh... baleine ou mescaline il ne s’agissait que de la pensée. Si bien qu’il valait mieux vous passer de baleine - de toute façon il y en a plus beaucoup - il vaut mieux vous passer de mescaline, à savoir : qu’est-ce que c’est la ligne, la ligne de haute vitesse. La ligne de haute vitesse qui agit en vous comme le fouet d’un charretier en fureur, c’est la ligne de pensée, c’est la ligne de pensée. Ce qui opère à des vitesses vertigineuses auxquelles vous ne pouvez pas tenir.

Pensez à l’état d’un cerveau. Les vitesses c’est quoi ? Les vitesses moléculaires, les vitesses intra-moléculaires... Encore une fois on finit... maintenant on tient quelque chose, ‘est bien. [ ?] Vous me direz : c’est bizarre, ça, cette histoire... « que signifie penser ? » qui vient remplacer « qu’est-ce que Moby Dick ? ou la baleine ? » ou bien « à quoi sert la drogue, ». Ça va de soi au point où on en est. Si Moby Dick ne vaut que comme la vitesse moléculaire par excellence, si la mescaline ne vaut que par les vitesses moléculaires qu’elle nous communique, c’est évident que la question qui n’a pas cessé, c’est : qu’est-ce que la vitesse de la pensée ? Par quelles vitesses moléculaires sommes-nous traversés chaque fois que nous pensons ? Car, ce qui constitue la pensée, c’est pas ce que nous pensons. Je regarde quelqu’un et je pense tout d’un coup à autre chose ; ce sont pas ces maigres et pauvres pensées qui comptent beaucoup. C’est la vitesse à laquelle une association s’est faite. Et la pensée c’est la vitesse à laquelle une association s’est faite. Qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que c’est que cette vitesse qui m’a traversé tout d’un coup ?

La pensée c’est pas quelque chose me rappelle autre chose... Dieu que c’est misérable que quelque chose me rappelle toujours autre chose ! La pensée c’est que... et c’est strictement la toute vitesse à laquelle quelque chose me rappelle autre chose. Comment puis-je vivre à de telles vitesses, c’est-à-dire en étant traversé par des vitesses moléculaires ? Comment puis-je vivre au rythme de mon cerveau ? C’est ça que signifie penser... Vous fermez la porte, bientôt on va se reposer, hein, pour toujours... C’est ça... C’est ça... Qu’est-ce que... Que signifie penser, ça veut pas dire : il faut penser ceci ou cela, qu’est-ce que c’est la philosophie ? Bon, c’est affronter la vitesse de la pensée. C’est rien d’autre. C’est affronter la vitesse de la pensée et, à la lettre, s’en tirer comme on peut. Euh... Alors vous me direz : il y a d’autres vitesses qu’on peut affronter... Oui on peut affronter la vitesse de la baleine etc. Mais je crois que, chaque fois qu’on affronte la vitesse, ce qu’on affronte est quelque chose qui vaut comme la pensée, même si c’est une voiture à la con ou si c’est... Il y a quelque chose. Qu’est-ce c’est que cette vitesse moléculaire ? C’est la question de Michaux. Et comment y survivre ? Bon.

Et là, moi je pense à quelque chose qui me frappe énormément. C’est un des plus grands philosophes parmi les plus grands philosophes, c’est Spinoza. La chose qui me frappe dans L’Ethique, je dis ça pour ceux qui ont lu L’Ethique, c’est que L’Ethique comporte cinq livres. Et 4 se font suivant un cours assez... serein et majestueux. Absolument... C’est de la géographie. La géographie de L’Ethique elle est très curieuse... une espèce de... [ ?] Et je dirais : bien sûr c’est déjà de la pensée ! Et puis le livre V change de ton. Et, alors que, avant, il ne laissait rien dans l’ombre, il démontrait tout suivant une méthode géométrique, le livre V va être quelque chose d’extraordinaire parce que, à la lettre, jamais on n’a pensé à une telle vitesse. Et c’est des raccourcis fulgurants. C’est des ellipses. Un mathématicien m’avait expliqué une fois ce que c’était - et c’était passionnant ce qu’il disait, ça m’avait beaucoup frappé - ce que c’était que une démonstration euh... vraiment créatrice faite par un mathématicien. Evidemment c’est pas comme dans un livre de mathématique. C’est une série de fulgurations avec des blancs, des écarts etc. au besoin des écarts qu’on retrouvera pas. Un jeune mathématicien génie qui s’appelait Galois avait, comme ça, des espèces de démonstrations avec des ellipses, des écarts, des précipitations, des fulgurations comme si [ ?] il trouvait pas la peine de s’expliquer là-dessus pourtant. Pan ! Pan ! Une vitesse moléculaire. Bien.

Si c’est ça la ligne du dehors, si c’est la vitesse moléculaire qui, par là, d’une certaine manière, se présente comme la ligne de pensée, quel est le problème ? Michaux nous le dit. Melville nous le disait. Qu’est-ce qu’ils nous disaient, Melville et Michaux ? Michaux nous dit : comment faire par rapport à cette vitesse excessive qui me traverse ? Comment constituer, dit-il dans une formule à nouveau admirable... Comment constituer un être lent ? Comment constituer l’être lent que je dois être ? A partir... il s’agit pas de les éviter, ces vitesses, mais : Comment constituer l’être lent que je dois être à partir de ces vitesses moléculaires ? Je dois être un être lent. Mais je dois être un être lent en tant que constitué par des lignes à vitesse moléculaire, à grande vitesse moléculaire. Comment constituer cet être lent ? Et Melville nous disait, à la fin du chapitre sur la corde, là, sur la ligne : comment le harponneur doit-il organiser la ligne qui entoure le bateau et qui passe par tous les points du bateau, de telle manière qu’elle ne risque pas d’emporter ou qu’elle risque au minimum d’emporter un marin. Il faut dire que c’est le même problème. Bien.

Alors peut-être vous comprenez que mon dessin [ ?]. Ou du moins qu’il était imparfait. La ligne du dehors, c’est quoi ? Constituer... C’est la ligne à vitesse moléculaire. Constituer l’être lent aujourd’hui. Constituer l’être lent que je dois être en fonction de la ligne à vitesse moléculaire, de la ligne à grande vitesse... C’est... [ ?] (il dessine au tableau). [ ?] La ligne du dehors [ ?] elle doit constituer, la ligne du dehors, un dedans du dehors. 1) les strates, 2) la zone océanique des rapports de pouvoir, 3) la ligne du dehors, 4) le pli de la ligne du dehors. Le pli de la ligne du dehors, c’est ce qu’on appellera « zone de subjectivation » (il continue à écrire au tableau), constitution de l’être-de lent ou [ ?] la ligne à grande vitesse [ ?] zone de subjectivation où [ ?] le soi. Le pli du dehors. Le pli de la ligne du dehors, c’est ça qui va définir la subjectivation, c’est-à-dire l’intérieur de l’extérieur. Le soi n’a jamais été le soi d’un moi. Il est l’intérieur de l’extérieur, c’est-à-dire l’embarcation elle-même. La nef des fous, disait Foucault, à l’intérieur de l’extérieur, le passager par excellence. Le passager par excellence, c’est celui qui est sur la ligne du dehors, mais qui se constitue comme l’être-lent traversé par les vitesses moléculaires.... se constitue comme l’être-lent en fonction de cette zone de subjectivation, de pli (il dessine au tableau). [ ?] Il nous en reste des choses [ ?] Mais vous voyez : je dirais, alors... l’élément non- stratifié, on avait commencé à le trouver au niveau de la zone océanographique, mais on le trouve également, si je reprends le texte de Melville sur la chambre centrale... La chambre centrale c’est le pli, la ligne du dehors c’est l’intérieur de l’extérieur, c’est le dedans du dehors. L’habitation de l’être-lent. Et, là, il y a plus à craindre que la chambre soit vide, que le pharaon y soit pas, puisque dans le pli, ce que nous mettons, il n’y a jamais de sujet à découvrir, il y a une subjectivation à opérer et la subjectivation c’est la subjectivation de la ligne elle-même. C’est exactement ce que je vous disais : le soi c’est pas le soi d’un moi, c’est pas le vôtre. Et, à cet égard, s’il fallait faire une comparaison, mais ça nous entraînera... peut-être la prochaine fois, s’il fallait faire une comparaison, un étrange texte de Merleau-Ponty dit bien cela... Deux textes de Merleau-Ponty qui semblent dire cela et qui fait le rapport avec... entre Foucault, Merleau- Ponty et Heidegger. Car si j’en reste à ces textes, c’est... là il y a une ressemblance évidente. « On sent peut-être mieux maintenant tout ce que porte ce petit mot « voir » la vision n’est pas un certain mode de la pensée ou présence à soi »

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
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