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24 - 20/05/1986 - 2 (2) Sur Foucault Le pouvoir année universitaire 1985 1986 16 Cours du 20 mai 1986 Gilles Deleuze aut participant RequestDigitalE

Je pense qu’une telle remarque est sans aucun intérêt. Euh... pourquoi ? Parce qu’il ne réintroduit pas le sujet, mais il nous propose une certaine conception de ce qu’il appelle un mode ou un processus de subjectivation. Constater que c’est une réintroduction du sujet, je dis, m’apparaît sans aucun intérêt, si on ne fait pas cette tâche minimum accompagner Foucault dans son parcours, c’est-à-dire : pourquoi ? Quel besoin en a-t-il ? Alors on peut, peut-être répondre que c’est parce qu’il avait posé le problème du pouvoir de telle façon qu’il se trouve devant cette nécessité. On peut regretter qu’il ait posé le problème du pouvoir de cette façon, je sais pas, tout est possible, mais, si on l’a suivi jusqu’au moment où il pose le problème du pouvoir de cette façon, je dis que l’on se heurte à la question très intense qu’il finit par se poser à lui-même : comment franchir la ligne ? Vais-je rester du côté du pouvoir ? Et, si l’on participe à cette question, donc si on l’a accompagné assez longtemps, en pensée, on voit bien que la réponse en découle. S’il est possible de franchir la ligne, c’est-à-dire de passer de l’autre côté du pouvoir, ce sera sous forme et en suivant un nouvel axe ou en dégageant une nouvelle fonction. Ces fonctions, nous avons vu en quoi elles consistaient selon lui... plier le dehors, le pli du dehors ou, si vous préférez, plus concrètement, la manière dont la force - la force vient toujours du dehors - la manière dont la force se plie sur soi. C’est ça qu’il appelle l’intérieur de l’extérieur, vous vous rappelez, l’embarcation, la nef des fous qui est à l’intérieur de l’extérieur.

C’est une certaine manière de dire... c’est comme si on nous disait : ah, mais il restaure l’intériorité. C’est pas ça qui est intéressant. Quand le mot « intérieur » apparaît, il apparaît pas en doublet avec l’extérieur, il n’apparaît pas dans un rapport d’opposition avec l’extérieur. A l’opposition intérieur- extérieur se substitue l’idée qu’il y a un intérieur de l’extérieur et qu’il n’y a pas d’autre intérieur. Ça peut paraître encore obscur. Il n’y a pas du tout un intérieur en opposition avec l’extérieur. Il n’y a pas restauration d’une intériorité, il y a découverte d’un mouvement de l’extérieur, à savoir le mouvement par lequel l’extérieur constitue un intérieur qui est l’intérieur de l’extérieur. Et on a vu comment, en d’autres termes, on a vu en quoi consistait ce mouvement de la subjectivation, c’est une fonction dérivée, cela dérive du rapport de forces. Ce qui dérive du rapport de forces, c’est le ploiement de la force sur soi. Alors, cette dimension de la subjectivation, on l’a vu, elle va être reprise par le pouvoir, récupérée par le pouvoir, mais de nouveaux modes de subjectivation vont se creuser, se constituer. Si bien que nous nous trouvons bien devant les 3 axes et c’est eux qu’aujourd’hui, dans cette séance, que je voudrais essayer de remettre en place.

C’est comme... à la fin, dans un de ses derniers entretiens, Foucault dit : c’est comme trois ontologies. L’ontologie du savoir, l’ontologie du pouvoir et l’ontologie du soi. Il n’emploiera pas le mot sujet, hein. Le produit de la subjectivation c’est le soi. Il n’emploiera pas le mot sujet pour mieux indiquer que l’intérieur n’est jamais que l’intérieur de l’extérieur. Ontologie du savoir, ontologie du pouvoir, ontologie du soi. En d’autres termes, il y aurait un être-savoir, un être- pouvoir et un être-soi.

Je pense à du latin, à une expression que je vous avais déjà citée, qui me paraît très belle, elle appartient à Nicolas de Cues, auteur de la Renaissance. Nicolas de Cues avait inventé un mot, en latin : pouvoir se dit posse, P, O, deux S, E. Et le verbe être à la troisième personne, il est, se dit est, E, S T. et voilà que Nicolas de Cues inventait l’expression le possest, P, O, deux S, E, S, T. Le possest, pour désigner l’être-puissance, l’être-pouvoir. Alors ce qu’il entendait par puissance, par pouvoir, ça ne nous intéresse pas ici, parce que c’est très différent de Foucault, mais je retiens cette formule pare ce qu’elle va peut-être nous servir, le possest. Et on pourrait dire que, chez Foucault, il y a 3 ontologies, 3 êtres. Alors on ferait la même chose : l’être-savoir, en latin, ce serait quoi ? Savoir ça se dit scire, SCIRE. On dirait : il y a un sciest, SCIEST, il y a un être-savoir, le sciest. Et puis il y a un être-pouvoir, le possest. Et puis il y a un être soi, le se, puisque soi se dit se en latin, le se-est. Ces formules barbares, est-ce qu’elles ajoutent quelque chose ou bien est-ce que c’est pour le plaisir ? Pourquoi, en tout cas ? Elle insiste sur le caractère ontologique des 3 axes et, en même temps, ce sont des ontologies historiques.

Pourquoi ? Parce que chez Foucault tout est toujours mis en variation. Tout est toujours mis en variation. En ce sens, tout est historique. Et pourtant il nous dit, de tout son travail, ce n’est pas du travail d’historien pourquoi ? Ce n’est pas du travail d’historien parce que je crois que la seule chose qui intéresse Foucault - et que, par-là, il est d’une certaine tradition kantienne - c’est l’étude des conditions. Ce qui l’intéresse, ce ne sont pas les comportements qui se manifestent, il ne fait pas une histoire des comportements. Il ne fait pas plus une histoire des idées, il l’a dit mille fois. Beaucoup de livres se réclamant un peu de lui font de l’histoire du comportement ou de l’histoire d’idées, lui n’a jamais voulu en faire. Il prétend faire une histoire des conditions sous lesquelles des comportements apparaissent et des énoncés dans lesquels les idées sont prises, en d’autres termes, une histoire des conditions du savoir.

De même il ne fait pas une histoire des institutions, il découvre dans les rapports, dans ce qu’il appelle rapports de forces ou microphysique, les conditions de toute institution, puisque les institutions ne feront qu’actualiser de tels rapports de forces. Et de même il ne fait pas une histoire de la vie privée, ce qui est possible, ce qui est fait, continue à être fait. Il fait une histoire de la subjectivation comme condition de toute vie privée. Seulement voilà, chez lui, en quoi est-ce que c’est quand même de l’historique, bien que ce ne soit pas du travail d’historien ? C’est que, chez Foucault, les conditions ne sont jamais les conditions de l’expérience possible, comme chez Kant, en d’autres termes elles ne sont pas plus générales que le conditionné. Elles ne sont pas plus générales que le conditionné. Le langage, par exemple, et la lumière comme conditions du savoir ont chaque fois une existence singulière et limitée. Les rapports de pouvoir sont chaque fois inséparables de tel diagramme et pas de tel autre. La subjectivation est inséparable de telle manière de plier, la détermination des points par lesquels les plis passent.

En d’autres termes les conditions sont singulières et non pas universelles à la manière kantienne. Donc c’est autre chose que de l’histoire, parce que c’est de l’étude des conditions, et pourtant c’est de l’ontologie historique parce que les conditions ne sont jamais générales ou universelles, ou, pour employer un mot philosophique, elles ne sont pas apodictiques, elles sont, il faudrait dire, problématiques ; problématiques en ce sens qu’elles varient à chaque époque et dans chaque fraction sociale. Et je vous disais : aux 3 axes ontologiques, correspondent 3 questions fondamentales : à l’axe du savoir correspond la question « que puis-je voir ? Et que puis-je dire aujourd’hui ? » C’est ça le problème, c’est ça ce qu’il appelle la problématisation ; aujourd’hui ou à une autre époque. À l’époque où je suis, que puis-je dire ? Que puis-je savoir ? Quel est mon pouvoir et quelle est ma résistance au pouvoir - second problème. Troisième problème : quel est le mode de ma subjectivation ? De quels plis est-ce que je m’entoure ? En d’autres termes les 3 axes sont inséparables de ce que Foucault appelle une problématisation. Ce qui signifie quoi, finalement ? C’est que, je crois bien que une seule chose a intéressé Foucault d’un bout à l’autre de son œuvre.

Qu’est-ce que ça veut dire penser ? Qu’est-ce que ça veut dire penser ? Et si l’on pose la question ainsi, je crois que, tout comme il y a 3 axes, il y a dans l’ensemble de l’œuvre de Foucault trois déterminations de ce que signifie penser. Je dirais, en premier lieu, que penser c’est voir et c’est parler. Il faut maintenir « penser c’est voir et c’est parler » à condition d’ajouter : seulement, voilà, comme il y a une disjonction, comme parler ne s’enchaîne pas avec voir, comme il y a une disjonction du voir et du parler, il faut dire que penser se fait toujours entre les deux. Penser c’est l’entre-deux du voir et du parler. Il y a une fissure entre voir et parler, donc penser c’est voir et c’est parler, en tant que penser s’effectue entre le voir et le parler, dans la fissure entre voir et parler, dans la disjonction voir-parler, dans la disjonction voir - parler. Et ça on l’a vu. J’essaie de redire, puisque, là, je regroupe au niveau de « que signifie penser ? ». On l’a vu, le voir n’atteint à la visibilité que comme à sa limite, comme à sa propre limite. Ce qui ne peut être que vu. Parler n’atteint à l’énonçabilité qu’en touchant à sa propre limite. Or il faut bien que la limite respective, que la limite propre à chacun des deux, le voir et le parler, soit comme en même temps la limite commune qui les sépare et qui les rapporte l’un à l’autre en les séparant. Ce qui signifie une chose très simple, là encore, c’est que, oui, c’est dans l’entre-voir-et-parler que la pensée voit et parle et que s’opère penser. Et puis, au niveau de l’être-pouvoir, que signifie penser l’être-pouvoir ? On a vu cette fois-ci qu’il ne s’agissait plus des deux grandes formes, le visible et l’énonçable. Il s’agit de rapports ponctuels, il s’agit de rapports de forces qui vont d’un point à un autre. Ces points sont de véritables singularités, ce sont des points singuliers. Que signifie penser ? Je crois que, là, en son sens le plus général, penser émettre des singularités.

C’est que, vous comprenez, rapports de forces ... rapports de forces dans la mesure où les rapports de forces c’est bien des rapports entre points singuliers, c’est pas seulement entre les hommes et c’est pas seulement au niveau du pouvoir politique. L’être-pouvoir, ou bien le possest, il concerne également la nature, il concerne également les choses. Il concerne aussi bien les choses naturelles que les choses artificielles. De quelle manière ? Ben je dirais : du hasard, déjà, mais le hasard c’est un rapport de forces. En quel sens le hasard est-il un rapport de forces ? Vous jetez les dés au hasard. Vous jetez les dés au hasard. Et vous jetez 3 dés : en sortent 4, 2, 1. Bon, c’est ça un rapport de forces. Peut-être même que le hasard est le soubassement de tout rapport de forces. Entre éléments jetés au hasard, il y a des rapports de forces . Emettre des singularités.

Et une longue tradition qui va jusqu’à Nietzsche, jusqu’à Mallarmé, a comparé la pensée ou a confronté la pensée avec un jeu. Ce qui compte, c’est la nature du jeu considéré. Il est évident que le jeu d’Héraclite, c’est pas le même que le jeu de Leibniz, tous seraient d’accord pour dire : oui, penser, c’est jouer, d’une certaine façon. Les différences, elles commenceraient à partir du moment on demande : oui, mais à quel jeu... quel jeu... à quoi tu joues ? Le jeu d’Héraclite, c’est peut-être pas facile de dire en quoi il consistait, mais il est certain que si j’arrive bien à dire en quoi consiste le jeu d’Héraclite, j’ai compris ce qu’il veut dire. Ce que ses fragments veulent dire.

Et puis, lorsque Leibniz, bien des siècles après, reprendra l’idée que la pensée divine joue et calcule en jouant, il donne des indications très précises sur le type de jeu qui est beaucoup plus proche par exemple des échecs. A savoir : occuper un maximum d’espace avec un minimum de moyens. Il prend lui-même l’exemple de paver une surface. Le pavage. Mais, un coup aux échecs, tout le monde sait, même s’il est très mauvais joueur, tout le monde sait que c’est singulièrement un rapport de forces... pas entre les deux joueurs, ça n’aurait aucun intérêt, ça c’est la psychologie du jeu, mais l’ontologie du jeu c’est que chaque pièce est une ligne de forces. Chaque pièce est une ligne de forces et il y a une grande variété de lignes de forces, mais, pour les amateurs, je rappellerai par exemple que [ ?] un autre jeu comme le go est d’une nature tout à fait différente, si bien qu’il ne suffira jamais de nous dire : penser c’est jouer, il faudra toujours nous dire à quel jeu on pense, de quel jeu il s’agit.

Est-ce que c’est jouer aux échecs ou est-ce que c’est jouer au go ? Est-ce que c’est jeter les dés au hasard ? Est-ce que... c’est quoi ? Mais, si j’en reste à la généralité sur laquelle pouvait se faire l’accord... oui, penser c’est jouer, c’est-à-dire, si l’on prend cela comme signe fondamental du jeu : penser c’est émettre un coup de dés. Et voyez ce que veut dire... c’est pas une métaphore, c’est pas un truc poétique, ça veut dire émettre des singularités et, de cette émission de singularités, découlent des rapports entre les points singuliers, entre mes 3 faces, l’une qui montre 4, l’autre qui montre 2, l’autre qui montre 1, il y a un certain rapport de forces ; et, là, prend tout son sens, vous vous le rappelez, ce qu’on a vu à propos de Foucault, lorsque Foucault nous disait : une série de lettres, je prends une poignée de lettres et, premier cas, je les lance au hasard. Je dirais ça dans ce texte de l’archéologie du savoir, il y avait déjà le possest, l’être-pouvoir, le rapport de forces, c’est le rapport qui s’établit entre les singularités émises. On pourrait faire l’expérience, on lance une poignée de lettres au hasard.

Mais, à un autre niveau, c’est pas tout à fait au hasard. C’est suivant des probabilités, probabilité de fréquence, par exemple fréquence des lettres dans une langue, vous observez des ordres de fréquence, ou bien des rapports encore plus complexes qui ne sont plus des rapports de hasard, des rapports de fréquence, et puis on avait vu des rapports, peut-être, entre des lettres et les doigts sur un clavier. Et on obtient la série A Z E R T, azert. Là aussi, c’est des singularités entre lesquelles il y a des rapports de forces. Ces rapports de forces, ce sera, cette fois-ci, le rapport des fréquences dans la langue française, les rapports de fréquence entre lettres dans la langue française combiné avec le rapport des doigts de telle manière que vous ayez pas des lettres dont l’association a un haut degré de fréquence et qui ne pourraient être tapées que avec un chevauchement de doigts qui vous ferait perdre du temps. En tous ces sens je peux dire : penser, penser en effet, c’est Mallarméen par excellence, ou c’est nietzschéen par excellence, quand la terre a tremblé sous la... quand la terre a tremblé... je sais plus tiens.... Euh... enfin bref... Zarathoustra. De Zarathoustra à Mallarmé, vous retrouvez, cette fois-ci, au niveau « lancer du coup de dés » ce qui peut-être pointe déjà, d’une certaine manière, chez Héraclite, ce qui sera rationalisé dans le jeu d’échec leibnizien... il y aurait toute une histoire, là, à faire du jeu philosophique et de ses modèles jusqu’à même, même en tenant compte, pour tenir compte vraiment de tout, de tout le monde, de l’idée de Wittgenstein sur les jeux de langage.

Qu’est-ce qu’un jeu ? Je peux juste dire : jouer c’est penser. En quel sens ? Au sens précis : émettre des singularités. C’est ça le domaine de l’être-pouvoir. Quel est mon pouvoir, finalement, Mon pouvoir c’est : émettre des singularités. Et on a vu qu’entre le hasard et la nécessité il y avait tant et tant de transitions, à savoir il y avait ces enchaînements semi-dépendants, qui représentent uniquement des retirages en tant que ces retirages tiennent compte des résultats du tirage précédent ; Or je crois bien que, penser, ça n’est jamais simplement émettre au hasard ou tirer au hasard ; mais que penser c’est constituer ces séries de tirages où le tirage suivant dépend des résultats du tirage précédent, dépend partiellement... et c’est l’ensemble de ces tirages successifs qu’on appelle une pensée. Et s’il y avait un inconscient de la pensée, c’est parce que, dans une pensée qui paraît simple, peut-être y a-t-il mille [ ?] retirages.

Ce serait ça la seconde définition de : qu’est-ce que ça veut dire penser ? Et puis il y aurait une troisième définition encore. Encore une. Cette fois-ci on dirait quelque chose comme ceci... Je ne voudrais pas du tout vous convaincre, la question... c’est pour ça que je souhaite les laisser [ ?], ensuite ce serait à vous de parler, de réagir, je voudrais que ça vous dise quelque chose, si c’est possible ; Cette fois-ci on dirait : penser c’est plier, penser c’est courber. Et ce serait cette fois-ci la pensée de l’être-soi. Non plus la pensée de l’être-savoir, non plus la pensée de l’être-pouvoir, mais la pensée de l’être- soi. Et qu’est-ce que c’est courber ? C’est constituer le dedans du dehors. C’est pas opposer un dedans au dehors. C’est pas se recueillir en soi-même, c’est plier le dehors. Constituer le dedans du dehors. Doubler le dehors d’un dedans qui lui est co-présent, coextensif ; on dira : qui avec le dehors constitue un dedans qui est, avec le dehors, dans une relation topologique. Ce serait cette fois la topologie de la pensée. Constituer un dedans qui serait coextensif au dehors... sous la condition du pli. Constituer un espace du dedans - expression de Michaux, l’espace du dedans - constituer un espace du dedans qui serait coextensif au présent à l’espace du dehors sur la ligne du pli. On dirait que tout l’espace du dedans est topologiquement en contact avec l’espace du dehors. Et le dedans, sans doute, condenserait le passé, tout comme le dehors ferait advenir le futur, si bien que le pli ne serait rien d’autre que la ligne du temps. Le pli sur lequel se confondent comme coextensifs le dehors et le dedans.

Vous me direz : je sais pas, tout cela est confus... Après tout c’est pas facile de dire ce que signifie penser. En tout cas nous aurions les trois réponses de Foucault. Penser conformément à l’être-savoir, oui c’est voir et parler, mais dans l’entre-deux de voir et de parler... ou plutôt, pour faire plus joli, oui c’est voir et c’est parler mais dans l’entre-deux de parler et de voir. Et puis il y aurait la réponse de l’être-pouvoir : c’est émettre des singularités, c’est émettre un coup de dés. Et puis il y aurait la réponse de l’être-soi, penser c’est ployer le dehors, c’est ployer la force de manière à constituer un dedans, topologiquement au contact avec le dehors, coextensif et coprésent au dehors. Peut-être est-ce qu’on est en mesure..., je sais pas, là, il faudrait être en mesure de construire une espèce de... et de le commenter sans... une espèce de diagramme de Foucault. Essayons de faire un diagramme ou une espèce de euh... on peut se lancer dans cet exercice, euh... oui, une espèce de portrait philosophique, quoi. Qu’est-ce que je dirais, si j’essaie de regrouper vraiment tout notre travail de cette année ?

Bon, vous ouvrez... vous avez très chaud ? Vous ne tenez pas le coup ? Euh... ceux qui se sentent mal, il faut pas rester, il faut aller prendre l’air, je sais pas, je ne sais pas quoi faire. Il fait très chaud, oui ; il y a une solution : c’est que je prenne votre faute sur moi et que ce soit moi qui m’écroule ! [ ?] Voilà. Je vais vous dire, nous partons, nous partons des strates, c’est-à-dire des formations dont on a parlé depuis le début. Et si j’essaie de faire le portrait des strates, vous me direz... [il dessine au tableau]... et j’appelle ça 1, ou l’être-savoir. Alors, indépendamment de ces [ ?], pourquoi [ ?] ? On va le faire voir, on va stratifier. (...) Je dis ça... [il continue à dessiner au tableau... je dis : oui, ce sont des formations stratifiées et, là, vous avez le visible et ses tableaux. A chaque épaisseur il y aura une formation sociale, formation sociale 1, formation sociale 2, formation sociale 3 et les tableaux ou visibilités, les conditions de ce qu’on peut voir sur cette strate. Et puis, là, vous avez non pas les visibilités, mais les énoncés, ce pourquoi j’ai fait ces petites choses puisque vous vous rappelez l’assimilation des énoncés avec des courbes. Tandis que les visibilités procèdent par tableau, les énoncés sont l’équivalent de courbes.

Bon, mais ça c’est un détail, c’était pour faire plus joli. Et [ ?] chaque formation sociale, il y a aussi ce qu’on peut dire, ce qu’on peut dire sur telle formation, ce qu’on peut dire sur telle autre formation, ce qu’on peut dire sur... [ ?] donc les strates qui consistent en visibilités d’une part, énoncés d’autre part. Ça va jusque-là ? formation stratifiée, c’est donc l’être-savoir. Je veux dire : il ne cesse pas de nous parler de ça jusqu’à L’archéologie du savoir. C’est ça l’archive. Je disais : l’archive, chez Foucault, elle est audiovisuelle : les énoncés, les visibilités. Pourquoi cette béance ? Cette béance... heureusement, heureusement que j’y ai pensé ! Vous vous rappelez : parler ne s’enchaîne pas avec voir, il y a disjonction du voir et du parler. Parler ce n’est pas voir et voir ce n’est pas parler. Il y a béance entre les deux. C’est cette béance ou cette disjonction que j’ai marquée ici. Nous sommes, là, déjà, comme lecteurs de Foucault pris dans une espèce de labyrinthe et, dès le début de l’année, je vous avais lu un texte admirable, mais, là, cette fois-ci, on va ajouter... je voudrais faire comme une espèce de commentaire littéraire pour nous aider tous dans une compréhension, pas un commentaire philosophique, enfin pas encore.

Vous vous rappelez peut-être le texte de Melville emprunté à un des plus beaux romans de Melville, Pierre ou les ambiguïtés, et où Melville nous dit que la pensée, elle a affaire avec les strates, mais qu’elle n’a pas seulement affaire avec les strates. Je résume, je dis : au point où j’en suis, là, de ce dessin, nous allons de strate en strate, nous allons de formation en formation. Et sur chaque formation il y a du voir et il y a du parler. Il y a les visibilités que l’on peut saisir, les énoncés que l’on peut formuler. Et vous vous imaginez... imaginez... imaginez-vous comme hors du temps, passant d’une strate à une autre, du XVIIème au XIXème siècle etc. Chaque fois vous cognant contre des visibilités d’un nouveau type : ah ! Quelque chose qu’on n’aurait pas pu voir à tel niveau et qu’on peut voir maintenant, mais avec, seulement, des secrets perdus, quelque chose qu’on voyait et qu’on ne sait plus voir... tout ça.

Mais alors, nous sommes un peu affolés : nous allons de strate en strate, mais nous cherchons quoi ? Qu’est-ce que nous pourrions chercher, sinon la substance non-stratifiée ? Si vous me dites : mais pourquoi chercher une substance non- stratifiée ? Eh ! C’est pas ma faute, on voit bien que ça peut pas suffire, ou alors nous sommes condamnés, nous sommes prisonniers de notre formation et puis voilà ! Nous verrons ce que nous sommes appelés à voir sur cette formation, nous dirons ce que nous sommes appelés à dire, si c’est ça notre condition. C’est pas qu’il faille de l’espoir à tout prix, mais je suppose... là c’est pas de l’ordre des raisonnements abstraits... Le fait est que nous cherchons autre chose à travers cela. A à travers les visibilités et à travers les énoncés, à travers nos énoncés et à travers nos visibilités, nous cherchons autre chose. La plus simple réponse, puisqu’elle n’engage à rien, c’est : nous cherchons le non-stratifié, enfin quelque chose qui ne soit pas stratifié. Qui aurait l’idée d’aller chercher la vie dans l’archive ? Si nous cherchons un peu de vie, peut-être qu’il faut le faire à travers l’archive, mais il ne faut pas rester dans l’archive. Ces strates, qu’est-ce que c’est, là ?

Comme dit Melville, je relis le texte qui est si beau, puisque maintenant nous sommes en mesure de lui donner son plein sens et son prolongement : « la vieille momie est enfouie sous de multiples bandelettes. Il faut du temps pour démailloter ce roi égyptien » C’est la besogne de l’archiviste. « démailloter la vieille momie ». « La vieille momie » ça veut pas dire les formations passées, encore une fois, l’archive, elle est aussi bien du présent que du passé, la vieille momie, c’est déjà nous. Nous sommes tous le pharaon, quoi. Nous sommes tous déjà des vieilles momies. Ça, qu’est-ce que c’est, ça ? Ce que je viens de dessiner, vous ne le saviez pas encore, mais, ça, c’est la momie, c’est la momie de l’archéologie et les formations, les strates, les strates superposées, ce sont les bandelettes. Ce sont les bandelettes. Nous allons de strate en strate. Nous allons de bandelette en bandelette. Pourquoi ?

Ben parce qu’il faut du temps pour démailloter la vieille momie. Et le jeune archiviste, comprenez, le disciple de Foucault, le jeune disciple de Foucault, supposons qu’il s’appelle Pierre : « parce que Pierre commençait à percer du regard la première couche superficielle du monde... » c’est-à-dire la strate la plus proche... « il s’imaginait dans sa folie qu’il avait déjà atteint à la substance non-stratifiée » Non, sans doute il faudra rester longtemps dans l’archive avant d’avoir la moindre idée. « Si loin que les géologues... » et les géologues, c’est les archéologues aussi... « Si loin que les géologues soient descendus dans les profondeurs de la terre ils n’ont trouvé que strate sur strate car, jusqu’à son axe... » l’axe du savoir... « car, jusqu’à son axe, le monde n’est que surfaces superposées ». C’est le monde des strates, fait de bandelettes... Alors, là, nous sommes en train de nous égarer dans les strates comme dans un labyrinthe. Et pourtant nous sommes à la recherche de la substance non-stratifiée. Que faire ?

Je vois que deux mouvements possibles pour que l’archéologue cesse d’être archéologue et devienne autre chose qu’archéologue, c’est-à-dire homme du savoir et de l’être-savoir... [ ?] essayer de monter au-dessus des strates [il dessine au tableau] ou bien s’enfouir de plus en plus dans l’idée que, tout au fond, l’élément non-stratifié [ ?] souterrain substratique... ou est-il aérien ? Là, le pauvre archéologue, il va aller là ? Est-ce qu’il va aller là [il dessine]... Bon. Bien. Melville nous dit déjà : faites attention quand vous vous enfoncez. « Au prix d’immenses efforts, nous nous frayons une voie souterraine dans la pyramide... » La pyramide c’est les strates, c’est l’élément stratifié. « Au prix d’immenses efforts, nous nous frayons une voie souterraine dans la pyramide, au prix d’horribles tâtonnements nous parvenons à la chambre centrale... ». La chambre centrale, c’est la chambre funéraire... « A notre grande joie, nous découvrons le sarcophage ; nous levons le couvercle... » et nous espérons, là, atteindre le non-stratifié. Peut-être que... peut-être que on a raison. Melville nous dit : non ! « Nous levons le couvercle et il n’y a personne. L’âme de l’homme est un vide immense et terrifiant. ». « L’âme de l’homme est un vide immense et terrifiant » : je cherchais l’intérieur, je n’ai trouvé que le vide.

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
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