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67- 30/10/1984 - 3

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Gilles Deleuze - Cinéma et Pensée cours 67 du 30/10/84 - 3

S’il est vrai que la pensée présuppose une image de la pensée, n’y a-t-il pas et sous quelle forme une rencontre entre l’image, une rencontre pas une identification, une rencontre entre l’image de la pensée et l’image cinématographique ?

Voyez mon point de départ est extrêmement simple, toute pensée présuppose une image de la pensée. Dès lors, quelle rencontre il y a-t-il, s’il y en a une, entre l’image de la pensée et l’image cinématographique ? C’est à partir de là que nous pouvons construire notre programme.

Et vous voyez déjà ce que je voudrais de vous, ce qu’on a pas fait les autres années. Je sais bien que les autres années, moi je trouve que ça marchait bien, surtout, par exemple, l’année dernière, l y a eu de très bons moments pour moi, parce que certains d’entre vous ont beaucoup apporté, par exemple je pense à ce qu’on a fait sur le cristal, tout ça, bon...heu... moi je vous suggère... Je sais que d’autre part, je suis très difficile à interrompre parce que quand on m’interromp, je perds mes idées, alors je sais plus ce que je dis, tout ça... alors c’est pas facile pour vous, même quand vous avez envie, mais ce qu’on pourrait faire c’est m’interrompre...bien évidemment je vous demande toujours de le faire quitte à le recevoir avec impatience, mais tans pis, faut le faire. Mais ce qu’on pourrait faire c’est, au début de chacune de nos séances, si on n’est pas trop bousculé par les changements de salle, au début de chacune de nos séances, que ceux qui ont quelque chose à dire sur la séance précédente le fassent. Ce que j’aimerais c’est que certains d’entre vous disent : ha ben ! il y a tel point de la dernière séance où là c’était pas clair, où il faudrait revenir, faudrait revenir sur tel point là . On irait peut-être moins vite, mais ce serait peut-être plus riche. Alors si ça vous agréait, on pourrait concevoir comme ça, un espèce de... ce serait au début des séances que se reposeraient des questions. J’aimerais beaucoup que vous me disiez : ha ben non ! ce que tu as fait la dernière fois, il y avait quand même un moment trop rapide ou trop léger, sur lequel il faut revenir . Mais donc, alors par exemple la prochaine fois vous pouvez très bien me dire, Hé bien ! ton histoire d’image cinématographique / image de la pensée, c’est quand même pas si clair que ça faudrait un peu revenir là dessus. Alors ou bien je vous répondrai ça peut pas être plus clair, hein ! tant pis (rires). Ou bien je vous répondrai essayons, essayons, ou bien c’est vous qui le rendrez plus clair, ça sera encore, bon... bref...

Alors voilà, ça c’est juste mon point d’attaque. La rencontre se fait-elle ? une fois dit que je viens d’essayer de définir ce que j’appelle l’image de la pensée. Une rencontre se fait-elle entre l’image cinématographique et l’image de la pensée et si elle se fait sur quelle base ? Voilà, vous avez bien assimilé ça, tout va bien, et bien on y va. On y va c’est à dire on va construire notre programme à partir de ce problème, puisqu’on tient un problème.

Construisons le programme. En quoi l’image cinématographique peut-elle entrer en rapport avec une image de la pensée ? A ce moment là, comprenez qu’il y aura lieu d’attendre beaucoup de choses, à savoir si elle entre avec une image de la pensée, sans doute elle l’oriente, sans doute l’image cinématographique va se mettre en rapport avec une certaine image bien précise de la pensée qu’elle va elle-même induire. La question va être : est-ce que cette image de la pensée induite par l’image cinématographique recoupe des images de la pensée propre à la philosophie ? Or, là je dois partir d’une constatation de fait. Puisque nous construisons un programme, ce programme va contenir les principales indications bibliographiques sur lesquelles je m’appuierai dans l’année et où je voudrais que chacun de vous, mais ça on verra ça quand notre programme sera fini, où chacun de vous prenne un bout, s’intéresse à telle ou telle chose. Et si je fais le programme, c’est parce que ceux qui cette année n’ont pas de sujet d’intérêt dans ce que je fais, puissent ne pas venir.

Et je dis, il y a quand même quelque chose de curieux. Si l’on se reporte à, mettons les premiers grands pionniers du cinéma. Car les premiers grands pionniers du cinéma ne nous cachent pas que pour eux, le cinéma, le cinéma est une révolution de la pensée, et à tout égard. Et ce sont les splendides déclarations, soit de Eisenstein, soit de Gance, soit d’Epstein, je prends les trois plus.. , ceux qui sont allés le plus loin dans cette voie : le cinéma comme apportant une nouvelle manière de penser. J’y ajoute un pionner de la critique de cinéma, les trois autres étant des cinéastes, de grands cinéastes, Elie Faure. Elie Faure grand critique d’art s’affronte au cinéma, et il voit l’avènement d’une nouvelle pensée. Et leurs textes nous restent splendides. Mais bizarrement, il faut bien reconnaître qu’aujourd’hui ils nous font rire, sourire avec tendresse et respect et admiration mais rigoler quand même. On dirait qu’on n’y croit plus ! Cette chose si simple qui consiste à considérer que les auteurs de cinéma sont de grands penseurs, est devenue une chose que peu de gens croient. Comment ça se fait ? comment ça peut se faire ? Le cinéma, ou nous à la place du cinéma, nous avons renoncé aux ambitions du cinéma premier. Nous saluons les exigences ou les ambitions de Gance, d’Eisenstein, d’Epstein. Mais, elles nous paraissent un peu dérisoires, elles nous paraissent franchement naïves. Qu’est-ce qui s’est passé ? On peut se demander. Voilà un art qui, au début ne cessait de se situer par rapport à la pensée et aujourd’hui si vous comptez dans l’abondante bibliographie du cinéma, quels sont les livres actuels qui portent ou qui engagent le problème des rapports du cinéma et de la pensée ? A ma connaissance vous en trouvez, en tout cas en France, deux, un point c’est tout. Vous trouvez le recueil d’articles de Serge Daney, et vous trouvez le livre très extraordinaire de Shefer L’homme ordinaire du cinéma. C’est pas beaucoup, c’est pas beaucoup... Les pionniers, qu’est-ce qu’ils nous disaient ? ils nous disaient qu’à tout égard le cinéma aidait à renouveler la pensée, c’est à dire à induire une nouvelle image de la pensée. Je dirai presque de quatre point de vue : d’un point de vue qualitatif, d’un point de vue quantitatif, d’un point de vue relationnel et d’un point de vue modal. C’est bien parce que ce sont les titres des quatre grandes catégories chez Kant : Qualité, Quantité, Relation, Modalité.

D’un point de vue qualitatif, c’était une nouvelle pensée. Nouvelle en quoi ? Là je dois différer de quelques instants ma réponse. Mais c’était une pensée dont on ne trouvait pas l’équivalent dans les autres arts. Du point de vue quantitatif, la réponse peut-être donnée immédiatement : c’était un art et une pensée de masse, l’art des masses. Avec le cinéma, le peuple devenait sujet, les masses devenaient sujet de la pensée. Innombrables déclarations des soviétiques à cet égard, de Vertov, d’Eisenstein, mais également de Gance. Du point du vue de la relation, le cinéma était langue mais langue universelle. Du point de vue de la modalité, le cinéma forçait la pensée à sortir de la simple possibilité, possibilité de penser pour la soumettre à une nécessité : vous ne pourrez pas ne pas penser .

Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui s’est passé pour qu’aujourd’hui, ces grands auteurs soient traités de naïfs ou considérés comme des naïfs ? Oh bien sûr, bien des choses sont passées par là. Je voudrais prendre un exemple : Le cinéma, plus personne ne croit qu’il soit langue universelle. Pourquoi ? Entre autre parce qu’une sémiologie d’inspiration linguistique a pris la question en main. Et que la sémiologie d’inspiration linguistique telle qu’elle fût instaurée par Christian Metz, a voulu attirer, a voulu importer la rigueur dans ce domaine d’une confrontation langue/cinéma. Et que cette sémiologie d’inspiration linguistique qui a voulu importer la rigueur linguistique dans la confrontation du cinéma et de la langue et du cinéma et du langage, hé bien cette sémiologie d’inspiration linguistique a dénoncé comme naïve, confuse et rapide les assimilations du cinéma comme langue universelle. Me frappe dans la vie comme ailleurs qu’on ne sait jamais qui sont les naïfs. Et après tout, ça fera partie de notre programme de regarder d’un peu plus près ce que les pionniers du cinéma appelaient le cinéma comme langue universelle pour voir si la sémiologie linguistique n’est pas passée à côté du problème qu’ils posaient alors, et si elle ne représente pas par rapport aux pionniers dit trop naïfs un recul fondamental. Alors, c’est forcé que si nous traitons du cinéma et de la pensée cette année, on aura à voir de très près le problème des rapports cinéma/langage.

Mais je ne peux pas dire que ce soit une intervention comme celle de la sémiologie linguistique ni même comme celle du cinéma parlant qui a sonné le glas de l’idée d’une pensée universelle. Elle avait été déjà pressentie par un défenseur des plus grandes ambitions premières du cinéma, à savoir Elie Faure. Elie Faure dans son livre, enfin dans son faux livre puisque c’est un recueil d’articles qui a été publié dans la collection Médiations sous le titre Fonction du cinéma, Elie Faure a un passage assez curieux où il pressent, il raconte, que le cinéma c’est le successeur de l’art des cathédrales. Il intitule son chapitre ou son article " Mystique du cinéma ". Il nous présente le cinéma comme nouvelle pensée, art des masses, langue universelle, successeur de l’art des cathédrales. Et puis, il a un doute, un petit doute, et je voudrais que vous l’écoutiez bien ce doute. " Des amis sincères ", c’est page 51, " Des amis sincères du cinéma n’ont vu en lui qu’un instrument de propagande ". Il écrit ça très tôt. Soit, soit dit Elie Faure, voyez à quoi ça s’engage, Elie Faure fait partie de cette grande cohorte des pionniers qui disent : pensée nouvelle, langue universelle, art des masses où les masses deviennent sujet. Et il dit " des amis sincères " , c’est pas des ennemis du cinéma, " des amis sincères du cinéma n’ont vu en lui qu’un instrument... , un admirable instrument de propagande ". " Les pharisiens de la politique, les pharisiens de la politique de l’art ,des lettres, des sciences mêmes, trouveront dans le cinéma le plus fidèle des serviteurs, jusqu’au jour où par une intervention mécanique des rôles ", non pardon, " jusqu’au jour où par une interversion mécanique des rôles, il les asservira à son tour ". C’est un texte très émouvant parce qu’enfin, vous vous rendez compte ce qu’il est en train de dire. Il dit ben oui il y a un danger qui pointe, l’utilisation du cinéma par la propagande. Mais faut pas s’en faire, il ajoute, il faut vraiment être optimiste, faut pas s’en faire parce que par renversement mécanique, c’est le cinéma qui étant mécanique s’asservira les pharisiens qui veulent s’en servir comme d’un instrument de propagande. En d’autres termes, ça se fera tout seul. Le cinéma grâce a sa puissance proprement technique ne se laissera pas utiliser techniquement On peut toujours se contenter de ça.

En même temps est-ce que ça nous mène pas sur la voie ? Qu’est-ce qui a fait que les grandes déclarations des pionniers nous paraissent si surfaites, le cinéma et la pensée nous paraissent d’une certaine manière dérisoires ? Pourquoi on ne croit plus au cinéma comme révolution dans la pensée ?

Justement dans son livre La rampe, Serge Daney dit très bien, il dit : c’est la propagande d’Etat, c’est la propagande d’Etat qui très vite s’est emparée du cinéma, à savoir l’Etat a trouvé dans le cinéma quelque chose qui lui était fondamental à savoir la possibilité d’établir et de propager ses grandes mises en scène. L’Etat - metteur en scène avait besoin du cinéma. Et les grandes mises en scène du fascisme, les grandes activités d’un État propagande ont asservi le cinéma, en ont fait l’étouffement de toute pensée, et ont annulé complètement, conformément au court pressentiment d’Elie Faure, ont annulé complètement les ambitions du cinéma. C’est à dire, au lieu que le cinéma fasse des masses son véritable sujet pensant, il a contribué à l’aliénation des masses, à la fascisation des masses. Ce serait ça qui ferait que les grandes déclarations d’Eisenstein, de Gantz, d’Epstein nous paraissent aujourd’hui si belles mais si démodées au point que on n’ose plus parler d’un rapport cinéma / pensée.

D’une certaine manière la thèse récente de Paul Virilio va plus loin encore que la remarque de Daney. Bien sûr on peut toujours dire, on peut toujours dire, ce qui a tué le cinéma c’est la médiocrité de sa production. Encore une fois c’est pas...c’est pas...oui et non...oui et non. Que la grande majorité de la production soit nulle archi nulle, c’est évident, mais c’est pas tellement une objection, ça ne l’est qu’à certaines conditions. Je veux dire, ça n’est pas pire qu’ailleurs, absolument pas pire qu’ailleurs, si vous considérez le domaine de la Littérature et de l’Edition, dites vous bien que ce qui mérite le nom de roman dans la quantité de romans qui paraissent chaque année, je prends le genre roman, dans la quantité de romans qui paraissent chaque année, ne représente pas 5% de l’édition éditoriale. La grande majorité des romans qui paraissent chaque année appartiennent à la collection Aphrodite et collection du même type qui occupent les quais de gare, qui occupent les librairies de gare, qui ont un tirage inimaginable et n’ont rien à voir de près ou de loin avec ce que vous appelez un roman. Bon, je ne parle pas du reste, le reste c’est pareil. On ne peut pas dire que la production musicale de la chansonnette qui est la grande majorité de la production musicale, que cette production soit... La situation du cinéma ; elle est pas pire, vraiment pas pire qu’ailleurs. Encore une fois, la nullité de la production ambiante a toujours été une loi de toutes les activités dites " artistiques ". Simplement on pourrait me dire, peut-être, et là je suis incompétent pour répondre, on pourrait me dire que le cinéma étant, et on tombe justement dans l’idée à laquelle je voulais venir et qui me paraît l’essentiel pour aujourd’hui, que le cinéma étant un art industriel, la proportion quantitative de la nullité a un rôle infiniment plus grand et dangereux que dans les autres disciplines. Et qu’on ne peut pas poser le problème de la même manière au niveau d’un art industriel et au niveau des autres arts. C’est possible ça. Mais en tout cas c’est pas la médiocrité de la production qui a sonné le glas des ambitions des pionniers du cinéma. Non, c’est pas ça... c’est pas ça... y’a eu pire...

Si je résumais un peu la thèse de Serge Daney d’ailleurs, c’est pas la nullité de la production, c’est à la lettre, c’est Leni Riefenstahl, qui elle n’était pas nulle, à savoir, la cinéaste attitrée d’Hitler qui a sonné les grandes ambitions du cinéma, et encore une fois elle n’était pas nulle, elle. Mais je disais, si je prends la thèse récente de Paul Virilio, il va encore plus loin que Serge Daney. Virilio dans son livre, Logistique de la perception, guerre et cinéma, nous dit à peu près ceci : " ne croyez pas que le cinéma ait été détourné de ses buts par l’Etat propagande, (ce que suggère Daney ) ou par l’état fasciste. C’est dès le début qu’il y a eu partie liée entre la cinématographie et l’organisation de guerre, ou l’organisation fasciste d’Etat ". La thèse était bien parce que elle est un peu comme on fait toujours : il faut toujours remonter plus loin, à savoir ça a mal tourné dès le début.(rires). Vous savez on ne dit plus ça a mal tourné avec Staline, ha non ! ça tournait déjà mal avec Lénine, on remonte plus haut quoi. Et puis ça remonte pas mal avec Lénine, Hou la la ! Marx s’était encore pire, simplement il a pas pu, il n’a pas pu faire ce qu’il voulait mais s’il avait fait ce qu’il voulait, qu’est-ce que... vous auriez vu que ce serait pire encore ! Alors Virilio en mieux, il fait la remontée.

C’est dès le début qu’il y a le couplage abominable, cinéma / guerre et pire cinéma / organisation de guerre et cinéma / organisation fasciste. Et l’argumentation de Virilio là, est très intéressante. Elle consiste à nous dire, vous savez, il y a eu toujours un couplage fondamental entre l’arme et l’œil. C’est de ça qu’il part, le couplage arme/œil. A savoir que le champ de bataille n’est pas simplement un lieu d’action, c’est un domaine de perception. Les armes sont des affects, mais les affects de la guerre ne vont pas sans des percepts. Et autant qu’envoyer des armes, il y a dans l’organisation de guerre la nécessité de percevoir des chants. Si bien que un couplage exemplaire ce sera caméra / mitrailleuse, l’avion mitraille et prend le film de ce qu’il mitraille. Et ce doublet, ce couplage, il est essentiel... il est essentiel. Et l’histoire de la guerre est non moins une histoire de l’œil qu’une histoire de l’arme. Bien, c’est une belle thèse. Et d’une certaine manière la guerre est une vaste mise en scène. Virilio en veut pour preuve que il s’agit moins de cacher, il s’agit bien de cacher, par exemple, de cacher les organisations secrètes mais il s’agit surtout de dresser des leurres, faire croire à l’ennemi que telle concentration de troupes se fait, fabriquer des chars en bois qui feront croire à l’ennemi qu’une attaque se dessine par là, est préparée par ci par là. Tout ça c’est toujours le doublet : arme / mise en scène . Et ce lien fondamental de l’arme et de la mise en scène, c’est ce que les fascistes découvriront les premiers et pousseront jusqu’à un point jusque là inconnu. Et Virilio là, commet des accents très réjouis lorsqu’il rappelle que jusqu’à la fin, jusqu’à l’extrême fin, Goebbels voulait rivaliser avec Hollywood, et organisait des super productions et que les adjoints de Hitler, notamment au niveau de la défense passive, reconstruisaient des villes avec des colonnes de lumières... fausses villes... villes cinématographiques... villes de pures lumière... architecture de lumière, tout ça... Toute une mise en scène de l’Etat, de la propagande d’Etat et de la guerre d’Etat. En d’autres termes, ce que dit à peu près Virilio, c’est que, il y a toujours eu entre Hollywood et le fascisme un lien très bizarre, qui fait et qui explique l’écroulement du vieil Hollywood après la guerre. Non pas au sens où Hollywood aurait été compromis dans le fascisme, c’est pas ça, mais au sens où, un cinéma tel que le concevait Hollywood avait été réalisé d’une manière infiniment plus parfaite par l’organisation de guerre et l’organisation fasciste, au point que nous ne pouvions plus croire à ce cinéma là. Voilà, de la thèse de Daney à celle de Virilio, il me semble que il y a un progrès, une espèce de surenchère qui nous donnerait une raison au moins. Pourquoi nous n’osons plus parler du cinéma comme nouvelle pensée, du cinéma comme art des masses, où les masses seraient devenues sujet même du cinéma comme langue universelle ? Nous avons perdu ces espoirs là.

Seulement, seulement, est-ce que ça veut dire que là dessus évidemment une certaine discrétion s’est faite sur le rapport du cinéma avec la pensée.

Mais moi je reprends mon thème : Est-ce que ça veut pas dire simplement que le cinéma d’après guerre rompt avec une certaine image de la pensée que le cinéma avait rencontrée alors, mais renoue des noces d’autant plus intéressantes avec une autre image de la pensée ? Je demande comment l’on peut ne pas traiter par exemple, Resnais comme un penseur, Godard comme un penseur, Visconti comme un penseur ? On accepte bien d’une certaine manière de les confronter à des peintres, on accepte bien de les confronter à des musiciens. Il faut, il faut retrouver la tradition du premier cinéma compte tenu de toutes les différences où la confrontation devait passer aussi par le rapport de l’image cinématographique et d’une nouvelle image de la pensée. Peut-être donc que dans sa courte histoire le cinéma aurait affronté deux images de la pensée très différentes ? Ce sera à nous de voir ça. Je vais vous dire, je prends un exemple tout simple, on peut parler des couleurs par exemple chez les grands coloristes du cinéma, Antonioni, Visconti, Godard, on peut parler aussi de leur manière à eux d’être philosophe. On ne prend pas assez au sérieux la pensée des cinéastes. Parce que on sait bien qu’elle ne vaut rien indépendamment du contexte, du contexte cinématographique de leur œuvre, si on l’extrait du contexte de leur œuvre, ça ne vaut plus rien. Mais c’est comme ça pour tout le monde. Si vous extrayez la pensée d’un philosophe du contexte philosophique de son œuvre, mais je vous assure ce sont des platitudes, par définition, par définition. Même Renoir c’est un grand penseur si vous considérez le contexte de son œuvre. Il a pas simplement quelque chose à montrer, il a vraiment quelque chose à dire.

Vous voulez que je vous dise ? Et bien Godard c’est un aristotélicien ! (rires). Je me souviens d’un article très brillant de Sartre sur Giraudoux, il est repris dans situation I, où Sartre explique que Giraudoux c’est Aristote réalisé. Pourtant il n’y a aucun lieu de penser que Giraudoux connaissait très bien Aristote, c’est un homme très cultivé, mais enfin, il avait peut-être pas lu beaucoup Aristote, sauf peut-être au moment du bachot, et encore au bachot on n’étudie pas vraiment Aristote. Et pourtant, l’article de Sartre est très convainquant, en quoi le monde de Giraudoux est un monde aristotélicien ? Là je fais des transitions faciles, il se trouve que je suis très sensible à la manière dont Godard aime beaucoup Giraudoux. Giraudoux c’est un des auteurs secrets de Godard, il l’avoue parfois puisque dans son dernier film Prénom Carmen, vous vous rappelez bien, Giraudoux est constamment évoqué : " cela s’appelle l’aurore " et qu’ il a toujours eu une espèce de complaisance pour Giraudoux, Godard, une complaisance inavouée de Suisse, pour lui c’est l’image de la légèreté en littérature (rires). Mais, à la faveur de ça, je dirai qu’il est beaucoup plus Aristotélicien que Giraudoux. Et vous savez pourquoi il est aristotélicien Giraudoux ? C’est parce que Aristote, c’est le philosophe qui précisément en vertu de son cri " Il faut bien s’arrêter " a le premier énoncé et construit une table des catégories.

Or... hé dites là ! j’ai du souci ouvre la porte et rappelle le type, ça s’annonce mal ! j’ai un pressentiment. Demande leur s’ils ont cours (rires) savent pas ..très bon ça

...Ouais, vous comprenez je vais lentement, mais... qu’est-ce que je disais ? je ne sais plus ce que je disais...

Godard c’est un aristotélicien, vous savez pourquoi ? A ma connaissance, jamais il n’a construit un film, d’ailleurs il doit le faire exprès, lui Godard il a beaucoup lu, pourquoi il n’aurait pas lu Aristote en plus, jamais il n’a construit un film sans , soit explicitement soit implicitement, le diviser d’après ce qu’il faut appeler des catégories. On verra, ça nous fera un objet, une récréation de parler des catégories chez Aristote justement à propos de Godard, mais c’est pour dans longtemps ça. Toujours c’est sa division. Simplement son astuce et ce qui fait notre joie, c’est qu’il invente des tables de catégories tout à fait, tout à fait bizarres. Mais c’est des tables... Godard, il n’a pas, pardonnez-moi cette formule un peu facile mais je crois qu’elle est vraie fondamentalement, Godard, il n’a pas une table de montage, il a une table des catégories. Et sa table de montage, c’est sa table des catégories. Je prends un film où ça éclate, " Sauve qui peut la vie. " Vous avez quatre catégories, quatre grandes catégories. Alors, on se dit, oh ben non ! faire de ça des catégories, il faut le faire ! Chez Aristote les catégories c’étaient la substance, la qualité, la quantité... Chez Godard les quatre grandes catégories de Sauve qui peut la vie, c’est l’imaginaire, la peur, le commerce, la musique. Mais elles jouent le rôle explicite de catégories, à savoir, chez Godard, là j’en dis trop, mais c’est juste pour prendre un exemple, chez Godard, pour fonder un exemple où je voudrais que vous pressentiez la nécessité de confronter le cinéma non pas seulement avec les autres arts, mais avec la pensée et la philosophie. Chez Godard, les catégories, à la lettre, peuvent recevoir une définition très stricte, à savoir : ce sont des genres réflexifs dans lesquels se réfléchissent une série d’images. C’est un cinéma sériel, mais les séries d’images se réfléchissent dans un genre réflexif, le genre réflexif étant une catégorie. D’où pour chaque film, là où il est très ingénieux, très créateur, c’est que pour chaque film, il va refaire une nouvelle table des catégories correspondant au film. Et chaque fois les images se réfléchiront dans des catégories qui peuvent prendre des figures les plus diverses. En ce sens je peux dire à la lettre..

..Vous avez un cours là (rires). Je comprends pas... il me disent qu’ils vont dans d’autres salles, hé mademoiselle ! fatigant ! Je sais plus ce que je disais...

Oui, dans chaque film, il va refaire sa table des catégories. Vous en voulez en voilà. Evidemment à charge pour lui qu’elles soient fondées par les séries d’images. Mais les séries d’images vont toujours se réfléchir dans une catégorie, c’est comme ça qu’il brise la narration. Une de ses manières de briser la narration, c’est précisément de faire dépendre les séries d’images d’une catégorie réflexive, c’est à dire d’un concept réflexif. Par là, c’est vraiment du..., c’est vraiment un rapport cinéma /philosophie.

Peu importe, je dis juste : acceptons la thèse de Daney et de Virilio. Les ambitions des pionniers d’unir l’image cinématographique à l’image de la pensée, c’est comme ma seconde conclusion, les ambitions de ces premiers pionniers d’unir l’image cinématographique et l’image de la pensée, a pu s’effondrer pour des raisons historico-mondiales qui sont la propagande d’Etat et le fascisme. On ne pouvait plus croire à l’art des masses et à la pensée nouvelle telle qu’elle avait été définie par les pionniers et à la langue universelle. Mais ça n’était qu’un rebondissement, le nouveau cinéma, le cinéma d’après guerre, allait entrer l’image cinématographique nouvelle - et en quoi nouvelle, ça on l’a un peu vu les autres années - l’image cinématographique nouvelle, allait entrer avec l’image de la pensée dans de tout nouveau rapport, et pourquoi ? Pour une raison très simple, c’est parce que l’image de la pensée avait elle-même subie le même choc. C’est que la propagande d’Etat, le fascisme, l’organisation du fascisme, si elles n’avaient pas laissé intacte l’image cinématographique, n’avaient pas d’avantage laissée intacte l’image philosophique de la pensée. Et que sur la base de ces doubles décombres pouvait se renouer une nouvelle alliance entre la nouvelle image cinématographique et la nouvelle image de la pensée. Qu’est-ce que serait cette nouvelle image de la pensée ? Qu’est-ce que serait la nouvelle image cinématographique ? Qu’est-ce qu’était l’ancienne ? les deux anciennes ? Tout ça fera partie aussi de notre programme.

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien