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Deleuze / Foucault - Le Pouvoir cours 22 - 06/05/1986 - 2 Cours du 6 mai 1986 Gilles Deleuze aut participant RequestDigitalEl 46 :32

... vient au centre, vient celui qui a quelque chose à dire à ses égaux les guerriers. Et quand il aura dit ce qu’il a à dire, il retourne à sa place et un autre, qui lui est égal, qui lui est égal en rang, un autre chef, vient et parle à son tour. Au centre est donc déposée la parole ou le butin. Et toutes les parties sont symétriques par rapport à ce centre, en effet ce sont tous les chefs de guerre qui sont des pairs, des égaux. Naît, là, un nouveau type de parole, un nouveau type de pensée, un espace social, espace circulaire défini par la symétrie des parties par rapport à un centre. Et faut- il s’étonner que, en effet, cet espace va se développer et devenir espace civique ? Il va devenir espace civique en même temps que se fera la célèbre réforme dite hoplitique qui fait du citoyen un soldat ou qui fait du soldat un citoyen. Alors, vous voyez, réforme de Clisthène, réforme hoplitique etc. C’est à travers des réformes [ ?] et déterminables historiquement que se fait l’organisation du nouvel espace.

Question dans l’auditoire : ?

Deleuze : Ah, tout à fait... tout à fait utile, cette remarque. Et, en effet, mais euh... c’est bien, c’est exactement même parce que le centre est un lieu vide que c’est là où l’on dépose le butin de manière toute transitoire et c’est là que vient parler, que s’installe celui qui va parler, et ça c’est tout à fait... Et, en effet, ce que tu ajoutes sur Platon est tout à fait juste. Si bien que, si vous saisissez cette distinction alors historienne, d’un point de vue historique, historien, entre les deux l’espace dit, mettons, magico-religieux, et le nouvel espace, il y a toute une histoire qui sera celle de l’alethes, de l’aletheia, c’est-à-dire de la vérité. La mutation de la vérité magico-religieuse en vérité philosophique, et c’est ça qui fait l’objet principal du livre de Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, l’évolution de cette aletheia et où je vous disais mon étonnement la dernière fois que ce livre ne cite pas une fois Heidegger, alors qu’il est difficile de penser que l’apport de Heidegger à ce problème de l’aletheia chez les grecs ne soit pas quand même un apport considérable et utilisable même par les historiens et, d’ailleurs, j’ai le vif sentiment que Détienne [ ?]. Bon, mais, enfin, on n’a pas le temps et c’est pas, surtout, c’est pas notre sujet. Je dis : vous voyez, donc, la seconde direction, c’était : c’est en Grèce que l’espace cosmique et social s’organise de telle manière que la philosophie naisse, que se produise un nouveau type de pensée et de discours qu’on appellera philosophique. Les amis..., là, ça donnera encore plus raison à Comtesse, la société des amis, c’est autour du centre, c’est ceux qui sont autour du centre. Ce ne sont plus des sages qui renvoient à l’image pyramidale, ce sont les amis de la sagesse qui renvoient à l’image circulaire.

Et je dis : il y a une troisième direction car, comme l’un d’entre vous me signalait la dernière fois, à coup sûr nous ne pouvons pas mettre Nietzsche du côté des philosophes allemands. Euh... parce que, d’abord, il voulait pas. Il faut tenir compte de ses volontés, puisque, lui-même affirmait qu’il y avait une différence radicale. Donc Nietzsche n’est pas ce... Il n’y a que Heidegger pour croire que Nietzsche a cru que... euh... les grecs... euh... assistaient à la révélation de l’être, car Nietzsche pose le problème d’une troisième manière et, j’insiste aussi, qui ne contredit pas les deux autres, mais c’est une troisième voie, une troisième voie qui aurait peut-être des antécédents, je dis pas que Nietzsche est le premier à la fonder, enfin il la porte très haut, à la fin du XIXème siècle, ... et consiste en un troisième type de réponse, ça n’est plus ni révéler l’être, ni organiser un espace cosmique et social, mais c’est produire, faire apparaître un nouveau type de force. Là aussi ça peut très bien se concilier avec l’hypothèse historique, un nouveau type de force s’exprimera aussi dans un nouvel espace, ça va de soi.

Tout ce qu’on vient de dire sur les puissances, l’organisation pyramidale des puissances etc. et si j’essaie de dire, oui, si j’essaie... les textes de Nietzsche sur les grecs sont à la fois tellement variés, tellement beaux, euh... tellement ambigus, tellement... c’est tellement difficile, hélas ça me prendrait toute une séance - et il n’y a pas lieu - pour essayer de dire ce qui me semble là-dessus. J’essaie juste d’en retenir quelques points. Ce que Nietzsche nous dit finalement c’est que les grecs en tant que philosophes, les philosophes grecs, qu’est-ce qu’ils ont fait ? Je crois que l’un des thèmes les plus constants de Nietzsche, c’est : ils ont inventé de nouvelles possibilités de vie. Ils ont fait de la pensée un art. C’est ça.

Remarquez que, là aussi, Hegel a toujours dit : la révélation immédiate de l’être, c’est le beau, et les grecs - et c’était même le thème euh... la critique que Hegel faisait aux grecs - les grecs en restent au stade du beau, ils ont appréhendé l’être comme beau et, selon Hegel, c’est insuffisant, tout à fait insuffisant. Et Nietzsche veut dire tout à fait autre chose, qui n’en a pas moins une espèce de résonnance. Nietzsche, il dit pas qu’ils appréhendent l’être comme beau, il dit qu’ils font de l’existence un art et que, par-là, ils inventent de nouvelles possibilités de vie. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire, sans doute, deux choses, c’est que - et c’est aussi un thème qui revient tout le temps - le philosophe, c’est-à-dire le grec, c’est celui qui affirme la vie. Il fait de la puissance une instance qui affirme la vie. C’est une conversion de la souveraineté. La puissance ne signifie plus la puissance devenant un art, ça veut dire : elle n’est plus un vouloir dominer. La pensée pré-philosophique, elle, conçoit la puissance comme un vouloir dominer, c’est le problème de la souveraineté. Avec le philosophe grec, non, la puissance n’est plus un vouloir dominer. Qui voudrait... Nietzsche lance sa grande formule, la volonté de puissance, il ajoute : qui... qui pourrait appeler ça une volonté de domination ? Il s’agit pas de vouloir dominer, pas du tout, pas du tout. « Volonté de puissance » n’a jamais voulu, pour Nietzsche, dire, enfin au sens où il le prenait, « assurer sa domination », mais « affirmer la vie ». C’est une mutation de la puissance. Vous voyez en quoi ça peut très bien s’enclencher avec notre perspective de tout à l’heure, historique, affirmer la vie et non plus juger la vie comme le fait le dieu souverain. Si bien que le philosophe, en tant qu’il invente de nouvelles possibilités de vie, il ne peut le faire que par l’opération suivante : l’unité de tout ce qui vit. Et lorsque, même Parménide dit l’être est, et là il rejoint..., l’être n’a jamais voulu dire autre chose que l’unité de ce qui vit. Donc rompre avec la conception de la puissance-souveraineté, voilà le premier acte de la philosophie en tant qu’elle fait de la vie un art, c’est-à-dire en tant qu’elle crée de nouvelles possibilités de vie.

Et deuxième aspect, c’est comment... qu’est-ce que c’est que ces possibilités de vie ? Etablir en soi, en soi-même, un rapport entre les actions et les réactions, tel qu’un maximum d’actions soit produites. Etablir en soi, en soi-même un rapport entre les actions et les réactions, tel qu’un maximum d’actions soit produites. Et cette fois-ci ça s’oppose à l’autre aspect de la pensée magico-religieuse, c’est-à-dire la pensée de l’exploit guerrier et de la guerre. Volonté de puissance n’a rien à voir avec la guerre. D’une part Volonté de puissance n’a rien à voir avec souveraineté. D’autre part elle n’a rien à voir avec la guerre. C’est les deux pôles que je vous disais tout à l’heure de la poésie magico-religieuse, à savoir le problème du dieu souverain, le problème de l’exploit guerrier, qui tombe au niveau de, oui, la philosophie c’est l’affirmation d’une nouvelle forme de vie. Et cette nouvelle forme de vie consiste, du point de vue de la pensée, à penser l’unité de tout ce qui vit. Voilà. Pour Nietzsche, c’est particulièrement insuffisant ce que je dis, mais peu m’importe, ce qui compte c’est que vous ayez juste l’impression que c’est un accent nouveau.

Et tout comme je disais tout à l’heure : du XIXème siècle aux auteurs les plus récents, je reviens alors à mon vrai problème, pourquoi Foucault s’occupe-t-il des grecs dans ses derniers livres ? La réponse va être un peu longue évidemment, mais je sais que s’il s’occupe des grecs, d’après ce qu’on vient de dire, il connaît très bien Heidegger, il connaît très bien les historiens de la Grèce antique, mais il s’en occupe d’un point de vue directement lié à celui de Nietzsche. C’est une affaire de force : si les grecs inventent la philosophie, c’est parce qu’ils apportent une nouvelle conception de la force ou ils font apparaître un nouveau type de forces. Par-là je crois... quand on s’en aperçoit pas, le livre L’usage des plaisirs dérive de Nietzsche, simplement, simplement s’il pose le problème de la même manière que Nietzsche, je crois que sa réponse va lui être tout à fait personnelle et n’est plus du tout une réponse nietzschéenne, elle va être très différente de celle de Nietzsche. Et c’est ça que je voudrais expliquer aujourd’hui, la manière dont Foucault conçoit les grecs, donc, de ce point de vue encore une fois vitaliste ou dynamique, une nouvelle aventure des forces et des rapports de forces.

Car, vous vous rappelez : qu’est-ce que c’était que le rapport des forces chez Foucault ? C’était l’objet du diagramme et c’était : toute force est en rapport avec d’autres forces pour chaque formation, dans toute formation sociale. Toute force est en rapport avec d’autres forces, soit qu’elle affecte d’autres forces, soit qu’elle soit affectée par d’autres forces, [ ?] les deux à la fois, il n’y a pas de force qui n’en affecte d’autres, il n’y a pas de force qui ne soit affectée par d’autres. Donc ce sont ces rapports de forces qui sont saisis dans un diagramme. Je suppose que vous vous rappeliez tout ça. Et je demande : y a-t-il un diagramme grec ? Si vous vous rappelez, on l’a vu puisque c’est une question qui se posait vu la rareté de l’emploi du mot diagramme par Foucault, vu la manière dont il définit le diagramme au niveau des sociétés disciplinaires, c’est-à-dire relativement modernes, on s’était demandé, à notre compte, là, au second semestre, on s’était demandé... ou au second trimestre, je sais plus..., on s’était dit : ben oui, mais est-ce qu’on peut parler de diagramme pour toutes les formations ?

Et puis on avait dit : mais évidemment, évidemment ! Car le diagramme c’est toujours la détermination des rapports de forces qui s’effectue dans une formation sociale, qui s’effectue, qui s’actualise dans une formation sociale. Si bien que je suis en droit de dire : toute formation sociale renvoie à un diagramme, puisqu’elle actualise des rapports de forces. Je demande : y a-t-il un diagramme grec ? Oui il y a un diagramme grec. S’il y a une formation grecque, il y a un diagramme grec. Quelle est sa nouveauté ? Qu’est-ce que c’est le rapport de forces chez les grecs ? Il faut faire très attention à ce livre que Foucault a voulu tellement [ ?] puisqu’il ne reprend pas ces problèmes, mais, là, vous sentez que nous sommes en pleine tentative de raccrocher L’usage des plaisirs aux autres livres de Foucault. Il n’éprouve pas le besoin de le dire, donc, nous, on opère tant bien que mal le raccrochage... pas tant bien que mal parce que je crois qu’il n’est pas forcé, il est vraiment, c’est... c’est... je crois que L’usage des plaisirs appartient fondamentalement à l’ensemble de l’œuvre. Eh ben, le diagramme grec, voilà comment on pourrait le définir, il me semble et ce serait très nietzschéen et assez conforme à ce que vient de dire Comtesse, un rapport agonistique entre agents libres.

Un rapport agonistique, qu’est-ce que ça veut dire, ça, agonistique ? Je crois qu’il faudrait surtout pas confondre agonistique avec polémique, ce n’est pas un rapport de guerre. Un rapport agonistique ce serait quoi ? Ce n’est plus un rapport de guerre qui nous renverrait à l’exploit du guerrier, à la pensée magico-religieuse, de même « entre agents libres », c’est-à-dire c’est pas les agents sous un souverain supérieur qui nous renverrait encore à la pensée magico-religieuse. Là vous avez quelque chose de spécifique. Le diagramme, le rapport des forces qui correspond à la cité grecque, c’est un rapport agonistique entre agents libres, entre hommes libres, mettons. Et qu’est-ce que ce serait que le rapport agonistique qui n’est pas un rapport de guerre, qui n’est pas un rapport polémique ?

Ben, on le voit bien dans la cité grecque, c’est un rapport de rivalité. C’est un rapport de rivalité. Et est-ce par hasard que le mot apparaît chez Platon si fréquemment ? Les rivaux. Les grecs, bien sûr, font la guerre, mais ce n’est pas sous la guerre qu’ils se pensent. Ils se pensent perpétuellement en rivalité, dans tous les sens du mot et les plus concrets : rivalité politique autour d’une magistrature, rivalité judiciaire, rivalité amoureuse. Je crois que c’est avec les grecs que commence le thème fondamental des rivaux en amour, non pas du tout qu’il n’y ait pas eu de rivaux ailleurs ou dans les autres formations, mais, dans les autres formations, il semblerait pas... possible, j’en sais trop rien, de montrer que le rival est toujours pensé sous une autre espèce que la pure rivalité.

Pour ceux qui ont fait un peu de grec : amphisbetesis. Amphisbetesis, c’est un mot qui m’a frappé énormément chez Platon, qu’est-ce que c’est la méthode de Socrate ? Qu’est-ce que c’est que la méthode platonicienne ou un aspect essentiel la méthode platonicienne et qui me semble, là, vraiment dire ce qu’est le Grèce ? C’est : quelle que soit la question posée, il y a des rivaux qui surgissent en disant : c’est moi ! c’est moi ! c’est moi ! C’est pas la guerre, ça, c’est la rivalité. Je dis : quel est le plus beau ? Les grecs n’attendent pas que le souverain décide, ils se tapent pas non plus dessus pour en décider, comme à la guerre, ce n’est plus la pensée magico-religieuse. Sans doute réclament-ils un point par rapport auquel... un point..., un point vide par rapport auquel les prétendants pourront rivaliser. Je vous disais : le texte le plus fond... ou un des textes les plus fondamentaux de Platon en ce sens, c’est Le politique. Voilà que la politique est définie comme l’art... ou le politique est défini comme le pasteur des hommes et, là, vous rencontrez ce qui est vraiment signé Platon, c’est le style Platon, mais il y a douze, vingt, quatre-vingts euh... personnes, c’est-à-dire types de forces qui lèvent le doigt et qui disent : mais le pasteur des hommes c’est moi ! c’est moi ! c’est moi ! Alors Socrate ou un autre, celui qui mène le dialogue, dit : bon, on va essayer de débrouiller tout ça. Bien.

Quand je dis : l’amour même est pensé sous forme de rivalité, c’est très curieux parce que, en effet, vous comprenez, c’est très différent, encore une fois ce serait stupide de m’objecter qu’il y a toujours eu des rivaux en amour et par exemple de citer des textes orientaux. La question est pas là. On me ferait une objection si on me disait : voilà des textes en orient où le rival en amour est vraiment pensé sous l’espèce..., sous l’espèce et une catégorie pure qui serait celle de la rivalité. Evidemment, si... si on me disait ça, là, il y aurait objection. On s’arrangerait, on verrait... ou on s’arrangerait pas et je dirais : pardon, je me suis trompé... Mais il me semble, moi... Mais vous comprenez que le régime agonistique se confond si peu avec la guerre que vous allez le trouver où ? Vous allez le trouver dans les procédures judiciaires. Vous allez le trouver dans le procès amoureux, dans le processus amoureux. Vous allez le trouver dans les jeux. Le rôle des jeux, le rôle de l’athlète. Et qu’est-ce que c’est le platonisme ? S’il fallait donner une définition du platonisme, celle que je donnerais pour mon compte, c’est ceci, c’est : une philosophie..., c’est vraiment la phi.., c’est comme... c’est la réalisation de la philosophie grecque. Pourquoi ? Plus qu’Aristote, il me semble. Aristote il est déjà [ ?].

Mais la pure philosophie grecque, c’est bien Platon, pourquoi ? Parce que c’est celui qui a orienté toute la philosophie dans le sens d’une épreuve des rivaux. Comment juger des rivalités ? Dans chaque domaine, quel est celui qui sait le mieux ? Alors ça va, il y a des domaines où c’est simple... Le cordonnier... d’où toutes les questions de Socrate, toutes les questions techniques, quand il dit : ben il y a pas de problème au niveau du cordonnier, chacun sait qu’en matière de chaussure, celui qui s’y connaît, c’est le cordonnier. Mais en politique ? Qui est-ce qui s’y connaît ? Comment départager les rivaux ? C’est un problème pratique. Comment les départager qu’il s’agisse de rivaux amoureux, de rivaux judiciaires, de rivaux... ?

C’est ça la question platonicienne. C’est pas... C’est pas : qu’est-ce qu’une Idée ? Si les Idées chez Platon ont tellement d’importance avec un grand I, c’est sans doute qu’elles interviennent dans ce problème très concret : Comment départager les rivaux ? Donc je dis ceci uniquement pour donner un peu de... d’éclaircissement à ce que Foucault dit très rapidement, parce que, dans L’usage des plaisirs, vous trouvez plusieurs fois cette invocation : rapport agonistique entre hommes libres. Si vous faites pas très attention, vous le lirez machinalement. Moi je vous propose d’attacher beaucoup d’importance à cette formule chaque fois qu’elle revient dans L’usage des plaisirs, parce qu’il faut y voir le diagramme propre à la cité grecque, qui ne convient pas aux autres formations sociales, ça c’est proprement grec ! Rapport agonistique entre agents libres, c’est une définition qui ne convient qu’à la cité grecque. Or voilà qu’il va en découler quelque chose.

C’était donc mon premier point quant à Foucault. Je passe au second point : de cette définition, ou de ce diagramme, il va découler quelque chose. Qu’est-ce qu’il va découler ? Ben je ne peux appeler ça que, mettons, un décrochage. Et, après tout, lui-même l’appelle, je crois bien, un décrochage, on va voir. A savoir : en fonction du diagramme - rapport agonistique entre agents libres, entre hommes libres - seul un homme libre peut gouverner des hommes libres, et seuls des hommes libres peuvent être gouvernés par un homme libre. C’est l’idéal clisthénien de la cité. Eh bien quel est l’homme libre capable de gouverner d’autres hommes libres ? La réponse de Foucault d’après les grecs ou plutôt le thème de Foucault qui traverse, là, tout L’usage des plaisirs c’est : regardez bien la littérature grecque, même dans ses formes en apparence les plus insignifiantes. Les grecs sont des gens qui ne cessent de vous dire : seul celui qui sait, qui est capable de se gouverner soi-même, est apte à gouverner les autres. Il est évident que ça ne vaut que par rapport au diagramme : les hommes libres, rapport agonistique entre hommes libres. Lequel va gouverner l’autre ? La réponse ça va être : ben, seul est capable de gouverner l’autre, celui qui est capable de se gouverner soi-même. Se gouverner soi-même.

Voilà, Foucault tient son truc. Pourquoi ? Déjà à ce niveau il tient, il tient son idée. Cette idée, c’est ceci : c’est que se gouverner soi-même est une opération très curieuse parce qu’elle ne se ramène ni au domaine du pouvoir, ni au domaine du savoir. C’est une opération spécifique, irréductible au pouvoir, irréductible au savoir. En d’autres termes, se gouverner soi-même est une opération qui décroche et du pouvoir et du savoir. C’est le troisième axe chez les grecs. C’est le troisième axe. Il le dit, L’usage des plaisirs page 90, « bientôt cette ascétique - se gouverner soi- même - commencera à prendre son indépendance ou, du moins, une autonomie partielle et relative », vous voyez : se gouverner soi-même dérive de quelque chose, mais dérive en prenant de l’indépendance. « Bientôt cette ascétique commencera à prendre son indépendance ou, du moins, une autonomie partielle et relative et cela de deux façons. Il y aura décrochage » « Il y aura décrochage entre les exercices qui permettent de se gouverner soi-même et l’apprentissage de ce qui est nécessaire pour gouverner les autres ». Gouverner les autres c’est le rapport de pouvoir.

Vous voyez. On s’est donné le diagramme « rapport de pouvoir », c’est le rapport de [ ?], ce rapport de forces proprement grec, c’est le rapport agonistique entre agents libres. C’est ça qui définit le pouvoir pour les grecs. Ou bien le gouvernement, gouverner les autres. Et quelque chose en dérive. Comme le gouvernement se passe entre hommes libres, comme le rapport de forces met en rapport l’homme libre avec un autre homme libre, seul sera apte à gouverner l’autre, c’est-à-dire un homme libre, un homme libre, un autre homme libre capable de se gouverner lui-même. Le se gouverner soi-même va découler du diagramme, dérive du diagramme et prend de l’indépendance. Il prend de l’indépendance par rapport à la relation de pouvoir, c’est une autre relation. C’est une autre relation. « Il y aura décrochage aussi entre les exercices dans leur forme propre et la vertu, la modération... », « Entre les exercices de gouvernement de soi euh... dans leur forme propre et la vertu, la modération, la tempérance auxquelles ils servent d’entraînement.

Qu’est-ce qu’il veut dire, là ? Tout le contexte, je passe plus vite, l’explique. Il s’agit de la vertu comme code et la vertu comme code de quoi ? Telle qu’elle est chez les grecs, la vertu comme code de savoir. Bref se gouverner soi-même se détache et du diagramme de pouvoir et du code de savoir. Se gouverner soi-même se détache et des rapports de pouvoir par lesquels l’un gouverne l’autre et des rapports de savoir par lesquels chacun se sait soi-même et sait les autres ou l’autre. Double décrochage, par rapport au diagramme de pouvoir et par rapport au code de savoir. Le rapport à soi prend de l’indépendance et ce rapport à soi va recevoir un nom chez les grecs en même temps qu’il prend de l’indépendance en dérivant, vous voyez, il n’est pas premier, c’est ça que je voudrais que vous compreniez, ça suppose le diagramme grec. S’il n’y avait pas un rapport de forces, si les grecs n’avaient pas inventé un rapport de forces nouveau, le rapport agonistique qui s’établit entre hommes libres, ce qui n’existait pas auparavant, s’il n’y avait pas cela, jamais n’en dériverait un art de se gouverner soi-même, il faut d’abord ce diagramme de pouvoir, il faut d’abord ce rapport de pouvoir, pour qu’en dérive ce nouveau rapport « se gouverner soi-même ». Si bien... qu’est- ce que ça veut dire et comment est-ce qu’il en dérive ? Même page 90, le se gouverner soi-même est nommé par Foucault : l’art de soi. L’art de soi. C’est lui qui dérive des rapports de pouvoir tels qu’ils ont une forme originale chez les grecs.

Et les grecs appellent cet art de soi, ils l’appellent enkrateia. Enkrateia. C’est-à-dire, [ ?] traduire... par le pouvoir sur soi, le pouvoir de soi. Le rapport... c’est ce qu’il appelle aussi bien, le rapport à soi. Je voudrais, oui..., une seconde je crois, parce que votre question n’aura de sens que si je termine ce point qui est le plus difficile. C’est que... Bien, qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Ben d’une certaine manière comprenez, si on essaye de prolonger, qu’est-ce qu’il nous raconte, là, Foucault ? Pourquoi ? Il accumule les textes, il va chercher dans Xénophon, toujours cet appel chez tous les auteurs grecs, ce thème : seul celui qui est capable de se gouverner soi-même est apte à gouverner les autres.

Mais, voyez, vous feriez un contresens intense si vous en concluiez que l’art de se gouverner soi- même est premier chez les grecs. Non, c’est pas ça du tout, le raisonnement. Le raisonnement grec ou, en tout cas, le raisonnement de Foucault sur les grecs, c’est : les grecs inventent un nouveau rapport de forces, le rapport de forces entre hommes libres. C’est ça ce qui est premier. Et c’est ça ce qui définit la cité. Le rapport de forces entre hommes libres, c’est quoi ? Encore une fois ce n’est pas la guerre, c’est la rivalité. Deuxième point : il en découle, dès lors, la nécessité de répondre à la question : quel est l’homme libre qui a le droit de gouverner d’autres hommes libres ? Et la réponse, c’est nécessairement : celui qui est apte à gouverner d’autres hommes libres, c’est celui qui est apte à se gouverner soi-même. En d’autres termes le gouvernement de soi apparaît comme quoi ? Eh ben, c’est en effet un tout nouvel état de la force qui n’était pas compris dans le diagramme. Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ça veut dire se gouverner soi-même ?

Essayons de prolonger un peu « se gouverner soi-même »... c’est que la force s’affecte elle-même. Une force qui s’affecte elle-même, qui s’affecte soi-même est auto-gouvernante, auto-directrice. Or pensez à la nouveauté intense : de tout temps, depuis le début de nos analyses, on a bien dit : les forces n’ont pas d’intériorité, toute force renvoie à d’autres forces, soit pour l’affecter, soit pour en être affectée, et, en effet, les rapports de forces étaient des rapports entre forces extérieures les unes aux autres. Une force est affectée par d’autres forces du dehors ou elle affecte d’autres forces du dehors. C’est ça le statut des forces. S’il arrive à une force de s’affecter elle-même. Elle n’est plus affectée par une autre force, pas plus qu’elle n’affecte une autre force, elle s’affecte elle-même et, du coup, elle est affectée par elle-même, c’est l’affect de soi par soi. Est-ce que vous reconnaissez pas tout notre thème au point que j’en ai presque honte ? Autant dire que la force s’est pliée sur elle-même. La force s’est ployée sur soi. Je dirais : il y a eu subjectivation. La force n’avait ni sujet ni objet, elle n’avait qu’un rapport avec d’autres forces. En se pliant sur soi, elle opère une subjectivation. La subjectivation de la force est l’opération par laquelle, se ployant, elle s’affecte elle-même. Les grecs ont plié la force sur soi, ils l’ont rapportée à soi-même, ils ont rapporté la force à la force. En d’autres termes ils ont doublé la force et, par là-même, ils ont constitué un sujet, ils ont inventé un dedans de la force. L’affect de soi par soi. Les grecs ont inventé la doublure en pliant, en ployant la force, ou ils ont inventé la subjectivité ou même l’intériorité. Et l’on dit le contraire, et l’on dit que les grecs ignoraient l’intériorité et la subjectivité. Et il y a bien une raison pour laquelle, d’une certaine manière, on peut le dire. C’est quoi ? Eh ben, c’est pas très compliqué, ils ont inventé la subjectivité mais sous la forme de cette subjectivation par quoi la force est repliée sur soi. En d’autres termes, c’est une dérivée. Les grecs n’ont en effet aucune idée d’un sujet qui serait sujet constituant de quoi que ce soit. La subjectivation dérive d’un état de force. Entre hommes libres, seul sera capable de gouverner celui qui sera capable de se gouverner soi-même, c’est-à-dire de plier sa propre force sur soi. La subjectivité dérive de l’état de force proprement grecs, des rapports de forces proprement grecs. En d’autres termes, on dirait que se gouverner soi-même ou l’art de soi ou le rapport....

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
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