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Deleuze / Foucault - Le Pouvoir cours 21 - 29/04/1986 - 2 Cours du 29 avril 1986 Gilles Deleuze aut participant RequestDigita* 46 :38

C’est comme deux manières, qui fait intervenir y compris la manière dont l’homme se pense. Je peux dire que l’homme se pense dans son agriculture, l’homme occidental se pense dans son agriculture comme dans son élevage d’une certaine manière, sous quelle forme ? C’est très curieux que l’homme occidental va se penser sous la forme du pasteur, ou du semeur, ce qui est semblable. Le semeur c’est le pasteur des graines. Le modèle politique, prenez le modèle politique de Platon, le modèle politique de Platon, c’est le pasteur des hommes. Le politique c’est le pasteur des hommes. Il viendrait jamais à l’idée de Platon de dire que c’est le jardinier des hommes. Je dirais que la forme élevage a été une forme déterminante pour les formations occidentales pour penser l’homme. La forme jardinage, qui, elle, est une forme végétale et d’un certain rapport avec le végétal, le végétal comme lignée pure, le végétal comme ce qu’on pique implique une tout autre manière de penser l’homme.

Alors Haudricourt, il dégagera une idée que les philosophies occidentales de la transcendance sont liées à cela, d’où son raccourci fulgurant à savoir : la transcendance et les mouton. Tandis que les philosophies de l’immanence, les philosophies de l’Orient sont liées à cette tout autre situation. Alors peut-être est-ce qu’on pourrait mieux comprendre, à ce moment-là, comment... je suggérais juste que dans certaines - faut pas généraliser - que dans certaines formations orientales ce sont des formes végétales, ce sont des formes jardinières qui permettent de penser l’homme. Si bien que, dans la question « l’homme pensé sous des formes animales ou l’homme pensé sous des formes végétales », il y aurait, là, non pas du tout des formules euh... faciles ou dites philosophiques, mais il y aurait des formules impliquant des études très précises sur le degré de civilisation exactement comme pour les formations plus récentes dont Foucault nous parlait, lorsqu’on disait : ben oui, à l’âge classique l’homme est pensé sous la forme « Dieu », il peut y avoir des formes, des formations où l’homme est pensé sous la forme « plante », à condition qu’on dise quel type de plante, quel rapport avec la plante etc. etc. Donc, si certains d’entre vous s’intéressent à ce point... euh... vous cherchez... vous cherchez dans Haudricourt. C’est ça qui va pas dans l’édition... Comme par exemple les œuvres, les articles d’Haudricourt n’aient pas été réédités tout ça... Et vous savez pourquoi ils ont pas été réunis ? Parce que cet homme a du génie, mais c’est évident que ça tirerait à 5000 exemplaires, voilà. Euh... donc, il faut que vous courriez en bibliothèque à droite à gauche pour trouver la possibilité de lire du Haudricourt.

Bien. Là-dessus nous continuons et la dernière fois nous avions vraiment abordé l’étude de ce qui nous paraissait le troisième axe de la pensée de Foucault et nous l’avions commencé, on va encore rester sur ce point et essayer de s’y reconnaître dans un ensemble où presque Foucault survient le dernier, une espèce d’ensemble : Heidegger, Blanchot, Foucault. Est-ce qu’il y a des questions sur le point où on en était la dernière fois ? Alors j’essaie, moi, j’essaie tant bien que mal. Ce que je voudrais juste c’est vous donner des points de repères, je prétends pas suivre la lettre des textes de Heidegger, parce que la confrontation directe Heidegger - Foucault on la fera plus tard et sur un autre point. J’essaie de dégager une atmosphère commune. C’est pas très facile, ça, comme si les trois - Heidegger, Blanchot, Foucault - tournaient bien autour de thème commun, mais chacun le tirant dans un sens particulier. Je disais presque, je voudrais insister sur trois aspects, hein. Et, là, que vous me disiez au fur et à mesure... hein, vous m’interrompez si quelque chose doit être précisé. Je dis : le premier aspect que j’avais essayé de développer la dernière fois, c’est que penser vient du dehors. Mais qu’est-ce que ça veut dire « penser vient du dehors » ? Qu’est-ce que c’est ce dehors ? On l’a vu, ce dehors peut être présenté comme plus lointain que toute forme d’extériorité. C’est ça l’essentiel. Ce dehors c’est le lointain, c’est le lointain absolu.

Déjà vous comprenez, vous comprenez où on en est, hein, la légitimité de quelqu’un qui dirait : mais enfin qu’est-ce que ça veut dire « lointain » ? C’est là où je vous convie toujours à faire l’exercice. Il y a pas eu lieu, encore une fois, il y a pas eu lieu de discuter : ou bien déjà ça vous choque, ça vous répugne, ça vous dit rien, l’idée d’un lointain qui serait plus lointain que tout extérieur. Alors je suppose qu’on se divise en deux : pour la moitié d’entre vous, ça ne veuille rien dire, que ce soit des mots, pour l’autre moitié, oui, ça résonne, ça résonne un petit peu. Ça veut dire que, encore une fois, un lointain plus lointain que toute forme d’extériorité ou que tout monde extérieur, ça veut dire : quelque chose que vous n’atteindrez pas à l’issue d’un voyage. Vous aurez beau traverser les mers... etc. C’est un lointain qui se déplacera à mesure que vous avancerez. Le dehors est plus lointain que tout monde extérieur. Alors ceux pour qui ça veut rien dire, moi je trouve que c’est très très respectable. Ça veut dire...ça veut dire que ce sera quelque chose d’autre qui leur dira. Ça veut dire uniquement : Heidegger, Blanchot, Foucault, au moins sous cet aspect-là, ce n’est pas pour eux, ce qui n’est pas du tout mal. C’est n’est pas du tout mal. Mais je dis, encore une fois, il y a pas lieu... vous comprenez ce que je veux dire quand je dis tout le temps : « il y a pas lieu de discuter ». Il y a pas lieu de discuter. Si c’est des mots, allez voir ailleurs, là où c’est pas des mots. Vous le trouverez, vous trouverez vos auteurs à vous.

Enfin bon. Nous on marche comme ça puisque... Vous comprenez que toutes les raisons qu’ils donneront seront à l’intérieur de cette proposition de base : un dehors plus lointain que tout monde extérieur. Mais justement parce que le dehors est plus lointain que tout monde extérieur, il est plus proche que tout monde intérieur. C’est cette espèce d’identité... mais peut-on parler d’identité... cette espèce d’identité du plus lointain et du plus proche. Si le lointain est absolu, il est aussi..., s’il est l’absolument lointain, il est aussi l’infiniment proche. Et d’autant plus proche que lointain. C’est la ligne du dehors. La ligne du dehors, c’est cet état du dehors comme plus lointain que tout monde extérieur et, par là-même, plus proche que tout monde intérieur. Si bien que je peux dire : la ligne du dehors me traverse, je suis l’être des lointains et c’est sans doute ma proximité d’être l’être du lointain. Et l’analyse de cette ligne du dehors, comme étant à la fois plus lointaine que tout monde extérieur et plus proche que tout monde intérieur, je vous disais une des plus belles approximations, puisqu’on ne peut que l’approcher ou bien s’en éloigner et sans doute que plus on s’en approche, plus on s’en éloigne etc., dans cette espèce d’unité du proche et du lointain, je vous disais : les pages les plus belles se trouvent dans Blanchot lorsqu’il essaie de définir le « on meurt » et ce n’est pas par hasard que cette ligne du dehors ne puisse piloter que un « on » et non pas une personne, c’est le « on meurt » que vous trouvez analysé dans L’espace littéraire, livre de Blanchot, page 104 et page 160. Voilà.

Ça, euh... c’est notre premier point. A ce niveau quelle différence y a-t-il, et y a- t-il une différence, entre poésie et philosophie ? Je sais pas. La question n’a pas lieu... ou bien la question est posée, elle est posée là... Il y a pas lieu d’y répondre... Avançons un petit peu, hein... Cette première... Cette première proposition, je peux même pas appeler ça une proposition, c’est vraiment... le dehors parce qu’il est le plus lointain est aussi le plus proche. La deuxième proposition c’est : le dehors se plie, la ligne du dehors se plie. Et cette fois vous voyez ce que ça apporte de nouveau, ce n’est plus le thème du dehors, c’est le thème du pli. Elle se plie. Et qu’est-ce que c’est ce pli ? Ben le dehors se plie et, en se pliant, le dehors fait penser. Le dehors c’est ce qui donne à penser. C’était compris déjà dans la première proposition, dans ce qu’on a fait la dernière fois. Le dehors c’est ce qui fait penser, c’est ce qui donne à penser. A plus forte raison je redouble, je reprends mon avertissement : c’est pas une forme d’extériorité, c’est pas un monde extérieur. C’est le plus lointain. C’est cela qui donne à penser, ce lointain absolu. C’est cela qui donne à penser, c’est cela qui fait penser. Et voilà que cette ligne du dehors se plie et, en se pliant, met l’impensé dans la pensée. Ce qui force à penser se plie et, en se pliant, met l’impensé dans la pensée. Le dehors c’est le plus lointain, c’est ce qui force à penser. L’impensé c’est le plus proche, le plus proche de la pensée. La pensée est prise dans le rapport fondamental avec ce qui la fait penser : le dehors, le plus lointain, non moins que dans son rapport avec l’impensé qui est comme le dedans de la pensée. Le dehors se plie et, se pliant, constitue un dedans. D’une certaine manière le dedans de la pensée est coextensif au dehors. Le dehors comme ce qui fait penser, le dedans comme l’impensé dans la pensée.

Et surgit la formule de Heidegger : ce qui donne à penser, c’est que nous ne pensons pas encore. La pensée en tant qu’elle est dans un rapport fondamental avec le dehors est en même temps dans un rapport fondamental avec l’impensé qui constitue son dedans. L’impensé c’est pas ce qui est hors de la pensée, c’est ce qui est dans la pensée en tant que la pensée découle du dehors sous la condition du pli. Le dehors, encore une fois, la ligne du dehors se plie de manière à constituer dans la pensée l’impensé. Ce qui donne le plus à penser, c’est que nous ne pensons pas encore. Si bien que, vous voyez, à ce second niveau, on se laisse toujours aller, c’est une espèce de rêverie que l’on fait... Si on se laisse aller pour essayer de comprendre ce qu’ils veulent dire, ces penseurs. Le dehors n’est pas un extérieur parce que l’extérieur est toujours relatif. Le dehors c’est l’absolu. Pourtant nous avons un rapport avec le dehors, oui la pensée a un rapport avec le dehors, mais, comme dit Blanchot, ce rapport c’est le rapport absolu ou, si vous préférez, ce rapport est un non-rapport, dit Blanchot. Eh bien de même que le dehors absolu excède toute extériorité parce que toute extériorité est nécessairement relative encore, l’impensé ou le dedans est un dedans absolu qui excède tout milieu intérieur. Un dedans plus profond que toute intériorité puisque le dehors était plus lointain que toute extériorité. C’est ça l’impensé. L’impensé dans la pensée c’est ce dedans plus profond que toute intériorité. Dès lors, identique d’une certaine manière, au dehors plus lointain que toute extériorité.

Vous me direz - et l’un d’entre vous m’a fait une note intéressante - vous me direz : mais c’est pas exactement ça que dit Heidegger, lorsque Heidegger dit : ce qui donne le plus à penser dans notre temps qui donne à penser, c’est que nous ne pensons pas encore. Belle formule, c’est son style à lui, c’est le grand style heideggérien. Ce qui donne le plus à penser dans notre temps qui donne à penser, c’est que nous ne pensons pas encore. Cette formule qui ouvre le livre de Heidegger Qu’appelle-t-on penser, on me dit : mais il est bien question de « nous ne pensons pas encore ». C’est pas gênant, je continue à rêver... Il est évident, si vous entendez les mots de Heidegger résonner... Encore une fois vous pouvez très bien dire : c’est des mots, ça ne me dit rien. Mais, si ça vous dit quelque chose, vous devez bien sentir que le « pas encore » ne signifie pas que peut arriver un moment où nous penserions. Pour une simple raison, c’est que penser c’est penser toujours sur le mode du « nous ne pensons pas encore », pourquoi ? Parce que c’est toujours penser sur le mode du « la pensée vient du dehors », c’est-à-dire la pensée est déjà là et que le « déjà là » et le « pas encore » ne sont pas des moments assignables dans le temps, ce sont des structures coexistantes de la temporalité. Ce sont des structures... la pensée est, dès lors, temporalité dans la mesure où elle est pour toujours pensée qui ne pense pas encore et elle est pensée qui ne pense pas encore parce qu’elle est pensée qui pense le déjà là. Ça veut dire quoi ?

Heidegger a beaucoup gémi sous les contresens que l’on faisait. Notamment, si je fais allusion, pour ceux qui en ont lu un peu, au couple fréquent chez lui « dévoilement -voilement ». Et Heidegger nous dit : surtout le croyez pas que quand je parle d’un dévoilement qui serait la vérité, ne croyez pas que cela signifie que la vérité cesse d’être voilée. Le dévoilement n’est pas l’opération qui s’oppose au voile ou au voilage. Qu’est-ce qu’elle est alors ? Ce qui est dévoilé - il le dit tellement mieux que moi et tellement plus poétiquement, mais c’est parce que, lui, se reconnaît dans cette manière de penser, donc il a tout... - dans cette manière de penser, dévoiler, c’est dévoiler la chose en tant que voilée. Ce n’est pas supprimer le voile. C’est au contraire dévoiler la chose comme voilée et pour toujours et par essence voilée. Ce serait trop facile si... si on supprimait, comme ça, si les choses se supprimaient... Mais non tout subsiste, tout persiste. Et le voile persiste, bien sûr, le voile ne peut apparaître même que dans l’opération du dévoilement. Je dirais même, quitte à... pour m’avancer dans ce qui est euh... pour essayer de m’avancer dans ce qui est commun à Heidegger, à Blanchot et à Foucault, ne croyez pas que le pli soit le contraire du dépli.

Et vous allez me dire : pourtant on a marché de nombreuses séances sur la base suivante que le pli et le dépli étaient deux choses très très différentes. Et oui, et ça valait à un certain niveau, je reviendrai là-dessus, mais, maintenant, nous abordons un rivage où ça risque de ne plus valoir. Non pas que c’était faux quand on distinguait le pli et le dépli, c’était vrai à un certain niveau. C’était vrai au niveau des formes où le dépli et le pli ne donnaient pas les mêmes formes. Mais, là, on n’est plus au niveau des formes. Vous vous rappelez : on en est à ce troisième axe qui est par-delà les formes. Or je dis : qu’est-ce qui est plié dans le pli ? Qu’est-ce qui est dévoilé dans le dévoilement ? Mais ce qui est dévoilé, c’est pas ce qu’il y a derrière le voile. Ce qui est dévoilé dans le dévoilement, c’est le voile, c’est le voilement. Sinon on ne serait pas dans la pensée, on ne serait pas dans l’élément de la pensée, on serait dans l’élément de la pure et simple expérience, c’est-à-dire dans les simples formes d’extériorité et d’intériorité relatives. Toute forme d’extériorité est relativement extérieure parce qu’elle est également relativement intérieure. Toute forme d’intériorité est relativement intérieure parce que relativement extérieure. C’est ce qu’on a vu. Mais le dehors, lui, le dehors absolu, il est au-delà de toute forme d’extériorité, il est absolu. Le dedans absolu, plus profond que tout milieu, que toute... que tout milieu d’intériorité et que tout milieu intérieur, c’est aussi le dedans absolu.

Or, au niveau d’un exercice absolu - et la pensée est exercice absolu - ça se passe pas comme dans les exercices relatifs. Prenez un exercice relatif de mémoire. Qu’est-ce qui se passe dans un exercice relatif de mémoire ? Si je me souviens, j’ai vaincu l’oubli. C’est un exercice relatif de mémoire, si je me souviens, je vaincs l’oubli. Si bien que je peux dire : ou bien j’oublie, ou bien je me souviens. Je dirais de même : ou bien c’est voilé, ou bien c’est dévoilé. Ou bien c’est plié, ou bien c’est déplié. Bien. Qu’est-ce que serait un exercice supérieur de mémoire ? Mettons, pour employer un mot... peu importe s’il est bien choisi.... Un mot technique de philosophie... Qu’est-ce que serait un exercice transcendantal de mémoire par différence avec un exercice empirique, car après tout nous sommes proches de Heidegger qui, dans toute cette opération de la pensée, nous dit : penser s’appelle mémoire, sous-entendu l’absolue mémoire.

Qu’est-ce que c’est qu’une mémoire absolue ou une mémoire transcendantale ? En quoi se distingue-t-elle de la mémoire empirique, de la mémoire ordinaire ? Je peux dire qu’un thème célèbre chez Platon, celui de la réminiscence, est un cas de mémoire transcendantale. Pourquoi ? Puisque ça consiste à se rappeler quelque chose qui n’a jamais été présent. Se rappeler quelque chose qui n’a jamais été présent. Vous comprenez ? C’est, du même coup, se rappeler quelque chose qui est l’objet d’un oubli fondamental. Non pas d’un oubli empirique comme tout à l’heure. Si, tout à l’heure, se souvenir c’était vaincre l’oubli, c’est parce que l’oubli était un accident. Je regarde quelqu’un et je dis : comment il s’appelle ? J’ai oublié son nom. Et puis, tout d’un coup un détail ou bien une association d’idée me livre le nom. Tout ça est empirique. Ce quelqu’un je l’avais déjà vu. Mais, à supposer que ce soit aussi, toujours - je continue mes remarques pédantes - à supposer qu’il y ait autre chose que des mots là-dedans : je me souviens de quelque chose que je n’ai jamais vu. Là, cette mémoire ne se propose pas de dépasser un oubli accidentel. Elle se confronte à un oubli fondamental. Et, en me souvenant de ce que je n’ai jamais vu, je ne triomphe pas d’un oubli fondamental, au contraire. Je découvre le souvenir comme identique à cet oubli fondamental. Tout comme je disais : en dévoilant, je découvre le dévoilement comme identique à l’état voilé de ce que je dévoile. En pliant, je découvre ce qui est dans le pli et, ce qui est dans le pli, c’est le dépli. Bien plus je peux dire que l’oubli est l’objet d’une mémoire dite transcendantale.

Pourquoi ? C’est que on l’a vu dans une autre occasion, du point de vue de l’exercice empirique de la mémoire, ce que je me rappelle, c’est aussi bien ce que je peux - sous-entendu dans d’autres conditions- saisir d’une autre façon. Si je me rappelle mon ami Pierre, c’est parce que dans d’autres conditions, je peux le voir et le toucher. Dans d’autres conditions encore je peux l’imaginer. Je me rappelle avoir fait ma première communion avec mon ami Pierre. Bon. Mais je l’imagine dans le voyage qu’il est en train de faire et je vais le chercher à la gare, quand il revient de son voyage et je lui dis « bonjour Pierre » et je touche sa main. Bon. Mais dans l’exercice transcendantal, c’est pas comme ça. Dans l’exercice transcendantal de la mémoire, je me souviens uniquement de quoi ? De ce dont je ne peux que me souvenir. Cela dont je me souviens, je ne peux pas le percevoir, je ne peux pas l’imaginer. Le souvenir est la seule instance par laquelle je peux le saisir. Du coup, qu’est-ce que c’est ? Ce qui ne peut être que rappelé. Ce qui ne peut être que rappelé, c’est une seule chose, c’est l’oublié pour toujours. C’est-à-dire, en effet, ce que je me rappelle dans l’exercice empirique, je me le rappelle parce que je peux le saisir autrement. Mais dans l’exercice transcendantal, ce que je me rappelle c’est ce que je ne peux pas..., c’est ce que je ne peux pas saisir autrement. Je ne peux que me le rappeler. Qu’est-ce que je ne peux que me rappeler ? L’oublié fondamental. Qu’est-ce que je ne peux qu’imaginer ? L’inimaginable. Qu’est-ce que je ne peux que dire ? L’indicible etc. Qu’est-ce que je ne peux que plier ? Le dépli. Bref, le dévoilement n’est pas la fin du voilement, c’est la manifestation du voile en tant que tel.

Et, lorsque Heidegger construira toute sa théorie de la vérité comme dévoilement, il souffrira parce que beaucoup au début - au début de son œuvre, maintenant on est habitué - interprétaient comme ceci : les grecs ont vu la vérité, premier état, les grecs voyaient la vérité ; deuxième état : nous l’avons oubliée, nous ; troisième état... D’où : nous ne pensons pas encore. Troisième état : nous allons repenser enfin, on va la retrouver. Evidemment rien ne pouvait être plus opposé à la conception de Heidegger pour qui le rapport des grecs avec la vérité est un rapport non pas de dévoilement, mais de dévoilement-voilement. Les grecs dévoilent la vérité parce qu’ils la saisissent comme état voilé. L’état voilé de la vérité, c’est ça le dévoilement. Si bien que c’est des grecs qu’il faut entendre et c’est déjà des grecs qu’il faut entendre : nous ne pensons pas encore. Et il en sera toujours ainsi et nous penserons sous la double forme du « ce qui donne à penser est déjà là », le dehors, et l’impensé du dedans « nous ne pensons pas encore ». Deux structures du temps coexistantes, le déjà là et le pas encore. C’est l’inégalité fondamentale du temps [ ?] ou l’inégalité de la pensée avec elle-même. Bien.

Question dans l’assistance : ?

Deleuze : sûrement si, sûrement si. Alors ce serait d’autant plus que chez Proust... alors oui... En effet on peut euh... Ce qu’il y aurait c’est... Là, la question à la fois elle me plaît bien et elle me gêne parce que... Elle me gêne parce que c’est une tout autre atmosphère, évidemment, que Heidegger. Tandis que les trois dont je parle participent à une certaine atmosphère commune, Heidegger, Blanchot... Proust c’est autre chose. Mais vous y trouvez bien, d’une tout autre manière que chez Heidegger, vous y trouvez bien la démonstration absolue de... euh... toute possibilité de penser, l’idée que la pensée soit possible, c’est même pour ça que Proust déteste la philosophie, il pense - à tort, il me semble - il pense que la philosophie c’est l’exercice d’une possibilité de penser. Et il signerait tout à fait la phrase de Heidegger : que nous ayons la possibilité de penser ne signifie pas encore que nous en soyons capables. Et, pour Proust, qu’est- ce qui nous rend capables de penser ? C’est pas d’en avoir la possibilité, c’est lorsque quelque chose nous force à penser. Seulement, chez Proust, c’est là que ça n’a rien à voir avec Heidegger, ce qui force à penser ce n’est pas la ligne du dehors, ou, si vous préférez, la révélation de l’être, la révélation de l’être comme voilé. Ce qui force à penser c’est euh... C’est, il me semble, quelque chose qui est du domaine... et qui agit du monde extérieur comme signe, comme un signe. C’est-à-dire c’est... c’est le fait d’être jaloux, le fait d’être amoureux, le fait d’être... etc. Alors, il faut que du dehors, chez Proust, quelque chose me force à penser, si bien que, pour lui, le secret de la pensée, elle est due au [ ?] en effet du jaloux ou de quelqu’un de cet ordre et pas du tout du côté du philosophe. Quelque chose me force à penser. Et qu’est-ce que je pense, à ce moment-là, lorsque je suis forcé de penser ? Eh ben oui, je pense d’une certaine manière quelque chose de fondamentalement impensable, ce qu’il appellera... ce qu’il appellera, là, d’un mot qu’on retrouvera aussi chez Heidegger, une terra incognita. Oui. La seule chose, c’est que... c’est quand même plus dangereux, là, de faire un rapprochement avec Proust, parce que pour d’autres raisons que celle-ci... ces auteurs sont tellement différents, évoluent [ ?], mais votre remarque est tout à fait juste, hein.

Question : [ ?]

Réponse : ah oui, ce serait très intéressant... écoute, moi je préfère... je veux dire : si j’ajoute déjà là-dedans, alors, des points de vue qui sont autres... Moi je pense qu’on pourrait faire plutôt comme ceci : c’est quand j’en aurai fini avec Foucault, que l’on reprenne, à ce moment-là, je voudrais des séances libres, où on reprendrait, alors là, où moi je serais très prêt à parler pour mon compte de.... Mais là je suis tellement dans une [ ?] de problème qui, pardon de parler de moi, n’est pas du tout la mienne, que euh... que si j’explique pourquoi... Mais peut-être que parmi vous il y en a beaucoup pour qui... C’est pour ça que je vous disais, je pensais à moi avant tout, quand je vous disais : pour certains d’entre vous, sûrement, ce sont des mots qui n’ont pas de sens. Euh... Mais alors s’il fallait expliquer pourquoi ces mots n’ont pas de sens, et à partir de quel autre sens ces mots ont... Donc, moi, je préfèrerais qu’on fasse ça plus tard. Mais, ça, je serais tout prêt à le faire euh... et qu’on fasse plusieurs séances là-dessus. Mais là ça me paraît déjà tellement compliqué que s’il faut... qu’on ne s’y retrouverait plus du tout. Et alors, donc ce que je viens juste de commenter, je voudrais... et c’est sur ceci que s’il y a des... Mais ce point est très très général, c’est donc que c’est par le mouvement du pli... ma première remarque était centrée sur le dehors et, là, ma seconde remarque est centrée sur le pli, à savoir le pli..., encore une fois le dehors se plie et, dans la mesure où il se plie, il fournit l’impensé dans la pensée. Il met l’impensé dans la pensée.

Question : [ ?]

Deleuze : au point où nous en sommes, je dis et je redis, la question est très... est très juste, je dis et je redis que nous sommes très loin de L’archéologie du savoir, pour une raison simple, c’est que L’archéologie du savoir concerne le problème du savoir, c’est-à-dire celui des formes et des formes d’extériorités. Et le mot le plus fréquemment employé par Foucault dans L’archéologie du savoir, c’est extériorité. Ceci dit, il est exact que quelquefois le mot « dehors » est employé. Par exemple à la fin où très bizarrement il est question de la mort et où, là, apparaît le mot le « dehors ». Ou bien dans d’autres cas où Foucault pose la question : mais enfin qu’est-ce qu’un énoncé reproduit ? Donc, là, on va le voir tout à l’heure, ça, on va voir notamment ces texte de L’archéologie où il est question du « dehors ». Mais si votre question concerne L’archéologie en général, je dis : il y a une différence absolue entre l’archive, qui est l’organisation d’une forme d’extériorité, et ce dont nous parlons maintenant, c’est-à-dire le dehors et la ligne du dehors qui fondamentalement n’a pas de forme, est au-delà de toute forme d’extériorité, elle est par nature plus loin que toute forme d’extériorité. Mais, encore une fois, votre question reste juste car L’archéologie du savoir, il lui arrive, dans certaines pages, de déjà dépasser le problème de l’archive et de poser un problème que Foucault ne sera même capable, pour son compte, de préciser, qu’après, dans les livres suivants.

La troisième remarque, c’est non plus le dehors se plie et, dès lors, met l’impensé dans la pensée, c’est-à-dire constitue un dedans coextensif au dehors, un dedans plus profond que tout monde intérieur, de même que le dehors était plus lointain que tout monde extérieur. Mais la troisième remarque, c’est que, en se pliant, la ligne du dehors produit, produit quoi ? Qu’est-ce que c’est que ce dedans plus profond que tout monde intérieur ? Donnons-lui son nom, qui vaudra également, bizarrement, pour Heidegger, et appelons-le subjectivité. Ce qui nous engagerait du coup à dire que, le pli, c’est la subjectivation. Le pli produit la subjectivité. L’être du sujet ou la subjectivité, c’est le plissement du dehors. Mais si c’est le pli qui produit la subjectivité, comment est-ce qu’elle le produit ? Dès lors, si le pli produit la subjectivité, il la produit comme le double du dehors. Il la produit comme le double du dehors. Et non seulement... et l’on pourra dire... A cet égard je fais allusion à la fin des Mots et des choses qui est un texte extraordinairement difficile... On pourra dire que le sujet a des doubles. Et Foucault, parfois, notamment, s’exprime ainsi : il y a des doubles du sujet.

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
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