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17- 05/05/81 - 1

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transcription : Paula Moore Gilles Deleuze cours du 05/05/81 17 A

Nous avions essayé de définir le tableau par la position de ce qu’on appelait un "diagramme". Et puis on avait dit comme ça, que ce diagramme, "le diagramme", il s’agissait de lui donner une consistance à cette notion de diagramme. On avait dit que le diagramme était susceptible d’un certain nombre de positions.  Et que, après tout, certaines catégories picturales pouvaient, peut-être, être définies comme autant de positions du diagramme, pour parler compliqué, de positions diagrammatiques. Et que, ce n’était pas du tout à partir de problèmes liés à la figuration, qu’il fallait lancer ces catégories picturales, mais que c’était vraiment - peut-être, ça pouvait être plutôt - en fonction des positions du diagramme. Et on avait assigné comme ça, trois positions diagrammatiques :

-  Ou bien le diagramme- c’était des tendances de ces positions. C’étaient des positions tendances — Ou bien le diagramme tend à prendre tout le tableau, et s’étale sur tout le tableau. Et il nous semblait que c’était, en gros, la tendance dite « expressionniste ».

-  Ou bien seconde position diagrammatique, le diagramme, est bien là, mais il est réduit au minimum, et il tend à être remplacé ou "surplombé", à passer sur la domination d’un véritable "code".

-  Remarquez ça se complique pour nous, mais on se laisse aller aux mots parce que, on n’a rien dit encore sur : qu’est ce qu’un diagramme ? et qu’est ce qu’un code ? On essaye de mettre en place des mots, des catégories. Et cette seconde tendance, réduction du diagramme au minimum, le diagramme étant vraiment et continuant à être le véritable germe du tableau ; mais réduction du diagramme au minimum et substitution ou position d’un code, c’était peut-être, il nous semblait, la tendance de ce qu’on appelle "L’abstraction" en peinture.

-  Et puis troisième position diagrammatique : le diagramme ni n’occupe tout le tableau, ni n’est réduit au minimum.  C’est comme une voix de manière très extérieure, qu’on pourrait appeler « une voix tempérée ». Il est là. Il agit comme diagramme, mais il n’occupe pas tout le tableau pour la simple raison que le diagramme effectue alors pleinement son effet, à savoir faire surgir quelque chose qui sort du diagramme. Et ce "quelque chose" qui sort du diagramme, pas plus que dans les autres cas précédents, ça n’est une ressemblance ou une figuration, ça n’est pas quelque chose de figuratif. Mais ce que l’on peut appeler une "figure", une "figure" non-figurative, c’est-à-dire qui ne ressemble pas à quelque chose. Une figure sort du diagramme.

Or ce que j’avais analysé la dernière fois - et on en était là, j’avais presque fini - c’était la première tendance ou la première position, cette position expressionniste. Et je disais, vous voyez, à la limite - introduisons tout de suite une notion dont il faudra aussi essayer de développer - à la limite, c’est comme si le diagramme se développait dans une espèce d’immense brouillage. Un brouillage. Pourquoi ça m’intéresse ce concept de brouillage tout d’un coup, introduit ?

Parce que nos trois positions diagrammatiques ce serait
-  le diagramme qui s’étend jusqu’à être un véritable brouillage.
-  Seconde position, le diagramme qui se fait surplomber ou déterminer par un code.
-  Troisième position, le diagramme qui agit en tant que diagramme. Bon, mais tout ça, pour arriver à une logique de diagramme, il nous reste encore beaucoup à faire.

Alors, je dis juste, pour en finir avec la première position, vous vous rappelez en quoi il consistait, qu’est ce que c’est ce diagramme qui mange tout le tableau ? Je disais, à votre choix là, c’est : ou bien la ligne, le trait ligne, ou la tache couleur, compte tenu des deux grands éléments picturaux en tant qu’ils ne font pas contour. C’est la ligne sans contour ou la tache sans contour. Et je disais : c’est forcé que l’expressionnisme dans la peinture atteigne un niveau d’abstraction dont la peinture dite « abstraite » n’a aucune idée.

-  Parce que, en fait, que toute peinture soit abstraite c’est évident. Mais là où ça devient intéressant c’est lorsque, on cherche les définitions correspondantes à telle ou telle tendance, les définitions de l’abstraction correspondantes à telle ou telle tendance. Il est évident que pour un expressionniste, les peintres abstraits - encore une fois je ne cherche pas du tout à dire : ça c’est mieux que cela, j’essaie de déterminer des catégories. C’est évident que pour un expressionniste, la peinture dit “ abstraite ” ne pêche pas du tout d’être trop abstraite. Elle pêche de ne pas l’être assez. En quel sens ? C’est que, si loin que les abstraits aillent dans l’abstraction, leurs lignes tracent encore un contour. Leurs lignes tracent encore un contour et on reconnaît aisément dans la peinture abstraite des cercles, des demi-cercles, des triangles, etc. Et dans le Kandinsky le plus abstrait, on reconnaît encore le triangle, c’est-à-dire, un contour particulier. Peut-être pas toujours, d’ailleurs, chez Kandinsky. Mais peut-être qu’il n’est pas seulement un peintre abstrait. Et dans un Mondrian on reconnaît encore le fameux carré, etc.

-  Tout ça c’est des lignes qui font contour. Donc les expressionnistes pourraient dire, d’une certaine manière : « La véritable abstraction c’est nous ». Pourquoi ? Parce que, eux, leur problème, et c’est en effet un problème que... ils sont les premiers, je crois, dans la peinture, à poser de manière consciente et délibéré. Par là, je me garantis contre une idée évidente, que ça existait avant dans la peinture. En effet, la peinture a toujours manié et tracé des lignes sans contour. Or, je vous disais, il faut comprendre l’importance, une ligne de Pollock, c’est quoi ? Bien, on ne peut la définir que comme ceci : c’est une ligne qui change de direction à chacun de ses moments, et qui ne trace aucun contour. Or l’importance de... ou la tache couleur de Morris Louis, c’est précisément tous ces peintres que l’on a appelés « expressionnistes abstraits »... et ben, elle est sans contour. La tache couleur ou la ligne sont des lignes sans contour, c’est-à-dire elles ne délimitent ni intérieur ni extérieur, ni concave, ni convexe. Elles ne vont pas d’un point à un autre, même virtuel, mais elles passent entre les points, les points couleurs jetés par Pollock, et cette ligne qui serpente, qui se brise, qui se convulse, qui ne cesse de changer de direction à chaque moment assignable.

-  Je disais, réfléchissez, du point de vue du tracé de cette ligne, c’est quoi, c’est une ligne très curieuse parce que, à la limite, c’est une ligne de dimension supérieure à un. En d’autres termes, c’est une ligne qui tend à devenir adéquate au plan. Du coup, le plan lui-même est entraîné à tendre et à être adéquat au volume. En d’autres termes, c’est une ligne dont la dimension ne pourrait s’exprimer mathématiquement que sous forme d’un nombre fractionnaire, intermédiaire entre un et deux. Alors que la ligne ordinaire, la ligne qui trace contour, a une dimension un. La figure plane a une dimension deux. Le volume a une dimension trois. Bah, c’est évident que l’expressionnisme abstrait résout à sa manière le problème de la profondeur d’une manière tout à fait nouvelle, avec ça. Si vous arrivez à des déterminations en nombre fractionnaire, vous arrivez à des déterminations qui sont typiquement intermédiaires entre un et deux, c’est-à-dire entre la ligne et la surface, et du coup entre la surface et le volume. Donc à la limite c’est une ligne qui remplit le tableau, d’où la fameuse définition de cet expressionnisme abstrait comme peinture « all over », c’est-à-dire, d’un bout à l’autre, d’un bord à l’autre du tableau. Bien, à cet égard il y a une négation. Il y a une espèce de conception probabilitaire de la peinture qui nie toutes les positions privilégiées. Tout endroit du tableau a une probabilité égale, alors que dans toutes peintures classiques il y avait au contraire : le centre, les bords, etc.

-  Bon, alors je disais, et j’en étais là, je disais, vous comprenez, il me semble évident que, quant à ce problème qui nous tourmente, enfin qui... dont on n’a pas fini de parler, à savoir : essayez aussi de fixer - puisqu’il y a toutes sortes de choses qui s’agitent autour de cette notion de diagramme - essayez de fixer les rapports de l’œil et de la main dans la peinture. Je disais, ben, il faut juger des rapports de l’œil et de la main dans la peinture en fonction de nos positions diagrammatiques. Au moins que ça nous serve à quelque chose une fois dit que, il me semblait, je vous disais, que les textes sur l’œil et la main, il me semble... ce que les critiques ont écrit, il me semble, ne rendent pas compte du problème, de la tension qu’il y a de toute manière entre l’œil et la main dans la peinture, que la peinture soit une certaine résolution de la tension, et passe par la tension de l’œil et de la main. Bon. Or vous vous rappelez que, j’avais beaucoup insisté là-dessus : le diagramme dans la peinture est fondamentalement manuel. C’est un ensemble de traits et de taches manuelles. Alors peut-être que... évidement il en sort quelque chose de visuel, mais ce n’est pas la question.

-  Je dirai, lorsque le diagramme tend à tout prendre, quand il s’empare et quand il investit la totalité du tableau, c’est évident que ce qui triomphe c’est un ordre manuel. Et ça me paraît évident pour l’expressionnisme abstrait. Cette ligne de dimension supérieure à un, cette ligne qui ne trace aucun contour, qui n’a ni intérieur ni extérieur, ni concave ni convexe, cette ligne, c’est la ligne manuelle. C’est une ligne que - à la lettre - l’œil a peine à suivre. Et c’est une ligne telle que la trace la main dans la mesure où la main a secoué toute sa subordination par rapport à l’œil. C’est une ligne qui exprime la rébellion de la main par rapport à l’œil. Et qu’est ce qui traduit dans l’expressionnisme abstrait cette espèce de conversion de l’œil à la main ? Triomphent la ligne manuelle et la tache manuelle. Ce qui traduit ça, je vous disais, c’est, - non parce que ce soit toujours comme ça - c’est la manière dont les expressionnistes abstraits abandonnent le chevalet. Il y a beaucoup de manières d’abandonner le chevalet. Et, après tout, jamais la toile ne s’est réduite à sa position sur le chevalet. 

-  Voyez pourquoi j’insiste sur le thème des positions. Même quand un peintre peint exclusivement sur chevalet, c’est évident que la toile, elle est bien meilleure que sur chevalet. Mais concrètement pour l’expressionnisme dit « abstrait », pour Pollock, pour Morris Louis, tout ça, pour Nolland, pour tous ces peintres, qu’est ce qui est essentiel techniquement ? Ben, c’est la nécessité où ils sont... notamment Pollock... d’abandonner le chevalet pour peindre sur sol, pour peindre sur sol une toile non tendue. Ça, ça me paraît très important. D’où, précisément, lorsque le critique américain baptise tout ce courant pictural « action painting », ça veut dire quoi ? Ben, il rend compte de ce qu’il appelle lui-même une espèce d’action frénétique où le peintre fait ses jets de peinture, etc... fait, manie le bâton, manie la seringue à pâtisserie, etc... en tournant autour de la toile qui est à ses pieds. Qu’est ce que ça veut dire « la toile non tendue sur le sol » au lieu de « la toile sur chevalet » ? Ça veut dire une conversion fondamentale. Ça veut dire convertir l’horizon en sol. Ça veut dire passer de l’horizon optique à un sol, quoi... à un sol du pied. Bon, du pied... Mais, la main ou le pied, c’est pareil à cet égard. La ligne manuelle, en effet, elle exprime bien cette espèce... où elle est bien exprimée par cette espèce de conversion de l’horizon en sol. L’horizon est fondamentalement optique. Le sol est fondamentalement tactile. Bon, alors je disais, et c’est là que j’en étais, je disais, oui mais il y a quand même quelque chose d’embêtant parce que les critiques américains, surtout autour de Pollock et de ses suivants... les critiques américains sont d’excellents critiques, et je citais notamment deux de ces critiques, à savoir Greenberg et Fried. Et ils ont écrit de très très belles choses sur ce courant, sur ce courant dit “ expressionnisme abstrait ”. Or, quand ils le définissent, qu’est ce qu’ils disent ? Ils disent : « c’est formidable et c’est moderne ». Et pourquoi c’est moderne ? C’est moderne parce que c’est la formation d’un espace optique pur. 

-  Je veux dire, c’est gênant... c’est gênant pour moi parce que, si vous voulez, si je me permets, j’ai l’impression exactement contraire. À savoir, moi je dirais : c’est formidable Pollock, c’est quelque chose de splendide. Parce c’est la première fois où à ce point, une ligne purement manuelle se libère de toute subordination visuelle.

-  C’est la première fois que la main se libère complètement de toute directive visuelle. Et voilà que les autres, ils disent juste le contraire. Alors ce n’est pas possible. Donc, ça nous fait un dernier problème.

Comtesse : Peut-être que les critiques américains aussi parlent d’un espace optique pur à propos de Pollock. Peut-être que toi, si tu ne comprends pas qu’il n’y a aucune contradiction entre la ligne manuelle et l’espace pur, c’est peut-être au niveau de ton concept de diagramme pictural. Puisque tu définis le diagramme pictural comme main qui serait une main détachée de l’œil, et que l’œil ne pourrait pas suivre, donc une main rebelle. Bon, seulement dans la peinture, dans le processus de l’expérimentation de la peinture, ce détachement diagrammatique de la main par rapport à l’œil, plus libre que la main du peintre... il y a peut-être autre chose que justement.... tu ne dis pas : détachement de la main par rapport à l’œil... c’est précisément une machine optique de détachement qui n’est pas relative du tout à l’œil, et qui est la machine optique du regard, le regard du peintre qui n’est pas justement l’œil de perception ou l’œil sensible ou n’importe quel œil possible. Il y a une machine regard que... dans le détachement, le peintre, justement... la main du peintre reste cadrée, certainement par cette machine-là qui ne se réduit pas du tout à l’œil et qui décalerait certainement d’une autre façon ton concept de diagramme pictural. C’est, à la fois, le peintre... ça ne veut pas dire que le peintre lorsqu’il peint, il devient cette machine du regard. Mais il y a comme une sorte de décalage incessant par rapport à cette machine du regard qui est tournée primordialement, d’ailleurs, vers la tache, justement.

Gilles Deleuze : D’accord ! Voilà une réponse. C’est une première réponse possible.

Anne Querrien : inaudible .... L’acte de regarder la peinture dont tu ne parles absolument pas. Tu parles de l’acte de peindre.... Inaudible Or pendant toute la période kantienne et je dirai, de tout ce que l’on a appris à l’école, on nous faisait regarder la peinture en nous mettant dans la peau du peintre. Donc, il fallait avoir un rapport tactile dans le regard de la peinture, aller voir comment les couches étaient posées.... Inaudible... On nous apprenait d’ailleurs à l’école à peindre pour que l’on sache apprécier esthétiquement la peinture des autres, selon la bonne formule de Kant de l’homme universel... Inaudible...mais, là, on a une dissociation des positions exactement comme dans les espaces mathématiques, où le peintre et le regardant ne sont plus dans la même position par rapport à... et d’ailleurs, la toile qui est peinte sur le sol, n’est-ce pas en tournant autour, elle va être exposée pas sur le sol. Elle va être exposée dans un espace optique. On va aller la regarder à la verticale... Inaudible...

piste 2

G.D : Très bien ! Ha, ben, c’est parfait. Voilà une seconde... Alors c’est bien parce que j’en ai une troisième. Mais elles ne se détruisent pas du tout, au contraire, alors il faut tenir compte de... donc il y a d’autant moins de problèmes. Moi, je me dis ceci : pourquoi est ce que Greenberg, Fried, etc... nomment l’espace de Pollock, de Morris Louis, etc... pourquoi est-ce qu’ils nomment cela un "espace purement optique" ? Il faut les suivre à la lettre. C’est pour une raison très précise. C’est pour la raison suivante que : cet espace s’oppose à un espace pictural dit « classique ». Cet espace pictural dit « classique » est classiquement défini comme un espace tactile optique. C’est-à-dire : l’espace du tableau dit classique serait - on verra ça plus tard, on reviendra sur ce point - serait un espace tactile optique. Ce qui signifie quoi ? Que c’est un espace tactile avec, sur la toile, des référents tactiles. Qu’est ce c’est que les référents tactiles ? Exemple de référents tactiles : le contour. Pourquoi ? Les choses ont un contour, mais elles ont un contour visuel non moins qu’un contour tactile. Oui et non. Il y a bien référent tactile lorsque le contour reste identique à soi, quels que soient les degrés de luminosité. Vous avez beaucoup d’admirables tableaux qui développent un espace tactile, et vous reconnaîtrez la présence d’un référent tactile parce que, lorsque par exemple, vous verrez un contour qui reste, comme on dit, intact... intact - la référence est bien tactile - intact à travers, par exemple... ou, sous une vive lumière ou dans l’ombre. Savoir, par exemple si la perspective, en effet, n’implique pas aussi des référents tactiles, ça me paraît évident que la perspective implique des référents tactiles. On voit bien ce que l’on peut appeler donc, un espace visuel à référents tactiles, et un tel espace sera dit "tactile optique".

-  Il est certain que la ligne sans contour, en ce sens, brise tout référent tactile. Il n’y a plus de forme, il n’y a plus de forme tactile. La forme tactile optique s’est donc décomposée en une ligne sans contour. Je crois donc que, quand les critiques américains définissent l’espace expressionniste abstrait comme un espace optique, ils veulent dire : c’est un espace dont tous les référents tactiles ont été expulsés. Mais alors, suivez bien. Prenons à la lettre ceci. Un espace dont tous les référents tactiles ont été expulsés. Bon. Est-ce que ça permet de conclure : c’est donc, un espace optique pur ?

-  Comprenez pourquoi j’ai besoin et pourquoi j’insiste là-dessus malgré les deux explications qui viennent d’être données, qui s’ajoutent, il me semble, heu... ou la mienne s’ajoute... je dirais, il y a quand même quelque chose de curieux parce que mon sentiment, ça serait presque le contraire, en effet. C’est que, il y a bien une tendance ou un vecteur pictural qui réalise un espace optique pur, mais ce n’est pas du tout l’expressionnisme. C’est la peinture abstraite. Dans la peinture abstraite, là, on a quelque chose qui pourrait être nommé, en effet, un espace optique pur. Mais pas dans l’expressionnisme, du tout. Pourquoi ? Parce que c’est vrai que tous les référents tactiles sont éliminés. Mais, pourquoi ? Pas du tout parce que l’espace est devenue optique. Mais parce que, je dirai et je recommence, parce que la main a conquis son indépendance par rapport à l’œil.
-  Parce que maintenant c’est la main qui s’impose à l’œil. Bien. C’est la main qui s’impose à l’œil comme une puissance étrangère que l’œil, encore une fois, a peine à suivre. Dès lors, les référents tactiles qui exprimaient la dépendance de la main à l’œil, sont effectivement supprimés. Mais pas du tout parce que c’est un espace optique pur, mais parce que la main cesse d’être subordonnée à l’œil, prend son indépendance complète. Dès lors c’est parce que c’est un espace manuel pur, que les référents tactiles qui exprimaient la subordination de la main à l’œil, sont évidemment chassés, expulsés de la toile. Mais encore une fois, donc, c’est bien ce qui me suffisait c’est qu’il n’y ait pas de contradiction.

Anne Querrien : inaudible

G.D : Bien sûr, bien sûr... Oui, mais alors là, eh... D’accord... tu diras c’est... ça devient, du coup, optique pure, mais là ça pose un autre problème. Ça devient optique pur du point du vue du spectateur. D’accord, mais à ce moment-là... à mon avis, en tout cas, moi je ne peux pas l’introduire là, cette idée-là, parce que.. il faudrait alors savoir quel type d’optique, qu’est ce que c’est cette optique qui vient de la main, qui est fabriquée par un geste manuel pur.

Anne Querrien : inaudible ... il n’y a plus aucune communication, quelque part... il n’y a plus de mot d’ordre de se mettre dans la peau du peintre pour regarder la peinture, pourtant ça paraît vachement important ! Inaudible ... alors que dans toute l’émulation qu’on retrouve à l’école, on apprend que l’on peut apprécier la peinture soi-même, en fait, sans ... inaudible

G.D : Ca n’empêche pas que pour le spectateur même, cette conquête optique, ça implique comme même une conquête. Parce que la violence fait à l’œil subsiste. Donc il y a bien cette espèce de nécessité d’un apprentissage où l’œil accepte cette violence qui lui est faite.

Anne Querrien : inaudible ... une espèce de dialectique hégélienne... inaudible... ou positive ou négative, mais on a un acte actif de la peinture qui est de peindre, et un acte passif qui est de regarder. Inaudible

G.D : Cette ligne n’est pas une ligne calme.

Autre étudiante : Moi, je crois qu’il faut regarder du côté de la physique actuelle. Parce qu’il y a une transformation de l’optique qui fait que... inaudible... ça devient manuel. Je sais pas.

G.D : Elle dit, pour ceux qui n’entendent pas, elle dit qu’il faudrait du coup tenir compte d’une espèce de physique actuelle dont en effet, certains expressionnistes se réclament sous l’appellation de “informelle ”, et qui, en effet, tient compte, cette physique actuelle - par exemple toute la physique des signaux, en effet - qui tient compte, très bizarrement, de certains rapports nouveaux entre l’optique et le manuel. Ouais, d’accord, bon.

Comtesse : Il ne faut peut-être pas oublier non plus que lorsque, dans les grandes périodes, les premières grandes périodes de Pollock, dans son rapport, par exemple, le rapport de Jackson Pollock avec Robert Motherwell, que tous leurs problèmes, ce n’était pas simplement le tableau à faire ni les nouvelles techniques picturales. L’important c’était la ligne picturale, la création picturale, et directement ils posaient la question comme ça : dans leurs rapports avec l’inconscient. Ça c’est un problème essentiel de Pollock et les textes, par exemple, de Motherwell sur Pollock. Et tout le problème de Pollock à travers ses analyses jungiennes ratées, et tout ça... c’était, à travers le tableau, une certaine découverte de l’inconscient. Donc ça pose le problème du rapport justement du diagramme pictural avec l’inconscient, parce que eux-mêmes dans leurs processus artistiques posaient et n’ont cessé pas de poser, le problème de ce rapport à travers justement leurs lignes.

G.D : Oui, ça Comtesse... ce n’est pas propre justement - ce que tu dis sur le diagramme c’est très juste, mais en tout cas ce que tu dis ne va pas contre - ce n’est pas propre á l’expressionnisme parce les uns diront : « le diagramme ou l’équivalent du diagramme, c’est de l’ordre du hasard ». Les autres diront : « c’est de l’ordre de l’involontaire ». Les autres diront : « c’est de l’ordre de l’inconscient ». Enfin, il y a un accord dans toutes les directions, pour dire en effet, que le diagramme - cette espèce qu’on avait défini en premier approximation comme un chaos-germe - est bien une espèce d’inconscient de la peinture, oui, du peintre. Et vous voyez, il y a plein de prolongements, c’est parfait.

-  Je passe à la seconde position diagrammatique. Cette fois ci ce n’est pas le diagramme qui s’étend comme disait Klee : "le point gris qui prend tout le tableau". Ce n’est pas ça. C’est au contraire le diagramme qui n’est plus que.. qui est vraiment comprimé au maximum, comme si - c’est tellement compliqué - le peintre, d’une certaine manière voulait conjurer alors, tout ce qu’il a d’obscur dans le diagramme. Tout ce qu’il y a, mettons, d’inconscient, d’involontaire, etc, etc. Et je dis : Qu’est ce que c’est cette tendance à réduire le diagramme ? Je prends comme hypothèse - en effet sûrement ça nous lance dans un problème qui va nous faire faire des détours - c’est en effet, ces peintres qui se lancent, pour nous spectateur, on a une drôle d’impression, on a l’impression qu’on se trouve encore une fois à la frontière, tout ça - mais toute peinture est à la frontière de la peinture - on se trouve à la frontière de la peinture parce qu’on a l’impression cette fois, que ce qu’on nous présente c’est une espèce de code dont on n’aurait pas le secret. Et en quoi l’on reconnaît cette peinture qui tend vers un code ? Encore une fois, je fais ma remarque immédiate. Je fais ma remarque immédiate une fois pour toutes : ces peintres sont des peintres. Donc ce ne serait pas des peintres s’ils appliquaient ou s’ils faisaient un tableau à partir d’un code. Ce n’est pas ce que je veux dire. Mais la frontière est peut-être très mince.

-  Si un tableau verse dans l’application d’un code, vous direz quoi ? Ben oui, n’importe quel ordinateur peut le faire, évidemment. N’importe quel ordinateur peut produire des tableaux d’après un code, ça c’est tout simple. Bon, ce n’est pas cette bêtise-là que je veux dire des peintres abstraits. Je veux dire, tout se passe comme si on nous présentait quelque chose qui allait valoir comme un code intérieur à la peinture, comme un code proprement pictural. Alors il faudrait que, j’essaie de vous faire sentir en quoi... Je prends une phrase d’un peintre du XIX siècle qui n’est pas, d’ailleurs, un abstrait, en proprement parlant, mais il me semble que l’abstraction n’est pas loin. Je la lis cette phrase : « la synthèse consiste à faire rentrer toutes les formes dans le petit nombre de formes que nous sommes capables de penser. Dans le petit nombre de formes que nous sommes capables de penser : ligne droite, quelques angles, arcs de cercles et d’ellipses ». Est ce qu’il n’y a pas l’idée d’une espèce de code, de code - à la limite géométrique ? Code géométrique qui ferait que la géométrie suffit. Elle a son code, la géométrie. Aussi encore une fois, ce n’est pas l’application de figures géométriques.

Kandinsky distingue très bien les figures dites abstraites et les figures géométriques. Il dit : voilà - ce qu’il appelle lui, une figure abstraite, Kandinsky « c’est une figure qui ne désigne rien d’autre que soi ». Bon À ce moment-là , la figure picturale abstraite et la figure géométrique semblent se valoir : Je veux dire : le triangle peint par Kandinsky et le triangle tracé par la géométrie, les deux semblent répondre à cette condition : "une figure qui ne désigne plus que soi", par opposition aux figures concrètes. Et il ajoute : seulement voilà « c’est une figure qui a intériorisé sa propre tension ». La tension c’est le mouvement qui la décrit. Elle a intériorisé sa propre tension. C’est ça que ne fait pas la figure géométrique. Voyez pourquoi un peintre abstrait - et je progresse pas à pas - pourquoi un peintre abstrait pourra dire : « C’est abstrait bien que la ligne fasse contour, bien qu’il ait contour ».
-  Le problème est très différent du problème de l’expressionnisme, ça fait contour seulement voilà : le contour ne détermine plus une figure concrète, le contour ne détermine plus qu’une tension. Le contour ne détermine plus un objet, le contour ne détermine plus qu’une tension.
-  C’est ça la définition picturale de l’abstraction pour Kandinsky. Et la notion de tension va être essentielle dans tout ce que dit Kandinsky sur la peinture. Bon. Mais ça donne quoi ? Qu’est ce que c’est cette tension ? Dans les écrits de Kandinsky, vous rencontrez constamment des choses qui évoquent irrésistiblement encore une fois, l’invention d’un code. Qu’est ce que c’est ces choses ? C’est les textes célèbres de Kandinsky où il nous dit par exemple - à l’issue de longues recherches, à l’issue de longs commentaires - j’en retiens que les résultats, donc ça paraît forcément un peu arbitraire - il nous dit : 
-  "Vertical, blanc, actif.
-  Horizontal, noir, passif ou inertie.
-  Angle aiguë, jaune, tension croissante.
-  Angle obtus, bleu, pauvreté ».

Voilà. j’extraie. Il y a de longues listes chez Kandinsky. On a l’impression que ce n’est pas seulement une table de catégories. Ce sont les éléments dont on parle. La synthèse consiste à faire rentrer toutes les formes dans le petit nombre de formes, un petit nombre de formes bien déterminées. Qu’est ce que c’est ce petit nombre ? J’essaie là de précisercetteidéedecode pictural.

Vous remarquez que dans le cas de Kandinsky il faudra dire qu’il n’y a pas un code. C’est presque chaque peintre abstrait qui invente un code. Exactement comme dans le langage, où il y a des possibilités de toute sortes de langues, dans un code pictural il y a toutes sortes de codes, si bien que chaque peintre abstrait c’est peut-être l’inventeur d’un code. Comment on définirait ce code, alors ? Qu’est ce que ce serait ce code "immanent" à la peinture ? Et qui ne préexiste pas, qui attend d’être inventé par tel, tel ou tel peintre ? Je reprends les termes de Kandinsky. Voyez qu’il a toujours trois critères : la ligne verticale, horizontale, angle obtus, angle aigu, angle droit, etc, etc. Et puis, il composera avec ça : carré, rectangle, cercle, demi-cercle.  Il y a, donc : ligne ou forme, première catégorie. Deuxième catégorie : dynamique actif, passif. On pourrait en ajouter. On pourrait concevoir un code avec plus de deux valeurs. Il n’y aurait pas simplement actif et passif. Il pourrait y avoir actif, passif, témoin. Je vois des peintres qui définissent trois rythmes, trois rythmes fondamentaux :
-  Le rythme actif à tendance croissante,
-  le rythme passif à tendance décroissante,
-  le rythme témoin, constant, et ça fonctionne dans la toile : vous avez des éléments à niveau constant, vous avez des éléments à niveau décroissant, vous avez des éléments à niveau croissant. Donc je dis juste : il y a une première catégorie qui renvoie aux lignes ou figures. Une deuxième catégorie qui sont dynamiques qui renvoie à la dynamique, qui renvoie à l’activité/passivité, et vous avez une troisième catégorie chez Kandinsky qu’il n’oublie jamais, qui renvoie à une espèce de disposition affective, qui serait une espèce de catégorie de l’affect. Et puis une catégorie qui renvoie à la couleur, par exemple : Vertical, blanc, activité, joie.

-  Qu’est ce que ça veut dire ça ? Un code, c’est quoi ? Il me semble qu’une des conditions pour qu’il y ait un code, c’est, d’une part, que vous déterminiez des unités, des unités significatives, discontinues, discrètes comme on dit. Des "unités significatives discrètes" en nombre fini qui peut être très grand, qui peut être plus ou moins grand, mais finalement c’est toujours un ensemble fini, donc, des unités significatives discrètes. Je le dis abstraitement, pour le moment. Et deuxième condition c’est : ces unités significatives doivent être porteuses, chacune doit être porteuse, de relations binaires, d’un certain nombre de relations binaires. En effet, ce n’est pas du tout simplement, je crois, par commodité que les codes sont binaires. La binarité et les codes à quelque chose là d’essentiellement lié. Je veux dire quoi ?

-  Je prends l’exemple que vous connaissez bien, l’exemple du langage. En quoi l’on peut dire qu’il y a un code du langage ? Ou en quoi l’on peut dire que "langage" implique un code ? Les linguistes, nous ont renseignés là-dessus depuis longtemps. À savoir premièrement : Le langage est décomposable en unités dites « significatives », qu’on appellera par exemple des « monêmes ». Mais ces unités significatives sont décomposables en éléments plus petits. Ces « monèmes », unités significatives, sont décomposables en éléments plus petits qu’on appelle des « phonèmes ». Et les « phonèmes » n’existent pas indépendamment de leurs relations binaires. Unité significative, je dis : « Le vent ». Vous attendez mal. C’est la fameuse série, vous savez ces fameuses épreuves constantes en phonologie Alors moi, je précise : « Je dis le vent, je ne dis pas "dent". Relation « V / D ». C’est une relation binaire, une relation phonématique. Mais je ne dis pas : « fend ». Relation « V / F ». Je ne dis pas : « ment ». « V / M », etc, etc. Ces relations binaires ce sont les traits, ce qu’on appelle en linguistique « les traits distinctifs ». Si bien que le phonème est strictement dépendant de l’ensemble de relations binaires dans lequel il entre avec d’autres phonèmes.

-  Bon ! je dis il y a bien un code linguistique parce qu’il y a unité significative et décomposition possible de ces unités significatives en éléments pris dans des relations binaires. Qu’est ce que j’ai défini là ? Et peut être que ça va nous faire avancer pour plus tard, donc je voudrais que vous reteniez au fur et à mesure. Je suis forcé de passer par ce détour. Je dirais que ce que j’ai défini d’une certaine manière, c’est le concept d’articulation. Reprenons. Il y a bien , comme dit Martinez, il y a bien même double articulation. Le langage est articulé. Ça veut dire quoi ? Le langage est articulé, ça ne veut pas dire seulement qu’il y a des mouvements de la glotte qui articule le langage. Il ne s’agit pas seulement des mouvements physiques articulatoires. Le langage est actualisé par des mouvements physiques articulatoires parce que en lui-même est articulé. Et être articulé, ça signifie quoi ? Ça veut dire : être composé d’unités discrètes qui renvoient elles-mêmes à des éléments pris dans des relations binaires. Il me semble que c’est la meilleure définition du code. Seulement, qu’est ce qui m’avance là-dedans ? Qu’est ce qui m’arrange ?

-  Je pourrais vous l’expliquer que plus tard, mais je marque déjà des résultats pour moi. À savoir que nous tendons à identifier les deux concepts de code et d’articulation. Est ce qu’on peut les identifier complètement ou pas ? Alors, de coup, ça me dépasse, ça ne m’intéresse pas. En tout cas, je peux vous dire qu’il y a une frange commune entre les sphères de ces deux concepts : code et articulation. Il n’y a pas de code inarticulé. Je prends un dernier exemple. Je dirais donc, qu’il y a deux choses qui sont fondamentales dans l’idée de code : les unités discrètes, un nombre fini d’unités discrètes, et ces unités discrètes sont l’objet d’une série finie de choix binaires. Pourquoi j’introduis cette idée de choix là ? C’est pour rendre compte du rapport entre les unités et les éléments, entre les unités significatives et les éléments pris dans des rapports binaires. Je prends un exemple courant en informatique : comment vous allez choisir six dans l’ensemble des huit premiers nombres ? Vous allez choisir six à l’issue des trois choix binaires. Trois choix binaires successifs. Vous prenez votre ensemble : un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit. oh c’est dur, c’est embêtant parce que c’est le jour où j’ai à dire des choses très abstraites. Alors là c’est : un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit. Premier choix binaire, vous divisez votre ensemble en deux. Vous choisissez la moitié droite au dessus de quatre. Cet ensemble, dès lors, ce sous-ensemble, quatre, cinq, six, sept, huit, vous le divisez à son tour en deux. Et vous choisissez la bonne moitié où six est compris. Vous obtenez un sous-ensemble en deux termes. Troisième choix binaire : vous choisissez six. Donc, il y a toujours possibilité de réduire un choix suivant un code à une succession de choix binaires. Il ne m’en faut pas plus, je ne vais pas plus (inaudible) Code = articulation. Articulation = unité déterminée par une série de choix binaires. Une unité déterminable par une série de choix binaires. Qu’est ce qu’il me paraît du coup fondamental ? Je reviens à la peinture : En quoi en effet, mon hypothèse que la peinture abstraite serait l’élaboration d’un code auquel le diagramme est lui-même soumis. Dans ce cas de la peinture abstraite, c’est que ça fonctionne en effet comme ceci : vous avez un certain nombre d’unités discrètes. Ça ne veut pas dire que ça soit facile de peindre tout ça. Mais c’est une peinture de code. C’est l’invention d’un code proprement pictural qui n’existe que dans la peinture, et qui n’existe que dans la mesure où il est inventé.

-  Dès lors peindre, ce serait inventer un code, quoi ? inventer un code proprement optique. L’idée d’un code optique me paraît très profond dans la peinture abstraite. Et ça serait ça le sens moderne de la peinture suivant les peintres abstraits. On vous fera, on vous proposera un code intérieur optique. En quoi ça se voit, si rapidement que j’ai évoqué les textes de Kandinsky ? Les unités significatives, elles apparaissent pleinement. La verticale blanche active, par exemple, ça c’est une unité significative. Mais l’unité significative, elle est indécomposable en unités plus petites, mais elle est parfaitement décomposable en éléments pris dans des choix binaires. Ce choix binaire c’est quoi ? C’est les choix portant sur la figure, les choix portant pour la couleur, les choix portant pour la disposition affective. Actif - passif.

-  Là, vous avez un choix binaire. Vous me direz : « pour la couleur ce n’est pas pareil ». Si, pour la couleur c’est une succession de choix binaires. Exactement comme dans mon exemple informatique. Et même tout le cercle des couleurs est une espèce de binarisation des rapports entre couleurs. Le rapport de couleurs et de leurs complémentaires, etc, les intermédiaires, etc. tout le cercle avec ces rapports d’opposition, vous donne un système de choix binaires entre couleurs. Et alors, je peux dire que vraiment à la lettre, chez Kandinsky, apparaît très nettement les deux niveaux de l’articulation picturale. D’une part les unités significatives qui regroupent toute une série de choix binaires. Or comment on appellera ces choix binaires qui permettent de déterminer l’unité significative ? Vous savez le nom qu’ils prennent ? On les appelle des « digits ». Et, en effet, qu’est ce que c’est ça, ce mot "digit" ?

-  Binari-digit. C’est un mot formidable pour nous là. Qu’est ce que c’est "le doigt" ? Qu’est ce qu’il vient faire "le doigt" la dedans ? Le doigt, il est réduit à... c’est le doigt qui appuie sur le clavier. Le doigt c’est une folle réduction de la main. Drôle de truc, le doigt c’est ce qui subsiste quand l’homme a perdu ses mains. Un doigt qui appuie sur le clavier. Qu’est ce que c’est ? C’est l’homme sans mains ça. Le digit c’est l’état manuel de l’homme sans mains. Qu’est ce que je veux dire ?

Je pense à une belle page de Leroy Gourand. Leroy Gourand parle là de l’homme de l’avenir et il dit oui, c’est un homme couché. Il n’a plus à bouger. Bon d’accord. C’est une espèce de portrait de science fiction. Il est de plus en plus infantilisé, et puis il n’a plus de mains. Mais il lui reste un doigt pour les claviers. Voyez dans l’évolution future on n’aura plus de mains, eh ? On n’aurait plus qu’une seule main comme ça, et l’on appuiera sur des trucs, bon. (Rires des élèves).

Ça me permet d’introduire déjà une variation. 
-  Quand je disais :" Les problèmes des rapports oeil / main, c’est très, très compliqué parce que la main elle-même, elle en a tellement de figures... Je pourrais faire des catégories de la main. Commencer, essayer c’est purement hypothèse pour le moment, mais on verra si plus tard, c’est confirmé.

-  Et j’aurais déjà envie de distinguer le manuel, le tactile, et le digital.
-  Je dirais le tactile, et vous me permettez de donner des définitions qui me conviennent, évidemment c’est conventionnel, c’est des définitions de convention. Alors, là vous ne pouvez avoir d’objections. J’appellerais tactile la main subordonnée à l’œil. L’état de la main subordonnée à l’œil. Quand la main suit les directives de l’œil, la main alors se fait tactile.
-  Quand la main secoue sa subordination par rapport à l’œil. Quand elle s’impose à l’œil, quand elle fait violence à l’œil, quand elle se met à gifler l’œil, j’appellerais ça « du manuel propre ».
-  Et le digital c’est au contraire, le maximum de subordination de la main à l’œil. C’est ne même plus la main qui met ses valeurs propres tactiles au service de l’œil, c’est la main qui a fondu, subsiste seulement un doigt pour opérer le choix binaire visuel. La main est réduite au doigt qui appuie sur le clavier. C’est-à-dire, c’est la main informatique. C’est le doigt sans main. D’une certaine manière, est ce que ce n’est pas ça "l’Idéal" ? L’idéal, mais avec beaucoup de réserves, l’idéal de la peinture abstraite, à savoir, un espace optique pur. 

-  Un espace optique pur tel qu’on ne sente plus la main. Ça veut dire quoi ça, tel qu’on ne sente plus la main ? Tiens, on ne sent plus la main. C’est un drôle de truc parce que c’est une formule toute faite qui traverse la peinture. Les peintres qui se disent entre eux : « ah, cette toile est belle, on n’y sent pas la main ». C’est-à-dire, ça paraît être un défaut si on ne sent pas la main. Est ce que c’est possible qu’on ne sente pas la main ? La peinture abstraite, est ce que c’est pas la peinture de l’homme sans mains ? Ça voudrait dire quoi ? Evidemment non, ce n’est pas ça. Qu’est ce qu’il prouve que ce n’est pas ça ?
-  Quand il s’agit de distinguer un faux Mondrian d’un vrai Mondrian, qu’est ce qu’ils font ? Il y a une page célèbre d’un critique là-dessus. Qu’est ce qu’ils distinguent, vous regardez quoi, pour savoir si c’est un faux ou si c’est un vrai ? Ils disent, les critiques disent : « Ce n’est pas très difficile, finalement, si vous avez un peu d’habitude vous regardez, vous avez le nez sur le carré là, on vous dit c’est un Mondrian, vous regardez l’endroit où les deux cotés du carré se croisent, et vous regardez qu’est ce qui se passe au niveau des couches de peinture, au niveau du croisement, vous avez bien des chances de vous apercevoir que c’est un peu... vous avez bien des chances, à plus forte raison quand le carré est coloré, quand les couches de couleur se superposent. Là, vous avez des chances de voir si c’est un imitateur ou pas. Ça veut dire : on sent la main. Mais c’est que, chez Mondrian c’est pire. C’est pire, enfin pire, c’est encore plus beau, je ne sais pas, c’est ce vous voulez, que chez Kandinsky. Parce que chez Mondrian il y a vraiment une espèce de réverie - il y a des écrits théoriques de Mondrian - de réduire tout à deux unités binaires.
-  Alors là, c’est une espèce de code extrême horizontal et vertical. Il y a des déclarations multiples de Mondrian dans son extrême sobriété, dans son ascétisme spirituel : arriver à que tout soit rendu par horizontal ou vertical. Il n’y a besoin de rien d’autre. Qu’est ce qu’il veut dire quand il dit qu’il n’y a besoin de rien d’autre ? Comprenez, du point de vue du code, c’est l’idéal du code.

-  Parce que je disais : un code, un code normalement c’est un nombre fini d’unités significatives, sous entendu plus que deux, qui sont déterminées à la suite d’une succession de choix binaires. L’idéal suprême du code c’est qu’il n’ait que deux unités significatives et donc, un seul choix binaire. Là vous auriez un code du code. Le code du code c’est lorsque au lieu d’un nombre déterminé d’unités significatives déterminables par une succession de choix binaires, vous n’avez qu’un seul choix binaire pour deux unités significatives. Or Kandinsky n’a jamais essayé cette chose-là. Mondrian, lui, va très loin dans horizontal / vertical, c’est tout. Seulement à ce niveau extrême d’ascétisme pictural, "je vous ferai une horizontal et une verticale, et vous aurez le Monde", "le Monde en son abstraction". On retrouve tout. C’est pour vous donner un goût, mais vous l’avez déjà, un goût que finalement les catégories esthétiques sont bien fondées, mais tout se mélange. Parce que parmi les textes les plus beaux sur Mondrian il y a des textes de Michel Butor. Butor a très bien montré quelque chose, c’est que les carrés de Mondrian, par exemple, très souvent n’ont pas la même épaisseur en longueur et en largeur. C’est évident, d’ailleurs. Il n’a pas besoin de le montrer longtemps.

-  Seulement cette différence d’épaisseur a un effet optique très curieux : c’est que, alors devient très important, l’endroit de croisement de la longueur plus mince, et de la largeur la plus épaisse, par exemple, or ce point de croisement va déterminer une ligne virtuelle. Là il y a quelque chose de très curieux - tout comme on parle d’une ligne virtuelle en musique, là, on va parler de ligne virtuelle en peinture. Le fait que les deux côtés du carré n’aient pas la même épaisseur, fait que l’œil qui regarde, l’œil du spectateur trace précisément une diagonale que Mondrian, pour son compte n’a plus besoin de tracer.

-  Cette ligne virtuelle, cette diagonale virtuelle, qu’est-ce que je peux dire d’elle ? Je peux dire à la limite, que c’est une version abstraite d’une ligne sans contour puisqu’elle n’est pas tracée par le peintre. De même chez Kandinsky ce qui complique tout, c’est qu’il a des très beaux Kandinsky où vous trouvez ces éléments, ces unités significatives. Mais elles sont bizarrement parcourues vraiment de lignes alors, qui viennent, chez Kandinsky, qui ont une source trés simple, qui ont une source vraiment gothique, de lignes, de lignes vraiment nomades, de lignes sans contour. De lignes qui passent entre les figures, qui passent entre les points, qui n’ont ni début ni fin, et qui sont typiquement alors des lignes "expressionnistes" et qui pourtant ne viennent pas rompre l’harmonie ou le rythme du tableau. C’est vous dire que ces catégories, il me semble, ce n’est pas parce que les choses empiètent les unes sur les autres que les catégories sont pas bien formées.

-  Tout ce que j’essaie de dire voilà c’est que, au niveau de la peinture abstraite, celui qui était allé le plus loin, il me semble, c’est le peintre dont je vous ai parlé, et qui me paraît un très, très grand peintre abstrait. C’est Herbin. Et Herbin, lui il va très loin. Simplement il invente son code. On n’emprunte pas le code du voisin. « Il invente son code », ça veut dire quoi ? Il fait un truc qu’il appelle ... Lui, il veut appeler sa peinture un « alphabet plastique ». Alphabet plastique, et lui il prend quatre formes, quatre formes fondamentales. Quatre unités significatives qui selon lui sont : le triangle, la sphère, l’hémisphère, le quadrangulaire (le rectangle, et le carré). Il a ses quatre formes. Il a quatre formes à titre d’unités, et il les fait passer par des rapports binaires, rapports binaires, un peu comme Kandinsky concernant cette fois-ci la couleur, concernant la disposition affective, et bien plus, il ajoute - est ce que c’est coquetterie, ou c’est quelque chose de plus profond ? - Il y ajoute des lettres de l’alphabet. Si bien qu’il compose ses tableaux souvent, à partir et en fonction, ou l’inverse, il donne le titre correspondant aux lettres déterminées par les unités picturales. Par exemple, il intitule un tableau « Nu ». Et il faut décomposer « Nu ». « N »-« U ». Voir à quelle forme plastique correspond le « N », à quelle forme plastique correspond le « U », à quelle couleur, etc, etc. Un peu , vous savez, comme Bach jouait avec le mot Bach en musique. Donc, il va très loin dans le thème "un alphabet plastique" Qu’est ce que ça veut dire tout ça ? Ça donne, en effet, des chefs d’œuvre. C’est un grand coloriste. Est ce que c’est plaqué cette idée ? Non, moi, je vois mal la possibilité de "voir" la peinture abstraite sans y "voir", non pas l’application d’un code préexistant, mais l’invention d’un code optique. Encore une fois, ce code optique étant fondé sur la double articulation.
-  Premièrement, des unités significatives picturalement.
-  Deuxièmement, des choix binaires élémentaires qui déterminent ces unités.

Alors là on aura, bien en effet, la définition d’une espèce "d’espace optique pur codé", ou la main à la limite, tend - mais ça n’est qu’une tension - ou la main tend à être expulsée au profit du doigt, un espace digital.

Bon, et je disais, il y a une troisième voie. Comment on fait ? Voyez ? mes deux positions diagrammatiques, en effet, elles s’opposent point par point.

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien