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- 08/04/1986 - 2

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Deleuze / Foucault - Le Pouvoir cours 18 - 08/04/1986 - 2 Cours du 8 avril 1986 Gilles Deleuze aut participant RequestDigital 46min53

Au niveau... Prenons une discussion logique. Le principe d’identité A est A. C’est un vieux principe, c’est un très vieux principe, le principe d’identité, mais il est très intéressant. Et puis, bon, il est déjà bien connu des grecs, bon... Alors, on saute, on n’a pas le temps d’examiner chaque formation historique. Il faudrait demander : dans la formation des grecs, qu’est-ce que c’est le principe d’identité ? Je saute aux classiques, à la formation classique XVIIème. Evidemment ils ont une manière très originale de se servir du principe d’identité. Euh... Je crois d’une certaine manière qu’ils font porter le principe d’identité jusque sur l’infini, jusque dans l’infini, ce qui est complètement étranger aux grecs, alors ça... Faire porter le principe d’identité jusque sur l’infini, c’est-à-dire constituer précisément une identité de Dieu. Porter l’identité dans l’infini... c’est une idée tellement bizarre ! Vous en trouvez l’expression la plus pure chez Leibniz. C’est un coup de force étonnant. Porter A est A dans l’infini, ça fait rêver, c’est une belle entreprise, ça, une grande et belle entreprise. Bien.

Question : [ ?] Ils en font une garantie de...

Deleuze : de l’infini ? Oui... Ou l’inverse

Etudiant : ils ont besoin d’une garantie parce que ça ne tient pas...

Deleuze : ouais, ouais, ils ont besoin d’une espèce de fondement qu’ils ne vont trouver que dans l’infini pour le principe d’identité même. Ce qui va permettre une philosophie étonnante, encore une fois, qui est la philosophie de Leibniz... Bon, mais enfin peu importe, hein. Qu’est-ce que fait le XIXème siècle ou qu’est-ce qui apparaît à partir de Kant ? Un déportement complet du principe d’identité, qui s’exprime comment ? Récusation de la formule même du principe d’identité... ça a l’air de rien, hein, tout ça, mais c’est tellement important ! Toutes les formes de pensée passent... Formule du principe d’identité, c’était, si vous voulez, A est A. A est A. Eh ben, à partir d’un certain âge, on ne peut plus dire A est A. Et pourquoi qu’on peut plus dire A est A ? Il y a mille manières de plus pouvoir dire A est A. Vous savez, c’est compliqué tout ça. Parce que, voilà, voilà les hommes. Le Dieu est mort et les hommes arrivent et, quand les hommes arrivent, ils disent, ils se disent entre eux : nous ne pouvons plus dire A est A. Et pourquoi les hommes ne peuvent plus dire A est A ? Suivez-moi bien. Les hommes ne peuvent plus dire A est A, parce qu’ils ne peuvent pas savoir s’il y a A. Qui pouvait leur dire qu’il y a A ? Dieu. Si Dieu est mort, si la forme « Dieu » s’est écroulée, A s’est écroulé. A est A, s’il y a A. Voilà que le principe d’identité reçoit un petit complément qui va le ruiner, qui va ruiner sa formulation. A est A ? Oui bien sûr : à condition qu’il y ait A. Ce qui ne veut même pas dire : si A existe, mais s’il y a quelque chose à penser, si un concept existe. Qu’est-ce qui me prouve qu’un concept existe ? Oui. S’il y a A, alors A est A. Ah bon ? En effet ils ont recueilli le principe d’identité du moment où ce principe dépendait de la forme « Dieu ».

Donc, si la forme « Dieu » vacille, le principe d’identité devient hypothétique. S’il y a A, alors A est A. Bon. Le principe d’identité a perdu sa valeur... comme on dirait en philosophie, mais, là, c’est une terminologie indispensable, ce qu’on appelle en logique ou en philosophie... Le principe d’identité a perdu sa valeur apodictique, c’est-à-dire de nécessité logique. Il n’a plus qu’une valeur hypothétique. S’il y a A, alors A est A. D’où nécessité que le principe d’identité soit accroché à un autre principe catégorique, un autre principe apodictique, principe apodictique qui ne peut plus être fourni par la forme « Dieu ». Encore une fois c’est très juste, là, ce que tu viens de dire : c’était Dieu le garant des identités, c’était Dieu le garant des identités. Maintenant il n’y a plus de garant. Où trouver un garant ? Ce sera un autre garant.

Ben, il est connu le tout autre garant. A partir de Kant, qu’est-ce que c’est ? Le garant du principe d’identité « A est A », c’est « moi égale moi ». C’est le « je pense ». Moi égale moi. Toute identité trouve son garant dans l’identité de la conscience de soi. C’est parce que, moi, je pense que A égale A, s’il y a moi. Mais « moi, je pense » n’est pas soumis à une hypothèse. « Moi, je pense » est le nouveau principe apodictique. Et si A égale A c’est parce que le « je pense » accompagne tout concept. « Moi égale moi » accompagne tout A. C’est ce que Kant dira : le « je pense » accompagne toutes mes représentations. Le « je pense » accompagne chacune de mes représentations, en d’autres termes tout A renvoie à « moi égale moi ». Vous me direz : mais « moi égale moi », mais quel intérêt tout ça ? « Moi égale moi » c’est la position du moi fini. C’est l’identité du moi fini qui garantit maintenant l’identité du principe d’identité. C’est ça la finitude constituante et c’est ça la forme « homme ». C’est ça la forme « homme », c’est l’identité du moi fini. Et les post-kantiens le diront explicitement : si A est A - par exemple c’est des formules que vous trouvez chez Fichte euh... explicitement - si A est A, c’est que moi égale moi. Vous voyez : moi n’est pas un A parmi les autres. Moi égale moi, c’est la position de la conscience finie qui va garantir l’identité de tout ce qui est pensé. La forme « homme » remplace la forme « Dieu ».

Alors, dans cette histoire de la finitude constituante, encore une fois, qui commence avec Kant, Heidegger n’est qu’une fin de parcours, hein. Ça traverse tous les... C’est la synthèse du moi fini. Si vous voulez, pour résumer, la synthèse du moi fini remplace l’analyse du Dieu infini. Ce sera le grand renversement kantien, le passage de la forme « Dieu » à la forme « homme ». Mais j’attire votre attention là-dessus, si vous voulez, il y a toujours... les deux sont légitimes... Quand vous essayez de caractériser quelque chose, il faut que vous mainteniez les deux. La formule abstraite, par exemple vous voulez définir abstraitement la théorie de la connaissance au XVIIème siècle, mais ça ne suffit pas, il faut que vous arriviez à trouver le problème, le problème vécu, le problème qui, bien que problème tout intellectuel, affecte [ ?]. Encore une fois, au XVIIème siècle, ils savent plus où ils en sont. Ils savent absolument plus où ils en sont parce que tout est infini et c’est des infinis de divers ordres. Et c’est ça leur problème concret. Trouver des techniques par exemple... Alors, par exemple, le problème concret devient... Là-dessus vous pouvez convoquer toutes les disciplines, quand vous tenez le problème concret qui s’étale dans une époque, qui apparaît, qui sue à travers une époque, vous pouvez mieux comprendre comment les choses se renvoient les unes aux autres.

Bon, tous les mathématiciens se demandent comment on va dominer, comment on va faire un instrument capable de porter, non pas sur l’infini, mais sur un ordre d’infini qui serait l’infini mathématique. Et c’est le foisonnement des méthodes autour du calcul infinitésimal. Mais, en peinture, tout autre problème : vous avez une découverte, vous avez des transformations de la perspective, vous avez des découvertes de la lumière, de la lumière indépendamment du contour des objets qui, là aussi, renvoient à un ordre d’infini très particulier. Et, dans les grands textes théologiques, vous avez cette tentative pour distinguer les ordres d’infini : « attention ! L’infini n’est pas... » etc. Et partout une espèce d’angoisse : où trouver un centre pour l’homme ?

D’où le thème pascalien : l’homme n’a pas de centre, l’homme n’a plus de centre. Et le dernier espoir : est-ce que le Christ peut être considéré comme le centre de l’homme ? Vous comprenez, quand on dit « est-ce que le Christ peut être considéré comme le centre de l’homme ? », ça intéresse encore aujourd’hui certainement beaucoup de personnes, mais ça apparaît quand même comme un problème qui n’est plus tout à fait adapté à nos soucis. Euh. Pas forcément. Euh. C’est un souci, comme dirait Nietzsche, pour le dernier pape, mais c’est plus tellement un souci pour nous. Et pourtant, si vous le replacez..., par exemple si vous relisez les textes de Pascal, ben vous comprenez que ça [ ?] de dire : mais est-ce que le Christ peut être considéré comme le centre de l’homme ? Ça veut dire quoi ? Ça veut dire : l’homme, dans le monde du XVIIème siècle n’a absolument plus de centre. Pourquoi ? Parce que l’univers est infini. Alors là on comprend comment Pascal peut rester absolument moderne. C’est d’une modernité absolue parce que... évidemment c’est pas pour les mêmes raisons que l’homme du XVIIème siècle n’a plus de centre et que, nous, on n’en a pas, c’est pas pour les mêmes raisons, mais enfin ça fait de quoi parler avec les auteurs du XVIIème siècle, ça fait au moins un dialogue. Euh ils gémissent là-bas, là, du fond de leur XVIIème siècle : « nous avons perdu le centre ! ». Et puis, nous on peut leur répondre : « ah ben ça tombe bien parce que nous aussi ! » Mais alors on va voir de quelles manières différentes. Et puis ça entraîne à se dire : ah, mais est- ce qu’il y en avait vraiment qui avaient un centre ? Oui, alors qu’est-ce qui se passait de mauvais pour eux, s’ils avaient un centre ? Ça allait pas fort non plus. Alors qu’est-ce que c’était avoir un centre ? Peut-être qu’ils gémissaient sous leur centre, hein. C’était peut-être pas très bon non plus, tout ça. Il n’y a jamais rien de très bon, hein. Euh, mais ça permet..., ça nourrit comme ça les conversations à travers les siècles et, surtout, ça vous permet de... ça vous permet de trouver que Pascal n’a rien perdu de sa grandeur et de sa puissance. Voilà. Ça va j’ai répondu ? Oui ? Trop même ! (rires)

Alors on revient à plus, à plus modeste, hein. Ces âges du droit... Oui, j’ajoute parce que je voudrais que certains d’entre vous y réfléchissent [ ?]. Je disais, encore une fois, Foucault n’a jamais supporté et c’est sa rigueur, que les petites périodes bien déterminées, sauf, on le verra à la fin, euh, tout à fait à la fin où il considère des périodes assez longues, mais ça va être un mystère pour nous : qu’est-ce qui l’a persuadé qu’il fallait considérer de longues périodes à la fin ? Mais, jusque-là, encore une fois, vous pouvez constater à quel point ses livres s’échelonnent sur de courtes périodes, des courtes durées, en gros au maximum : du XVIIème au début du XXème. Mais, je veux dire, si vous acceptez la méthode qu’il nous confie, au point où nous en sommes, à savoir : des rapports de forces étant donnés, dans une période historique, chercher la forme qui en découle, moi je crois que c’est une méthode qu’on peut appliquer à de tout autres périodes et, je vous le disais, c’est évident que Foucault s’est toujours interdit de parler, sauf quelques allusions, des formations historiques d’Asie, des formations historiques d’Afrique, des formations historiques euh... il s’est tenu à l’Europe occidentale et à certains segments de l’Europe occidentale très déterminés, et il voulait surtout pas en sortir.

Et, encore une fois, ce que nous pouvons affirmer en toute confiance, c’est que la forme « Dieu », la forme « homme » et la forme « surhomme » n’épuisent absolument rien, n’épuisent pas l’univers des formes et que, sûrement, il y a ailleurs des rapports de forces entre des forces dans l’homme et des forces du dehors qui donnent lieu à de tout autres formes qui ne sont ni dieu, ni l’homme, ni le surhomme. Par exemple, ça me paraîtrait très très intéressant de chercher un peu quelles sont les formes indiennes, quelles sont les formes chinoises, les formes asiatiques plus généralement, les formes africaines. Mais moi, là, je crois qu’il y aurait, qu’on pourrait trouver des formes qui, en effet, ne seraient plus ni dieu, ni l’homme, ni le surhomme, mais qui seraient d’extraordinaires formes végétales ou animales, des formes de jardin, l’homme-jardin... enfin, là j’arrête parce que... ! L’homme-jardin ou bien des formes homme-animal, l’homme-animal... Donc les histoires de totémisme, c’est pas à ça que je pense, justement. Je pensais pas au totémisme, le totémisme c’est du concept. C’est bien mieux que ça. Je veux dire les rapports de forces seraient pensés en rapport avec des formes végétales, avec des formes animales. Pas des animaux existants, bien entendus, mais ce serait affaire de rapports de forces et les formes animales rendraient compte de ces rapports de forces. Alors ce serait dire que ce serait un très, très riche domaine. C’est l’Inde, moi, qui m’intéresserait surtout à cet égard. Il faudrait reprendre, là, les... Faudrait... il y a un auteur très important là-dessus, qui s’appelle Haudricourt, qui était un spécialiste d’agronomie et qui a dit, sur le rôle des formes jardin en Asie et des formes végétales en Inde et des formes animales... il fait de l’Inde une espèce d’intermédiaire entre l’occident et l’orient, c’est très curieux ce qu’il dit... enfin... il y aurait beaucoup..., il y aurait à chercher. Il y aurait à faire l’équivalent peut-être de ce qu’a fait Foucault au niveau des civilisations non-européennes. Peu importe, peu importe... c’est pour dire.

Etudiant : il y a une question qui revient à chaque fois pour moi, c’est : dans ces rapports de forces, [ ?) sélectionné trois types de vecteurs [ ?]. Mais est-ce qu’il n’y aurait pas d’autres forces, d’autres systèmes, [ ?]. Mais qu’est-ce qui permet de sélectionner, à partir de quels critères on choisit [ ?) comme centre [ ?]

Deleuze : ouais, ouais, la question est très bien fondée. Mais on y a répondu quand tu n’étais pas là. Euh, mais comme je sais pas si tout le monde s’est rendu compte qu’on y a répondu, je bondis sur l’occasion pour euh... Il n’y a pas une formule fixe chez Foucault, tout dépend de la période. Car tu dis toi-même, tu as relevé « vie, travail, langage ». Pourquoi est-ce que « vie, travail, langage » survient et quand ? Ça survient uniquement pour la forme « homme », donc il n’y a pas de formule invariable. C’est pas... A chaque formation on va pas interroger vie, travail, langage. Et pourquoi est-ce que, au niveau de la forme « homme », c’est « vie, travail, langage » qui compte ? Pour une raison simple, là - on peut penser que Foucault n’a pas raison, on peut penser qu’il a raison - c’est que pour Foucault c’est la triple racine de la finitude. Et c’est parce que « vie, travail, langage » sont les trois forces de la finitude que la forme « homme » sera pensée en rapport avec la vie, le travail, le langage, puisque la forme « homme » apparaît lorsque les forces dans l’homme affrontent les forces de la finitude. Or, les trois forces de la finitude, c’est « vie, travail, langage » selon Foucault. Alors, là-dessus, en effet, on peut, tout est ouvert, on peut réfléchir, on peut se dire : est-ce qu’il me convainc ? Mais il n’y a pas lieu de discuter à mon avis. C’est chacun... chacun de nous peut se dire : voyons, qu’est-ce que ça veut dire « la vie, le travail, le langage sont les trois racines de la finitude » ? Est-ce qu’il y en a pas d’autres ? Est-ce que... ? Est-ce que ? [ ?] Le fait est que, le schéma de Foucault, c’est ça. Mais à l’âge classique les... Il s’agit pas des forces de la finitude, donc il ne s’agit pas de la vie, du travail et du langage. Il s’agit, je dis, des ordres d’infini. A l’âge classique, les forces dans l’homme ne sont pas rapportées à des forces de finitude : les forces de finitude ne sont pas reconnues. Le travail est reconnu, le langage est reconnu, la vie est reconnue, mais elles ne sont pas érigées en forces positives. Elles sont érigées en figures de la limitation.

Donc les forces dans l’homme à l’âge classique ne sont pas du tout confrontées à « vie, travail, langage » comme forces de la finitude, mais les forces dans l’homme à l’âge classique sont confrontées aux ordres d’infinité, c’est-à-dire de ce qui est élevable à l’infini. Et qu’est-ce qui est élevable à l’infini ? C’est pas le travail. Tu vois en quoi le travail, pour Foucault, est une force de finitude : justement il n’est pas élevable à l’infini. Ne serait-ce que par sa définition dans tous les sens du travail. Si vous prenez le sens physique de travail d’une force, un travail infini n’a strictement aucun sens, c’est un non-sens, c’est comme une vitesse infinie. « Vitesse infinie » c’est une expression dénuée de sens. Alors « travail infini », c’est.... Une vie infinie, c’est... ça n’a pas de sens, tout ça. En revanche l’âge classique va donc reconnaître quoi ? Ce qui est élevable à l’infini, à savoir non pas le travail, mais la richesse. Vous me direz : la richesse, elle est pas élevable à l’infini... Si. Dans les conditions où le XVIIème siècle pense la richesse, en rapport avec la terre, supposée avoir une puissance inépuisable en droit, la richesse est élevable à l’infini. D’où l’idée de Foucault : au XVIIème siècle, il n’y a pas d’économie politique, parce que l’économie politique est fondée sur le travail et sur la finitude du travail, en revanche il y a une analyse des richesses. De même, il n’y a pas de biologie parce que la biologie suppose la finitude de la vie. Mais il y a une histoire naturelle qui, elle, est élevable à l’infini. De même il y a une grammaire universelle, il n’y a pas de linguistique. Et, au troisième âge, l’âge du surhomme, c’est encore de nouvelles forces. Car, en effet, ce que j’ai essayé de montrer, même si on garde les mêmes mots, « vie, travail, langage », le travail au sens du travail des machines de troisième espèce n’a plus rien à voir avec le travail des machines énergétiques ou avec le travail de l’homme. Donc chaque fois c’est des forces différentes qui interviennent, il n’y a pas du tout une formule stéréotypée chez Foucault où chaque formation serait confrontée aux mêmes forces du dehors. Chaque fois, bien plus, pour qu’une forme change, il faut qu’entrent en jeu de nouvelles forces du dehors. Voilà. Ouais ?

Question : [ ?]

Deleuze : Euh... Je répondrai ceci : au point où nous en sommes, ce sont des questions qui me gênent un peu parce que... voilà, euh, je réponds un peu en désordre. Je réponds sur deux points essentiels de vos questions. D’une part la dialectique, d’autre part le principe d’identité. Dialectique, principe d’identité, au point où nous en sommes, je répondrais pas ça en général, mais si je... si je m’intéresse au point où nous en sommes dans notre analyse, ce sont des notions vides tant que n’est pas dit dans quelle formation vous le considérez, il n’y a pas de principe d’identité univoque. De même, il n’y a pas de dialectique univoque. Si je m’intéresse aux formations qui emploient le mot dialectique, je vois que c’est un mot qui apparaît dans la formation grecque. Et puis qui a une longue histoire dans la formation médiévale. Je crois ne pas exagérer en disant : il disparaît de la formation classique. Même si on peut le trouver par-ci, par- là, ça ne va pas fort. Il réapparaît sous une forme triomphale, mais tout autre, dans la formation XIXème siècle. Je dis juste : si vous me dites « quelle est la place de la dialectique ? », je dis : dans quelle formation ?

Question : [ ?]

Deleuze : Alors je dis : dans la formation hégélienne... euh... dans la formation XIXème siècle, la dialectique hégélienne me paraît typiquement une opération qui appartient pleinement au XIXème siècle, par laquelle la synthèse du moi fini, que la dialectique suppose - et c’est par-là que la dialectique hégélienne est absolument différente de la dialectique grecque - la dialectique hégélienne est postkantienne, c’est-à-dire elle présuppose le moi fini comme fondement et elle opère... et le propre de la dialectique hégélienne, c’est de prétendre réconcilier le moi fini avec l’infini. C’est une tentative passionnante, c’est une tentative grandiose, mais elle implique la détermination du nouveau fondement comme étant le moi fini, c’est-à-dire elle implique la position kantienne de départ que Hegel n’a jamais récusée. Ce que Hegel veut montrer par la dialectique qu’il constitue, c’est comment les moments du moi fini vont être une véritable réappropriation de l’infini. C’est son truc à lui. Il va de soi [ ?] que, lorsque Platon parlait de dialectique, il s’agissait de tout à fait autre chose qui appartenait à la formation grecque. Il y aurait un problème : pourquoi le même mot ? Pourquoi le même mot ? C’est sans doute qu’il y a des rapports. De Hegel à Platon, il y a quelque chose qui se passe, Hegel réactive quelque chose de platonicien, c’est sûr ça.

Mais donc, je ne pourrais jamais me demander, au point où nous en sommes, la dialectique en général. Je peux me demander en quoi est-ce que la dialectique hégélienne appartient bien à la formation XIXème siècle. Si vous me posez cette question, je réponds évidemment oui, puisque Hegel a toujours reconnu que le principe d’identité renvoyait à la position du moi fini. Et c’est même pour ça qu’il prétend dépasser le principe d’identité, pour reconquérir l’infini. Or comment il le dépassera ? Ben il le dépassera d’une manière qui me paraît très belle et qui va montrer précisément toujours la finitude comme force de position. Finalement il va dire : c’est pas l’identité qui compte, c’est le principe de contradiction. C’est ça, c’est ça l’originalité hégélienne qui va réconcilier l’infini et le fini, c’est déplacer le principe d’identité vers le principe de contradiction.

Ecoutez-moi bien à cet égard, parce que c’est pas compliqué tout ça. Le principe de non-contradiction, c’est A n’est pas non-A, le principe d’identité, c’est A est A. Tout le monde connaît depuis très longtemps le principe de contradiction et le moindre logicien a toujours dit : ben oui, le principe de non-contradiction découle du principe d’identité : si A est A, A n’est pas non-A. Hein. Qu’est-ce qu’il fait Hegel ? Il faut être un imbécile... là je ne vise personne, parce que personne n’est tombé certainement dans une telle erreur... Il faut être un imbécile pour croire que, comme l’on dit... non ! Comme personne n’a pu le dire, jamais ! ...Que Hegel renverse le principe de contradiction et croit que les choses se contredisent. Il faut être vraiment un débile, quoi. Il faut être débile. Car, qu’est-ce qu’il fait, Hegel ? Voyez, supposons un enfant pas doué qui aurait mal compris Hegel, il dirait : Hegel, c’est un monsieur, c’est un philosophe, un drôle de philosophe qui dit A est non-A. Euh, on peut toujours dire n’importe quoi, mais ce serait une drôle d’idée de dire « A est non-A ». L’intérêt serait très petit d’abord, ensuite ce serait idiot, ce serait vraiment idiot. Quand même, alors, il est pas à ce niveau-là, Hegel. Qu’est-ce qu’il dit, Hegel ? Il dit comme tout le monde « A n’est pas non-A », seulement il est le premier à le prendre au sérieux. Les autres, ils disaient « A n’est pas non-A », mais ils ne savaient pas ce qu’ils disaient. Ils croyaient qu’ils se contentaient de dire, d’une autre manière, A est A. Hegel il arrive là-dedans, alors c’est très étonnant l’histoire d’Hegel, il arrive là-dedans, c’est pour ça qu’on risque de comprendre qu’il dit « A est non-A ». Il arrive là-dedans et il dit : mais vous avez rien remarqué, quand vous dites « A n’est pas non- A » ? Pourquoi vous dites « A n’est pas non-A » ? Vous avez raison de dire « A n’est pas non- A », mais jamais, si vous partez du principe d’identité, jamais vous n’engendrez le principe de non-contradiction, il y a une frontière de l’un à l’autre. De A est A, vous ne pouvez pas conclure A n’est pas non-A, et pourtant il faut dire : A n’est pas non-A. Pourquoi ? Qu’est-ce qui apparaît de nouveau avec « A n’est pas non-A » ?

Eh ben, comme on dit, pardonnez du peu, ce qui apparaît de nouveau c’est deux négations. Quand je dis A est A, le triangle est triangle, bon c’est une chose. Mais lorsque je dis : le triangle n’est pas le non-triangle. Ah, pourquoi diable est-ce que j’introduis deux négations ? Et la remarque triomphante de Hegel, c’est que l’identité n’est jamais qu’un résultat. A savoir : pour poser sa propre identité, il faut que la chose s’oppose à ce qui la nie, deux négations. Pour poser sa propre identité, il faut que la chose s’oppose à ce qui la nie, A n’est pas non-A. A n’est pas [s’oppose] non-A [à ce qui la nie]. Donc l’identité n’est qu’un résultat du principe de non-contradiction. Il faut que la chose affronte son opposé et nie ce qui s’oppose à elle pour poser son identité. Bon. Comme on dit : il introduit le négatif comme force dans la pensée, le négatif n’est plus une négation, comme au XVIIème siècle, le négatif est une force. La puissance du négatif. Si bien que, loin de dire « A est non-A », Hegel c’est celui qui dit « A est A », mais pour dire « A est A », il a fallu que vous disiez « A n’est pas non-A ». C’est le principe de non-contradiction qui est premier par rapport au principe d’identité. Comprenez qu’une idée aussi simple que ça - alors que personne n’avait eu cette idée-là - une idée aussi simple que ça, ça fait un grand philosophe. Mais alors, si vous... supposons quelqu’un qui dise : Hegel, c’est celui qui dit « A est non-A », vous comprenez bien que, d’une part, il détruit tout ce qu’il y a d’intéressant dans l’idée, et il comprend plus rien à rien. Je dis : Hegel, ce n’est pas celui qui nie le principe de non-contradiction, c’est au contraire le premier qui prenne au sérieux ce principe au point de le poser comme premier par rapport au principe d’identité. Et il va en découler toute sa conception de la dialectique, vous ne pouvez poser l’identité de la chose que si vous lui faites traverser une aventure spéculative par laquelle elle affronte son opposé, c’est-à- dire elle affronte ce qui la nie et nie elle-même ce qui la nie et ce sera la dialectique hégélienne qui n’a rien à voir avec la dialectique platonicienne. Vous comprenez ? Alors j’espère avoir vaguement répondu à votre question...

Question : est-ce que c’est pas déjà un petit peu dû à l’introduction, au siècle précédent, des grandeurs négatives, ce que Kant va appeler les grandeurs négatives ?

Deleuze : ben si. C’est pour ça que c’est kantien. Ça suppose deux choses ; ça suppose la découverte que le négatif n’est pas une limitation, n’est pas une négation de limitation, mais une force et ça, ça suppose le moi fini, c’est-à-dire, en effet, le texte dont, à cet égard, tout découle, c’est le texte de Kant, lorsqu’il dit : une grandeur négative, une quantité négative, -2 par exemple, n’est pas une limitation. C’est une force positive orientée à l’inverse de la force +2. Si bien que, même là, il y a une armature arithmétique très simple : les nombres négatifs, tout comme au XVIIème siècle, il y avait le calcul différentiel. Mais pas du tout que ce soient les mathématiques qui inspirent la philosophie, c’est que ce qui est problème en mathématiques a son correspondant en philosophie et inversement.

Voilà. Alors on y va ? Alors on se replie sur euh... Mais ça va être la même chose. On va essayer de dégager trois formes juridiques et pour nous confirmer déjà dans quelque chose, c’est que chacune des trois formes qu’on a vues, Dieu, homme, surhomme, c’est jamais pur et on peut jamais dire que c’est la merveille. J’insiste là-dessus parce que j’ai beaucoup de souci... Ne croyez pas que euh... que quand nous serons devenus des surhommes, avec notre silicium, nos animaux et notre littérature, que tout ira bien. Non. Il faudrait même je crois.... Pourtant c’est compliqué, vous savez, quand on écrit, c’est très très difficile parce que, pour se faire comprendre, il faut bien faire des simplifications alors, même Nietzsche... Quand Nietzsche parle du surhomme, on a l’impression que c’est la, la radieuse aurore. Mais faut pas le comprendre comme ça. Il a raison, il a raison : il faut toujours aller un peu vite, il faut toujours, mais ça ne se passe pas comme ça. Tout ça, c’est très différent. Quand régnait la forme « Dieu », eh ben, encore une fois, tout n’allait pas très bien. Pourtant on était sous la forme « Dieu », mais qu’est-ce que l’homme prenait sous la forme « Dieu » ! Qu’est-ce qu’il prenait, l’homme existant ! Euh, et les croisades et les guerres de religion... tout ça, quoi. La forme « homme », la grande forme humaniste... tout ça, on en a vu, surtout que ça s’interrompt pas. Au moment de la forme « homme », il y a encore ce que Nietzsche appelle le dernier Pape et, le dernier Pape, il est là, il travaille la forme « homme ». Et il faudrait, ceux qui connaissent Nietzsche, moi je crois qu’il faudrait périodiser notamment le quatrième livre de Zarathoustra : le dernier Pape, il travaille pleinement la forme « homme », mais la forme « surhomme », elle va continuer à être travaillée par ce que Nietzsche appelle... pourtant ça en a pas l’air d’après le texte, mais il faut, mais il faut introduire cette périodisation... elle continue à être travaillée par ceux que Nietzsche appelle admirablement les derniers hommes. Les derniers hommes, ils sont partie prenante dans la forme « surhomme » et ils s’agitent, si bien qu’on va voir que chaque forme continue à être le lieu, pour parler comme Foucault, d’un combat ou de multiples combats, ou un lieu stratégique, les lieux stratégiques où des combats continuent.

Or, voilà mon thème, si vous voulez, mon thème général c’est : est-ce qu’on peut esquisser, d’après les recherches de Foucault, des formations juridiques qui correspondent à : forme « Dieu », forme « homme », forme « surhomme », ou forme de [ ?] ? Je crois que oui, si vous reprenez, alors, les textes de Foucault dans d’autres livres que Les mots et les choses, les grands textes qui concernent le droit. Et, là encore, c’est une évolution très localisée, pourquoi ? Parce que Foucault insiste énormément sur le modèle juridique, le goût juridique de l’Europe occidentale, du Moyen-âge au XXème siècle. Et ce goût juridique, c’est quand même très propre aux sociétés occidentales. Donc, là encore, on trouverait la courte période étudiée par Foucault. Mais, si je prends la lettre des livres de Foucault, de deux livres, qu’est-ce que je peux dire ? Surveiller et punir. Surveiller et punir nous présente deux formations juridiques, formation dite « de souveraineté », jusqu’au XVIIIème siècle, en gros Foucault fixerait la charnière..., mais..., jusqu’à Napoléon, et, ensuite, formation disciplinaire, bien sûr préparée avant Napoléon, mais qui éclate après Napoléon

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