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16- 18/03/1986 - 4

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Deleuze / Foucault - Le Pouvoir cours 16 - 18/03/1986 - 4 Gilles Deleuze aut participant RequestDigitalE 47 min 09

D’abord deux remarques : pour ceux qui, comme je le voudrais, auraient l’intention de lire Bichat, une réédition a été faite aux éditions Gauthier-Villars, qui sont une maison d’édition spécialiste en médecine, hein, et en d’autres choses aussi. 55 Quai des grands Augustins. Il y a eu une réédition, j’espère... il y a eu une réédition en 1955. Recherches physiologiques - pour une fois c’est ce que j’ai dit exactement - Recherches physiologiques sur la vie et la mort, par Xavier Bichat. [ ?]

Deuxième remarque : il ne vous échappe pas que nous laissons, conformément à Foucault qui détestait l’histoire universelle, nous laissons... Nous ne prenons qu’un îlot minuscule pour nos trois formes car qu’en est-il par exemple des formations asiatiques ? Est-ce que... ? Qu’est-ce que c’est ? Est-ce qu’il y a une forme et quelle forme ? Et puis les formations asiatiques, elles sont multiples. Qu’en est-il des formations américaines ? Qu’en est-il même des formations antiques, grecques, latines tout ça ? Donc c’est... Des hypothèses nous viennent : est-ce que les forces dans l’homme ont pu se combiner avec des forces végétales, des forces animales ? Moi je pencherais pour ça, hein, des combinaisons étranges, d’insolites combinaisons entre les forces dans l’homme et des forces animales, en Inde par exemple. Mais, enfin, rendons hommage à Foucault, je crois que Foucault s’est... à plus forte raison au moins, ne s’est jamais estimé assez compétent pour parler des formations orientales, sauf des allusions très rapides sur l’art érotique en Asie et il a toujours refusé de s’engager là-dedans puisqu’il s’estimait pas compétent. Mais enfin, pour chacun de nous c’est... même la Renaissance, même la Renaissance, qu’est-ce que c’est que la formation « Renaissance » avant l’âge classique ? Bon, tout ça, c’est donc infini. Il ne faut pas prendre tout ça, forme « Dieu », forme « homme », forme « surhomme » comme... c’est une étroite succession, c’est une étroite séquence dans un tout petit îlot de l’histoire.

Mais alors continuons sur ce petit îlot. On en est à peu près à ce problème... j’essaie de le fixer, alors là, à la manière de Foucault. La forme « homme » implique la dispersion des vivants, du travail et du langage. La forme « homme » implique la dispersion de la vie, du travail et du langage. Cette dispersion étant comme la marque de la finitude des trois forces, vie, travail, langage. En d’autres termes, l’homme se rassemble dans une forme quand la vie, le travail, le langage se dispersent. C’est très simple, ça, c’est... euh... La pensée de Foucault, là, sous cette forme est très durcie, mais, heureusement, il la durcit lui-même sous cette forme. Les mots et les choses, p. 397, où il nous dit : ben oui, l’homme s’est rassemblé lorsque la vie, le travail et le langage [ ?].

D’où tout de suite la question sur le surhomme devient celle-ci : « qu’est-ce qui... »... ou devrait devenir celle-ci : qu’est-ce qui se passe lorsque, et si, la vie se rassemble, si le langage se rassemble, si le travail se rassemble ? Alors l’homme se disperse. Vous voyez : je dis que c’est une expression durcie, mais c’est pour nous faire comprendre le problème. Si l’homme se rassemble quand la vie se disperse, quand le travail se disperse, quand le langage se disperse, alors il serait normal que l’homme se disperse si la vie se rassemble, si le travail se rassemble, si le langage se rassemble. Et il le dit en toutes lettres. Je lis lentement p.397. « Qu’est-ce qui se passe si le langage surgit avec de plus en plus d’insistance, en une unité que nous devons, mais que nous ne pouvons pas encore penser ? ». Et il continue : « L’homme s’étant constitué... », comprenez : la forme « homme » étant apparue. « L’homme s’étant constitué quand le langage était voué à la dispersion, ne va-t-il pas être dispersé quand le langage se rassemble ? ».

Vous voyez : c’est, à ma connaissance, la première indication et, presque, peut-être la seule que Foucault nous donnera sur l’apparition d’une nouvelle forme. « Quand le langage se rassemble... », pourquoi est-ce que c’est très curieux ça ? Qu’est-ce qu’il veut dire ? Là j’ai besoin de commenter beaucoup de choses sur un texte comme ça. Le commentaire serait infini. Car, en effet, ce texte pose deux problèmes. Il nous dit : Quand le langage se rassemble, la forme « homme » s’est constituée quand le langage était dispersé et sous la condition d’une dispersion des langues. Donc, si le langage se rassemble, il y aura une autre forme. Deux questions. Première question : en quoi voit-il aujourd’hui des symptômes d’après lesquels le langage se rassemble en une nouvelle force, en une nouvelle puissance. Ça, ce serait la première question. Et deuxième question : pourquoi le dit-il du langage et pas des deux autres formes de finitude ? Pourquoi nous dit-il : attention, aujourd’hui où le langage tend à se rassembler en une unité et que nous ne savons même pas encore penser... Il nous dit : aujourd’hui où le langage tend à se rassembler en une unité encore impensable, alors pointe une forme autre que la forme « homme » et il n’ajoute pas : aujourd’hui alors que la vie se rassemble, se rassemble en une unité et que nous ne savons pas encore penser, et aujourd’hui où le travail se rassemble en une unité que nous ne savons pas encore penser. Il donne un privilège soudain, un privilège au langage, qui est très gênant.

Qui est très gênant, qui est très gênant parce que, d’une certaine manière, toute la pensée de Foucault c’était, y compris dans la théorie des énoncés, c’était de destituer le langage de son privilège. C’est très gênant pour nous. Je ne sais pas si vous le sentez, mais ça va s’arranger. Bon.

Alors il faut prendre le premier aspect :
-  qu’est-ce que veut dire « aujourd’hui » par opposition au XIXème siècle ? Le langage tend à se rassembler alors qu’il était dispersé dans la multiplicité des langues telle que la linguistique... telle que la linguistique le... l’exigeait. Encore une fois la linguistique ne pouvait faire du langage son objet qu’à travers la dispersion des langues. « Aujourd’hui le langage tend à se rassembler », ça veut dire quoi ? Eh bien le thème de Foucault doit nous toucher, c’est-à-dire nous concerne tous un petit peu. Car, en effet, voilà son thème. Il est vrai que la linguistique n’a pu se constituer comme science qu’en présupposant la dispersion des langues, qu’en se donnant la dispersion des langues. Bon. Mais, ajoute-t-il, une fois dit que la linguistique réduisait le langage à la dispersion des langues, la linguistique suscitait des compensations, dit-il, disons des contrecoups à ce statut. Dispersion des langues. La linguistique suscitait des compensations et, ces compensations, c’était pas elle, la linguistique, qui allait les donner, mais une tout autre discipline qui allait compenser la linguistique et les exigences de la linguistique. Et il donne son nom, selon lui propre à cette discipline : c’est la littérature comme littérature moderne. Et, parmi les pages les plus intéressantes à la fin des Mots et les choses, il esquisse le thème suivant, c’est tout à fait la fin, c’est plein d’intuitions, de... euh... Il nous dit : ne croyez pas qu’il y ait entre la linguistique moderne et la littérature moderne un accord, une complémentarité.

Ce qui veut dire, évidemment on comprend très bien ce qu’il veut dire : n’allez pas flanquer le signifiant dans la littérature. Le signifiant, c’est une affaire de linguistique, la littérature elle a un tout autre processus. Le signifiant n’a rien à faire dans la littérature moderne. Ça c’est plutôt une bonne nouvelle. Bien. Il veut dire : la littérature moderne n’est pas le corrélat de la linguistique, c’est la... c’est la compensation de la linguistique. La littérature moderne compense les exigences de la linguistique, en quel sens ? La linguistique exige la dispersion des langues, la littérature moderne, en contrecoup, va reconstituer une puissance de rassemblement du langage. La formule de la littérature moderne, c’est : le langage rassemblé.

Ce qui signifie quoi ? Le langage... Là, ça commence à nous intéresser, ce point. Comment est-il possible de définir la littérature moderne comme le langage rassemblé ? Eh bien, il nous dit : de quoi s’occupe la littérature moderne ? Elle ne s’occupe pas de ce que les mots désignent. Elle ne s’occupe pas de ce que les mots signifient. Elle ne s’occupe pas davantage de ce qui constitue le signifiant dans la langue. Elle rassemble le langage par-delà toutes ces directions. Et de quoi s’occupe-t-elle ? Elle s’occupe uniquement - là vous retrouvez un thème qu’on a déjà développé chez Foucault - elle s’occupe uniquement du fait qu’il y a du langage, que, par-delà ce qu’il veut dire, la littérature moderne ne se préoccupe pas de ce que veut dire le langage. Bien plus, il va jusqu’à dire qu’elle ne s’occupe pas des sonorités du langage.

Qu’est-ce qui rassemble le langage ? C’est l’acte d’écrire. L’acte d’écrire et la puissance de rassemblement du langage contre la linguistique. C’est une idée très curieuse. Par là-même la littérature compense la linguistique. Alors que la linguistique exige la dispersion des langues, la littérature exige le rassemblement du langage dans l’acte d’écrire. La découverte d’un « il y a le langage ». « Il y a le langage ». L’être du langage. C’est vague « il y a le langage ». Toute la fin des Mots et les choses ça va être ça. La découverte d’un « il y a le langage », cette nouvelle puissance que l’on peut dénommer « littérature moderne ».

En d’autres termes la littérature moderne a pour fonction de faire circuler le murmure anonyme dans lequel chaque auteur prend sa place... Rappelez-vous, quand on parlait de l’énoncé, on a vu tout ça, j’ai pas le temps de revenir là-dessus, parce que c’était au point à peu près et... bien. Mais qu’est-ce que ça veut dire au juste ? L’acte d’écriture ne se fait pas conformément à la linguistique, mais en complément... mais en compensation de la linguistique. Pourquoi ? L’acte d’écrire rassemble le langage dans un « il y a », dans un être du langage. Et il nous dit : dans la littérature, le langage n’a plus, puisque le langage ne vaut plus, ni par ce qu’il désigne, ni par ce qu’il signifie, ni par ses moyens signifiants, le langage n’a plus qu’à se retourner dans un perpétuel retour sur soi. Voilà la formule de la littérature moderne p. 313 des Mots et les choses. Le langage n’a plus qu’à se retourner dans un perpétuel retour sur soi. Bien. Euh... Elle n’a plus... Non, pas « se retourner » : se recourber. La littérature n’a plus alors qu’à se recourber dans un perpétuel retour sur soi. Bien.

Sentez, pressentez que ça commence à donner euh... à donner fondement à ce que je voulais appeler au début le « surpli ». Tout se passe comme si le langage était maintenant surplié. Il se recourbe dans un perpétuel retour sur soi.

Les textes de Foucault sont en page 309 : quelle est la compensation - je résume - p.309, quelle est la compensation à la linguistique et à la dispersion des langues ? Page 313, réponse : « la compensation, c’est la littérature moderne prise dans l’acte d’écrire, comme découverte de l’être du langage ou du « il y a » du langage. Un langage sans sonorités - nous dit-il p.313 - ni interlocuteurs, où le langage n’a rien d’autre à dire que soi, rien d’autre à faire que scintiller dans l’éclat de son être ». Pages 316-318, il découvre deux... comment dire.... Deux inspirateurs principaux de ce rassemblement du langage et de la nouvelle époque qu’il va marquer en définissant la littérature moderne, c’est Mallarmé et Nietzsche.

Au XIXème siècle, pages 316-317, au XIXème siècle l’être du langage s’est trouvé comme fragmenté. Mais, avec Nietzsche, avec Mallarmé, la pensée fut reconduite, et violemment, vers le langage lui-même, vers son être unique et difficile. Toute la curiosité de notre pensée se loge maintenant dans la question : Qu’est-ce que le langage ? Comment le contourner pour le faire apparaître en lui-même et dans sa plénitude ? Bon.

Pages 395-397, ça avance un peu et il nous dit, c’est la dernière fois qu’il va définir la littérature moderne, cette fois-ci avec une liste plus détaillée, et il nous dit : l’être du langage ou le rassemblement du langage s’opère lorsque le langage tend vers sa propre limite, au bord de ce qui le limite. Et qu’est-ce qui le limite ? 395 : « Dans cette région où rôde la mort, où la pensée s’éteint, où la promesse de l’origine indéfiniment recule, ce nouveau mode d’être de la littérature... ». Donc je prends à la lettre, le nouveau mode d’être de la littérature, ce serait le rassemblement du langage dans la mesure où chaque langue, à sa manière, maniée par la littérature, tendrait vers la limite du langage, et la limite du langage, nous dit-il mystérieusement, mais d’une manière où l’on reconnaît ses affinités avec un certain nombre d’auteurs, c’est là où rôde la mort, l’extinction de la pensée, le recul de l’origine.

Ce nouveau mode d’être de la littérature, donc, ce "tenseur" qui porte le langage vers sa propre limite, ce nouveau mode d’être de la littérature, il fallait bien qu’il fût dévoilé dans des œuvres comme celles d’Artaud ou de Roussel et par des hommes comme eux. Chez Artaud, le langage, récusé comme discours et repris dans la violence plastique du heurt, est renvoyé au cri, au corps torturé, à la matérialité de la pensée et à la chair. C’est un cas de tension du langage vers sa propre limite, qui est quoi chez Artaud ? L’impuissance à penser la mort, la matérialité de la chair... tout ce que vous voulez. Chez Roussel, le langage réduit en poudre par un hasard systématiquement ménagé, raconte indéfiniment la répétition de la mort et l’énigme des origines dédoublées et, comme si cette épreuve dans le langage ne pouvait pas être supportée ou comme si elle était insuffisante, c’est à l’intérieur de la folie qu’elle s’est manifestée... Bien. Etc. etc.

Comme pour découvrir... voilà... le langage... là on a une meilleure définition plus stricte... le langage, le rassemblement du langage, c’est la tension du langage vers, je cite « cette région informe, muette, insignifiante où le langage peut se libérer ». « Cette région informe, muette, insignifiante où le langage peut se libérer, et c’est bien dans cet espace ainsi mis à découvert que la littérature avec le surréalisme d’abord, mais sous une forme encore bien travestie - ce qui signifie qu’il n’aime qu’à moitié le surréalisme - sous une forme encore bien travestie, puis de plus en plus purement avec Kafka, avec Bataille, avec Blanchot, s’est donné comme expérience ».

Le rassemblement du langage, quand il tend vers la limite du langage, c’est-à-dire « cette région informe, muette, insignifiante » va se présenter sous forme d’une triple expérience : expérience de la mort (pensez à Blanchot), expérience de la pensée impensable (pensez à Artaud), expérience de la répétition (là il pense à Roussel, mais on pourrait penser à d’autres), expérience de la finitude prise dans l’ouverture. Ça parait important puisque c’est une finitude dans une nouvelle figure, « prise dans l’ouverture », on va voir ce que ça veut dire. Alors à la fois je trouve ces textes splendides, splendides, et... euh... et, d’une certaine manière, trop... là, il termine, il termine Les mots et les choses, il nous lance des appels du type « suivez-moi ».

Je retiens juste : ce rassemblement du langage qui inaugure le troisième âge, l’âge du surhomme, s’effectuerait dans la littérature moderne dans la mesure où la littérature moderne met le langage en tension, le fait tendre vers sa propre limite, « cette région muette, informe, insignifiante », et j’essaye de... Je dis : bon, ben oui, c’est vrai. Essayons de dire vraiment pour rendre ça plus concret, si ça l’est pas encore assez. Je me dis : allons-y, il a fait sa liste, hein. Il a fait sa liste. Je me dis : qu’est-ce qu’il y a de commun dans un certain nombre d’auteurs ? ...

Si c’est pas les vôtres hein, chacun prend les siens. C’est sûr qu’il a raison : un des actes fondateurs de la littérature moderne c’est quoi ? C’est le livre de Mallarmé, je veux dire le livre que Mallarmé a projeté, expliqué, commencé euh... expliqué comment il devait fonctionner etc. et que, d’une certaine manière, il n’a jamais écrit. Or, ce livre, je dis juste, donc vous trouvez l’édition d’après les textes existants de Mallarmé, dans une édition qui a été faite par Jacques Scherer chez Gallimard sous le titre Le livre de Mallarmé est un texte essentiel que, là, il faut lire, il faut que vous ayez lu, qui est un très très beau texte, et avec une très belle introduction, une très bonne explication de Scherer, donc je la recommence pas, je vous y renvoie. Je remarque juste que le livre, à la lettre se plie dans tous les sens.

En d’autres termes, le livre de Mallarmé est une combinatoire, chaque lecture, il renvoie à des lectures. Chaque lecture opérant un pliage du livre. D’où l’importance énorme que Mallarmé donne dans sa réflexion sur le livre à l’idée de volume. Bien. Je dis, là, pour tout le monde, c’est... Si je considère le livre de Mallarmé comme une coexistence de combinaisons, je dis : vers quoi tendent ces combinaisons ? Quelle est la limite de ces combinaisons multiples ? J’essaie de donner un peu plus de... si vous voulez un peu plus de concret encore, aux pages de Foucault. Bien.

Je passe à d’autres auteurs. S’il est vrai que le surréalisme a bien travesti les choses, en revanche il y avait un mouvement très puissant, euh... que nous admirons profondément, qui a été abattu par le surréalisme et qui s’appelait Dada. Or qu’est-ce que fait Dada ? l’opération littéraire de Dada, c’est aussi bien : mise à mort de la littérature, c’est-à-dire tension du langage vers sa propre limite, Dada étant le nom magique qui figure la limite du langage, c’est-à-dire le nom qui n’a pas de sens (on pourrait dire aussi bien autre chose que Dada, mais Dada c’est parfait). Tout le langage, l’être du langage, le langage se rassemble en tendant vers Dada.

Qu’est-ce que ça veut dire ? Mais, lorsque Artaud dira : j’écris pour les aphasiques, qu’est-ce que ça veut dire sinon : l’être du langage et le langage se rassemblent en tendant vers une limite qui est l’aphasie ? Mallarmé, lui, disait « la mutité », faire tendre le langage vers la mutité, vers l’aphasie, vers le bégaiement, vers... bon. Peut-être que ça commence... Et comment est-ce que Dada, pour faire tendre le langage vers Dada, comment est-ce qu’il s’y prend ? Ce rassemblement du langage ? Un de ses moyens préférés, le surréalisme en héritera mais, Dieu ! ne l’inventera pas, car on cherche en vain ce que le surréalisme a bien pu inventer, mais il a avant tout emprunté une méthode du collage et le collage me semble presque une forme simple de pliage. Et le collage n’a pas commencé en peinture, il a commencé simultanément en peinture avec, le plus souvent, usage de morceaux de journaux, c’est-à-dire de textes écrits, et en littérature. Bien. Le collage était un rassemblement... le collage dadaïste était, en effet, si l’on reprend les termes de Foucault, un rassemblement du langage pour le faire tendre vers une limite qui était Dada. Bien.

Il n’y a pas de peine à sauter à un très grand auteur américain que tout le monde connaît, qui est Burroughs. Chez Burroughs se fait... Cette œuvre se présente comme un rassemblement du langage pour quoi ? Pour libérer le langage. Pour libérer le langage de quoi ? Ça, ça nous intéresse parce que ça nous ramène au problème du pouvoir, mais, après tout, le livre de Mallarmé se présentait déjà comme ayant une portée politique. Les collages Dada se présentaient comme lutte active contre le pouvoir.

Le rassemblement du langage chez Burroughs se fait au nom d’une lutte contre les terribles nouveaux pouvoirs de contrôle. Et quelles sont les deux méthodes fondamentales invoquées par Burroughs ? Les méthodes de bases, hein, je ne dis pas qu’elles suffisent... ce qu’il appelle lui-même le cut-up et ce qu’il appelle le fold-in, forme plus compliquée. Forme simple : le cut-up ; forme élaborée, forme complexe : le fold-in. Or vous n’ignorez pas que « fold-in » c’est quoi ? C’est, c’est le pli sur soi, le... à la lettre c’est le surpli. Que le langage se recouvre, plier les pages du texte, couper les pages du texte, induire de nouveaux rapports, rassembler le langage en fonction des... euh... des coupures, cut-up, et des replis, fold-in. C’est vous dire à quel point je suis content qu’il y ait un mot comme ça, c’est bien la preuve que j’invente rien. Ecrivez le bien : F O L D trait d’union I N. C’est surpli. Faire passer le langage, faire passer le surpli dans le langage. A ce moment-là le langage est rassemblé et tend vers sa propre limite, sa propre limite étant très bien définie par Foucault : la région muette, insignifiante, aphasique etc. etc. Mais, entre temps, qu’est-ce qu’il y a d’autre ? Il y a toutes les autres figures. Il y a, si l’on tient aux auteurs de Foucault, Roussel et sa prolifération infinie des phrases. On l’a vu, cet étonnant procédé de Roussel où il introduit une parenthèse... où, une phrase étant donnée, il introduit une parenthèse, dans la parenthèse, une seconde parenthèse à deux... trucs, à deux courbes. Dans la parenthèse à deux courbes, une troisième parenthèse à trois courbes. Il va faire proliférer la phrase sur elle-même en introduisant toujours une parenthèse dans la parenthèse précédente, si bien que la phrase happée reculera dans le système des parenthèses à mesure qu’elle avance dans le système du hors parenthèses. Rassemblement de tout le langage pour qu’il tende vers sa propre limite, à savoir la fuite infinie des parenthèses.

Bon, vous me direz : mais c’est des drôles de procédés tout ça. Oui, c’est des drôles de procédés, mais euh... les auteurs qui nous ont marqués sont passés par ces drôles de procédés et, quand ils avaient pas des procédés aussi assignables, aussi gros que ceux-là, mais les procédés de sobriété qu’ils avaient, en un sens, assuraient ce résultat, car Roussel, bon... Brisset qu’aimait tant Foucault. On en a parlé, cette fois-ci c’est plus une méthode de prolifération par parenthèses..., la phrase par parenthèses. C’est une méthode de dérivation où, à chaque stade de la décomposition d’un mot, correspondra une scène visuelle. Là c’est vraiment de l’audiovisuel. Qu’est que c’est que ça ? Ou bien « saloperie » comme on avait vu : la salle aux prix etc. etc. Les dérivations de Brisset, là aussi c’est des rassemblements du langage autour de mots clefs, de telle manière que le langage tend vers quoi ? Vers sa manière de dire Dada, le Dada de Brisset, c’est croa croa, puisque leur ancêtre est la grenouille et que tout dérive de la grenouille.

Bon, c’est une tentative intéressante... je veux dire... vous savez : les plus fous ne sont jamais ceux qu’on pense. Parce que un des plus fous parmi les grands fous du langage qui se mettent à proliférer, Mallarmé c’est... si vous lisez une phrase de Mallarmé, c’est... On l’a assimilé, Mallarmé, dieu merci, mais si vous vous remettez dans l’attitude d’un contemporain de Mallarmé et que vous lisez une phrase de Mallarmé, c’est une telle nouvelle syntaxe ! C’est ça un grand auteur qui rassemble le langage, sa définition : il crée une syntaxe. Alors c’est facile de créer des mots, vous savez, la terminologie, ça ne fait pas grande difficulté, mais créer des constructions, une fois dit qu’il convient que l’on ne puisse rien assigner d’incorrect dans la construction. C’est ça avoir du génie en littérature : faire une nouvelle syntaxe. Et ceux qui définissent le grand écrivain comme le gardien de la syntaxe, évidemment ne mesurent que leur propre médiocrité. Il n’y a pas de grand écrivain qui n’ait créé une syntaxe, à commencer par Mallarmé.

Or, mais je dis : les plus fous, vous savez, c’est ceux dont on ne remarque pas qu’ils sont complètement fous. Avec Brisset, avec Roussel, ça se voit, avec Mallarmé, ça se voit presque. Mais, si vous prenez quelqu’un comme Péguy, il fait partie de ma liste. Je le mettrais éminemment dans cette liste. La folie de langage que représente le système, la création par Péguy, le système des répétitions, ou ce qui, normalement, pour un lecteur normal, devrait être dit en un phrase, va être dit en soixante-dix phrases qui se succèdent, chacune avec une variation minuscule, qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ce style qui n’a jamais eu d’équivalent ? Qui n’en aura jamais plus, parce que la prolifération de Roussel, à mon avis, elle est beaucoup, beaucoup moins démente que l’espèce de répétition, de... de manière de faire marcher à pieds la langue, ... ces espèces d’itérations, d’itérations folles de Péguy et, là aussi, cette répétition de la phrase, ces itérations, ça tend vers quelle limite ? Vous comprenez, lorsque Foucault nous dit « faire tendre le langage vers une limite, c’est ça le rassembler », c’est évident qu’une mise en répétition de la phrase fait tendre le langage vers une limite.

Bon, est-ce qu’on peut en citer d’autres parmi ceux dont le style fait que, précisément, ils sont les grands de cette littérature moderne ? Evidemment le cas Céline serait extrêmement frappant. Qu’est-ce que c’est la tension de Céline ? Le rassemblement du langage chez Céline ? Céline commence par deux romans... vous savez, ça ne se fait pas d’un coup hein. Trouvez sa syntaxe, c’est... ça ne se fait pas d’un coup. Céline commence par deux romans géniaux : Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. On y remarque déjà une syntaxe très extraordinaire. Les imbéciles annoncent que cette syntaxe consiste à avoir retrouvé les vertus du langage parlé. Ça faisait beaucoup rire Céline, ça. Il se disait que retrouver les vertus du langage parlé... il voyait pas pourquoi il y passerait tellement de temps et ça lui coûterait tellement de peine, la syntaxe qu’il était en train de fabriquer, si elle était toute faite dans le langage parlé, hein... S’il suffisait de brancher un machin, là, pour avoir du Céline, ce serait parfait, hein. Mais il se trouve que c’est pas si simple et que, dans les deux premiers romans, on voit bien qu’il cherche quelque chose. Mais on sait pas ce qu’il cherche. Qui pouvait le dire, sauf lui ? Et lui pouvait pas le dire. Vient le troisième grand roman de Céline : Guignol’s band. Il a trouvé. Et puis il ne changera plus de formule. Déjà trouver quelque chose dans l’ordre de la syntaxe, c’est tellement fatiguant, ça il l’a bien expliqué, qu’il peut pas trouver deux choses... il était trop fatigué après. Et du coup ça rejaillit. A ce moment-là on s’aperçoit de ce qu’il recherchait avant. Dans Guignol’s band ça donne quoi ? Vous allez tout de suite comprendre pour ceux qui connaissent peu ou pas du tout.

Je vous lis, mais, là, il faut un type de lecture spécial pour Céline que moi je sais pas. Alors ça peut pas rendre... Je vous lis en vous indiquant juste les signes de cette syntaxe. Il décrit, successivement... il va décrire une petite fille qui danse, des petites filles qui dansent dans la rue à Londres. Et puis, par opposition, il avait une idée simple sur les enfants, il disait toujours que les enfants, bon, il y avait un espoir, alors que les enfants c’était bien parce qu’il y avait un espoir qu’ils deviennent moins salauds que leurs parents, mais que l’espoir était pas très grand, mais que, quand même, il fallait en profiter. Et puis il y a l’atmosphère des gens louches, des hommes... donc une fille qui danse et des hommes et puis il va passer dans ce passage de la... Alors ça donne [il signale chaque détail de la ponctuation au fur et à mesure de sa lecture] : « mutine fringante fillette aux muscles d’or !... Santé plus vive !... Bondis fantasque d’un bout à l’autre de nos peines ! Tout au commencement du monde, les fées devaient être assez jeunes pour n’ordonner que des folies... La terre alors tout en merveilles capricieuse et peuplée d’enfants tout à leurs jeux et petits riens et tourbillons et pacotilles ! Rires éparpillent !... Danses de joie !... Rondes emportent ! Je me souviens tout comme hier de leurs malices... de leurs espiègles farandoles au long de ces rues de détresse en ces jours de peine et de faim... Grâce soit de leur souvenir ! Frimousses mignonnes ! Lutins au fragile soleil ! Misère ! Vous vous élancerez toujours pour moi, gentiment à tourbillonner, anges riants au noir de l’âge, telles en vos ruelles autrefois dès que je fermerai les yeux... au moment lâche où tout s’efface... Ainsi sera la Mort par vous dansante encore un tout petit peu... expirante musique du cœur... Lavender Street !... Daffodil Place !... Grumble Avenue !... suintants passages de détresse... Le temps jamais au bien beau fixe, la ronde et la farandole des puits à brouillard entre Poplar et Leeds Barking... Petits lutins du soleil, troupe légère ébouriffée, voltigeante d’une ombre à l’autre !... facettes au cristal de vos rires... étincelantes tout autour... et puis votre audace taquine... d’un péril à l’autre !... Mine d’effroi tout au-devant des lourds brasseurs... Piaffant alezans broyant l’écho... Paturant poilus tout énormes... De la maison Guiness and Co d’un beffroi vers l’autre !... Fillette de rêve !... Plus vive que fauvette au vent... Voguez !... Virevoltez aux venelles » euh... etc. j’en peux plus. Bon, euh. Le livre est fait uniquement de ça et, en même temps, c’est un roman très très amusant. Là il décrit une foule qui fait la queue devant des portes de consulat. Alors les consulats, c’est tous réunis dans un même quartier, dans toutes les villes c’est comme ça. « Ils sont au moins une douzaine de consulats... de tout pays... Autour des arbres !... Tout le tour du square... Comme au manège !...Les uns contre les autres !... Celui-là ! Le russe ! Le plus énorme ! La foule s’entasse devant la porte... Je bourre... Je laboure !... Je m’acharne... Je suis refoulé !... Je succombe !... Je croule dans la masse des russes !... Il fume... Il crache !... Il me traite affreux !... Je suis freiné... navré bolide ». « navré bolide » : c’est assez formidable, tout d’un coup, « navré bolide ».

Comprenez, euh... voilà ce que je veux dire... Je m’arrête sur « navré bolide » parce que c’est très bon, comme exemple. Vous sentez qu’il semble défaire toute syntaxe, au profit de quoi ?

Une juxtaposition. Il n’y a plus de syntaxe, il n’y a plus de verbe, juxtaposition d’adjectifs et de substantifs. Mais, voilà que son choix de l’adjectif coexistant avec un substantif vaut pour toute une syntaxe. « Navré bolide » tout d’un coup. C’est étonnant, là, comme effet de style. « Je suis freiné... navré bolide !... Je m’affaisse tel quel !... ». En d’autres termes, qu’est-ce que c’est la limite vers laquelle [ ?] C’est : le langage va être rassemblé sous quelle forme ? Rassemblement du langage sous forme « juxtaposition d’interjectives ». « Juxtaposition d’interjectives » chaque interjective étant séparée par trois petits points, le signe magique : point d’exclamation, trois petits points. Et c’est dans la juxtaposition, à l’intérieur de chaque interjective, d’un adjectif et d’un substantif, que va naître une ligne syntaxique, exactement comme si je disais en musique : vous avez parfois une ligne mélodique qui sort de deux notes. Là, la ligne syntaxique va sortir de deux atomes. Evidemment, là-dessus, quand n’importe quel crétin veut faire du Céline, il fait du langage parlé, c’est la catastrophe...

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