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16- 18/03/1986 - 3

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Deleuze / Foucault - Le Pouvoir cours 16 - 18/03/1986 - 3 Cours du 18 mars 1986 Gilles Deleuze aut participant RequestDigitalE 45 min 13

Si l’on dit que la forme « homme » a apparu sur la disparition de la forme « Dieu » parce que le composé des forces avait changé, si l’on dit ça, on dira donc que la forme « homme » implique, enveloppe la mort de Dieu. Mais voilà, voilà, on l’avait vu la dernière fois, il faut encore une fois un peu insister là-dessus, mais il suffit de considérer la forme « homme » pour voir qu’elle enveloppe elle-même, dans ses plis, elle enveloppe elle-même la mort de l’homme. La forme « homme », elle est d’autant plus précaire qu’elle est entre deux morts : la mort de Dieu et la mort de l’homme. Et je vous disais : c’est évident, c’est évident pourquoi ? Encore une fois c’est un très mauvais schéma historique du point de vue de l’histoire de la pensée que de parler de la mort de Dieu et puis du surgissement de l’homme, remplacement de la forme « homme » par la forme « Dieu »... la forme « Dieu »... non, pardon, l’inverse ! Vous corrigez de vous-mêmes.

Je vous disais : s’il y a une chose évidente, chez Nietzsche, c’est que ce n’est pas le penseur de la mort de Dieu. Pourquoi ? Mais, encore une fois, pour ceux qui lisent Nietzsche je vous supplie d’y penser... Me donnez pas raison forcément, mais attachez... considérez au moins ce que je dis. Mais c’est évident : la mort de Dieu, mais au moment où Nietzsche écrit, mais... c’est une vieille histoire. C’est à qui, mais c’est à qui... Mais c’est un lieu commun ! Alors il faut faire confiance aux penseurs : ils ne reprennent pas, quand même, des lieux communs.

Celui qui a porté l’idée de la mort de Dieu et de son remplacement par l’homme, c’est-à-dire celui qui a fait la substitution des formes, c’est Feuerbach. Mais c’était préparé déjà par Hegel. C’est la gauche hégélienne qui fait le remplacement de la forme « Dieu » par la forme « homme » et, chez Feuerbach, si je voulais résumer le livre de Feuerbach, L’essence du christianisme, avec évidemment des mots qu’il n’emploie pas, mais ça répond au moins à sa pensée, je dirais : la thèse de Feuerbach, dans L’essence du christianisme, c’est : puisque Dieu a déplié l’homme, il est temps que l’homme plie et replie Dieu. Il est temps que la forme « homme », il est temps que l’homme récupère ses propres forces qu’il a élevées à l’infini dans la forme « Dieu », il est temps qu’il se les réapproprie sur fond de sa propre finitude, c’est-à-dire substitution d’une forme « homme » à la forme « Dieu ».

Mais Nietzsche, si j’ose dire vulgairement, il s’en tape complètement de cette affaire. La mort de Dieu, vous comprenez... mais je dis : à la lettre parce que j’ai le sentiment que j’ai raison, là, ça le fait rire. Ça le fait rire, c’est pour ça qu’il nous donne des versions comiques. C’est que, plus un fait est vieux, plus on peut varier les variantes, plus on peut donner des variantes. Une légende, elle a des variantes, ça s’est passé il y a si longtemps. Tu veux une variante ? T’en veux une autre ? T’en veux une autre ? T’en auras. C’est exactement ça pour Nietzsche par rapport à la mort de Dieu : vous voulez des variantes ? Eh ben je vais vous en raconter, moi. Vous voulez savoir comment il est mort ? Une, deux, trois, quatre, cinq... douze versions de la mort de Dieu, comme ça, ça fait le compte, on n’en parle plus ! Pourquoi Nietzsche est comme ça ?

C’est un contresens fondamental, historique et philosophique de présenter Nietzsche comme le penseur de la mort de Dieu. En revanche il est juste - et je crois que c’est sa grandeur - c’est le premier à avoir annoncé la mort de l’homme. Pourquoi ? Parce que, pour Nietzsche, la mort de Dieu n’est pas un événement ou, du moins, c’est un vieil événement, si vieux qu’il ne faut même plus en parler. En revanche ce qui reste vivant, pour Nietzsche, c’est la manière inévitable dont la mort de Dieu doit s’enchaîner avec la mort de l’homme, en un seul et même événement qui aura des suites. Nietzsche ne pense pas la mort de Dieu, il pense l’enchaînement d’une mort de Dieu acquise avec une mort de l’homme en train de se faire en un seul événement qui doit avoir des suites à venir. Et qu’est-ce que c’est que ces suites à venir ?

C’est, on a commencé à le voir la dernière fois, c’est le surgissement, l’avènement de la troisième forme, à savoir : non plus la forme « Dieu », ni la forme « homme », mais la forme « surhomme ». Or comprenez, si vous comprenez quelque chose de ce qu’on est en train de dire, comprenez que la forme « surhomme », encore une fois, c’est pas une bête, un animal autre que l’homme, c’est simplement le produit d’une nouvelle combinaison des forces dans l’homme avec des nouvelles forces du dehors. C’est pour ça, il n’y a pas de quoi en faire une maladie avec le surhomme. C’est tout simple, le surhomme, tout simple. Et puis tout est pas bon dans le surhomme. Il y a du chiendent aussi... on va voir pourquoi, c’est pas réglé. Mais, de même que, dans la forme « Dieu », vous deviez repérer les forces dans l’homme qui se composaient avec des forces d’élévation à l’infini, de même dans la forme « homme », vous repériez des forces dans l’homme qui se combinaient avec des forces de finitude, dans la forme « surhomme » vous repérez les forces dans l’homme qui se combinent avec une troisième espèce de forces du dehors de telle manière qu’en découle la forme « surhomme ».

Et je reviens à la question : pourquoi, oui pourquoi, pourquoi la forme « homme » comprenait-elle déjà la mort de l’homme ? Bon. Pour trois raisons. Pour trois raisons.

-  L’une, la première... je cherche un texte- la première, elle apparaît très nettement chez Nietzsche, dans les textes posthumes surtout et elle a été merveilleusement dégagée par Klossowski dans son livre sur Nietzsche ou le cercle vicieux. Elle revient à dire : le principe d’identité ne peut pas fonctionner indépendamment d’une garantie ou d’un fondement qui est Dieu. Je résume beaucoup le texte de Klossowski et la manière dont il l’inscrit dans la pensée de Nietzsche. Le principe d’identité renvoie à un fondement, à un garant de l’identité qui est Dieu. La mort de Dieu implique l’écroulement du principe d’identité. En d’autres termes, Dieu mort, l’homme perd toute identité. C’est un thème intéressant, je crois que, en effet, il est très profond chez Nietzsche, ce rapport entre Dieu et l’identité. Et la perte d’identité avec la mort de Dieu, c’est un thème euh... mais je ne développe pas, vous trouvez ça tout à fait dans Klossowski.

-  Il y a une seconde raison pour laquelle la forme « homme » inscrit la mort dans l’homme même. C’est ce que j’ai essayé de dire plusieurs fois et, là, que je voudrais dire mieux dans l’espoir que vous lisiez un grand texte encore, un grand texte du XIXème. C’est que, bien sûr, le XVIIème siècle, l’âge classique, n’ignore pas la mort et le rapport de l’homme avec la mort, mais sous quelle forme est-ce que l’âge classique reconnaît cette question de la mort dans l’homme ? Je crois qu’il le reconnaît, là, c’est un point de vue de celui de l’essence : l’homme est mortel et, quant à l’existence, je vous le disais, il le reconnaît sous la forme d’une espèce de puissance indivisible, insécable, instantanée de la mort. La mort appartient à l’essence de l’homme sous la forme « l’homme est mortel » et survient à l’existence en un point insécable, indivisible, instantané. C’est ça la conception de la mort. Et c’est pourquoi le XVIIème siècle est encore plein de ce qui avait déjà encombré l’âge gréco-romain, à savoir des consolations de la mort. Si la mort dans l’existant est ce point insécable, indivisible etc. ben la mort se dérobe à la pensée dans la mesure où tant qu’on n’est pas mort .., et une fois qu’on est mort... bon. Mais, entre les deux, le moment de la mort, il est précisément insaisiblable en quel sens ? Je vous disais : une phrase comme celle de Malraux qui a tellement plu à Sartre, que Sartre reprend - là aussi c’est pas du tout des critiques ce que je dis - « la mort c’est ce qui transforme la vie en destin », à mon avis, pour parler comme Foucault, appartient typiquement au sol archéologique du XVIIème siècle. C’est curieux parce qu’elle a beaucoup frappé les modernes, mais elle me paraît réaliser pleinement la conception classique de la mort. La mort instant indivisible, insécable qui, au moment où il surgit, entraîne une transmutation, une transformation qualitative de la vie en destin. C’est tout à fait... C’est même un thème des consolations, déjà, à l’âge des grecs. On nous dit : vous ne pouvez pas dire qu’un homme est heureux avant sa mort. Pourquoi ? Parce que, jusqu’à sa mort, tout peut changer, tout peut changer..., il soit heureux, mais il peut lui arriver quelque chose qui rejaillit sur le passé et fait que sa vie n’aura été qu’erreur, précipitation vers ce malheur ultime. Vous ne pouvez dire..., et vous ne pouvez dire qu’une vie a été heureuse que quand la mort a eu lieu. En d’autres termes elle transforme la vie en destin.

Bon. Or je dirais presque, là alors il s’agit de... je constate... d’abord une constatation. C’est que, dans Naissance de la clinique, Foucault analyse la pensée d’un grand médecin du XIXème, Bichat et, de l’analyse de Bichat dans la Naissance de la clinique, je dirais un peu ce que je viens de dire pour le texte sur Cuvier. Ça a l’air d’un texte épistémologique, Foucault nous expose la conception de la mort et de la vie chez Bichat, mais, si vous êtes sensibles au ton et au style, je crois que rien ne peut nous empêcher de sentir que, sous le prétexte de Bichat, il y a quelque chose d’autre et que Foucault, aussi, ne se contente pas de parler de Bichat, mais qu’il parle pour son compte. Et pourquoi ? C’est que, si, à mon tour, je parle de Foucault et que j’essaye aussi de parler pour mon compte, je dirais que, pour moi, le livre de Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et la mort, c’est le premier livre moderne sur la mort.

Encore une fois, je ne dis pas que « moderne » ça vaut mieux que « classique », je dis : c’est pas pareil. C’est vraiment le premier grand énoncé... par-là c’est un livre de philosophie et pas seulement un livre de médecine, c’est le premier grand énoncé qui exprime un changement profond dans la conception médicale et philosophique de la mort. Une mort moderne, vous le trouvez chez Bichat, dans ce livre étonnant. Or qu’est-ce qu’il y dit ? Ça me prendrait toute une séance de parler de ce livre de Bichat. Je marque juste quelques points. Il nous dit que la vie a deux aspects, voilà : premier point fort. La vie a deux aspects, la vie organique et la vie animale. Et il définit les deux... Je voudrais que certains d’entre vous aient envie d’aller voir ce livre tellement il y a des formules qui, en effet, annoncent notre âge. Comment est-ce qu’il distingue la vie organique et la vie animale ? D’une manière très simple, il dit, en gros : la vie organique consiste à exister au-dedans, ou, si vous préférez, à habiter un lieu, elle est commune à l’animal et à la plante. Dans ma vie organique, j’habite un lieu et j’existe au-dedans de moi-même. Dans ma vie proprement animale, qu’est-ce que c’est ? J’habite le monde, là je cite Bichat textuellement, « habiter le monde » et non plus « habiter un lieu », j’habite le monde et j’existe hors de moi. Le centre de la vie animale, c’est le système nerveux. Voilà. Premier point fort.

Deuxième point fort : la vie organique est douée de continuité, c’est drôle parce que j’aurais presque envie de traduire : c’est ça que l’âge classique a saisi avant tout, la vie organique. La vie organique est douée de continuité, elle est continue. Mais la vie animale est étrangement intermittente. Et Bichat a des pages splendides qui préfigurent, là, des découvertes très postérieures à lui sur euh... la multiplicité des sommeils, sur les sommeils partiels. Il dit : l’animal ne cesse d’être traversé de sommeils partiels. Et ce qu’on appelle le sommeil quand on dort, c’est une résultante des sommeils partiels, mais il y a toutes sortes de sommeils qui traversent l’animal. Son sommeil, à proprement parler, c’est une résultante de tous ces sommeils partiels. En d’autres termes, la vie animale, elle ne cesse d’être intermittente, traversée de sommeils et, dans le sommeil, nous sommes rendus à l’unique et seule vie organique.

Troisième point : il faut distinguer deux types de mort, cette fois, c’est plus la mort organique et la mort animale, vous allez voir : ça se complique. Ce troisième point c’est... les deux types de mort qu’il faut distinguer c’est : la mort naturelle et la mort violente. A ma connaissance, c’est le premier auteur qui fasse une différence de nature entre les deux morts et qui fasse passer l’homme sous le régime de la mort violente, ce qui est très très curieux. Car il y a un texte, dans Bichat, que je ne m’explique pas. Dans ce livre splendide, il y a un texte que je ne m’explique pas. Il dit... je vous assure que je l’ai bien lu, c’est un livre que j’aime... je l’ai lu, je l’ai relu, et pourtant je n’arrive pas à comprendre... et c’est tellement gros... Il nous dit : vous comprenez, les animaux ils ont le plus souvent... leur mort est une mort naturelle à l’issue de la vieillesse. Alors, je dis : je ne comprends pas, comme tout le monde, on a envie de dire : non mais les animaux ils se dévorent, ils ne cessent pas de se dévorer euh... c’est rare au contraire s’ils sont pas dévorés, les animaux à la ferme ils sont abattus par l’homme, mais enfin, dans la nature, ça va pas mieux, alors qu’est-ce qu’il peut vouloir dire ?

En même temps : présenter ça comme une objection, j’en rougis d’avance parce que ça consisterait à dire que Bichat est vraiment un idiot, quoi, de ne pas avoir pensé à ça, alors je me dis et c’est ma curiosité, une fois dit que ça va de soi que les animaux se mangent les uns les autres, qu’est-ce qui lui fait dire « d’une certaine manière ça fait rien les morts de l’animal sont des morts naturelles » ? C’est très très bizarre, je comprends pas. Sauf quelque chose qui est une très belle idée. Son idée, c’est finalement... elle est étonnante, c’est que c’est la faute de la société. La mort, la mort violente, c’est la société. Et pourquoi c’est la société ? Il tombe pas dans des facilités du type insécurité... C’est pas ça. Il veut dire : vous savez, la société, elle use beaucoup notre vie animale, elle use énormément notre vie animale, parce qu’elle la sollicite tellement, elle nous fait tellement bouger, elle nous flanque des excitations coup sur coup, comme ça, bien pire que dans la nature, si bien que, dans la nature, la vie animale peut durer, au moins en droit, peut durer beaucoup plus longtemps... Là encore j’ai des doutes : quand on voit un pauvre lapin même quand il s’arrête, il prend un moment de repos, il ne cesse pas d’être aux aguets, on se dit : est-ce que c’est vraiment le repos ? Enfin, c’est vrai, on se dit : il n’a pas tort non plus, faut penser... il savait pas, lui, mais bon euh... l’agression, l’agression sociale, c’est terrible, les gens qui parlent trop..., les gens qui parlent trop c’est une agression ça. Euh... Les néons, les néons... il connaissait pas Bichat, les néons, c’est une agression oculaire quand même les néons. La télé c’est une agression, ça c’est une pure agression. Vous me direz... bon... oui, tout ça. C’est vrai que la société, elle use ma vie animale. Vous voyez : il ne définira pas une sphère de la vie supplémentaire, Bichat, il est bien trop malin, il dit : la société c’est une accélération de toutes les fonctions de la vie animale. Or la vie animale c’est, au contraire, une vie qui a très besoin d’intermittence, qui a très besoin de repos, qui a très besoin de ses sommeils partiels. Mais, nous, on sait plus, on a un gros sommeil, et encore, malsain, mais on n’a plus ces sommeils partiels. Il faut toujours... nos organes des sens, ils sont tout le temps investis par une source quelconque. C’est ça qu’il veut dire. Alors comme notre la vie animale est tellement usée sur une rythme très rapide, alors évidemment le régime de notre mort tend de plus en plus à devenir la mort violente.

C’est l’acte d’entrée de la mort moderne sur la scène de la pensée. Ne passez plus devant l’hôpital Bichat sans avoir une pensée émue pour un si grand penseur. Et alors, j’ajoute un dernier point fort, il va expliquer comment - puisqu’il y a deux sortes de mort, mort naturelle et mort violente - dans les deux cas la vie animale et la vie organique ne s’évanouissent pas, ne disparaissent pas de la même façon. Donc il a une double grille, si j’essaye de dégager une structure logique : distinction de la vie organique et de la vie animale et, d’autre part, distinction de la mort violente et de la mort naturelle, étant dit que, dans les deux morts, violente et naturelle, la fin de la vie organique et de la vie animale ne se passe pas de la même façon ni dans le même rapport. Et donc, n’ayant pas le temps de développer tout ça... peut-être que je le ferai si on a fini Foucault, je reviendrai sur Foucault et Heidegger, Foucault et Bichat etc. euh... [ ?] Foucault et Nietzsche... bon.

Euh... et bien, je dis : dernier point [ ?] de Bichat, c’est que, dès lors, comment est-ce qu’il renverse complètement la conception... Comment est-ce qu’il renverse la conception de la mort classique ? Je dis : de trois manières. Première manière : l’idée que, de même que des sommeils partiels, l’animal ne cesse, l’animal humain ne cesse de passer par des morts partielles. Il y a un pluralisme des morts qui s’oppose tout à fait à l’idée de la mort comme instant insécable, comme instant ultime. Pluralisme des morts. Et toute la fin du livre de Bichat consiste à étudier, dans les morts violentes, les trois types de mort : mort pulmonaire, mort cardiaque, mort cérébrale, qui n’épuisent pas la liste des morts, la liste des morts diverses, mais qui sont les trois grands centres mortels : poumons, cœur, cerveau. Donc, ça, c’est le premier aspect, cette espèce de partiellisation de la mort.

Deuxième point : la mort tout court sera une résultante de ces morts partielles. C’est au nom de cela qu’il peut poser une - comme dit Foucault quand il analyse Bichat - une coextensivité de la vie et de la mort et donner sa grande définition de la mort qui fait que les classiques se moquent de Bichat. Justement parce qu’ils ne peuvent pas comprendre [ ?]. La vie c’est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. Pour un classique c’est un non-sens. Puisque la mort ne peut se définir que par rapport à un vivant, on ne va pas définir la vie par rapport à la mort. Tout le monde dit : c’est une formule stupide. Ça cesse d’être une formule stupide si vous pensez la mort non pas en termes de : instant qui termine la vie, mais en termes de forces coextensives à la vie. D’où la formule de Foucault quand il commente Bichat : c’est un vitalisme, c’est un vitalisme sur fond de mortalisme.

Donc : multiplicité des morts - premier principe. Deuxième principe : coextensivité de la mort à la vie. Et troisième principe : modèle de la mort violente et destitution du modèle de la mort naturelle, la mort violente se définissant par ceci, au plus simple, selon Bichat, c’est celle qui va du centre à la périphérie. Vous savez que les ongles continuent à pousser après la mort, les cheveux aussi, les processus d’excrétion et de digestion continuent à se faire etc. La mort violente va du centre à la périphérie. Tandis que la mort naturelle va de la périphérie au centre. Enfin vous trouvez tout ça... Donc je peux dire : il m’en faut pas plus pour dire : oui... Bizarrement Foucault, dans son compte-rendu de Bichat, dans Naissance de la clinique, ne s’intéresse pas tellement euh... Je ne sais même plus s’il le signale... euh... ce schéma très étonnant où la mort violente devient le modèle de la mort...

En revanche il insiste beaucoup sur la coextensivité de la vie la mort et sur le caractère pluriel des morts chez Bichat ; mais, vraiment, je crois que si Foucault parle si bien de Bichat, c’est parce qu’il y reconnaît - quoiqu’il ne le dise pas - il y reconnaît la première... l’entrée dans la littérature médicale et philosophique de la nouvelle conception de la mort. Si bien que, là aussi, lorsque l’on trouvera chez Foucault perpétuellement le thème que je traduis vaguement sous l’expression de : « le vivant, être pour la mort », je crois que, historiquement, dans la mesure où c’est mis au point dans [ ?], historiquement il serait faux de rattacher par là- même Foucault à Heidegger ou même à Blanchot. Je crois que la source de cette idée du vivant comme être pour la mort est beaucoup plus dans un lien, dans une conception de la mort personnelle chez Foucault, et, cette conception personnelle se fondant sur une espèce d’affinité profonde avec Bichat. Bon, bien.

Et je dis, troisième point, avant que nous nous reposions, troisième point pour laquelle la mort est inscrite dans l’homme lorsque surgit la forme « homme », ce qui fait que la forme « homme » est fondamentalement précaire. Je dirais même, à la limite, elle sera même pas transformée, abattue du dehors, elle est travaillée par une précarité fondamentale, essentielle, interne. C’est que, on l’a vu la dernière fois, c’est que la forme « homme » n’a pu surgir que dans la dispersion des langues du point de vue de la linguistique, la dissémination des vivants et de leurs plans d’organisation du point de vue de la biologie, la disparité des modes de production du point de vue de l’économie politique. Et dans Les mots et les choses, dans les chapitres sur l’homme, Foucault insiste énormément sur ce point, qui, en effet, est fondamental.

Ça, je dirais que ce point n’a pas d’équivalent chez Nietzsche, c’est un point très propre à Foucault, montrer que la forme « homme », au XIXème siècle, ne s’est constituée que en rapport avec une triple dispersion. Dispersion des langues, dispersion des vivants, dispersion des modes de production. Et la linguistique ne se présente comme une science, c’est-à-dire... retenez bien : la linguistique ne considère le langage comme un objet que parce qu’il y a une dispersion des langues. La biologie ne peut considérer la vie comme un objet que parce qu’il y a une dispersion des plans d’organisation de la vie. L’économie politique ne peut penser le travail comme un objet que parce qu’il y a dispersion des modes de production. Partout la dispersion des formations est la condition des nouvelles objectivités scientifiques.

D’où : Foucault peut nous dire, à ce moment-là... Je reprends Les mots et les choses, page 291, toujours cette page qui me paraît si belle et si insolite. « La critique de la connaissance, c’est l’ontologie de l’anéantissement des êtres ». « La critique de la connaissance, c’est l’ontologie de l’anéantissement des êtres », le texte exact de Foucault, p.291, est celui-ci : « L’ontologie de l’anéantissement des êtres vaut comme critique de la connaissance ». Vous voyez pourquoi ? La constitution des savoirs positifs au XIXème siècle, là le raisonnement est très pur...

La constitution des savoirs positifs au XIXème siècle, linguistique, biologie, économie politique, les savoirs positifs sur l’homme..., la constitution, si vous voulez, en gros, des sciences humaines, n’a pu découvrir son objet qu’à travers une dispersion fondamentale. Dispersion des langues, dispersion des modes de production, modes de production des langues sans lesquels jamais le langage n’aurait pu être traité comme objet, dispersion des plans de vie sans lesquels, jamais, la vie n’aurait pu être traitée comme objet de science, dispersion des modes de production sans lesquels, jamais, le travail n’aurait pu être traité comme objet de science.

D’où : la seule réflexion sur la connaissance est, en même temps une ontologie de l’anéantissement des êtres, pourquoi ? Il a bien fallu que des pans entiers et des plans entiers de vivants disparaissent. Il a bien fallu que des langues meurent... Il a bien fallu en vertu de cette dispersion fondamentale comme condition des sciences. Il a bien fallu que des langues disparaissent. Il a bien fallu que des vivants s’écroulent, s’anéantissent. Il a fallu que des modes de production s’enfouissent. D’où l’archéologie, la paléontologie et même, on peut ajouter, l’ethnologie, vivent sous cette prophétie : la critique de la connaissance est une l’ontologie de l’anéantissement des êtres.

Disparition des vivants dont il ne reste que des fossiles, c’est la grande époque de Cuvier. Disparition des langues dont il ne reste que des indices de racines. Non seulement les langues mortes, mais, pire que mortes : les langues perdues. L’ethnologie : la découverte de génocides du type le génocide indien. Il n’y a pas lieu d’aller si loin que les fossiles. Partout, partout les sciences de l’homme se sont constituées sur le mode d’une connaissance qui impliquait la dispersion et la disparition de plans d’organisation, de civilisations, de langues etc. Au point que la seule critique de la connaissance, c’est l’ontologie de cette disparition des êtres, c’est cette ontologie de l’anéantissement. Là encore il fait partie d’un point de vue évidemment vitaliste, tout à fait opposé à Heidegger, il ne s’agit plus du tout de fonder les êtres ou l’existant. Il s’agit d’une tout autre tâche, il s’agit de révéler les formes dans leur précarité, dans leur dissémination et, dès lors, la seule ontologie c’est l’ontologie de l’anéantissement des êtres.

A plus forte raison, pour reprendre la question, la forme « homme », de trois manières, perte d’identité, inscription dans la mort violente, dispersion, de ces trois manières, la forme « homme » était précaire et fondamentalement précaire. Alors, encore une fois, est-ce qu’il faut la pleurer ? On peut toujours la maintenir, on peut toujours faire avec, mais, de plus en plus, les événements qui se passent ne passent plus par là. Est-ce qu’il faut la pleurer ? Encore une fois, prenons la question : est-ce qu’elle a été bonne, au sens où Nietzsche dit : Par-delà le bien et le mal ne veut pas dire par-delà le bon et le mauvais. Il y a du bon et il y a du mauvais. Eh ben la forme « Dieu »... Avant de pleurer sur la mort de Dieu, à supposer que Dieu soit mort, ce dont on doute quand même, mais enfin la forme est morte, vous comprenez, c’est pas la question de Dieu, c’est pas la question de l’homme, c’est la question de la forme « Dieu », de la forme « homme », eh ben avant de pleurer là-dessus, il faut se demander si ça a été bien bon tout ça. La forme « Dieu », c’était pas la fête hein ! Quand les gens ils pleurent la mort de Dieu, [ ?].

Et la forme « homme » ? Voilà presque la question qu’il met : est-ce que la forme « homme » a été, pour la vie... Enchaînons, est-ce qu’elle a été pour la vie, le travail et le langage, une libération ? Ou est-ce que la forme « homme » a été une manière d’emprisonner la vie, le travail et le langage ? Si la forme « homme » est une manière d’emprisonner la vie, le travail et le langage, il n’y aura pas de quoi pleurer qu’on nous propose une autre forme. Est-ce que la forme « homme » a au moins su garantir l’homme existant de la mort violente ?

Ben bon, jamais les hommes existants ne sont morts de mort violente autant que sous la forme « homme ». Alors, oui, il faut dire : écoutez, d’accord, d’accord les droits de l’homme, mais enfin... Justement ça a plutôt été une période... Alors si on nous annonce l’apparition d’une forme quelconque, d’une forme de pensée quelconque, quelle qu’elle soit, on aurait plutôt tendance à dire : ah ben oui, ça peut pas être pire ! Seulement, demander ça, ça revient à dire : s’il est vrai que la forme « homme » a nourri toutes les morts violentes de l’homme existant, s’il est vrai que la forme « homme » a emprisonné la vie, le travail et le langage, y a-t-il, en train de se dessiner, même en ébauche, y a- t-il une autre forme possible qui, elle, libèrerait dans l’homme, je souligne toujours, c’est mon thème, qui libèrerait, dans l’homme, la vie, le travail et le langage et qui protègerait l’homme de toutes les morts violentes, l’homme existant... ou d’un certain nombre de morts violentes.

Or, au point où on en est, c’est le dernier point que je veux aborder, ou ré-aborder, car je crois que c’est plus clair cette fois-ci... vous sentez ce que je voulais dire tout à l’heure par le surpli. Après l’âge du dépli, la forme « Dieu », et l’âge du pli, la forme « homme », nous appelons l’âge du surpli, dont dépendrait la forme « surhomme », ça va de soi. Et, là, alors, évidemment, encore une fois, si on ne veut pas tomber dans la bande dessinée, on la frôle, mais si on veut pas y tomber, il faut être très très discret, il faut être discret parce que : qu’est-ce qu’on veut faire ? Foucault le dit pages 397-398 des mots et les choses, il nous dit : ben vous savez, hein, c’est pas facile tout ça, il faut se contenter d’indications. Il dit : ah ben oui, qu’est-ce qui se passe ? Euh, qu’est-ce qui se passe avec la mort de l’homme ? Et, il dit : bien sûr, ce sont là tout au plus des questions auxquelles il n’est pas possible de répondre. Nietzsche, il disait pas lourd sur le surhomme. Il faut les laisser en suspens ces questions, là où elles se posent, en sachant seulement que la possibilité de les poser ouvre sans doute une pensée future.

Bon, en d’autres termes, on ne peut donner que des ébauches et des ébauches non-fonctionnelles, exactement comme en embryologie. Une ébauche embryologique, elle n’est pas encore fonctionnelle. A un stade d’embryon c’est pas encore fonctionnel. Bon, alors, faut y aller, faut prendre des risques... voilà : qu’est-ce que... qu’est-ce que ce serait, le surpli ? Ça revient à dire, encore une fois, et on avait bien avancé la dernière fois, mais là je voudrais aller un peu plus loin. Ça veut dire : trois choses. Avec quelles nouvelles forces du dehors les forces dans l’homme entrent-elles en rapport ? Deuxième question : comment ce nouveau rapport de forces ou ce nouveau composé renvoie à un troisième mouvement géologique qu’on peut appeler le surpli ? Comment, troisième question, comment en découle cette forme nouvelle nommée par Nietzsche « surhomme » ? La forme « surhomme » qui signifie, en fait, quelque chose d’extrêmement simple, très très simple et dont, encore une fois, on ne peut pas dire que ce soit fameux, hein... Simplement il n’y aura pas des potentialités qui n’étaient pas dans la forme « homme ». C’est évident aujourd’hui qu’il y a des potentialités qui ne sont pas comprises dans la forme « homme ». Bien, c’est ça qu’on va voir.

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