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17-25/03/1986 - 3

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Deleuze / Foucault - Le Pouvoir cours 17 -25/03/1986 - 3 Cours du 25 mars 1986 Gilles Deleuze aut participant RequestDigitalE 001 5 min 45+ 41 min 11 sec

Le langage n’est pas un savoir, mais la condition de... trois petits points, la condition de possibilité, mettons, de tout savoir. Je dis : oui, et après ? Est-ce que ça exclut mon problème du point de vue de l’hypothèse large ? Est-ce que ça règle mon problème du point de vue de l’hypothèse large ? Car, du point de vue l’hypothèse élargie dont je rêve, « condition » c’est comme « finitude », je veux dire qu’il y a beaucoup de sens à condition tout comme il y a beaucoup de racines de la finitude. Si j’emploie l’expression « raison suffisante », pour un peu comme un équivalent de « condition » en philosophie, je me rappelle immédiatement un grand texte de Schopenhauer qui s’intitule De la quadruple racine de raison suffisante. La quadruple racine. Bon, des conditions il y en a beaucoup. J’admets très bien, en écoutant Comtesse : le langage est la condition de tout savoir. Je sais pas si j’en suis convaincu, mais je comprends ce que ça veut dire. En revanche, je ne comprendrai pas si on me dit : « condition de possibilité » épuise tous les sens du mot « condition ». Si je reprends la liste des ratio, par exemple chez Schopenhauer, je vois qu’il y a une ratio dite, en latin, cognoscendi, une condition de connaissance. C’est pas la même chose, mais, mettons une condition de savoir. Mais il y a aussi une conditio fiendi, condition de devenir. Il y a aussi une condition d’agendi, une condition de faire.

A ce niveau, je retrouve mon problème. Je peux consentir à Comtesse tout ce qu’il veut sur un privilège du langage, je dis..., ou un destin singulier du langage. Je dis : ça n’exclut pas mes doutes sur la... pas mes doutes, au contraire : mes élans vers une hypothèse élargie, car s’il est vrai que le langage est, ou peut être, dit « condition de possibilité de tout savoir », est-ce que la vie - car le savoir n’est pas que dit et parlé - est-ce que la vie n’est pas ratio fiendi de tout savoir ? Et est-ce que le travail n’est pas condition agendi de savoir ? Si bien que dans la mesure où il y aurait une triple racine de la condition, je pourrais dire des deux autres puissances, vie et travail, exactement ce que Comtesse a réservé au langage, avec cette simple restriction, bien entendu, que ce n’est pas au même sens du mot « condition ». Donc, en ce sens, je dis pas du tout... comprenez, je ne suis pas en train de dire : c’est moi ! C’est moi qui ai raison. Je dis : ben oui, mais je vois la possibilité de maintenir une hypothèse élargie et je vois des raisons qui feraient une espèce de nécessité de la maintenir.

Troisième remarque, ou quatrième, je ne sais plus : avec grande... qui confirme la précédente, et là ça touche à ce que j’appelle des différences essentielles entre la lecture de Foucault chez Comtesse et chez moi. Comtesse a repris avec une grande exactitude à plusieurs reprises et en a fait même, à un moment très brillant de son intervention, une espèce de litanie, parler n’est pas voir. Parler n’est pas voir et chaque fois il a montré en quoi parler n’était pas voir. Mais on voit bien comment, en douce... enfin « en douce », j’ai peur de dire « en douce », il ne faisait rien en douce, on voit bien... moi je voyais en tout cas très bien comment à chaque fois, c’était une manière d’expulser le voir. Il disait : parler n’est pas voir, par exemple c’est lire. C’est très intéressant Mais, à chaque fois, c’était une manière de surdéterminer le parler. Quant à la puissance de voir, il n’y a reconnu aucun domaine et aucune force particulière. Moi, depuis le début, je crois qu’on peut très bien lire Foucault sous cette forme, depuis le début et ça a été mon début de ces séances sur Foucault, ça a été de proposer de « parler n’est pas voir » une tout autre interprétation. (coupure)

... a remis radicalement en question, c’est tout ce qu’on a fait au premier trimestre, et ça, je n’y vois strictement aucun inconvénient. Je vous ai toujours dis : si vous préférez une autre lecture, prenez-la surtout. Mais je crois que, dans tout ceci, enfin au niveau de ce troisième point, la véritable différence entre ma lecture et celle de Comtesse c’était sur : que veut dire « parler n’est pas voir » ? Je dirais, mais là ce serait déjà me donner raison, Comtesse a donné de « parler n’est pas voir » une interprétation qui convient beaucoup plus à Blanchot qu’elle ne convient à Foucault, mais j’en suis pas sûr, parce que.... En tout cas il a donné une interprétation très blanchotienne de « parler n’est pas voir ».

Moi je crois à l’irréductibilité du voir chez Foucault, donc, en ce sens, ça me confirme lorsque je me dis : non, non le langage n’a pas de destin singulier. Parce qu’il n’a... Plutôt tout a un destin singulier. Le langage n’a un destin singulier que parce que voir a un destin singulier. Autre point, alors là, ça a été le dernier point à mon avis, mais complexe, euh... complexe, parce que, là, j’étais... j’étais parfois troublé et gêné bien que Comtesse soit très bien retombé sur ses pieds, si j’ose dire. La vraie raison du primat, nous a dit Comtesse, en gros, c’est ceci : c’est que non seulement il faut dire que l’espace du langage est le seul à être condition (encore une fois, je viens de dire : ça ne me paraît pas évident, ça, que l’espace du langage soit le seul à être condition, tout dépend du sens de « condition »), mais il allait plus loin dans son dernier point, qui a été le point le plus long de son intervention. Dans le point le plus long de son intervention, il nous a dit non seulement que l’espace du langage est le seul qui soit condition, mais, s’il a ce privilège, c’est parce qu’il est le seul à être en rapport avec le dehors, avec ce que Foucault appelle le dehors, cette espèce de puissance qu’on n’a pas encore vue, qu’on a abordée, dont on n’a pas encore bien cherché à quoi elle... Mais que l’on sent que, je le dis, et là Foucault ... Comtesse serait tout à fait d’accord, je suppose, le dehors n’a rien à voir avec le monde extérieur, c’est une énième puissance, mais Comtesse nous dit : c’est bien l’espace du langage, ou c’est bien le langage dans sa puissance qui constitue l’espace du dehors.

En d’autres termes, c’est par là que passe le véritable affrontement avec le dehors. Ou : c’est là le lieu privilégié avec le dehors. Et là je comprends ce que dit Comtesse. A nouveau - mais presque en vertu de mes remarques précédentes - je ne vois pas pourquoi, je ne vois pas pourquoi dire cela. Je ne vois pas pourquoi la vie, je recommence, ne tend pas un espace qui soit tout entier vectorisé vers et sur un rapport avec le dehors. Je ne vois pas pourquoi il n’y a pas un dehors de la vie autant qu’un dehors du langage et que, dès lors, comme dit si bien Comtesse, ce serait une vie de dehors, de même qu’un langage du dehors. Ce serait peut-être [à repousser quand on arrivera cette notion de dehors comme dernière puissance, mais enfin ça ne me paraît pas du tout évident, surtout que, là-dessus, à force de vouloir montrer que le langage tissait cet espace du dehors et affrontait le dehors dans son espace, Comtesse a fait éclater le problème de la folie dont il peut penser à juste titre ou à moins juste titre qu’il parcourt toute l’œuvre de Foucault.

Or, quand il nous a parlé de la folie, moi ce qui m’a frappé quand même, c’est qu’il n’a pas cessé de convoquer, pour rendre compte de ce qu’il appelait lui-même cette explosion de la folie, c’est-à- dire cette raison par-delà toute raison, il n’a pas cessé d’invoquer la nature, la vie, la bête. Bien sûr, il s’est rattrapé : tout ça, ça faisait partie du langage du dehors. Mais je recommence : pourquoi dire cela ? Ou pourquoi ne dire que cela ? Pourquoi faire tout le temps comme si la vie, sous ses formes exacerbées, appartenait au langage du dehors, sans affirmer en même temps que le langage du dehors appartient au plus profond de la vie ? Sinon pourquoi est-ce que Comtesse aurait eu besoin de parler d’une véritable explosion de la nature ? Et il aura beau nous dire que tout cela est encore parole du dehors, mais vous savez, je vois pas pourquoi considérer que le processus de la folie passe ou trouve dans le langage un destin singulier et ne trouve pas dans la vie et le travail un destin singulier. Je dis pas du tout... tout dépend là aussi, j’en reviens... et c’est presque ma réaction essentielle à ce qu’a dit Comtesse : il ne veut qu’un sens pour un mot comme « condition », il ne veut qu’un sens pour « au-delà de toute condition », mais les conditions sont multiples ; encore une fois il y a une condition du travail, une condition de la vie autant qu’une condition du parler.

Et il y a un au-delà de condition aussi très très différent. Si vous prenez l’expérience la plus... je ne veux pas... je n’ose pas... Comtesse a été assez lyrique et très bien lyrique et je n’ai même plus besoin d’essayer de l’être et je ne saurais pas l’être... Si vous prenez ce que nous sentons quelles que soient nos aventures individuelles, ce que nous sentons de la folie quand nous sentons qu’elle nous concerne, est-ce que vous ne voyez pas que ça concerne non seulement, enfin, le langage en quelque sens que vous le preniez, même au sens de ce pouvoir profond qui nous traverse et dont parlait Comtesse, mais que la vie nous traverse non moins et qu’il y a un vitalisme de la folie non moins qu’il y a un langage, un langage de la folie et qu’il y a un travail de la folie ? Je veux dire, là je retombe dans les platitudes, à quoi reconnaissez-vous quelqu’un qui ne va pas et à quoi reconnaissez-vous... parce que, vous savez la folie... moi si j’avais un seul reproche à faire à Comtesse, c’est un reproche très modeste que je ferais, c’est il y a encore quelque chose de plus beau que la folie, c’est celui qui s’en sort et c’est là qu’il y a la vie, le langage et le travail. Euh... sinon, ce que la folie a à nous apprendre, c’est pas grand-chose, c’est quelque chose de très dérisoire, la grandeur elle commence à partir du moment où vous en sortez. Et, comment on s’en sort ? Et comment ça se manifeste quand ça va pas et comment ça se manifeste quand ça va mieux ? C’est évident que ça se manifeste déjà du dehors [ ?], ça se manifeste par une certaine manière de parler, oui, ça c’est vrai, vous tendez en tout le langage et, alors là, vous tendez des vecteurs, vous tendez des vecteurs, vous voulez arriver à un dehors du langage. Il se trouve que ça rate, il se trouve que tous vos vecteurs craquent, il se trouve que c’est [ ?] Il se trouve que, là, vous êtes aphasique, vous êtes bègue, vous êtes euh... Rien ! Rien ne passe. Les vecteurs deviennent en confiture, en sirop, quoi, c’est...euh... Mais qu’est-ce qui se passe aussi ? Quand ça se passe comme ça, dans la puissance du langage, ben vous savez, hein, ça se passe à côté. vous essayez de fabriquer un objet, vous essayez d’écrire une page, comment voulez-vous distinguer l’être brut du travail et l’être brut du langage ? Vous essayez de faire votre page. Est- ce que... est-ce que... je suppose... est-ce que vous avez vu parfois une écriture schizophrénique ? Je suppose que vous en avez vu. Est-ce que vous avez vu comment une page est bourrée ? Est-ce que vous avez vu la douleur, l’espèce de douleur que ça suppose ? Cette espèce de bourrage, comme si on voulait faire entrer dans une boîte quelque chose ? Et si, le chizo, il prend un objet, s’il veut fabriquer quelque chose, un des plus beaux textes de Michaux c’est la description d’une table fabriquée par un schizophrène. Le bourrage. On emploie « bourrage » pour indiquer quelque chose qui concerne le langage, dans la schizophrénie. « Langage bourré » du schizophrène. Mais sa production est bourrée aussi, la table qui est bourrée, la table qui n’en finit pas, où il y a toujours un rajout sur un rajout etc. Quelle douleur il y a dans cette espèce de rajout perpétuel ! Et la vie. Et la vie. Qu’est-ce que c’est que la vie de la folie ? C’est pour ça que, moi, j’ai été frappé que... Je parle pas de tout ce que Comtesse a dit sur bêtes et devenir-bête, puisque, là, c’est des trucs auxquels Félix Guattari et moi on a participé, mais pour moi j’ai jamais saisi, lorsqu’on a parlé, ce que Foucault ne fait pas quand on a parlé de devenirs-animaux qui traversaient la folie et la schizophrénie, eh ben euh... on les rattachait fondamentalement, je crois, à une puissance de vie qui était la vie dans la schizophrénie et qui était quelque chose d’indissociable de la nature, de la vie, du langage.

Je crois que... Alors... Comtesse a fait un rétablissement, moi, qui me paraît étonnant, parce qu’au moment où il était le plus lyrique, enfoncé dans explosion de la nature .. écroulement de la vie etc., il nous expliquait quand même que, tout ça, ça passait par l’espace du langage. Je reprends toujours ma remarque : oui, il a raison, ça passe par l’espace du langage du point de vue, mettons, de la condition de possibilité, mais ça passe par l’espace de la vie du point de vue de la ratio fiendi, de la condition de devenir et ça passe par l’espace du travail du point de vue de la condition agendi, de la condition de faire. Or, le fou, vous savez, c’est pas quelqu’un qui parle, c’est pas quelqu’un qui poursuit une expérience avec la parole, c’est quelqu’un qui est jeté dans une expérience douloureuse relative à la vie, au travail et au langage. Alors c’est au nom de ces remarques... Je discute rien de ce qu’a dit Comtesse, qui me paraît d’une très haute qualité, c’est en fonction de ça que je dis : eh ben voilà, vous avez maintenant les données sur deux hypothèses possibles, hein... A ce niveau des Mots et des choses. Alors, évidemment, d’une certaine manière, Comtesse, il a raison. Il a raison parce que c’est un fait que Foucault réserve au langage ce destin singulier, dans ce texte. Moi, si je voulais aussi, je chercherais pas à discuter ce qu’a dit Comtesse.

Si je cherchais à sauver mon hypothèse élargie - ce que je fais, d’ailleurs, ce que j’essaie de faire - il faudrait que j’invoque d’autres textes. Et les textes que j’invoquerais, moi, qui ne font plus partie des Mots et des choses - mais Comtesse aussi s’est donné le droit de se servir abondamment de textes de L’histoire de la folie, pour éclairer ce problème des Mots et les choses - moi j’invoquerais tous les textes qui me paraissent avoir été pas tellement remarqués chez Foucault, on en parlera après Pâques, et qui témoignent d’une espèce de vitalisme très profond. Et c’est pour ça que, moi, j’ai, à chaque occasion, j’ai souligné l’importance des textes sur Bichat, sur la vie et la mort chez Foucault. Parce que, par exemple, le grand texte sur Bichat qui se termine par « c’est un vitalisme, oui, mais un vitalisme sur fond de mortalisme » euh... ce que je vous ai raconté, ce que j’ai éprouvé le besoin de vous raconter sur le livre de Bichat la dernière fois, nous mettait dans, si vous voulez, une région où la puissance de vie se confrontait à la mort d’une manière très réservée par rapport au langage, ça passait plus par le langage, c’est plutôt l’inverse, c’est le langage qui passait par cette région-là. Mais donc c’est tout ce que je voulais dire, vous vous trouvez devant les deux hypothèses. Ce qui nous reste à faire c’est, je crois, en finir avec mon hypothèse élargie pour retrouver l’accord unanime puisque les deux hypothèses, au moins, ont à peu près le même résultat, à savoir : le surgissement d’une nouvelle forme qui n’est plus ni dieu ni l’homme. C’est ça qui nous reste à faire. Je le fais maintenant et on en finit, ou bien vous voulez un petit repos ?

Personnes dans l’auditoire : ?

Deleuze : on finit ? Bon on finit on n’en parle plus ! Euh... oui, personne n’a quelque chose à dire ? C’est compliqué, hein ? Enfin j’aime bien, parce que c’est compliqué et ça ne concerne pas l’essentiel. C’est pas essentiel parce que, même si on change un peu l’hypothèse restreinte, on pourrait s’arranger, peut-être, Comtesse et moi, je lui donnerait un peu de son hypothèse restreinte et il me donnerait un peu de mon hypothèse élargie, mais, il n’aime pas bien les compromis. Mais enfin c’est pas... C’est pas... Alors voilà, oui. Bon juste, on médite, deux minutes de méditation. Je suis comme ça parfois. Dans un silence... le silence c’est tellement... c’est formidable, le silence ! Quand est-ce qu’on peut se taire ?

Il y avait un professeur d’économie politique, au XIXème siècle, non, au début du XXème, qui faisait des cours de plus en plus courts et des silences de plus en plus longs. C’était formidable ! [quelques secondes de silence] On m’a dit que Lacan [ ?] jamais entendu [ ?] [il rit]. Si je l’ai entendu, mais en province. On a dit que Lacan avait une espèce de silence énorme, énorme, énorme entre deux phrases... c’est bien, mais, ça, il faut savoir le faire, il faut une technique [rires]. Je veux dire tout est technique, c’est très difficile, c’est très difficile. [20 secondes de silence]. Un exercice de silence avant les vacances Mais vous voyez, c’est même tellement bizarre le silence que, là, il faut que je parle en même temps [rires]. Voilà ! Ce serait un beau problème, ça. Un beau problème de DEA ! En quel sens parler est-il une agression à l’autre ? C’est une agression. Par exemple les cas varient : si on me parle avant que j’aie pris du café le matin, c’est une agression et, là, une terrible agression, c’est comme si on me flanquait une aiguille dans le cerveau. Il y a des gens, au contraire, qui se lèvent en babillant... formidable ! [ ?]

Quelqu’un dans l’auditoire : [ ?]

Deleuze : quoi ?

Intervenant : les enfants

Deleuze : les enfants ? Oui. Il doit y avoir des enfants qui se lèvent silencieux, non ? Enfin on peut arranger ça à force de taper dessus... Non il y a des natures, hein. Un cours ça marche que parce que c’est une violence. Une violence. Un cours ça doit être une violence pour celui qui parle et une violence pour ceux qui écoutent. Il n’y a pas de cours dans.... Je veux dire... ce serait tellement mieux de se taire. C’est pourquoi nous continuons.... Bon, allez !

Alors, l’hypothèse élargie, elle est donc toute simple surtout que j’en ai dit... Voilà, je voudrais vraiment vulgariser le surhomme et, en effet, je crois que c’est une notion qui est grotesque, cette notion de surhomme, si on n’ajoute pas : mais le surhomme c’est quelque chose de tout simple. Mais vraiment de tout simple. Bien plus il y a une erreur à ne pas faire, c’est croire que le surhomme c’est un splendide avènement qui fait que les vieux problèmes sont liquidés. Mais pas du tout ! Il faut concevoir... Là je force un peu les textes de Nietzsche, alors ça fait rien, comme Nietzsche on ne s’en occupe pas, on peut forcer un peu. Le surhomme, il a lui-même toute sa boue, tous ses.. je sais pas quoi dire... tout son chiendent. Il faut pas croire que tout est beau, arrivé... Tout n’était pas beau sous la forme de Dieu. Tout n’était pas beau sous la forme de l’homme. Mais, tout n’est pas beau sous la forme du surhomme. Il ne faut pas croire que, le surhomme, ça surgit avec les problèmes réglés. Notamment tout l’âge de l’homme, il a à se débattre avec les restes de Dieu. Ce que Nietzsche appelle le dernier pape. Et l’âge de l’homme est inséparable du dernier pape. C’est dire que c’est pas tellement réglé que ça. La lutte continue. Et il me semble... là il faudrait relire de très près... on verra on aura peut-être le temps [ ?]...

Moi je crois bien que, si on tient compte des textes de Nietzsche, le surhomme, il a à faire avec ce que Nietzsche appelle tantôt « le » et tantôt « les » dernier(s) hommes(s) et que donc, sous chaque forme, il y a toujours une espèce d’agitation très considérable, si bien que ça m’aide pour dire : mais, vous savez, le surhomme, vous attendez pas à ce que ce soit prodigieux. C’est autre chose. C’est autre chose. Mais raison de plus pour essayer de dire ce que c’est. Et ben voilà, j’ai une première dimension du surhomme, on revient pas là-dessus, c’est-à-dire : j’appelle surhomme... C’est pas un mot que Foucault emploie souvent, et quand il l’emploie il le rapporte explicitement à Nietzsche, il le prend pas à son compte, mais ce que Foucault prend bien à son compte c’est une forme de la vie qui ne serait plus ni dieu ni l’homme, donc, par commodité et en vertu de la connaissance parfaite de Nietzsche par Foucault, je dis, pour aller plus vite, « le surhomme ».

Eh bien nous voyons une première force constituante du surhomme, c’est la force de rassemblement ou de l’être du langage lorsque la littérature décroche de la linguistique au sens que Comtesse vient de préciser. La littérature, dès lors, devient en effet une force réelle. Je ne reviens pas là- dessus. Et j’ajoute, alors, uniquement en fonction de mon hypothèse élargie : bon, supposons que - c’est à vous de juger - supposons que la vie soit capable d’un tel mouvement, rassemblement d’un être brut de la vie en décrochage avec la biologie. Vous voyez, c’est notre hypothèse élargie, je dis : ben oui. De même que la force rassemblée du langage saute dans la littérature, laquelle décroche de la linguistique, eh bien la force de rassemblement de la vie saute de la biologie, elle en décroche, elle saute dans la biologie moléculaire. Vous me direz : c’est abstrait la biologie moléculaire, enfin qu’est-ce que c’est que cette histoire, avec le surhomme ? C’est une interprétation scientiste du surhomme ! Non, ce serait bête de me faire dire ça. Je prends« biologie moléculaire » comme précisément, quoi ? Pas simplement une science ni même un savoir mais comme entraînant une toute nouvelle évaluation de la vie. Que ça implique une science, ça ne se réduit pas à une science. Qu’est-ce que ça implique [ ?] ? je dirais : c’est vraiment la découverte de ce qu’on peut appeler un code génétique. La découverte de code génétique, c’est quoi ? C’est un saut hors de la biologie, ça décroche de la biologie.

De même que l’être brut du langage sautait hors des désignations significations, le code génétique et les composantes de chaînes génétiques décrochent d’avec le problème de l’organisation, avec le problème de l’organisme. C’est une biologie, encore une fois, moléculaire, mais c’est aussi, encore une fois, une toute autre évaluation de la forme de la vie, la vie se rassemble en un être brut. Un être brut de la vie qui sont fait par les chaînes du corps humain et qui, bien plus, aussi, ne peuvent pas être dit, de même qu’il ne s’agissait pas de constituants du langage du type phonèmes, c’est pas des constituants de la vie du type cellules ou même micro-cellules, c’est vraiment un dehors de la vie, c’est la vie qui découvre son dehors. Mais je dirais, je peux le comprendre scientifiquement si je suis biologiste, mais je peux le comprendre d’une autre manière. Et quel est le... ? En quoi il y a bien un être brut de la vie ? C’est que, notamment, tous les schémas d’évolution sont changés, ou sont en train de changer. Un des schémas profonds de l’évolution au XIXème siècle, c’est quoi ? C’est essentiellement l’évolution qui va du moins différencié au plus différencié. Vous savez que la biologie moléculaire envisage les schémas d’évolution d’une tout autre nature, à savoir qui vont d’une ligne différenciée à une autre ligne non moins différenciée. Ou bien des schémas d’évolution qui vont d’une ligne plus différenciée à une ligne moins différenciée, c’est-à-dire des évolutions collatérales - ce qui est formidable, ce qui serait inintelligible pour le XIXème - des évolutions collatérales ou même des évolutions rétrogrades.

Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Vous savez tout le courant des expériences actuellement dont [ ?] à savoir les expériences où l’évolution trouve un agent privilégié, un destin singulier dans le virus, à savoir un virus qui peut emprunter un fragment du code dans des lignées ayant un tout autre code, par exemple un fragment de code de babouin va être emporté dans la chaîne génétique du code de chat, ce qui fait dire à Jacob, par exemple... Ça c’est le type d’évolution collatérale, par l’intermédiaire d’un virus qui n’est pas un traducteur. C’est essentiel : le virus ne traduit pas un fragment de code dans un autre code, il fait bien mieux le virus, si c’était une traduction ce serait encore de la vieille biologie. Il fait une capture de code, d’un autre code, dans un code donné. Là, alors, on voit apparaître l’idée, la vague idée, d’une espèce d’être brut de la vie. Bon, c’est ce qui fait dire à Jacob, dans La logique du vivant, que c’est la manière moderne de reconstituer, je cite par cœur, les amours abominables chers au moyen âge, l’homme et le babouin, le lapin et... et... je sais pas, bon.

Mais l’exemple qui me paraît toujours le plus beau : la guêpe et l’orchidée. Dieu que ces deux créatures n’ont rien à voir et comment l’une capture un fragment de code de l’autre, donc ça va du végétal à l’animal, de l’animal au végétal etc. c’est là où je verrais une espèce d’équivalent d’un être brut de la vie avec, comme savoir correspondant, la biologie moléculaire et de même que, comme il faut, pour qu’elle se rassemble ainsi, que la vie décroche d’avec la biologie et saute dans un autre élément, parce qu’il faut qu’elle saute dans quelque chose qui fait la biologie moléculaire et je dirais la même chose pour le travail, pour aller très vite. Un être du travail, un être brut du travail, nous savons tous aujourd’hui ce que c’est. On sait tous ce que c’est : ben oui, c’est les machines dites de troisième espèce. A l’âge classique, à l’âge de dieu correspondaient quoi ? Les machines simples - c’est facile là, j’ai honte, même, de ce que je dis - à l’âge classique, correspondaient les machines simples et les mécanismes d’horlogerie, c’était les outils de Dieu, c’était les machines de dieu. Dieu était prouvé par le mouvement d’horlogerie... J’exagère... vous corrigez de vous- mêmes.

Bien, l’âge humaniste a été l’âge de la finitude avec les machines énergétiques du type : la machine à vapeur. Les forces dans l’homme se replient sur les forces du dehors qui sont des forces de finitude. C’est le grand âge de la thermodynamique. Les machines de troisième espèce, qu’est-ce qu’elles veulent ? Les machines cybernétiques et les machines informatiques. Si peu que vous sachiez et moi aussi ce que ces machines... Est-il exagéré de dire : oui, c’est la préfiguration d’un être brut du travail ? C’est le vecteur dans lequel le travail se trouve confronté avec son propre dehors. Et ça implique un décrochage. Ça implique un décrochage par rapport à l’économie et par rapport au travail humain ; exactement comme la biologie moléculaire implique un décrochage par rapport à la biologie, exactement comme la littérature moderne au sens de Foucault implique un décrochage par rapport à la linguistique. Et, je vous disais, vous trouverez à nouveau le même schéma au niveau de ma triple racine. Vous trouverez : revanche de la littérature contre la linguistique, mais également revanche du code génétique contre les organismes, grande revanche des virus... Le surhomme et ses virus, c’est épatant ça ! Il y a de bons virus. Le problème c’est de domestiquer les virus. Et puis : revanche du silicium sur le carbone. Revanche du silicium sur le carbone, oui, le travailleur humain est à base de carbone, comme son organisme. Les machines de troisième espèce...

Je vous disais : en effet c’est un problème, moi j’aime beaucoup ce problème, peut-être aussi qu’on aura le temps de revenir là-dessus, c’est un problème passionnant : pourquoi la vie est-elle passée par le carbone ? Pourquoi pas autre chose ? Pourquoi pas le silicium qui avait des propriétés merveilleuses ? Bon, on nous dit, le silicium, ça pouvait pas marcher et tout ça, ça pouvait pas... Pourtant il y avait des avantages, une vie, une vie garantie sur silicium, une vie indexée sur le silicium c’était une merveille, mais c’était pas stable, bon, voilà ce qu’on nous dit. N’empêche que le silicium trouve sa stabilité au niveau des machines de troisième espèce. Bien : revanche du silicium sur le carbone, c’est peut-être la plus importante des revanches, c’est pour ça que je tiens tellement à ma triple racine.

Alors, quoi ? Je dirais : le surhomme, c’est pas compliqué, c’est celui qui affronte cette triple racine nouvelle, c’est celui qui affronte cette triple nouvelle force. La forces des agrammaticaux, des a-grammaticaux dans l’être rassemblé du langage, la force des chaînes génétiques dans l’être rassemblé de la vie, la force du silicium dans... la force rassemblée du truc, là, du travail. Et qu’est-ce que ça veut dire ? J’ajoute que on finit, là, puisque tout ça, ça devient [ ?]. Ma seule question c’est : si vague que ce soit est-ce que ça autorise l’annonce d’une nouvelle forme ? Oui. En effet les forces dans l’homme entrent en rapport avec de nouvelles forces. Les forces dans l’homme entrent en rapport avec de nouvelles forces. Ces forces ne sont plus celles ni de la finitude, ni de l’élévation à l’infini. Faute de mieux, je vous proposais d’appeler ça les forces du fini illimité. Les forces du fini illimité se définiraient ainsi ou se caractériseraient ainsi : une situation... chaque fois qu’il y a une situation de force où un nombre fini de composants donne un nombre illimité de combinaisons. Ne pas croire que ça veut dire que tout dépend d’une combinatoire, c’est la combinatoire qui est un cas spécial de ça, de cette situation.

Et quelle serait l’opération fondamentale de cet affrontement des forces dans l’homme avec ces nouvelles forces, dont le silicium est un [ ?] ? Je vous le disais : eh bien ben servons-nous d’un mot, puisqu’on avait dépli et pli, ne résistons pas, appelons ça le surpli. Et le surpli, ce serait quoi ? Ce serait un pli très spécial que l’âge du XIXème siècle ne pouvait pas prévoir, qui est exactement le pli sur le dehors. Le pli sur cette ligne du dehors dont on vient de parler, là, et de reparler aujourd’hui, et qu’on n’a pas encore vraiment attaqué. Et le surpli, je le verrais comment ? Eh bien ce serait cette opération qu’on a vu la dernière fois sur le langage, lorsque, notamment, j’invoquais le terme même de Burroughs, dans ses méthodes de surpliages. Surpliages opérés sur le langage. C’est le problème fondamental des chaînes dans le code génétique qui est un problème [ ?]. Comment se plissent-elles et comment se replissent-elles ? Qu’est-ce qui fait qu’une chaîne se plisse à tel moment ? Vous n’avez pas un livre de vulgarisation sur le code génétique... la formule dans ce domaine de la biologie moléculaire, le cas typique du surpli, de ce que j’appelle le surpli, c’est la double hélice. C’est la double hélice de Watson qui a été la base, qui a été une des bases de la biologie moléculaire. Mais déjà depuis Watson, et ça fait pas très longtemps que, depuis Watson, il y a eu hein... euh... ça s’est développé tout ça, tous ces problèmes de pliages, de surpliages de la chaîne, puisque tout dépend précisément de ces pliages.

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