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15- 11/03/1986 - 3

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Deleuze / Foucault - Le Pouvoir cours 15 - 11/03/1986 - 3 Cours du 11 mars 1986 Gilles Deleuze aut participant RequestDigitalE 46 min 4 sec

... vous, embryon de vertébré, ben vous ne vous êtes pas pliés, vous ne vous êtes pas orientés dans votre embryogénèse de la même manière qu’un embryon d’insecte. Et, entre ces différents plans, il y a un fossé irréductible, c’est-à-dire chaque vivant est enfoncé dans la profondeur de son propre plan et replié sur son plan. Vous voyez que la série, là, est complètement cassée, c’est le second moment. Alors va commencer une période de la biologie, tout à fait à la naissance de la biologie, d’une richesse extrême, et très gaie, très gaie, bien que considérée d’un très mauvais œil, c’était une biologie pleine de polémiques, ça n’a pas cessé maintenant, mais c’était des polémiques qui doivent nous toucher encore et dont on aurait tort de croire qu’elles sont dépassées.

Car vous voyez tout de suite où je veux en venir si je vous raconte toutes ces histoires de pli, j’ai plusieurs arrière-pensées : fonder la comparaison de Foucault avec Heidegger, bien sûr, mais aussi, peut-être, que vous soyez moins étonnés si on arrive à la conclusion que, par exemple, quels sont les problèmes fondamentaux aujourd’hui concernant le code génétique et la microbiologie sinon la manière dont les chaînes du code génétique se plient et se déplient ? La figure du dépli et du pli me semble la figure constitutive de la vie, ce qui ne veut pas dire que, dans le cas du code génétique, ce soit au même niveau, ce sera sûrement une autre formation biologique, mais enfin c’est pour dire que, là peut-être, on touche un problème qui vaut que nous... que on traîne un peu sur lui.

Car, quand je dis : Cuvier avait un ennemi dont il était l’ennemi, c’était Geoffroy Saint-Hilaire, très grand biologiste. Et voilà que Geoffroy Saint- Hilaire arrive et dit : il y a unité de composition. Ça c’est un énoncé signé Geoffroy Saint- Hilaire, il y a unité de composition, c’est-à-dire il y a unité de composition pour tous les vivants quels qu’ils soient. Donc Geoffroy Saint-Hilaire oppose l’unité de composition à la pluralité finie des plans d’organisation. Il y a un seul plan de composition, tandis que cuvier affirmait la pluralité déterminées de quatre plans d’organisation. Alors vous me direz, je suppose quelqu’un qui se dise, à ce moment-là, ben oui, ça veut dire que Cuvier est fixiste - ne croit pas à l’évolution - et, là, c’est vrai et ça veut dire que Geoffroy Saint-Hilaire croit à l’évolution.

Non. Ni l’un ni l’autre ne croit à l’évolution. On va voir que l’évolution ça va être encore autre chose. C’est ce point qu’il faut expliquer. Lorsque Geoffroy Saint-Hilaire arrive et dit « il y a unité du plan de composition », on a envie de dire : il revient à la série continue. Et, là encore, non, il ne revient pas à la série continue. Ce qui nous ferait dire, en style Foucault, Geoffroy Saint-Hilaire est pleinement du même âge que Cuvier, il est sur la même formation. Parce que, qu’est-ce qu’il veut dire ? Les textes de Geoffroy ils sont très extraordinaires. Il dit : Cuvier distingue quatre plans d’organisation, mais, à force de plier, on pourra toujours passer d’un plan à un autre. Là, ça devient intéressant et il y a une page très belle et très comique de Geoffroy, enfin « très comique »... j’espère que vous la trouverez drôle, euh, une page de Geoffroy où il dit : moi je vais vous montrer comment on passe du vertébré au céphalopode. Le céphalopode, c’est pas..., c’est pas un animal très... je ne vous dis même pas ce que c’est, le céphalopode, pour que vous gardiez le mystère ; « céphalopode » vous chercherez dans votre petit Larousse, hein, je ne veux vous éviter aucune lecture. Enfin, céphalopode, comprenez, c’est pas grand- chose, quoi. Alors passer du vertébré au céphalopode, on se dit, Cuvier, il exagère. Et voilà sa recette. Sa recette, je ne vous cite que le début du texte. « Il suffit... » il a beaucoup d’humour Geoffroy, « il suffit de ramener la tête vers les pieds et le bassin vers la nuque » « suffit de ramener la tête vers les pieds et le bassin vers la nuque », il fait des pliages, il fait des pliages, c’est très étonnant, ça, les pliages de Cuvier, il va chercher sous quelles conditions on peut plier un vivant pour obtenir les axes et les orientations de l’autre plan.

A ce moment-là, la polémique est partie entre Cuvier et Cuvier est fou-furieux. Pourquoi est-ce qu’il est fou-furieux ? Comprenez que, là, on est dans quelque chose qui devrait être central pour nous, ou qui devrait être central pour Foucault, à savoir que c’est le même argument - l’existence des plissements - qui permet à Cuvier de dire « vous ne passerez pas d’un plan d’organisation à un autre, c’est-à-dire chaque type de vivants se plie sur son plan d’organisation », et qui permet à Geoffroy de dire « vous passerez d’un plan d’organisation à un autre si vous faites autant de plissements qu’il faut ». Au bout de n plissements, vous aurez changé les orientations et vous serez passé du vertébré au céphalopode. C’est la même chose que vous pouvez interpréter dans les deux sens. Ce sont les pliures irréductibles qui m’imposent quatre plans d’organisation, ou bien c’est par pliure que je passerai d’un plan d’organisation à un autre. Evidemment c’est pas les mêmes pliures. Ça ne peut pas être les mêmes, sinon ce ne serait pas sérieux. Et, en effet, Geoffroy, c’est étonnant, il fait des pliures sur éléments anatomiques. C’est un anatomiste. Il fait des pliures sur éléments anatomiques. Et notamment éléments osseux. Il fait des pliures sur squelette.

Von Baer, lui, répond tout de suite : ça ne va pas tout cela ! Est-ce que ça ne va pas ? Je ne sais pas, moi. Pourquoi est-ce que ça ne va pas ? Là vous pouvez inventer ce que Von Baer va répondre, au nom de son embryologie à lui. Il dit : on peut toujours plier dans n’importe quel sens des éléments solides, mais il n’y a pas un tissu qui supporterait ces pliures. Il n’y a pas un seul tissu qui supporterait ces pliures donc la théorie de Geoffroy ne marche que si l’on réduit le vivant à son squelette. Si vous entourez le squelette, si vous y joignez ce qu’on appelle les ceintures - c’est épatant comme langage - si vous y joignez les ceintures, si vous tenez compte des muscles et des tissus, évidemment, là, vous pouvez pas, vous pouvez pas faire une pliure, vous casserez tout, vous déchir... non vous ne casserez pas ! [ ?] solide, vous déchirerez, vous déchirerez les ligaments.

Donc, pour parler comme Foucault, Geoffroy et Cuvier appartiennent au même sol archéologique, à la même famille d’énoncés bien qu’ils disent le contraire l’un de l’autre. Vous voyez pourquoi : parce qu’ils ont en commun de rabattre et de ne pas cesser de rabattre le vivant sur... ou de le plier sur des plans d’organisation ou sur un plan de composition. De toute manière, le vivant est replié en profondeur au lieu de s’étaler en surface le long d’une série. C’est ça qui est en commun chez Cuvier et chez Geoffroy. Et pourtant, en plus ce qu’il y a de commun, c’est le refus de tout évolutionnisme. Parce que pour Geoffroy on peut passer d’un mode de pliage à un tout autre mode de pliage, mais ces modes successifs, ces modes différents de pliage marquent des degrés de développement. Ils marquent des degrés de développement. Or chaque type d’animal a un degré de développement qui lui est assigné. Il ne dépassera pas son degré de développement qui, donc, le condamne à tel plan d’organisation. Ce que Cuvier appelait « plan d’organisation », c’est, pour Geoffroy, les degrés de développement d’un seul et même plan de composition. Et à ce degré, là, chacun prend une partie de l’autre, c’est très beau.

Donc l’un comme l’autre refusent toute évolution. Bien plus, de même que, du côté de Cuvier, on avait fondé, avec Von Baer, une science fantastique qui était l’embryologie, du côté de Geoffroy, Geoffroy lui-même fonde une science fantastique qui va pleinement faire partie de la biologie, à savoir : la tératologie ou science des monstres. Car, si chaque plan d’organisation n’est qu’un degré de développement pour un seul et même plan de composition, dans la perspective de Geoffroy, il peut toujours arriver qu’un vivant soit arrêté dans son développement par des circonstances extérieures, par un accident, par une maladie. Et qu’est-ce que c’est qu’un monstre ? Geoffroy va lancer sa grande définition du monstre : c’est ou bien un fixé ou bien un retardé de développement. Un fixé ou un retardé de développement, c’est-à-dire : il n’a pas atteint son développement, empêché par une cause extérieure, il est resté fixé.

Par exemple, il y a une monstruosité très intéressante dont Geoffroy dit : ah ben oui, il en est resté au stade crustacé, il n’a pas dépassé le degré de développement du crustacé. Le crustacé c’est... Geoffroy il est plein d’énoncés, de formules qui sont très très spirituelles. Le crustacé, dit Geoffroy, en gros, c’est avoir la peau sur les os. Il y a une monstruosité où on a la peau sur les os, en effet il a un tégument très léger sur sa carapace. Avoir la peau sur les os. Et la chair est à l’intérieur. C’est ça un crustacé. Alors être resté, arrêté le développement au stade crustacé, j’ai que la peau sur les os... c’est... bon, c’est une maladie, c’est une monstruosité connue. Ou bien..., ou bien, en embryologie vous n’ignorez pas, peut-être, que les mains se développent avant les bras. Supposez qu’un embryon se développe et développe ses mains normales et puis un accident vient au moment... un virus arrive au moment où il est en train de fabriquer ses bras. Il aura des mains parfaitement normales et des bras atrophiés. C’est une monstruosité connue. Euh. Bien. C’est l’illustration même de la définition de Geoffroy, le monstre c’est un retardé de développement ou un fixé de développement. Dans le cas l’embryon a eu son développement fixé au stade « formation des mains ». Il n’a plus pu former un bras, un bras normal. Une fois dit que la formation du bras était postérieure à celle de la main.

Bien. Alors je vous signale, là j’ouvre une parenthèse inutile, mais c’est pour faire de l’épistémologie, que lorsqu’une discipline célèbre inventera ou dira qu’elle invente les notions de fixation et de régression, expliquera les névroses par des phénomènes de fixation et de régression, il faut rendre à chacun ce qui lui appartient, c’est-à-dire c’est, ce qui est déjà pleinement original, c’est l’application au domaine des névroses de concepts typiquement tératologiques qui datent de Geoffroy Saint-Hilaire, à savoir la régression, c’est-à-dire l’arrêt de développement, la fixation de développement sont, selon Geoffroy Saint-Hilaire, les deux, les deux principales formations de monstres. Or il est bien connu que les névrosés sont des monstres.

Alors, vous voyez, c’est autour de ce thème de la pliure que je peux dire : bien sûr ils comprennent les pliures, les plis, les replis de la finitude, c’est ça la finitude, c’est le pli, c’est ce qui se plie, c’est ce qui se replie, c’est ce qui me replie. Tandis que l’élévation à l’infini, c’est ce qui déplie, c’est ce qui déploie, c’est pas plus difficile que ça. La pensée du XVIIème siècle est une pensée du déploiement, pourquoi ? Parce qu’elle réagit contre la Renaissance et contre le Moyen Age. Alors est-ce qu’il faut dire que c’était une pensée du pli, la Renaissance et le Moyen Age... ? C’était encore autre chose. Mais le XVIIème siècle s’affirme et affirme le dépli, comme la loi de la pensée claire et distincte, comme la loi de l’ordre. Si vous voulez saisir l’ordre, dépliez les choses. C’est ça la méthode... il faudrait même, on pourrait aller dans tous les sens... Prenez la méthode cartésienne, prenez une méthode chère au XVIIème siècle, vous y verrez à chaque fois la formation des séries, la formation des chaînes, la recherche des contiguïtés, tout ça, une pensée du développement, du dépli. Avec le XIXème vient la pensée obscure du pli. Il faut plier les choses. A ce moment-là vous avez la découverte de la finitude. Plier le vivant sur le plan de composition ou plier sur le plan, sur un plan d’organisation, tout ça c’est pareil. Mais dernier point : Darwin. Darwin qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans ?

Ben, vous savez, Darwin, justement, c’est pas la série. Lorsque Darwin va affirmer et va injecter l’histoire, c’est-à-dire l’évolution, dans la biologie, qu’est-ce qu’il fait au juste ? Qu’est-ce qu’il fait au juste ? Il apporte quelque chose de nouveau, c’est la trinité, à la fois contre Cuvier et contre Geoffroy. Mais en quoi Darwin, Cuvier et Geoffroy sont-ils une trinité, à l’horizon de notre biologie ? En quoi est-ce que... alors que Lamarck... vous voyez la très grande différence, alors que Lamarck introduisait l’histoire dans la série pour finalement sauver l’idée d’une série animale, c’est-à-dire il en était au premier moment de la biologie. L’autre pas du tout. Darwin, c’est pas ça son problème. C’est pas ça son problème. Je veux dire : Darwin il accepte parfaitement les termes mêmes de Cuvier. Et qu’est-ce que c’était les termes de Cuvier ? La série procède par petites différences, mais il y a de grandes différences entre plans d’organisation. En d’autres termes, il y a des différences insurmontables qui rompent toute série possible. Vous comprenez ? Fatigués ? Mais je m’arrête pas, là, parce que si je m’arrête, ça va être comme l’autre fois, donc quand vous en avez assez, vous n’écoutez plus, hein, ou bien... Quelle heure est-il ?

Lucien Gouty : 11h, il va être 11h 10

Deleuze : alors je vais quand même m’arrêter un peu, mais... ah ! Non, non ! Je finis d’abord Darwin, parce que, sinon, on n’en sortira pas. Vous comprenez Darwin... mais, et pourtant, et pourtant, pour ceux qui ont lu un peu Darwin, ce que je dis va avoir l’air grotesque. Ce que je dis, c’est que, Darwin, ça lui est égal les petites différences, il n’a jamais pensé rétablir la série. La série qui procède par petites différences. Ça a l’air stupide, ce que je dis, puisqu’il est très connu que Darwin, au contraire, invoque perpétuellement les petites différences d’un enfant par rapport à ses parents. Oui, il en a besoin. Mais pourquoi ? Est-ce que c’est pour mettre en série qu’il invoque les petites différences ? Pas du tout. C’est pour pouvoir répondre à la question : pourquoi les grandes différences apparemment insurmontables l’emportent-elles dans la vie ? Pourquoi la vie, qui ne cesse de produire de petites différences, procède pourtant à coup de grandes différences ? Or, ça, comprenez, c’est un problème qu’on ne pouvait pas poser avant Cuvier ou avant Von Baer.

Et qu’est-ce que c’est la réponse de Darwin, alors, qui est une nouveauté ? C’est que, vous allez voir, elle engage tellement de choses, je vous raconte, on va voir. Elle est à deux étages, il me semble, la réponse de Darwin. Elle consiste à dire : si vous prenez, non pas un milieu, non pas un milieu général, par exemple l’eau, et si vous prenez un territoire déterminé, une région déterminée dans un milieu, à quelle condition un maximum de vivants peut-il survivre ? Ça c’est la question nouvelle de Darwin. C’est ça la question darwinienne : un territoire étant donné, à quelle condition un maximum de vivants peut-il survivre ? Là c’est une question qui n’a aucun équivalent ni chez Geoffroy, ni chez Cuvier. Mais, la réponse, elle va rejoindre Cuvier et Geoffroy. Ça consiste à dire : ils auront d’autant plus de chances de survivre qu’ils divergeront davantage, que leurs caractères divergeront davantage. Supposez, supposez une région déterminée et puis deux espèces très voisines qui vivent sur cette région, « très voisines » ça veut dire que leur alimentation est identique ou semblable. Il y en a qu’un qui l’emportera sur l’autre et qui liquidera l’autre. Vous voyez tout le thème de la sélection naturelle qui se profile là. Ils ne pourront pas coexister. Supposez au contraire, que les deux espèces qui vivent sur ce territoire soient très différentes, là, ils ont des chances de coexister, de survivre. Ils ne s’adressent pas à la même nourriture.

Bien, c’est à force de divergences qu’un maximum de vivants peut vivre sur un territoire déterminé. En d’autres termes, la vie va se définir comme tendance à produire de grandes différences par accumulation des petites différences. C’est la condition de survie : tendance à produire de grandes différences. C’est-à-dire la vie n’est plus considérée comme une force de dispersion, mais comme une force de divergence. Dès lors Darwin nous dira qu’il n’est pas étonnant que la vie soit traversée par ces espèces de failles entre plans d’organisation. Reste que - second aspect de la thèse darwinienne - comment est-ce qu’il peut y avoir histoire, transformation ? Et ben précisément, création des grandes divergences. Mais comment est-ce qu’elles peuvent être créées, ces divergences ? Puisque tout vivant semble déjà supposer des plans distincts, des plans d’organisation distincts. La réponse de Darwin ce sera : voilà, vous ne pouvez pas conclure de l’évolution de l’embryon à l’évolution des espèces. Vous ne pouvez pas appliquer les lois de l’embryologie, pourquoi ? Pour une raison très simple, parce que, dans l’embryologie les formes sont déjà données. Vous êtes toujours l’embryon d’une forme, là les formes, elles sont déjà fixées. Par exemple un embryon de loup c’est un embryon de loup, il donnera du loup. Même avec des petites différences, hein, c’est triste, mais... Tandis qu’au niveau de l’évolution des espèces, les formes ne sont pas fixées. Vous avez que des forces en rapport. Les formes ne sont pas fixées, elles sont elles-mêmes fluentes. Il n’y a pas une espèce qui serait le loup et puis une espèce etc. Vous voyez, il retourne tout. Si les espèces sont le produit d’une évolution opérant par divergence accentuée, vous ne pouvez pas vous donner des espèces déjà, c’est-à-dire des formes avant.

D’où la vraie révolution de Darwin, c’est quoi ? C’est pas du tout l’évolutionnisme, c’est d’avoir pensé la vie en termes de population et pas de forme. Population sur un territoire donné. Une population quelconque sur un territoire donné. Vous ne pouvez pas vous donner déjà des formes. Et l’évolution, c’est quoi ? C’est précisément que cette population ne va pouvoir survivre que dans la mesure où elle se scinde et produit des formes divergentes qui permettent à ses membres de survivre sur le territoire. En d’autres termes l’évolutionnisme de Darwin n’a rien à voir avec l’évolutionnisme de Lamarck. Car l’évolutionnisme de Lamarck est typiquement un évolutionnisme sériel, un évolutionnisme qui injecte de l’histoire dans la série, tandis que l’évolutionnisme de Darwin est typiquement un évolutionnisme qui entérine l’écroulement des séries au profit du repli du vivant sur une force de vie qui va être force de divergence et d’accuser la divergence. Or tout ceci, à quelque niveau que ce soit, que ce soit Cuvier, que ce soit Darwin, que ce soit Geoffroy, ça se fait à quel prix ? Ce repli du vivant sur la finitude de la vie se fait toujours au profit de mettre la mort dans la vie. A l’ombre de la mort, la profondeur se crée de cette manière.

Théorie des catastrophes chez Cuvier, théorie de la sélection chez Darwin, théorie des monstruosités et des arrêts de développement chez Geoffroy. La finitude de la vie va mettre la vie dans un rapport fondamental avec la mort que le XVIIème siècle ignorait. En d’autres termes, à la mort... Le XVIIème siècle, je crois, ne pouvait penser la mort que d’une manière sage. Qu’est-ce que signifie la sagesse ? C’est la veille sagesse, ça, qui nous dit : de quoi tu te plains ? Tant que t’es pas mort, t’as pas à te plaindre et puis, une fois que t’es mort, tu ne peux plus te plaindre, donc la mort, c’est un instant. Mais, ce que je résume là comme sagesse ou comme moralisme - c’est le moralisme d’Epicure : impossible de penser la mort qui est un événement instantané - ça valait aussi pour toute la médecine de l’époque, ça avait sa version épistémologique, ça avait sa version scientifique : la mort instant décisif et insécable. Et, encore une fois, je crois vous l’avoir dit à propos d’autre chose : lorsque l’on trouve dans Malraux, et repris par Sartre la formule célèbre « la mort c’est ce qui transforme la vie en destin », loin que ce soit une formule moderne, ça n’ôte rien à sa beauté, mais c’est pleinement l’expression de la pensée classique, c’est la mort comme instant, instant qui, précisément, opère cette espèce de transvaluation de la vie, elle transforme la vie en destin.

Mais la pensée du XIXème, et peut-être la nôtre encore, a une tout autre conception de la mort. De même que le vivant se replie sur la finitude, la vie d’une certaine manière se replie sur la mort. Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Le grand livre sur la mort, à mon avis, ça reste encore un livre que Foucault aimait et admirait immensément, c’est le livre de Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et la mort. Et Bichat a proposé de la vie une définition célèbre qui fait rire et qui n’a jamais fait rire que les imbéciles. C’est : la vie c’est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. Alors je dis : les imbéciles ils disent - et ils étaient nombreux, maintenant il n’y en a plus, imbéciles nombreux du temps de Bichat - ils disent : "grossier cercle vicieux". Définir, en effet, la vie comme l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort, ça supposerait disent-ils que l’on puisse définir la mort indépendamment de la vie. Bon l’objection est idiote, car l’objection ne vaudrait que si Bichat maintenait la conception classique de la mort. La mort suppose la vie, oui, donc on ne peut pas faire la définition de Bichat "si" la mort est conçue comme instant décisif qui termine la vie.

Mais Bichat, lui, dans son livre, nous propose, je crois, la première grande conception moderne de la mort. Il la propose sur deux points.
-  Premier point : la mort n’est pas un instant décisif qui marque la fin de la vie, la mort est coextensive à la vie.
-  Deuxième point qui rend compte du premier, qui explicite le premier : le vivant est inséparable des morts partielles qui le traversent. Et ce qu’on appelle la mort, loin d’être un instant décisif est toujours l’effet global de plusieurs morts partielles. Il y a trois morts partielles : la mort du cerveau, la mort du poumon, la mort du cœur. Et la vie même ne cesse, le vivant, du moins l’animal, vit rarement, non seulement il y a le sommeil, mais il y a les sommeils partiels. Le vivant ne cesse de traverser des sommeils partiels qui sont de véritables morts. Le sommeil partiel chez Bichat vient faire écho à la mort partielle. A la fois la mort est coextensive à la vie et il y a pluralité de morts.

Donc en aucun de ces deux sens la mort ne peut être considérée comme instant décisif et insécable. Or c’est comme [l’achèvement ?], en effet, chez Cuvier, je vous dis... Biologiquement le vivant ne peut être rabattu sur la force de vie, sur la force finie de la vie que dans la mesure où la mort s’inscrit au plus profond du vivant même. Et, ça, c’est quelque chose qui [ ?] très très fort Foucault, qui avait toujours avec la mort une espèce de rapport euh... Et je crois que vous trouverez, dans Naissance de la clinique, une... 5 ou 6 pages sur Bichat et sur la théorie de la mort chez Bichat. Si vous les lisez, vous verrez vous-mêmes. Moi j’ai le sentiment que, bien sûr, c’est une analyse épistémologique de la pensée de Bichat extrêmement intéressante, mais qu’il y a quelque chose de plus, qu’il y a quelque chose de plus qui... où Foucault exprime son propre rapport, son propre rapport avec la mort et une espèce d’adhésion à ce que... à la manière dont Bichat présentait les choses.

Donc vous voyez, là, je résume, j’ai fait, là qu’un des trois, ça ne va pas très vite, mais ça me paraissait nécessaire. Au niveau de la formation de la biologie, on a bien vu nos deux temps. Si j’essaie de résumer les deux temps, je dirai : premier temps... Les deux temps se groupent sous la formule « quand, quand les forces dans l’homme rencontrent les forces de la finitude ». Eh bien, premier temps : on rencontre la force organisatrice de la vie, on rencontre une force organisatrice de la vie qui est marquée de finitude et qui compromet les séries du XVIIème siècle. Deuxième temps : la force organisatrice se replie en profondeur, en même temps que les vivants se replient sur leur plan d’organisation etc. C’est les deux étapes. Or ce que Foucault va montrer dans Les mots et les choses, à part cela pour la biologie, c’est : la même chose se produit au niveau de l’économie politique et de sa naissance au XIXème et au niveau de la philologie et de sa naissance au XIXème.

L’hypothèse, l’hypothèse que... l’hypothèse de détail, pas très intéressante que je vous proposerai, c’est celle-ci... Encore une fois, quand on arrivera à une confrontation de Foucault avec Heidegger, et que j’essaierai d’expliquer un peu ce que Heidegger appelle le pli, et qu’on constatera que c’est un thème très profond chez Foucault, celui du pli et du dépli, je crois que l’on sera amené à conclure assez vite que l’origine de cette notion chez Foucault ne vient pas de Heidegger - ce qui me paraît aller de soi, vu l’utilisation très différente qu’il en fait - qu’il y a donc eu, à cet égard, rencontre de Foucault avec Heidegger, mais que chez Foucault la notion de pli et de dépli a une tout autre origine. Et je crois que, l’origine principale, c’est cette histoire que nous sommes en train de voir : le dépli et le pli comme deux fonctions de la pensée, l’une qui consiste à développer à l’infini suivant le mode de pensée classique, l’autre qui consiste à rabattre sur la finitude conformément à une pensée qui s’élabore avec le XIXème siècle. Donc, ça, c’est un premier point qui me paraît important. Là-dessus il nous resterait à voir, mais euh, vous en avez peut-être assez, l’équivalent de ce qu’on vient de voir pour la biologie, dans la formation XIXème siècle, à propos de l’économie politique et de la philologie ou de la linguistique.

Alors là je vais très très vite, pour vous donner juste des points de repères. Qu’est-ce qui se passe en économie politique. Ben au XVIIème siècle, encore une fois, ben il n’y a pas d’économique politique, il y a une analyse des richesses et il y a un tableau des richesses développable à l’infini en même temps que les besoins. Bien sûr, c’est un infini qui n’est qu’un indéfini, mais, encore une fois, on a vu que l’indéfini était un ordre d’infini pour le... c’était sans doute l’ordre le plus bas d’infini, mais c’était un infini, tellement le XVIIème siècle est incapable de penser en dehors des ordres d’infini. « Incapable » c’est un compliment, c’est pas une critique. Or, dans une analyse des richesses, bien sûr, le travail a de l’importance et la notion de travail existe déjà et sert déjà. Mais le travail, tel qu’il est employé au XVIIème siècle, lie indissolublement deux choses. Il lie ce qu’on pourrait appeler le travail production et le travail marchandise.

Et les deux sont liés, les deux ne sont pas séparés, d’où une grande équivoque dans la notion de travail au XVIIème siècle. Le travail est une marchandise, en effet il est payé. Le paiement du travail s’appelant salaire. Dans la mesure où le travail reçoit un salaire, il est une marchandise. Mais, en tant que production, il est autre chose, il est unité de mesure, il est unité de mesure du produit. Bien. Ce qui revient à dire, dans cet état de la notion de travail, que le travail est essentiellement qualifié. Ce sera un travail euh... manufacturier ou bien un travail commercial, ou bien un travail agricole. Le travail est ceci, ceci, ceci. Et, finalement, la fonction du travail c’est d’être une unité de mesure relative, une unité de mesure relative qui ramène quoi ? Qui ramène l’échange au besoin. Je vais vite, hein, c’est juste des jalons, que... Bien. Qu’est-ce que c’est la fracture ? Dès lors il y a un tableau des richesses, une série des richesses où le travail, tel qu’il est conçu, va assurer la circulation des richesses dans le tableau.

La grande fracture c’est Adam Smith. C’est le premier moment de la formation XIXème, là encore on va retrouver deux moments. Et qu’est-ce qu’il fait Adam Smith ? Peut-être qu’il fait quelque chose de très très important, c’est-à-dire il dissocie les deux aspects du travail, l’aspect salarié et l’aspect unité de mesure. Si bien que des textes peut-être les plus importants d’Adam Smith consistent à nous dire : que le travail soit bien payé ou mal payé, l’unité de travail reste identique. Ce qui implique quoi ? Ce qui implique ce que Marx appelle « le coup de génie d’Adam Smith », c’est-à-dire avoir dégagé le travail comme essence subjective de la richesse, ou d’avoir dégagé le travail abstrait comme n’étant plus qualifié comme tel ou tel.

Dans des textes célèbres, Marx nous dit : l’économie politique commence avec Adam Smith, pourquoi ? Parce que Adam Smith dégage le travail abstrait et, donc, dégage la force de travail tout court, la force de travail tout court. Et, par là même, ajoute Engels, dans un texte très intéressant, Adam Smith est le Luther de l’économie politique. Pourquoi ? Parce que la force de travail tout court ou le... l’essence subjective de la richesse, c’est à peu près la même opération que celle que Luther a faite au niveau de la religion. Au niveau de la religion, Luther a substitué, enfin pour aller vite, Luther a substitué à la religion extérieure, la religiosité intérieure qui, d’une certaine manière, est la religiosité quelconque, l’essence subjective de la religion. De même la rupture de Adam Smith avec le XVIIème siècle, selon Marx, c’est : de la richesse objective, il a dégagé l’essence subjective de la richesse sous la forme du travail abstrait, du travail tout court, de la force de travail tout court. En d’autres termes, avec Adam Smith, grâce à la dissociation des deux aspects du travail, travail salarié et travail production, travail salaire, travail production, travail marchandise, travail producteur, le travail devient unité de mesure....

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