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15- 11/03/1986 - 2

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Deleuze / Foucault - Le Pouvoir cours 15 - 11/03/1986 - 2 Cours du 11 mars 1986 Gilles Deleuze aut participant RequestDigitalE 47 min 09 sec

Passons à la formation, donc, suivante. XIXème siècle : qu’est-ce qui se passe ? Quelle mutations, puisqu’on a vu que tout rapport de forces impliquait une espèce de diagramme ? Le diagramme, c’est l’énoncé des rapports de forces, ça n’engage encore aucune forme. Il y a eu mutation du diagramme. Le diagramme de la pensée classique c’est, encore une fois, force dans l’homme qui étreignent les forces d’élévation à l’infini. Dans la formation XIXème, qu’est-ce qui se passe ? Les forces dans l’homme vont se heurter et étreindre des forces de finitude. Qu’est-ce que c’est que ces forces de finitude ?

Selon Foucault, elles sont triples : la vie, le langage, le travail.

Vous me direz : mais la vie, le travail, le langage, ça existait au XVIIème siècle... C’est pas ça la question. Ça existait, oui, mais le travail était dissous dans la série des richesses, dans le tableau des richesses. La vie était comme développée, dépliée, dans la série continue de l’histoire naturelle. C’est ça qui compte. Vous sentez tout de suite où je veux en venir. C’est que, là, on va se trouver devant le phénomène inverse, la catégorie inverse. Toute la pensée du XIXème va être une pensée du fini, du repli. Les forces dans l’homme se replient sur les forces de finitude. Elles se rabattent sur les forces de finitude. Il se produit une pliure, un plissement. Les forces dans l’homme se replient autour des forces de finitude. Elles se replient, elles se rabattent sur les forces de finitude. Si j’insiste là-dessus c’est que, non moins fréquent que le mot « dépli » chez Foucault, vous trouvez, dans toute son œuvre, « pli », « pliure », « pliage ». C’est un autre pôle.

Mais, sans doute, comme c’est constant dans tous ses livres, c’est la base de toutes ses métaphores. Je crois : les métaphores de Foucault ont comme... ont vraiment comme matrices le dépli et le pli. Pourquoi est-ce que ça m’importe ? Pour des raisons qu’on ne peut pas comprendre encore maintenant. Car vous sentez bien que ce sera là un moment nécessaire d’une confrontation à venir quand on se demandera : quels sont les rapports au juste Foucault - Heidegger ? Car il y a longtemps que la pensée heideggérienne a été présentée comme une pensée du pli. Et qu’est-ce que l’être selon Heidegger ? Ben, l’être c’est précisément le pli. C’est le pli de l’être et de l’étant. L’être est indissociable, inséparable du pli qu’il forme avec l’étant. Qu’est- ce que c’est que ça ? Chez Heidegger, c’est fondamentalement lié à la découverte d’une finitude constituante. Donc c’est ici qu’on a pour la première fois l’occasion de marquer l’importance chez Foucault de ces termes « pli » et « dépli » et, sans doute, de pressentir que leur enracinement chez Foucault, est très différent au point de départ de ce qui se passe chez Heidegger. Mais c’est là que, petit à petit, on sera amené à procéder à une confrontation. Mais c’est pas notre objet pour le moment. Vous voyez : je m’en tiens à ceci : la pensée du XIXème siècle serait caractérisée par ceci : c’est que, au lieu que les forces humaines, les forces dans l’homme, se déplient en tant qu’elles entrent en rapport avec des forces d’élévation à l’infini, là, au contraire, les forces dans l’homme se plient, se replient, se rabattent en tant qu’elles entrent en rapport avec des forces de finitude : vie, travail, langage. La triple racine de la finitude, la force de l’homme entoure comme une hélice, entoure cette triple racine de la finitude.

Or, c’est..., c’est là que, la dernière fois, j’insistais, et, là, c’était encore bon. Je veux dire : ça allait encore. J’insistais dès lors sur l’importance de bien considérer que, pour Foucault, les forces de finitude, la vie, le travail, le langage, se présentent comme extérieures à l’homme. De même que la force d’élévation à l’infini n’était pas une force dans l’homme, mais était extérieure à l’homme, de même les forces de finitude, la vie, le langage, le travail, sont extérieures à l’homme. Il s’impose à l’homme du dehors sur telle formation. Le travail c’est la peine et le temps ; c’est une force imposée à l’homme. Le langage c’est une force involontaire, une force imposée à l’homme. Pour la vie, ça va de soi.

Donc, je disais : c’est ça la nouveauté de Foucault, au niveau de cette formation du XIXème, car vous trouvez un peu partout - et ça préexiste à Foucault - l’idée que, en effet, la révolution du XIXème siècle, la révolution de pensée du XIXème siècle, c’est quoi ? Encore une fois : avoir substitué à l’infini l’idée d’une finitude constituante. Ce n’est pas l’infini qui est originaire, c’est la finitude qui est constituante. Je vous disais : c’est la révolution kantienne. L’entendement humain n’est pas une simple limitation d’un entendement divin qui serait originaire ; l’entendement humain, en tant que fini, est constituant. Donc je peux dire que, suivant un schéma classique, on définit la révolution du XIXème par la substitution à l’infini originaire, d’une finitude constituante.

Pourquoi Foucault ne s’en tient-il pas à ce schéma et pourquoi est-ce qu’il le renouvelle ? Ben moi j’ai l’impression que ce schéma classique, « substitution de la finitude constituante à l’infini originaire », il est très intéressant, mais il nous laisse dans le vague sur : qu’est-ce qui a entraîné à tel moment cette révolution ? Pourquoi est-ce que, tout d’un coup, l’homme prend conscience, non pas de sa finitude - ça il en avait toujours conscience, même au XVIIème siècle, c’était même son angoisse et son malheur - mais pourquoi est-ce que l’homme prend tout d’un coup conscience que sa finitude est constituante ? C’est-à-dire qu’elle n’est pas la limitation d’un entendement divin, mais qu’elle est, au contraire, le fondement du monde habité par l’homme et de la connaissance effectuée par l’homme. Je crois que la raison, elle est..., elle est très simple. C’est précisément celle que Foucault indique. Mais, si vous comprenez bien, c’est pour ça qu’il fallait à tout prix, c’est pour ça qu’il était nécessaire de bien montrer que les forces de finitude n’étaient pas dans l’homme, mais que l’homme les rencontrait comme des forces venues du dehors.
-  C’est parce que l’homme se heurte, à la fin de l’âge classique, à des forces de finitude, c’est-à-dire découvre la vie, le travail, le langage, c’est parce qu’il se heurte à ces forces extérieures, qu’il va prend conscience de "sa" propre finitude à lui, homme.

Donc ce que le schéma classique laissait sans explication, Foucault donne une explication par..., dans la mesure où il distingue deux moments. Les deux moments, c’est quoi, encore une fois ? Les deux moments c’est :
-  premier moment, les forces dans l’homme se heurtent à la triple racine de la finitude, c’est-à-dire aux forces de finitude extérieures, vie, travail, langage ;
-  deuxième moment : l’homme fait sienne cette finitude.

Vous voyez qu’il était très important pour Foucault de distinguer deux moments dans l’analyse de la formation XIXème siècle, pour expliquer pourquoi, à ce moment-là, la finitude de l’homme devient constituante. Ce qui revient à dire, en effet : lorsque l’homme, lorsque les forces dans l’homme, lorsque les forces dans l’homme rencontrent comme forces extérieures, comme forces venues du dehors, des forces de finitude, et non plus d’élévation à l’infini, alors, et alors seulement, la forme composée c’est l’homme. C’est plus Dieu, c’est l’homme. Les forces dans l’homme se heurtent aux forces de finitude : le composé qui correspond à cette nouvelle combinaison, à ce nouveau diagramme, c’est la forme « homme ». J’ai le sentiment que c’est difficile. Je ne sais pas si c’est difficile. C’est la dernière fois qu’on a à faire des choses abstraites. Après, c’est, c’est... Donc c’est pour vous convier à un dernier effort.

Sur un exemple privilégié, je voudrais vérifier cette histoire du dépli et du pli. Naissance de la clinique, si j’avais à résumer..., je tiens surtout à ne pas vous épargner la lecture, hein ; donc je résume juste. Qu’est-ce que ce serait le résumé du livre de Foucault Naissance de la clinique ? La distinction de deux formations : la clinique, qui correspond à l’âge classique, et l’anatomie pathologique, qui correspond au XIXème. Comment définir la clinique ? C’est la constitution, au niveau des maladies, qui sont traitées comme des espèces, la constitution d’un tableau, d’un tableau continu qui met en place la série des signes et des symptômes. Dépliement, déploiement d’un tableau des signes et des symptômes à la surface du corps. Et le thème de la surface du corps est fondamental dans toute la clinique. Il faut que les maladies, là, se déclarent à la surface du corps, prises dans un tableau qui va marquer la continuité des signes et des symptômes. La clinique est fondamentalement le dépli, le dépli des maladies.

Et voilà que, au XIXème siècle, qu’est-ce qui se passe ? Il y a découverte des tissus, la notion de tissu domine, va être la grande notion sur laquelle va se fonder l’anatomie pathologique qui va remplacer la clinique. Et l’anatomie pathologique donne ou redonne une profondeur au corps, grâce à quoi ? Grâce au plissement des tissus, le tissu c’est ce qui se plie. A la limite, c’est presque la naissance d’un espace topologique en médecine. Les tissus se plient et les pliements, les pliages des tissus redonnent une profondeur au corps et, à la maladie, un volume. Et Foucault y voit deux moments très différents du regard médical. Le regard en surface de la clinique qui constitue ses tableaux, le regard en profondeur de l’anatomiste pathologiste, qui suit les pliements de tissus de telle manière qu’il fouille la profondeur du corps. Comme dit Foucault, qu’est-ce que vous voulez faire de l’autopsie ? C’est pas qu’on connaît pas l’autopsie, on la connaît, elle existe depuis tellement longtemps, l’autopsie, mais qu’elle soit dévalorisée, qu’elle soit secondarisée, ça va de soi, du point de vue de la clinique. Elle reprend toute sa force et va conquérir de nouveaux pouvoirs avec l’anatomie pathologique. Fouiller la profondeur du corps : encore fallait-il qu’il y ait des tissus capables de se plier et, dès lors, de se déplier bien sûr. Là, dans Naissance de la clinique, je remarque aussi que la grande majorité du livre est constituée sur des métaphores, non seulement des métaphores, mais sur des métaphores et des concepts de pli et de dépli. La pensée du dépli caractérisant la formation du XVIIème siècle et la pensée du pli caractérisant la formation XIXème. Bien.

Alors, donc, il y a deux moments nécessaires dans la formation XIXème.
-  La rencontre, mais terrible, la terrible rencontre de l’homme avec les forces de finitude : premier moment.
-  Deuxième moment : la manière dont l’homme s’approprie ces forces de finitude et s’érige lui-même en finitude constituante. J’insiste sur ceci alors que le schéma traditionnel nous disait seulement : la finitude constituante remplace l’infini. Foucault transforme en distinguant les deux moments et je crois que cette transformations est très importante, on va voir les conséquences. Bon est-ce que ce second point va ? Ça va ? Bien.

Alors on va voir un peu lorsque les forces dans l’homme s’enroulent autour des forces de finitude, lorsqu’elles se rabattent sur les forces de finitude vie, langage etc. Qu’est-ce qui se passe ? Je veux dire : mettons en rapport quels troubles ça introduit dans la pensée du XVIIème. Pourquoi est-ce que la pensée du XVIIème, dans sa spécificité, ne peut pas survivre, ne peut pas survivre à cette épreuve ? On va voir, là, quitte même à ce que je laisse Foucault sur certains points, c’est-à-dire je me serve d’auteurs qu’il ne cite pas, bien que je sois très sûr que, et c’est évident, qu’il les connaisse très bien euh. Mais il ne dit pas tout ce qu’il sait.

Donc j’essaierai de faire intervenir parfois des auteurs, euh... tout ça pour justement que ça vous empêche pas la lecture... je ne prétends pas donner un résumé. Je dis juste ceci : on va voir sur trois points. Le XIXème siècle va être la naissance de la biologie, force finie de la vie, découverte de la force finie de la vie, de l’économie politique, découverte de la force finie du travail, et de la philologie, découverte de la force finie du langage. Le thème explicite de Foucault c’est qu’au XVIIème siècle, il ne pouvait pas y avoir de biologie, il ne pouvait y avoir qu’une histoire naturelle, il ne pouvait pas y avoir d’économie politique, il ne pouvait y avoir qu’une analyse des richesse et il ne pouvait pas y avoir de philologie, il n’y avait et il ne pouvait y avoir qu’une grammaire générale. Au point où on en est, ça, vous pouvez le comprendre. Si j’appelle biologie, en effet, la science qui se fonde sur la finitude de la vie, je crois que c’est une définition correcte ; Si j’appelle économie politique la science qui se fonde sur la finitude du travail ; tout ça ne pouvait pas apparaître au XVIIème siècle qui, lui, au contraire, développait, dépliait des tableaux à l’infini : tableau des richesses, tableau des caractères organiques etc. Il y avait place pour l’histoire naturelle, il n’y avait pas place pour la biologie.

Ben, essayons de repérer, dans la naissance de la biologie, les deux moments. C’est autour... Le premier moment, c’est autour de Jussieu, célèbre spécialiste des plantes, et d’autres... Bon. Qu’est-ce qui se passe ? D’une certaine manière ils pensent encore en termes du XVIIème, à savoir la série des plantes, la grande série continue des plantes ou même la grande série animale où l’on passera d’espèce à une autre espèce, de genre à un autre genre, de classe à une autre classe etc. par transition continue. Tableau des êtres vivants développable à l’infini. Question immédiate : qu’est-ce qui les empêche, au XVIIème siècle, d’être évolutionnistes, c’est-à-dire affirmer qu’il y a une histoire qui nous fait passer d’un terme de la série au terme suivant ? Comprenez qu’il faut même renverser la question : ça ne se pose même pas. C’est la série elle-même qui les empêche d’être évolutionnistes. Il n’y a pas d’histoire du vivant, il y a une histoire naturelle, il y a une histoire de la nature. L’histoire de la nature, elle consiste en quoi ?

Ben elle consiste dans le développement d’une série où chaque élément, chaque terme de la série a sa place et chaque place a un terme. L’idée même qu’un terme puisse passer dans un autre est une idée strictement dénuée de sens du point de vue de la série. Le développement des êtres vivants en série continue exclut toute histoire par laquelle un vivant évoluerait ou une espèce se changerait en une autre espèce. La série c’est l’ordre des places de chaque espèce dans la continuité, dans la continuité de la nature ; il n’y a aucune place pour une histoire, c’est le point de vue sériel qui exclut l’histoire.

Or, autour de Jussieu, qu’est-ce qui se passe ? On attache de plus en plus d’importance... C’est pas que c’était pas connu avant, c’était déjà connu chez Linné, représentant de l’histoire naturelle classique, hein, mais on attache de plus en plus d’importance à deux faits : que les caractères organiques, dans une même espèce..., que les caractères organiques sont coordonnés les uns aux autres dans une espèce et qu’ils sont hiérarchisés, c’est-à-dire qu’il y a un caractère, par exemple dans une espèce, plus important que les autres et qui, d’une certaine façon, détermine les autres. Par exemple... et on fait intervenir à ce moment-là le point de vue des fonctions. Ce qui est le plus important dans les plantes, c’est la fonction de reproduction. La fonction de reproduction s’exprimera dans le caractère organique cotylédon ou absence de cotylédon ou deux cotylédons. Bien. On peut mettre ça en série, mais ce caractère, étant plus important que les autres, va déterminer d’autres caractères qui lui sont corrélatifs. Il y aura à la fois corrélation de caractères, au niveau d’une espèce, et primat d’un caractère sur les autres. Corrélation et hiérarchie. Pour l’animal, certains pensent que ce qui est essentiel, le caractère dominant, c’est la fonction alimentaire. Si la fonction alimentaire est dominante, les dents vont être un caractère principal, mais n’importe quel caractère ne peut pas se lier à n’importe quel autre. Un type de dents entraînera un type de muscles, un type d’estomac, un type d’intestin. Il y a donc à la fois coordination et subordination des caractères, coordination et subordination des caractères au niveau des espèces. Comprenez : à mesure que ce point - qui était déjà connu, encore une fois, dans la série du XVIIème, mais à mesure que ce point passe au premier plan, la série est fracturée. La série est fracturée, c’est-à-dire tout se passe comme si les termes de la série étaient, là je pèse mes mots, étaient attirés par une profondeur, et la série se trouve vraiment, là, fracturée à chaque fois. Vous n’avez plus ou vous tendez à ne plus avoir une série de caractères en continuité les uns avec les autres et sans évolution, chaque être ayant une place et chaque place ayant un être bien fixe, pas d’histoire ; là, au contraire, les caractères, dans une espèce, se coordonnant et se hiérarchisant, forment une espèce de poids qui va fracturer la série et entraîner comme chaque vivant - mais qu’est-ce que signifie « chaque vivant » ? - dans une profondeur qui n’est plus sériale. Si je faisais un dessin, mais, vous voyez... ah je ferais ma série, là, comme ça, et puis à chaque moment où vous faites valoir la coordination et la subordination des caractères, ça fait comme une espèce de rebond, là, qui va comme fracturer la série, faire descendre en profondeur le vivant, c’est-à-dire qui va révéler ce qui va apparaître comme une nouvelle dimension.

Si bien que, en un sens, l’idée d’une continuité développable en série est fondamentalement menacée dans ce premier moment. A la série de surface, s’oppose ou commence à s’opposer une toute autre approximation du vivant où le vivant quitte la surface et s’enfonce, s’enfonce, suivant quoi ? suivant son poids de caractères coordonnés et hiérarchisés, il va échapper à la série. [ ?] C’est le mot qu’emploie Foucault : "Jussieu fracture la série". Avec un paradoxe qui est très important, il y aura tous les efforts pour sauver la série continue. Alors, en effet, à l’époque de Jussieu et Jussieu encore imagine des séries ramifiées. La série ramifiée, c’est... avec des discontinuités, avec des rameaux. Donc la série se complique infiniment. Ou bien, alors, une manière prodigieuse de tenter de sauver la série, ce sera quoi ? Y injecter de l’histoire. Vous voyez, c’est ça qui est très important dans l’analyse de Foucault parce que ça concerne sa méthode. Toute sa méthode d’analyse et notamment sa méthode concernant les énoncés, on le verra plus tard, on va le voir tout à l’heure. La série répugnait fondamentalement à l’histoire. Encore une fois chaque être y avait sa place fixe, chaque place était pour un être déterminé et il n’y avait pas de passage de l’un à l’autre. Mais quand la série connaît ces fractures, bizarrement un moyen pour essayer de sauver la série ça va être d’y injecter de l’histoire, sous quelle forme ? En découvrant une force de vie qui se définirait comment ? Comme une tendance à une composition de plus en plus différenciée, tendance de la vie à composer des organismes de plus en plus différenciés, c’est-à-dire des organismes dans lesquels les caractères présentent un maximum de corrélations et de subordinations.

Force organisatrice de la vie qui va parcourir la série pour produire des organismes de plus en plus complexes, c’est-à-dire aux caractères coordonnés et subordonnés, et c’est quoi ça ? C’est Lamarck. Je vais très vite, parce qu’il ne s’agit pas pour moi du tout de résumer la pensée de Lamarck, ce qui m’intéresse c’est la manière dont Foucault situe Lamarck. Comprenez qu’il situe Lamarck et la première apparition réelle, enfin la première apparition incontestable d’un évolutionnisme, il le situe comme :" Lamarck pense encore le vivant sous les espèces du développement en série - en ce sens c’est un homme qui appartient encore au XVIIème siècle, à l’âge classique - et, devant les dangers, devant les menaces qui pèsent à son époque sur l’idée de série, il sauve la série en faisant de la vie une force historique, en définissant la vie comme une force organisatrice qui ne cesse de produire des organismes de plus en plus différenciés ramassant, chacun à sa place, un maximum de caractères coordonnés et subordonnés. Si bien que c’est très curieux oui, d’un certain côté - et il faut dire ça de tous les penseurs - d’un certain côté ils appartiennent à un âge, d’un autre côté ils appartiennent à un autre âge. Lamarck appartient pleinement à l’histoire naturelle et, pourtant, il introduit dans l’histoire naturelle ce à quoi celle-ci répugnait le plus, à savoir un processus historique.

Mais pourquoi introduit-il ce processus historique ? Pour sauver la série, si bien que Foucault, là, excelle, c’est constant chez lui, excelle dans le résultat suivant et ça fait partie de sa théorie des énoncés, vous sentez déjà : pas question d’établir une lignée de Lamarck à Darwin. Ils n’appartiennent pas à la même formation. Je dis que ça appartient à sa conception de l’énoncé, parce que des énoncés apparemment semblables appartiennent en fait à des familles complètement différentes. On va voir en effet que Darwin c’est..., c’est un autre sol, comme dirait Foucault, un autre sol archéologique. Le lamarckisme ne peut se comprendre que sur le sol de la série continue. Or ce sol de la série continue, il vient tout droit du XVIIème siècle et le lamarckisme, tout comme, d’une autre manière, Jussieu, exprime simplement les troubles que cette série continue éprouve dans un premier moment. Donc, si je résume le premier moment au niveau de la biologie, je dirai : eh ben oui, la série tend à se fracturer au profit d’une profondeur sur laquelle le vivant va se replier, se rabattre.

Si je fais un schéma tout simple : voilà ma série continue (il écrit au tableau) qui excluait l’histoire puisque chaque être de la série était fixe et puis, là, à mesure que prend de plus en plus d’importance la coordination et la subordination des caractères au niveau d’un terme, au niveau d’une espèce, la série va être fracturée, c’est-à-dire il va y avoir comme une réorganisation en profondeur, découverte d’une profondeur et la vie n’est plus cherchée dans le mouvement qui parcourt la série continue, elle est cherchée en profondeur dans le mouvement par lequel le vivant se replie, se rabat dans cette profondeur, sur cette profondeur.
-  En d’autres termes ce que le premier moment introduit c’est quoi ? C’est le concept fondamental d’organisation. L’organisation étant la corrélation et la subordination des caractères. Ça c’est le premier moment.

Deuxième moment : le grand Cuvier. Le grand Cuvier. Le grand Cuvier qu’est-ce qu’il fait, lui ? A première vue, ça n’a l’air de rien. Substituer à « organisation » « plan d’organisation ». Plan d’organisation. L’acte fondamental de Cuvier, c’est-à-dire l’énoncé de base dont, peut-être, tout le reste dans Cuvier dépend, c’est l’idée qu’il y a des plans d’organisation de la vie. Qu’est-ce que c’est un plan d’organisation ? C’est le second moment. On ne découvre plus des centres d’organisation qui menacent la série, on découvre des plans d’organisation qui font qu’il n’y a plus de série, que toute série est impossible. Cuvier découvre ce qu’il appelle des embranchements, les grands embranchements de la vie. A première vue on pourrait se dire : bon et ben il recule toujours vers une généralité croissante. C’est-à-dire, au-delà de l’espèce, il y a des genres, au-delà des genres il y a des classes, etc.

Eh ben, lui, il va encore plus haut, il marque des embranchements. Pas du tout. Ce serait un contresens, car l’embranchement est un concept d’une tout autre nature, c’est un concept qui n’est pas du tout sur la même ligne que les autres, puisque, au contraire, il va rendre inutile les classifications, il va mettre en question la classification. Qu’est-ce que c’est l’idée de l’embranchement ? C’est l’idée que la vie est inséparable de plans d’organisation exclusifs les uns des autres. C’est important ça, pourquoi ? Ça consiste à dire que la vie n’est pas seulement une force organisatrice, comme Lamarck disait, une force d’organisation, c’est une force dispersive.

La finitude de la vie, c’est sa force dispersive. La vie procède suivant un petit nombre de plans d’organisation irréductibles les uns aux autres et exclusifs les uns des autres. Cuvier en distingue quatre. Il variera beaucoup, mais quatre reste un chiffre sacré. Vertébrés, mollusques, articulés, zoophytes. Les critères des embranchements... Il variera aussi dans toute son œuvre. Vers la fin, il pense que le caractère fondamental qui définit les embranchements, c’est le système nerveux, mais que le système nerveux est susceptible justement de quatre organisations, de quatre plans, de quatre plans d’organisation. Dans le cas des vertébrés, c’est : cerveau et moelle enfermés dans une enveloppe osseuse ; autre plan : des masses nerveuses éparses, parmi les viscères, disséminées parmi les viscères et réunies les unes aux autres par des filets. Masses réunies par des filets. C’est une tout autre organisation que l’organisation vertébrée. Troisième plan : deux cordons ganglionnaires qui s’unissent à deux ganglions principaux au-dessus de l’œsophage. Quatrième : la masse nerveuse est très peu discernable du reste, tendance à l’indistinction. Bon. L’idée de Cuvier c’est : on ne passe pas d’un plan à un autre. Comprenez, et là ça m’importe beaucoup : le vivant va se définir par quoi ? La manière dont il se plie suivant tel ou tel plan, et c’est ça qui est étonnant chez Cuvier, je crois. Un artiste de la pliure. Vous allez voir ce que ça engage dans la biologie naissante. Le vivant se définit par la manière dont il se plie suivant tel ou tel plan d’organisation, c’est ça la finitude de la vie. Il n’y a pas de vie dépliée. En d’autres termes : finie la série ! Les embranchements ne s’ajoutent pas aux séries comme des concepts plus généraux, les embranchements rendent caduque toute mise en série continue.

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien