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14- 04/03/1986 - 3

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Gilles Deleuze / Foucault - Le Pouvoir cours 14 - 04/03/1986 - 3 Gilles Deleuze aut participant RequestDigitalEl 47mn

... tableau, le tableau des richesses par exemple, est constitutif de la pensée du XVIIème siècle. Et je dirais : même chose pour la grammaire générale. Il s’agit de quoi ? Il s’agit d’arriver à.., pour les grammairiens du XVIIème, il s’agit d’arriver à des éléments ultimes qui, sinon infinis, seraient du moins universels. La grammaire générale est inséparable de la langue universelle, c’est-à-dire faire un tableau des éléments ultimes. Et les éléments ultimes, c’est quoi ? C’est des choses qui sont, à l’infini, des langues concrètes. Qu’est-ce qui est à l’infini ? Là aussi une puissance d’élever à l’infini travaille le langage suivant la pensée du XVIIème. Et qu’est-ce que ce sera ces caractères ultimes à l’infini ou à l’indéfini des langues ? Ce seront les racines. Ce seront les racines. Et la grammaire générale sera toute une grammaire des racines, découverte de quelque chose non pas d’élevable à l’infini, mais de découvert lorsqu’on élève à l’infini et la grammaire générale fera le tableau des racines et déploiera, développera - c’est toujours une pensée du développement, du déploiement -, euh... oh la la ! euh... C’est pas votre faute, c’est la mienne... Vous voyez quoi, tout ça, quoi ! Euh, j’en oublie un. Qu’est-ce que c’est que l’histoire naturelle ? L’histoire naturelle c’est le développement d’un tableau des êtres vivants qui se proposera de les classer suivant l’ordre des ressemblances et des différences, y compris différences infiniment petites, c’est-à-dire l’ordre des ressemblances et des différences prolongeable jusqu’à l’infini. Tout comme la grammaire générale se réclamait des racines, l’histoire naturelle se réclamera de caractères.

D’où Foucault pourra définir, lui, la pensée du XVIIème siècle comme une pensée de l’ordre, mais vous voyez que dans « l’ordre » il entend exactement ce que je vous propose de définir comme l’élévation à l’infini, c’est-à-dire l’ordre apparaît lorsque les choses sont intégrées dans un tableau qui extrait ce qui est élevable à l’infini ou ce qui est distribuable à l’infini. Dès lors, j’essaie de conclure : c’est jamais l’homme qui est pensé. C’est jamais l’homme qui est pensé. L’homme a sa place dans le tableau. L’homme parlant a sa place. L’homme vivant a sa place. L’homme marchant et travaillant la terre a sa place, cela va de soi, mais la forme sous laquelle on pense l’homme, ce n’est pas l’homme, c’est Dieu. Pourquoi, Parce que la forme qui domine au XVIIème siècle, c’est la forme composée par, d’une part, des forces composantes dans l’homme et, d’autre part, des forces du dehors qui sont l’élévation à l’infini. Or les forces composantes dans l’homme entrant en rapport avec des forces du dehors d’élévation à l’infini composent Dieu et non l’homme. Si bien que Dieu c’est l’infiniment riche, c’est l’infiniment parlant, la voix de Dieu, le logos, c’est non pas l’infiniment travaillant, mais l’infiniment créant, produisant, l’infiniment produisant. Si bien que la terre n’est qu’un ordre d’infini inférieur à l’infinité de Dieu... etc. etc. Bon, d’où la question : qu’est-ce qui se passe ?

Qu’est-ce qui peut se passer ? Milieu XVIIIème, ça bouge, ça bouge. Milieu XVIIIème et qui va éclater au XIXème siècle ? Une rencontre. Peut-être que vous comprenez mieux. Les forces composantes dans l’homme - coup de tonnerre ! - vont entrer en rapport avec des forces du dehors d’une toute autre nature. Tout se passe comme si la force d’élévation à l’infini, c’était fini. Elle s’est dissipée, exactement comme une atmosphère change. La force d’élévation à l’infini nous a désertés. Qu’est-ce qui a pu se passer ? Voilà que d’autres forces, là, comme un ciel qui change, voilà que d’autres forces sont arrivées sur nous. Nos forces composantes à nous, hommes, se sont unies à d’autres forces, qui ne sont plus des forces d’élévation à l’infini, mais presque tout le contraire. Dès lors, ce n’est plus Dieu qui sera le composé des forces, ce sera bien autre chose et peut-être que cet autre chose, alors, cette autre forme composée, méritera le nom de « l’homme ». Mais tout dépend, vous voyez, tout dépend avec quel type de forces les forces composantes dans l’homme se rencontrent. Vous voulez un peu de repos. Je voudrais que vous réfléchissiez à ça, mais reposez-vous bien, réfléchissez, pensez hein ! D’autre part dans 12 minutes, hein, 10 minutes, vous êtes revenus, hein. Mais pensez à ça parce que, avant de passer au second stade, euh, je continuerai sur le premier si vous trouvez ça nécessaire.

... Ou est-ce qu’on considère ce point comme... ? Bon, je précise bien que ceci ce n’est vraiment qu’une introduction à la lecture des Mots et les choses, hein, c’est à vous de voir comment il analyse l’histoire naturelle, l’analyse des richesses, la grammaire générale... Ce que j’ai dit, j’ai à peine entamé tout ça, parce que le texte est d’une clarté absolue, donc il y a... J’ai juste prétendu euh, essayer de raconter les fondements du texte, mais pas du tout le texte lui-même. Oui, pas de question, pas de problème ? Alors nous sommes mûrs pour le deuxième âge. Et c’est là qu’on va voir ce qu’il y a de très important dans la méthode qui est une comparaison des forces, car vous allez voir comment... Je vais essayer d’expliquer la nouveauté chez Foucault... comment il va avoir l’air de reprendre une thèse bien connue, mais il va la reprendre d’une tout autre façon. Et, là aussi, j’ai besoin de dévoiler quelque chose, dans quelle mesure ? C’est qu’il n’éprouve pas le besoin de nous dire : il y a une thèse bien connue, et de nous dire : mais moi je la prends d’une autre façon. C’est à vous, lecteurs, de le trouver.

Car quelle est la thèse bien connue ? La thèse bien connue c’est que, à la fin du XVIIIème siècle, à la fin du XVIIIème siècle, se fait un renversement. Et un renversement fondamental que l’on appelle généralement renversement kantien, ou révolution copernicienne puisque Kant annonce qu’il va faire en philosophie une révolution analogue à celle que Copernic opéra dans la science de la nature. Donc la révolution kantienne ou nouvelle révolution copernicienne consiste en quoi ? Un livre de Jules Vuillemin, un livre très, très excellent pour l’histoire de la philosophie moderne s’appelle L’héritage kantien et la révolution copernicienne et, à travers les néo-kantiens, il prend acte de la révolution fondamentale en philosophie opérée par le kantisme. Et si je résume ce livre en une phrase, mais une phrase développable, ça donnerait à peu près ceci : avec Kant la finitude devient constituante. La finitude devient constituante. C’est-à-dire c’est elle qui est fondatrice. Ce qui pour le XVIIème siècle et pour l’âge classique serait une proposition absolument inintelligible. Le fini, par nature, est constitué. Ce qui est constituant c’est nécessairement l’infini. Et, bien plus, ce sont les ordres d’infinité qui constituent tout ce qui est à chaque niveau de l’être. L’idée qu’un être fini comme tel puisse être fondateur, originaire, jusque-là, pour tout le XVIIème siècle, par définition le fini c’est le dérivé. Seul l’infini est originaire. Qu’il y ait une finitude originaire suppose un renversement, une bascule de toutes les notions. C’est à ce moment-là que l’indéfini notamment va être arraché aux ordres de l’infini, aux ordres d’infinité et deviendra la réitération d’un acte du sujet fini, la réitération de l’acte d’un moi fini, ou c’est à ce moment-là que le "je pense" kantien va prendre la valeur de fondement. Or quelle est la différence fondamentale entre le je pense kantien et le je pense cartésien ? C’est que le "je pense" cartésien maintenait le primat de l’infini sur le fini.

Comme dit Descartes dans les Méditations, l’infini est premier par rapport au fini. Il le dit à propos du cogito et du "je pense" lui-même. L’opération du cogito n’est possible que sur fond d’infini. L’infini est premier par rapport au fini. Avec Kant, le "je pense", comment dire, enveloppe, se rabat - on verra que ces mots seront très importants pour Foucault - se replie sur sa propre finitude. Et c’est pourquoi le "je pense" kantien est tout différent du "je pense"cartésien, on l’a vu dans la première..., dans le premier trimestre, lorsque j’ai essayé de montrer que le "je pense" kantien renvoyait à la forme du temps. Et, renvoyant à la forme du temps, précisément, il se posait comme l’acte d’un moi fini.

En d’autres termes, la promotion de la finitude est l’acte de la pensée dite moderne à la fin du XVIIIème et au début du XIXème. Bien plus, dans le détail, vous verrez que, si vous lisez Kant, que le rapport de l’entendement infini et de l’entendement fini se renverse, puisque l’entendement fini n’est plus un dérivé de l’entendement infini, mais c’est juste l’inverse. C’est l’entendement infini qui est une différentielle de l’entendement fini, qui est une dérivée de l’entendement fini. Peu importe tout ça. Vous voyez donc que, en philosophie, je crois que ça a été souvent dit, bien que ce soit dit d’une manière particulièrement brillante et convaincante par Vuillemin, ça a été assez souvent dit que la pensée moderne, telle qu’elle se forme au XIXème siècle, se définit par cette promotion de la finitude au point que la finitude devient constituante. Et c’est vrai que tout le XIXème siècle commencera à mettre en question l’infini, non seulement au niveau de Dieu, mais au niveau de tous les ordres d’infinité. Notamment vers la fin du XIXème siècle, mais c’est préparé par toute l’histoire des mathématiques durant le XIXème, je ne cite qu’un cas très typique, arracher le calcul infinitésimal, dit infinitésimal, arracher le calcul différentiel à toute hypothèse d’infini et en faire une méthode de la finitude. Toutes les notions de..., toutes les notions qui sont courantes dans les mathématiques du XVIIème siècle, « tendre vers », « tendre vers... à l’infini », « se rapprocher d’une limite », « tendre vers », « limite », « infiniment petit », sont conjurées et, bien plus, un mathématicien du XIXème siècle appellera ça l’hypothèse gothique. Il dira « l’hypothèse gothique de l’infiniment petit ». En d’autres termes, il y a une réinterprétation finitiste du calcul infinitésimal. Bon, ça, c’est un exemple entre autres.

Mais c’est une espèce de conversion au fini, c’est le fini qui est constituant. C’est le moi fini qui est constituant. C’est un changement fondamental. Bien. Donc, l’interprétation ordinaire consiste à nous dire : l’homme prend conscience de sa propre finitude. L’homme prend conscience de sa propre finitude, bien sûr il y a des raisons pour lesquelles c’est à ce moment-là qu’il prend conscience de sa propre finitude. Mais vous sentez, bien sûr ça veut dire quoi ça ? Alors avant il se croyait infini ? On a vu que non. Mais il pensait à partir de Dieu, c’est-à-dire il pensait à partir de l’infini. Or, est-ce que Foucault reprend cette interprétation ? Il en reprend le résultat. Substitution du point de vu fini à l’ordre de l’infini. Il en reprend le résultat. Ce qui m’intéresse c’est la très grande nouveauté si l’on considère le détail de ce qu’il dit dans Les Mots et les choses, car il ne dit pas du tout : au XIXème l’homme prend conscience de sa finitude.

Qu’est-ce qu’il nous dit ? Il nous dit : au XIXème... Je voudrais que vous ayez l’impression que c’est une très petite différence et que, en même temps, c’est une différence décisive et que, en plus, ça engage toute sa méthode, on va voir pourquoi. Qu’est-ce qu’il dit ? Donc, là, je parle de, à la lettre, ce que disent Les Mots et les choses. Il dit ceci : au XIXème siècle l’homme - sous-entendu les forces composantes dans l’homme - entre en rapport avec des forces qui ne sont pas les siennes, entrent en rapport avec des forces du dehors qui, au lieu d’être l’élévation à l’infini, sont des forces de finitude. Les forces composantes dans l’homme entrent en rapport avec des forces extérieures de finitude.

C’est le second type de forces du dehors. Vous voyez, il ne dit pas, encore une fois, l’homme prend conscience en lui de forces qui seraient des forces de finitude et de sa propre finitude. Il dit : les forces dans l’homme rencontrent des forces de finitude. Et c’est dans un second moment - il y a donc deux moments - et c’est dans un second moment que l’homme s’approprie ces forces de finitude et les découvre comme sa propre finitude. C’est-à-dire, il décompose en deux moments la thèse originaire. Et ça me paraît typique de la manière dont il procède. Ça on verra pourquoi. Mais d’abord il faut bien voir ce point : toute l’originalité des Mots et les choses, sur ce point, la différence entre l’âge classique et le XIXème siècle, repose sur ceci : les deux moments que Foucault distingue.

Premier moment : les forces dans l’homme entrent en rapport avec des forces extérieures de finitude qui ne sont pas les siennes. Deuxième moment : il fait siennes ces forces. Vous voyez les deux moments ? Là il faut - parce que le texte est..., il y a un texte formel... Que son analyse du XIXème siècle distingue deux moments, il n’y a pas de problème, il y a bien deux moments perpétuellement distingués. Mais, à la fin, quand il ramasse son analyse, quand il résume son analyse, pages 380-381 : « on suppose », je lis lentement et je commente en même temps. « On suppose qu’on a étendu l’historicité découverte en l’homme aux objets qu’il avait fabriqués, au langage qu’il parlait et, et plus loin encore à la vie ». Vous voyez, là il s’en prend explicitement à l’interprétation courante : l’homme prendrait conscience de sa finitude et l’étendrait, et l’appliquerait au langage, à la vie et à la production. « On suppose qu’on a étendu l’historicité d’abord découverte en l’homme aux objets qu’il avait fabriqués, au langage qu’il parlait et, et plus loin encore à la vie. L’étude des économies, l’histoire des littératures et des grammaires, en fin de compte l’évolution du vivant ne seraient rien que l’effet de diffusion, sur des plages de la connaissance, d’une historicité découverte d’abord en l’homme ». Voilà l’interprétation courante. Et, là, il fait son tour, il fait sa volte-face comme il aime tant les faire : « C’est en réalité le contraire qui s’est passé », ça le point est très intéressant, dans Les Mots et les choses. « C’est en réalité le contraire qui s’est passé. Les choses ont d’abord reçu une historicité propre qui les a libérées de cet espace continu qui leur imposait la même chronologie qu’aux hommes ».l’espace continu, qui est [ ?] ce qu’on appelle l’élevable à l’infini. Les choses ont d’abord reçu une historicité propre qui les a libérées de l’espace continu du XVIIème siècle, c’est-à-dire de cet espace sériel. « Si bien que l’homme s’est trouvé comme dépossédé », il veut dire : l’histoire n’est pas arrivée par l’homme, elle est d’abord arrivée aux choses. Les choses produites par l’homme, les mots prononcés par l’homme, la vie, c’est ça qui a été historique avant que l’homme se découvre lui-même comme historique. Si le XIXème siècle est la découverte de l’histoire, l’histoire a été d’abord découverte hors de l’homme avant de l’être dans l’homme.

Et ensuite ? Mais alors l’homme, à ce premier moment, l’homme découvre l’histoire comme l’histoire des choses, comme l’histoire de la vie, comme l’histoire du langage, mais, alors, dit Foucault, « mais alors, l’homme n’est pas lui-même historique. Le temps lui venant d’ailleurs que de lui-même, le temps lui venant d’ailleurs que de lui-même, il ne se constitue comme sujet d’histoire que par la superposition de l’histoire des êtres, de l’histoire des choses, de l’histoire des mots, il est soumis à leurs purs événements, mais aussitôt... », c’est là que commence le second temps, « mais aussitôt ce rapport de simple passivité se renverse, car ce qui parle dans le langage, ce qui travaille et consomme dans l’économie, ce qui vit dans la vie humaine, c’est l’homme lui-même et, à ce titre, il a droit lui aussi, à un devenir tout aussi positif que celui des êtres et des choses, non moins autonome et peut-être plus fondamental. N’est-ce pas une historicité propre à l’homme et inscrite profondément dans son être qui lui permet de s’adapter etc. etc. ? En d’autres termes voyez, là, les deux moments et explicitement marqués.
-  Premier moment : l’homme entre en rapport, c’est-à-dire les forces dans l’homme entrent en rapport avec des forces qui affectent non pas l’homme lui-même, mais qui affectent les choses, les mots, les vivants, donc avec des forces du dehors.
-  Deuxième moment : l’homme s’approprie, l’homme s’approprie cette finitude.

-  Premier moment : l’homme entre en rapport avec des forces extérieures de finitude.
-  Deuxième moment : l’homme s’approprie cette finitude. Alors pourquoi ce détour ? Quel est l’intérêt de ce détour ? On va voir que ça va être essentiel, ce détour. Je laisse de côté la question : est-ce que c’est vrai historiquement ?

Alors résumons la thèse de Foucault. Qu’est-ce que c’est que ces forces de finitude ? Qu’est-ce que c’est que ces forces de finitude ? Foucault nous dit : c’est vie, travail, langage. Voilà les forces, alors, là, peut-être qu’on comprend mieux, ce sont les trois forces qui vont, comment dire, détrôner l’infini. Triple racine de la finitude. La triple racine, ce n’est pas l’homme qui est racine de la finitude, c’est les forces qu’il affronte et qu’il rencontre : forces de la vie, forces du langage et du travail, c’est ça qui va détrôner les ordres d’infini. Et pourquoi est-ce qu’au XVIIème siècle il n’y avait pas de biologie ? Parce que le XVIIème siècle ne pouvait pas reconnaître la vie, parce que la vie est une force finie. Donc, elle n’entrait pas dans le schéma « réalité = perfection ». Elle est d’autant plus réelle, et toute sa puissance vient de sa finitude, comme dira encore Bergson bien plus tard : l’élan vital est fini. Finitude de l’élan vital. Finitude de la puissance de vie. Finitude du langage. Finitude du travail. Si bien que le travail n’est pas du tout considéré à ce niveau-là comme une puissance de l’homme, c’est une force à laquelle l’homme se confronte exactement comme lorsque le physicien parle du travail. Le travail d’une force. C’est en rencontrant, donc, les trois figures de la finitude, les trois forces de finitude que tout va changer. C’est-à-dire que va s’opérer la mutation. Que ce qui va être comme renversé c’est la force d’élévation à l’infini. Les deux moments, qu’est-ce que ce sera ? Ben on voit bien : la biologie remplace l’histoire naturelle, ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’à la série indéfinie des êtres vivants, va se substituer quoi ?

L’idée que la vie est une force finie qui procède par une espèce de production comparable mais non-alignable. Qu’est-ce que ça veut dire ? Il y aurait comme des plans, oui, des plans d’organisation de la vie. Par exemple les arthropodes et les vertébrés n’entrent plus dans une série alignable, où, à la limite on peut passer par ressemblance et différence d’un extrême à l’autre. Mais les arthropodes impliquent une espèce de plan de vie irréductible et hétérogène au plan de vie qui produit le vertébré. Il y aura donc comme des planifications hétérogènes, irréductibles les unes aux autres, qui marqueront chaque fois une poussée de la vie dans telle ou telle direction. C’est ce que la biologie du XIXème, et déjà à la fin du XVIIIème, dégagera sous le nom des embranchements. Et il y aura des embranchements irréductibles les uns aux autres. Donc découverte d’une force de finitude de la vie qui ne se laisse ni totaliser, ni aligner dans une série à l’indéfini.

En d’autres termes, il n’y a plus de sciences générales, c’est l’époque des sciences comparées. Par exemple pour le langage en même temps, il y aura des plans d’organisation du langage qui, chaque fois, actualisent une force finie qui est celle du langage, et qui marquent, comme des plans d’organisation, tel type de langues, tel autre type de langues. Ce qui implique quoi ? C’est qu’on substitue à la racine telle qu’elle était étudiée au XVIIème siècle, on substitue l’étude des flexions. Et la philologie se présentera comme l’étude des flexions et les racines elles-mêmes seront subordonnées aux flexions.

De même le concept fondateur, si le concept fondateur de la philologie c’est la flexion, le concept fondateur de la biologie c’est l’organisation, les plans d’organisation. Et enfin le travail qui va fonder l’économie politique. Est-ce que ça veut dire que le travail était ignoré par l’analyse des richesses du XVIIème siècle ? Bien sûr que non, le travail n’était pas ignoré, mais il n’était pas considéré comme unité de mesure irréductible. Le traitement du travail comme unité de mesure irréductible, ce sera l’acte créateur de l’économie politique. Et là Foucault, sans doute, retrouve des textes célèbres et très beaux de Marx, lorsque Marx pose la question : quand est-ce que commence l’économie politique ? Et il dit : supposons qu’elle commence avec Adam Smith, et pourquoi est-ce qu’elle commence avec Adam Smith ? C’est parce qu’Adam Smith découvre un travail qui n’est plus caractérisé ou qualifié comme tel ou tel, mais qui est le travail quelconque, le travail abstrait comme unité de mesure de toute production.

Et il a beau jeu de dire : voyez encore les physiocrates au XVIIIème, ils dégagent déjà un concept très ferme, très sûr de travail, mais c’est encore un travail qualifié comme tel ou tel, à savoir le travail agricole. Mais le travail pur, le travail abstrait comme unité de mesure irréductible de la production, ça c’est l’acte de [ ?] de l’économie politique classique, ce qui faisait dire à Engels : Adam Smith c’est le Luther de l’économie politique, c’est le Luther de l’économie politique car, de même que Luther a dépassé la religion extérieure vers la religiosité, c’est-à-dire la religion subjective, dit Marx, Adam Smith a dépassé les richesses extérieures vers le travail subjectif, le travail pur qui n’est même plus qualifié comme tel ou tel par rapport à son objet. Le travail abstrait. Bon. Donc, dans toutes ces analyses de Foucault il s’agira de montrer - là je ne reprends pas non plus... - comment la biologie vient destituer et remplacer l’analyse des richesses, comment la philologie vient destituer et remplacer la grammaire générale et comment le langage vient destituer et remplacer... non, comment comment... enfin vous complétez de vous-mêmes.

Un étudiant : ?

Deleuze : c’est ça. Et alors les deux moments c’est toujours : la force de finitude est d’abord rencontrée par l’homme hors de l’homme (premier moment). Deuxième moment : l’homme s’approprie, intériorise cette force de finitude et, par-là, constitue sa propre histoire. Qu’est-ce qui est important pour nous ? Si vous voulez, voilà, oui, si j’essaie de donner un schéma comme ça, vous voyez... Je dirais, en simplifiant beaucoup. Prenons l’histoire naturelle, il y a toujours constitution d’tableau c’est-à-dire d’une série je dis presque élevable à l’infini, c’est-à-dire en droit que l’on peut poursuivre à l’infini, par laquelle on situe des êtres vivants par ressemblance et différence.

Bon, vous avez une espèce de schéma linéaire de la série. Au contraire, la finitude de la vie au XIXème siècle engendre une figure de la différenciation, à partir du noyau ou de l’élan fini de la vie, il va y avoir différenciation entre lignes hétérogènes. A chaque ligne... Quatre grandes lignes, puisqu’il y a quatre grands embranchements, selon Cuvier et puis selon son successeur, selon [ ?], quatre embranchements où il y aura, d’un embranchement à l’autre, il y aura des analogies, mais il n’y aura aucune continuité, il y aura rupture. Comme si la vie s’engageait dans une voie, dans une autre voie, dans une autre voie... Et vous comprenez que, par exemple, une chose comme l’embryologie, notamment sous la forme d’une embryologie comparée, ce qu’elle a été dès le début avec Von Baer, euh. Il traduit en embryologie les grandes idées de Cuvier sur les embranchements... consiste à montrer quoi ? Que l’embryologie, le développement de l’embryon va se faire, suivant les espèces et les genres auxquels il appartient, va se faire sur la voie de tel ou tel embranchement.

Quatre embranchements principaux qui vont être comme quatre plans de vie et vous ne pouvez pas aligner les vivants dans une série linéaire, dans une série linéaire que vous pouvez poursuivre à l’infini. Alors, je dis, vous voyez où je veux en venir, là, mais je suis fatigué, alors je ne sais pas, j’ai l’impression que ça tourne pas très clair, tout ça. Vous me direz. Si je vais tout de suite à la solution [ ?]. Vous voyez la réponse : les forces composantes dans l’homme, dans la formation historique XIXème, les forces composantes dans l’homme n’entrent plus en rapport avec des forces d’élévation à l’infini, mais avec la triple force ou les trois forces de finitude. Vie, travail au sens physique, travail abstrait... Vie, travail, langage.

Dès lors, ces forces composantes dans l’homme entrent en rapport avec des forces de finitude, qu’est-ce qu’elles vont composer ? A ce moment-là elles composent l’homme, elles composent la forme « homme ». Et c’est le XIXème siècle qui est précisément l’âge de cette forme, c’est-à-dire que c’est au XIXème siècle que la forme « homme » est composée. Oui, j’ai l’impression que... j’y arrive plus. Euh, c’est clair un peu ou pas du tout ? J’y arrive pas... Bon. Peut-être que je reprendrai la prochaine fois. Alors achevons, essayons d’aller un peu en avant, parce que c’est tout simple ensuite. Qu’est-ce qui vous dit ? Qu’est-ce qui nous dit que les forces composantes dans l’homme... Il faut que vous acceptiez cette manière de poser le problème. C’est pour ça que j’insistais tellement au début sur mon exposé abstrait, si vous ne vous donnez pas l’idée de forces composantes dans l’homme qui entrent en rapport avec des forces du dehors, tout ça perd son sens.

Je dis juste : qu’est-ce qui nous dit que, les forces composantes dans l’homme, ça reste des forces composantes dans l’homme ? Est-ce qu’elles entrent en rapport avec de nouvelles forces ou pas ? L’histoire de l’homme consiste en ceci que les forces composantes dans l’homme entrent en rapport avec des forces [ ?]. Est-ce que nous sommes à l’âge où les forces composantes dans l’homme affrontent et entrent en rapport et s’enlacent avec des forces du dehors d’un nouveau type ? Bon, je vais dire une chose très simple. Par exemple, lorsque les forces de l’homme affrontent et s’enlacent avec des forces finies de la vie... qu’est-ce que c’est les forces finies de la vie ? On peut le dire ou essayer de le dire scientifiquement, c’est, entre autre, et principalement la force du carbone. Le succès de la vie, c’est le succès du carbone et des composés carbonés.

Pourquoi est-ce que le carbone a eu tellement de succès dans l’univers ? Pourquoi est-ce que la vie s’est faite avec du carbone ? Là ça prend un rôle concret, ben oui, ça prend un côté très concret. L’homme a épousé le carbone. Vous me direz : non, parce qu’il n’y aurait pas eu de carbone, il y aurait pas eu de vie, il n’y aurait pas eu d’homme. C’est pas ça. C’est pas ça. Vous voyez : l’homme en tant que forme composée, il est en rapport avec une force de finitude : le carbone. Quelle nouvelle force... je dis n’importe quoi, là, hein. Quelle nouvelle... [vu mon état ]... Quelle nouvelle force l’homme affronte-t-il ? C’est bien connu, c’est bien connu, dès que vous touchez un ordinateur...

Parlons d’ordinateurs puisque tout le monde en parle, pourquoi qu’on n’en parlerait pas ? Hein ? Eh ben, oui, quand vous touchez un ordinateur, les forces composantes en vous, mais entrent en rapport avec... vous avez pas besoin de le savoir, avec une force d’un tout nouveau type, c’est pas le carbone, c’est le silicium. Vous me direz : la belle affaire ! Eh oui. C’est le silicium qui relaie le carbone, avec les machines dites, justement, tiens !, merveille ! Avec les machines dites de « troisième espèce ». Car les machines de première espèce renvoient à l’âge classique, du type poulie etc. horlogerie, mécanisme d’horlogerie ; les machines de seconde espèce dites « énergétiques » renvoient au XIXème siècle, machine à vapeur. Et l’on nous dit aujourd’hui c’est l’âge des troisièmes machines, les machines de type trois, les machines informatiques, à calculer... etc. etc.

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien