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12- 28/01/1986 - 4

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Gilles Deleuze / Foucault - Le Pouvoir cours 12 - 28/01/1986 - 4 Transcription : Annabelle Dufourcq (avec l’aide du College of Liberal Arts, Purdue University)

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Je veux dire : ce qui est trop riche pour se ramener à l’un. Alors, ça, c’est forcé de se diviser et, mon élan vital, ma virtualité biologique, quand elle s’actualise dans des formes - la forme étant une forme d’actualisation toujours - quand elle s’actualise dans une forme, en fait elle doit s’actualiser dans deux. Il faudra une direction divergente qui intègre le premier rapport de forces - emmagasiner l’explosif - mais ça ne pourra pas être la même forme qui actualise l’autre rapport de forces : le faire détonner. Il faudra qu’une forme actualise le premier rapport - emmagasiner l’explosif - il faudra qu’une autre forme actualise le second rapport - faire détonner l’explosion. L’actualisation elle ne peut pas faire les deux à la fois. Ça donne quoi au niveau de la vie ? Ben ça donne les deux grandes formes principielles de la vie : le végétal et l’animal. Non plus comme force mais comme forme. La forme végétale emmagasine l’explosif, c’est même le rôle de ce qu’on appelle la fonction chlorophyllienne. La forme animale fait détonner l’explosif, elle ne l’emmagasine pas. Qu’est-ce que c’est faire détonner l’explosif ? C’est se mouvoir, c’est bouger. La forme animale n’est pensable qu’en mouvement, la forme végétale n’est possible qu’immobile. Ah... est-ce qu’il n’y aurait pas des plantes qui bougent et des animaux immobiles ? Ça, c’est un autre problème... c’est un autre problème, à savoir les croisements... Qu’est-ce qui subsiste de l’autre forme dans la première [ ?].

En gros je peux dire : le végétal est avant tout immobile, l’animal est avant tout mobile. Se mouvoir, c’est faire détonner un explosif, en effet c’est utiliser de l’énergie. Mais emmagasiner de l’énergie, ça c’est l’affaire du végétal. Mais alors, qu’est-ce qui peut faire... comment est-ce qu’il peut faire détonner de l’énergie s’il ne l’a pas emmagasinée, le vivant ? Ben oui, c’est pas par hasard que le vivant, il mange du végétal. En mangeant du végétal, il se procure l’énergie qu’il n’a pas su emmagasiner de lui-même, sa propriété étant faire détonner et le vivant, il est condamné ou bien à manger un autre vivant, qui lui-même aura finalement - il y aura bien une fin - aura mangé du végétal. Les carnivores vivent sur les herbivores, les herbivores mangent le végétal, c’est-à-dire absorbent de l’énergie, mais le vivant, qu’il soit le... non pas le vivant, l’animal, qu’il soit herbivore ou carnivore, c’est celui qui fait détonner l’explosif, qui fait détonner l’énergie. Il transforme l’énergie en mouvement, c’est cela faire détonner. Qu’est-ce que ça veut dire « tirer du canon » ? Et ben, c’est ça détonner. C’est, grâce à une énergie, produire un mouvement de translation. C’est ça l’animal. Alors que le végétal, avec les racines là, vous voyez, [ ?] de l’énergie. Mais la vie ne pouvait pas réunir dans une seule et même forme les deux rapports de forces. Elle ne pouvait pas actualiser... il fallait que l’un s’actualise d’un côté, l’autre de l’autre côté. Bon, cet exemple lumineux [rire] doit nous faire dire... Bien, peut-être que notre réponse paraît un petit peu moins arbitraire. Ça empêche pas qu’une part d’arbitraire reste... voir-parler, et pourquoi est-ce que la grande différenciation suivant laquelle s’actualisent les rapports de forces, pourquoi ce serait voir-parler ? C’était convaincant dans le cas de Bergson, végétal-animal, mais, là, dans le cas de Foucault, voir-parler : pourquoi est-ce que la différenciation passerait par là ? Une fois dit que les rapports de forces, eux, ils ne voient pas et ils ne parlent pas. On ne voit et on ne parle qu’au niveau des formations stratifiées. Et bien, si. Il suffit de revenir en arrière, alors, je crois, on a une solution. C’est ceci : vous vous rappelez que les forces sont inséparables d’une multiplicité. Multiplicité de forces. Multiplicité de forces ça veut dire : la force est en rapport avec d’autres forces, soit qu’elle affecte d’autres forces, soit qu’elle soit affectée par d’autres forces. En d’autres termes, la force est inséparable d’un double pouvoir : pouvoir d’affecter, pouvoir d’être affecté. Toute force affecte et est affectée par d’autre. Dualisme, encore : pouvoir d’affecter, pouvoir d’être affecté. Ce dualisme est au service de la multiplicité, en effet il est complètement subordonné à la multiplicité des forces. Que toute force ait un pouvoir d’affecter et un pouvoir d’être affecté dépend étroitement du fait que les forces sont plusieurs, c’est-à-dire que toute force est en rapport avec d’autres forces. Le dualisme n’est qu’un moment du multiple ou un aspect du multiple. Ce serait ça la grande différence entre deux conceptions du dualisme : il y a les philosophes pour qui le dualisme, c’est le produit d’une division de l’un et il y a ceux pour qui le dualisme n’est qu’un stade transitoire du multiple. Bon, voilà. Donc la force a deux pouvoirs. Ça c’est inscrit dans la force et dans la virtualité. Pouvoir d’affecter, pouvoir d’être affecté. Bien. Je dis : lorsque que les rapports de forces s’actualisent, il faut nécessairement que les formes dans lesquelles ils s’actualisent correspondent au double pouvoir des forces. Il faut que les formes dans lesquelles ils s’actualisent reprennent à leur manière le double pouvoir des forces qui s’actualisent : pouvoir d’affecter et pouvoir d’être affecté. Et pourtant ce ne sera pas la même chose. En d’autres termes, le pouvoir d’affecter de la force c’est ce qu’on appellera « spontanéité de la force ». Le pouvoir d’être affecté de la force, c’est ce qu’on appellera « réceptivité de la force ». Je dis : lorsque les rapports de forces s’actualisent, ils doivent s’actualiser selon deux voies divergentes, l’une qui constitue une forme de réceptivité, l’autre qui constitue une forme de spontanéité. Les forces n’avaient pas de forme. Elles avaient une spontanéité et une réceptivité, mais non-formelles. Quand elles s’actualisent, elles doivent s’actualiser suivant une forme de réceptivité qui correspond à leur propre réceptivité et suivant une forme de spontanéité qui correspond à leur propre pouvoir de spontanéité. Bien, cherchons. Alors, là, la lumière se fait, on a fini. Parce que ce sont des acquis précédents ; ce serait très long si on était parti de ça, mais c’est tout notre premier trimestre qui... Le visible a pour condition formelle la lumière, non pas la lumière comme lieu physique, mais la lumière indivisible à la manière de Goethe. Et, on l’a vu, la lumière définit la forme de réceptivité. L’énoncé a pour condition le langage, le il y a du langage qui se tient face à face avec le il y a de la lumière. Et le langage définit, on l’a vu, une forme de spontanéité. Le on parle, tout ça c’est des acquis, il n’y a plus lieu de revenir là-dessus. Bon, ben on a notre solution. C’est-à-dire : on a répondu à la question, à savoir : les rapports de force, voilà, ça tient en trois propositions. Je reprends. En quoi on peut dire - à tort ou à raison, je ne sais pas, moi - si notre problème était bien fondé concernant la philosophie de Foucault, on a au moins répondu au problème qui semblait se poser dans cette philosophie. Première proposition, et bien ce sont les rapports de pouvoir qui rendent compte des relations de savoir. En quel sens ? En un sens tout simple : les rapports de forces s’actualisent dans les formations stratifiées qui sont l’objet du savoir. Voilà, ça c’est le premier point. Deuxième point : mais les formations stratifiées sont doubles, deux faces, elles ont deux faces irréductibles, elles sont traversées par une fissure, voir et parler, lumière et langage, visible et énonçable. Est-ce que les rapports de forces peuvent rendre compte de cette différenciation des deux formes stratifiées ? Réponse : oui, aisément car les rapports de forces ne s’actualisent qu’en créant précisément les deux voies divergentes, c’est-à-dire qu’en se différenciant. Pourquoi - toujours dans cette deuxième question - et pourquoi est-ce que la grande différenciation c’est voir et parler ? Parce que voir constitue une forme de réceptivité et parler une forme de spontanéité et que c’est d’après la réceptivité et la spontanéité que les rapports de forces opèrent la différenciation qui les actualise. Et troisième question : est-ce qu’il en sort, pour les deux formes stratifiées, irréductibles l’une à l’autre, est-ce qu’il en sort un rapport indirect ? Oui, il en sort un rapport indirect puisque c’est la même multiplicité ? de forces qui s’actualise en se différenciant suivant l’une et l’autre direction. Donc tout va bien. Hein, vous réfléchirez... vous réfléchirez, vous verrez, enfin, moi, c’est comme ça que je vois les choses. Vous avez tout droit d’avoir une autre lecture de Foucault.

Alors, il nous resterait un dernier problème sur lequel je voudrais terminer, là, aujourd’hui, très vite. C’est quoi ? J’ai, dès lors, comme deux niveaux. Niveau du pouvoir pur et niveau du savoir en tant qu’il actualise les rapports de forces ou de pouvoir. Bien, concrètement je n’ai jamais que des rapports de forces actualisés, c’est une distinction de raison, c’est-à-dire de distinction par abstraction qui me permet de distinguer le pouvoir et le savoir. Le concret, encore une fois, ne me présente que des mixtes de pouvoir-savoir. Ça n’empêche pas que je peux distinguer le pur diagramme, on l’a fait, et les formations stratifiées et dire : oui, les formations stratifiées actualisent, intègrent et différencient, les trois à la fois, les rapports de forces qui nous étaient présentés par le diagramme. Les rapports de forces présentés par le diagramme c’est des émissions pures de singularités tandis que, les formations stratifiées, c’est les courbes qui passent au voisinage. Les rapports de forces exposés par le diagramme, c’est matière non formée et fonctions non formalisées et les formations stratifiées c’est matière formée, substance et fonctions formalisées, finalisées. Tout ça, donc ça tient. Mais, vous voyez, j’ai là, à nouveau, comme deux pôles. Suivant que, un mixte concret m’étant donné, je peux le faire tendre vers un pôle ou vers l’autre. Ça donne quoi, tout à fait en bas, si j’en reste aux formations stratifiées, je dirais : oh, comme les choses sont bien séparées ! Plus je tends vers les formations stratifiées, plus les choses se distinguent, se séparent. C’est quoi ? Les institutions. Les formations stratifiées - je peux leur donner leur nom maintenant, d’après Foucault - je crois que c’est cela les formations concrètes stratifiées, les formations concrètes c’est ce que Foucault appelle les dispositifs. Je dirai : l’école est un dispositif, la prison est un dispositif, la sexualité - la sexualité intégrée - est un dispositif. Ce sont des dispositifs concrets ; or plus je tends vers les dispositifs concrets, plus je peux dire : ils sont bien séparés. En effet on commence par la séparation, notre vie est une succession de séparations, il y a bien longtemps qu’on a remarqué que l’acte de naissance était une séparation, nous nous séparons de la mère, beaucoup d’entre nous n’en reviennent pas. Une première coupure. Ensuite nous sommes petits-enfants, c’est le dispositif familial, bien et, le père furieux, qu’est-ce qu’il dira au gosse quand le gosse est pas sage ? Il lui dira tu n’es plus dans ta maman. Il y a peu de père qui le disent, mais il y en a beaucoup qui le pensent. Car ensuite ça apparaît plus nettement : l’enfant va à l’école : qu’est-ce que la maîtresse lui dit ? Tu n’es plus chez toi, tu n’es plus en famille, tu te crois où ici ? Ce n’est pas chez toi. Nouvelle séparation. Ensuite : ça ne s’arrange pas, nous allons à l’armée ; qu’est-ce qu’on nous dit à l’armée, Tu n’es plus à l’école. Où tu te crois ? Tu n’es plus au lycée ici, tu vas voir ! On se dit : bon, on croyait être au bout des peines, mais... Et puis : l’usine. « Où tu te crois ? », à chaque fois on nous dit « Où tu te crois ? » ; et, pour finir, la prison : « où tu te crois ? Tu te crois chez maman ? Tu vas voir. Tu te crois à l’école ? Ici c’est pas l’école. Tu te crois à l’armée ? Ah ah, l’armée c’est rien du tout ! tu vas voir : on va te dresser ». Bon, à la lettre il faut dire que les dispositifs concrets sont pris à chaque fois..., forment des segments, des segments divisés, différenciés. A la lettre c’est ce qu’on peut appeler une segmentarité dure. Une segmentarité dure. Si vous voulez faire l’expérience d’une segmentarité dure, cherchez un bureau dans un organisme, par exemple à la sécurité sociale. C’est pas une critique, c’est terrible, la bureaucratie est l’exemple d’une segmentarité dure, toutes les bureaucraties. Euh vous pouvez téléphoner pour demander un renseignement, quel que soit le renseignement que vous demandez on vous dit : quelle est la première lettre de votre nom ; alors on dit : alors c’est pas le bureau. Alors on dit : mais le renseignement que je veux c’est pas dépendant de la première lettre... - Non non non ! D’ailleurs ils ont peut-être raison, c’est des mystères très profonds... ah non, alors je dis : bon, c’est D. on me dit : ah ben non, ici c’est le bureau des F. Bon c’est vraiment de la segmentarité dure. C’est terrible, on est absolument comme vous savez : la segmentarité des vers de terre, vous pouvez couper, il y a un bout qui bouge toujours. On est segmentarisé comme ça quoi : famille, école, armée, usine, prison. Et tout ça, c’est très très cloisonné, segmentarité cloisonnée.

Si vous tendez vers l’autre pôle, non plus les dispositifs concrets de savoir-pouvoir, mais le diagramme de pouvoir, c’est complètement différent et pourtant vous passez insensiblement de l’un à l’autre : là tout est souple, pourquoi ? C’est les mêmes rapports de forces, cette fois-ci, vous ne considérez plus des formes cloisonnées, vous considérez des matières non-formées : imposer une tâche à une multiplicité étroite, à une multiplicité restreinte, et ça, ça vaut aussi bien pour l’école, l’usine, la prison. Le diagramme ne spécifie pas les matières. Lui il est complètement diffus, c’est une segmentarité au contraire complètement souple, diffuse. Et, au niveau du diagramme, je ne peux pas dire que l’un soit plus vrai que l’autre parce que les deux sont évidents, simplement ils font appel à deux expériences, à deux niveaux d’expérience car au niveau du diagramme vous serez frappés de ceci : à quel point les écoles ressemblent déjà à des prisons. Quant aux usines, je veux dire, c’est moins vrai maintenant, c’est moins vrai, il y a eu des progrès, tout ça, mais, vous savez il n’y a pas bien longtemps encore, il fallait être malin pour distinguer une prison, une école... Si vous voulez, si vous voulez une expérience de prison, allez voir l’entrée des ouvriers chez Renault. L’entrée des ouvriers chez Renault au petit matin, c’est pas de la prison puisqu’il y entre. Si on peut concevoir une prison de jour, il y a bien des hôpitaux de jours, des hôpitaux psychiatriques de jour, il y a des hôpitaux "général" de jour, ça veut dire que, les malades, ils y arrivent le matin, hôpital de jour quoi, et puis ils vont coucher chez eux. Et ben, Renault, c’est une prison de jour, les gens ils y vont le matin, ils y vont... bon, revenons au cinéma.

Qu’est-ce qu’il y a de sublime dans le Rome 51 de Fellini ? Pour ceux qui l’ont vu et qui se rappellent. La bourgeoise qui fait la révélation tour à tour des bidonvilles et puis de l’usine ; elle a jamais regardé l’usine et, une fois, elle regarde une usine. Et c’est une usine de femmes, elle voit les femmes entrer à l’usine le matin. Elle est comme ça, la bouche ouverte, elle regarde, elle n’en croit pas ses yeux et elle a la grande phrase : j’ai cru voir des condamnées. J’ai cru voir des condamnées. Elle, elle a saisi quelque chose sur l’identité structurale de l’école, de l’usine, de la prison. Alors, là c’est : plus vous vous approchez du diagramme de forces, plus vous vous dites : mais c’est pareil tout ça, les différences sont plus souples, plus diffuses. Plus vous descendez dans les dispositifs concrets, vous avez des bureaux séparés. Mais les deux ne se contredisent pas du tout, vous ne cessez d’osciller d’une segmentarité souple à une segmentarité dure. Vous ne cessez d’aller des strates au diagramme et du diagramme aux strates. Vous ne cessez d’aller d’une stratégie diffuse dans tout le corps social à une stratification au contraire compacte à travers le corps social et inversement. Et si vous ne gardez pas les deux points de vue quand vous faites de la sociologie, vous ratez. Vous ratez les clivages fondamentaux. Si bien que, d’une certaine manière, voilà quelle serait la méthode de Foucault pour l’exploration du champ social. Vous prenez un dispositif concret, un dispositif concret quelconque dans un champ social, et vous vous dites : « quel est son degré d’affinité avec le diagramme général ? » puisqu’il y a un diagramme général qui est l’état des forces dans le champ social. Il est plus ou moins proche, c’est-à-dire il effectue le diagramme ou une région du diagramme avec plus ou moins de, disons de puissance ou d’efficacité. Il effectue plus ou moins complètement le diagramme. Alors, s’il l’effectue pas très bien, il a un bas coefficient d’effectuation, il sera donc très séparé des autres dispositifs. S’il effectue le diagramme a un haut niveau d’efficacité, il aura un haut niveau, un haut coefficient et il sera très proche du diagramme.

Et bien la méthode de Foucault me paraît très intéressante, parce que, voilà... prenez, alors, à un moment, un dispositif concret : la prison, dans une formation sociale, notre formation disciplinaire, et bien il se peut qu’un même dispositif change dans l’évolution d’un champ social, d’un même champ social, dans les transformations, dans les petites transformations d’un même champ social, il se peut très bien qu’un même dispositif concret change de coefficient. La prison, si l’on reprend les analyses de Foucault dans Surveiller et punir, traverse trois coefficients d’effectuation du diagramme disciplinaire. Premier état : elle n’est pas prise... la prison comme dispositif n’est pas un terme de référence pour l’évolution du droit pénal. L’évolution du droit pénal se fait tout à fait indépendante du régime pénitentiaire. Bon, c’est-à-dire que la prison est comme en marge, c’est dire qu’elle n’effectue pas bien le diagramme. Elle n’effectue pas bien le diagramme de justice, elle est en marge. Deuxième état du même champ social : elle est prise dans le droit pénal. A ce moment-là elle monte, elle effectue le diagramme à un plus fort coefficient. Troisième état : le droit se pose la question : est-ce que je ne pourrais pas assurer mes châtiments à moi, droit, par des moyens plus sûrs que la prison. Critique de la prison : peut-être que le châtiment devrait se passer de prison. La prison qui avait franchi des seuils de coefficients, qui avait monté dans l’échelle des coefficients, au début elle effectuait très peu le diagramme et puis elle monte, elle est prise dans le droit pénal, elle effectue le diagramme de mieux en mieux et puis elle chute et on se demande de plus en plus... une critique de la prison apparaît de plus en plus, pas simplement chez les révolutionnaires... Si vous voulez comprendre par exemple l’évolution de la peine de mort, si elle est prise à un moment dans le champ « justice » et puis comment la critique se fait... toute la critique de la peine de mort a déjà été faite en plein 18ème siècle. Mais la critique des prisons aussi a complètement été faite... c’est ça qui est terrible : on n’avance pas beaucoup, parce que si vous voulez une critique radicale des prisons. Il n’y a pas besoin de chercher des textes récents, vous la trouvez dans Victor Hugo, tout comme la critique de la peine de mort. Euh, donc vous avez un même dispositif qui va changer de coefficient. Vous comprenez ? Bon, si bien que, perpétuellement, alors je pourrais dire maintenant : alors les formations stratifiées et les diagrammes sont comme deux pôles et finalement les formes concrètes ne cessent pas de monter vers l’un, de descendre vers l’autre, de s’approcher de l’un, de l’autre, de monter, descendre etc. dans cette espèce de transformation ou d’évolution internes. Et enfin dernière remarque, mais là on n’en peut plus donc tout va bien, euh : il faudrait aussi tenir compte de ceci, c’est que, quand on parle de technique, il faut s’entendre : la technique au sens étroit du mot c’est les outils, les machines, voilà. Il y a une remarque que tout Foucault impose et que, lui, fait p.226 de Surveiller et punir, où il dit : quand je parle de la prison, de la voiture cellulaire, tout ça, on me dira, c’est pas des inventions bien fameuses, c’est même des inventions honteuses à côté des hauts fourneaux, de l’électricité, des inventions proprement technologiques, et il a une page qui est tout à fait dans son style où il termine en disant : je dirai que la petite invention de la voiture cellulaire, c’est peut-être beaucoup moins, mais aussi c’est peut-être beaucoup plus que la plupart des grandes inventions techniques. Qu’est-ce qu’il veut dire ? Je crois qu’il veut dire que la technologie reste incompréhensible par elle-même, c’est-à-dire que l’histoire des outils et des machines n’existe pas par elle-même. Pourquoi ? Parce que, tout comme je le disais : toute époque voit tout ce qu’elle peut voir et dit tout ce qu’elle peut dire, suivant ses moyens, et bien chaque époque a tous les outils et toutes les machines que ses dispositifs et son diagramme - les dispositifs n’étant que les actualisations du diagramme - et bien toute époque a exactement les outils et les machines que ses dispositifs et son diagramme exigent et supportent. Ça voudrait dire quoi ? Ça veut dire que toute technique matérielle présuppose une technique sociale. C’était une idée, déjà, que Marcel Mauss, le grand sociologue de l’école française..., c’est une idée que Mauss avait très bien développée. J’insiste donc sur cette dernière conséquence : comment Foucault s’insère et renouvelle ce thème ? Il n’y a pas de technique matérielle qui ne suppose une technologie sociale. Ça veut dire quoi ? Je prends... là, j’ai recueilli juste des exemples pour vous montrer que sur ce point Foucault est très en accord avec mes analyses d’historiens, de spécialistes, je cite les cas suivants : une série technologique a été particulièrement étudiée par des spécialistes de l’Asie, à propos d’une culture du riz, c’est la succession du bâton, de la houe et de la charrue, lignée technologique où l’on saisit dans un même territoire, la succession : le bâton fouisseur, la houe, la charrue. Vous y trouverez, vous trouverez une référence - je termine pour ceux qui ça intéresse, par des renvois - une référence à cela dans Braudel : civilisation matérielle et capitalisme ou l’inverse, Le tome I, euh, tiens je ne sais plus la page... je croyais l’avoir marquée, euh... oui : 128. Ce qui amène Braudel à dire : l’outil est conséquence et non plus cause, c’est une très belle idée. L’outil est conséquence et non plus cause, qu’est-ce qu’il veut dire ? C’est qu’on ne passe pas du bâton à la houe et de la houe à la charrue par perfectionnement technique, pour aller d’un stade à l’autre, il faut quoi ? Il faut des variations considérables. Ce qui change, le facteur décisif, c’est la densité de population et le temps de jachère. Ça veut dire quoi ça ? C’est-à-dire que la houe n’apparaît qu’au moment d’une certaine densité de population, lorsque le [ ?]. Ça veut dire que l’outil, l’outil ne peut apparaitre que dans la mesure où il est exigé et sélectionné par un dispositif collectif. Deuxième exemple, cette fois-ci, j’essaie de l’emprunter à des cas très très différents. Il y a une grande révolution dans les armements, les espèces d’outils, dans les armes. Au moment de la cité grecque c’est ce qu’on appelle la réforme hoplitique. Un très bon historien de la Grèce antique, Detienne, a étudié de près les armes hoplitiques. Il arrive à la conclusion que tout ce qu’il y a de nouveau dans les armes hoplitiques sont inséparables d’un nouveau dispositif social qui s’oppose au précédent chez les grecs, si bien que les armes hoplitiques ne pouvaient pas apparaître avant ce nouveau dispositif social, ce dispositif social étant quoi ? Le soldat paysan. Le soldat paysan qui s’oppose à la forme archaïque de l’armée grecque à savoir une caste de guerrier qui se fait entretenir par le paysan. Mais il faut... le nouveau dispositif du soldat citoyen paysan, ça c’est un dispositif collectif. Le citoyen, le paysan sera soldat pour que les armes hoplitiques soient possibles. Exemple : une des plus originales des armes hoplitiques c’est un pur outil : le bouclier à deux poignées. Le bouclier à deux poignées, c’est une arme qui peut faire frémir, parce que vous voyez tout de suite ce que ça veut dire. Ça veut dire que si je fuis, je condamne mon copain à mort. Le bouclier à deux poignées c’est la meilleure manière de souder les soldats les uns aux autres. Inutile de dire qu’une telle arme implique quoi ? Elle implique que : finie la caste des guerriers et que, ce qui se profile, c’est le soldat paysan. Dans une caste de guerriers, le bouclier à deux poignées est inintelligible, impossible ! Il s’agit de souder les rangs de fantassins alors que les castes de guerriers sont à cheval ou sur char et cette soudure matérielle du paysan avec le paysan indique précisément la fin des grands guerriers archaïques et la montée du soldat citoyen. Mais, là, vous voyez c’est bien le dispositif social... au point que Détienne a une très belle formule, qui dit exactement ce que vient de dire Braudel quand il disait « l’outil est conséquences et non plus cause », Détienne il dit - ah, oui, c’est très bien - « la technique est en quelque sorte intérieure au social et au mental ». « La technique est en quelque sorte intérieure au social et au mental ».

Autre exemple : la charrue. La charrue, là, les technologues ont fait de grandes recherches sur la charrue aux moyen-âge, apparition de la charrue, qu’est-ce qui se passe ? Elle remplace une espèce de pré-charrue qui était beaucoup moins efficace et qu’on appelle l’araire, qui est un bout de bois avec un soc, avec un couteau, un bout de bois avec un couteau. Alors on se dit : est-ce que c’est un perfectionnement technique qui fait passer de l’araire à la charrue ? Toutes les recherches des historiens, qui sont très très intéressantes de ce point de vue, elles confirmeraient cet aspect d’une technologie... euh... la nécessité d’une technologie un peu plus philosophique que celle qu’on fait d’habitude. Il se passe ceci. On remarque que l’araire prend surtout son effet et son extension dans un régime de terre sèche et de champs carrés. C’est bizarre ça : terre sèche et champs carrés. Je pourrais vous en raconter là-dessus, c’est que ça marche bien dans le midi notamment, pourquoi ? Parce que ce bout de bois avec un couteau traîné par une vache, c’est l’araire, c’est... ça a un inconvénient c’est que forcément ça rejette la terre que ça rejette occupe... l’intersillon est forcément très grand contrairement à ce qui se passera avec une charrue. Entre deux sillons il y a un grand espace ; dès lors vous voyez la nécessité de quadriller [ ?] il faut traîner l’araire à la fois en long et en large, sinon il y aurait trop d’espace, il faut recouper les intersillons, ce qui implique en effet la forme idéale du champ correspondant à l’araire c’est un champ carré. Et puis une terre sèche puisque l’intersillon est moins conséquent si la terre est sèche, si elle est lourde c’est la catastrophe. Or il y a très longtemps que les technologues ont remarqué que la charrue, elle émerge dans des pays à champs allongés et à terre lourde.

Vous voyez : quand je dis « l’outil » vous ne pouvez pas le penser indépendamment d’un dispositif collectif. Oui, déjà au niveau le plus évident, l’araire n’est pas séparable d’une structure territoriale « champ carré, terre sèche ». La charrue au contraire va prendre dans « champ allongé, terre lourde ». Et puis ce n’est pas tout : la charrue, elle va renvoyer - là je vais vite parce qu’il y en a marre - la charrue, elle va renvoyer au cheval. Encore faut-il qu’il y ait la découverte du cheval comme animal de trait. Le cheval comme animal de trait ce n’est pas rien parce que ça a été.., ce qui implique d’ailleurs d’autres découvertes techniques, c’est-à-dire le collier de cheval qui porte sur l’épaule, et le fer à cheval. Complexe tout ça. Et puis la charrue, ça implique une économie communale ; bon je résume énormément, c’est des recherches très longues tout ça, très fines, très belles. Je dis : la charrue renvoie à un dispositif collectif dont je peux marquer alors, je dirais presque, les singularités : champ allongé, cheval comme bête de trait, collier à épaule, collier portant sur l’épaule, sur les épaules de la bête, fer à cheval, économie communale... vous voyez c’est un dispositif à cinq ou six singularités. Là encore, l’outil technique est incompréhensible et est inséparable d’un dispositif collectif. Autre exemple, pour en finir : l’étrier, très intéressant l’étrier parce que ça prend un certain moment, ça prend guère dans les armées européennes, l’étrier ça prend vers le 9ème siècle, et c’est très curieux parce que la généralisation de l’étrier dans les armées coïncident avec les réformes qui sont les réformes profondes de Charles Martel, réformes d’armée de Charles Martel. Et la réforme de Charles Martel elle implique quoi ? Confiscation des terres d’Eglise, vous me direz : c’est beaucoup de choses pour un étrier, ça ; Ben oui. C’est beaucoup de choses pourquoi ? Parce que : qu’est-ce que c’est un étrier ? Un étrier, si vous le définissez alors comme rapport de forces - c’est tout ça qui est intéressant : quel rapport de forces c’est ? C’est étonnant, c’est : appui latéral du cavalier, c’est-à-dire le cavalier a un équilibre latéral, un appui latéral et non plus simplement un appui devant et derrière par la selle. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’il risque beaucoup moins d’être désarçonné. Ça veut dire quoi qu’il risque beaucoup moins d’être désarçonné ? Ça veut dire qu’il peut changer la manière dont il manie sa lance.

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