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14- 31/03/81 - 3

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39 Mo MP3
 

Gilles Deleuze transcription : Lucie Marchadié Cours 14 du 31.03.81 - 3

Gilles Deleuze :
-  Oui peut être, hein

[Intervention d’ Anne Querrien : inaudible pendant 9’’...puis :]
-  ...sur le grand débat qu’il y a à la fin du 18ème sur le sublime et le pittoresque et justement dans le pittoresque on passe par les trois étapes alors que dans le sublime on en garde que deux et on érige le sublime directement par opposition au chaos. Enfin le chaos est premier... du chaos on construit le sublime et soit on reste dans le sublime, c’est à dire les lignes géométriques et cætera, soit on arrive à passer au pittoresque c’est à dire à la couleur et tout ça [inaudible] et s’était en héritant, en composant avec ce que racontaient ses copains architectes sur leurs débats sur le sublime et le pittoresque et sur ce que vous nous avez raconté sur Kant et le sublime et le chaos dans Kant ...[fin inaudible]

G.D : A ce moment là, il faudrait...vaudrait mieux peut-être en effet revenir, mais là ça nous dépasse... je signale pour ceux que ce point intéresseraient : Il y a dans un livre de Kant, qui est je crois un des livres les plus importants de toute la philosophie - qui est La "Critique du jugement" que Kant a écrit très très vieux - et qui contient une des premières grandes esthétiques philosophiques. Il y a une théorie du sublime et Kant distingue deux aspects ou deux moments du sublime, dans l’un - il le nomme le "sublime géométrique ou mathématique"...géométrique - et l’autre "le sublime dynamique". Et là si on y tenait en effet, il faudrait - ceux que ça intéressent, voyez ses textes - ils sont très difficiles mais je les commenterai peut-être... si on a le temps - Ce serait très curieux en effet on pourrait peut-être faire coïncider, sans trop forcer les textes, les deux moments de Cézanne avec ces deux moments du sublime de.. - Le premier qui est un sublime géométrique d’après... l’expression même ou "géologique" d’après l’expression même de Cézanne - et puis l’autre qui est beaucoup plus un sublime, on va voir un sublime "dynamique". Mais le texte de Kant est extraordinaire. C’est les grands textes fondateurs du Romantisme.

-  Bon, on passe maintenant au second moment. Vous voyez le
-  premier moment c’est chaos et quelque chose en sort à savoir "l’armature".
-  Second moment « une tendre émotion me prend ». « Une tendre émotion me prend. Des racines de cette émotion monte la sève, les couleurs. Une sorte de délivrance. Le rayonnement de l’âme, le regard, le mystère extériorisé, l’échange entre la terre et le soleil, les couleurs, une logique aérienne » Avant on était dans une logique terrestre, terrienne, avec les assises géologiques « ...une logique aérienne, colorée remplace brusquement la sombre, la têtue géométrie » ... Il est beau ce texte... Vous voyez, on change d’éléments, « une logique aérienne colorée remplace brusquement la sombre, la têtue géométrie. Tout s’organise. Les arbres, les champs, les maisons » ...

-  Tiens, mais alors commentant comme ça, je... Mais alors tout n’était pas organisé, pourtant les plans étaient tombés d’aplomb, tout ça. « Tout s’organise » comme s’il repartait à zéro. C’est bizarre. « Je vois. » « Je vois » ... et là, seconde genèse de l’œil... « Je vois par tâches l’assise géologique »... c’est ça qui va nous donner le secret. C’est bizarre, il ne le dit pas, il a l’air de reprendre à zéro. Alors que « je vois » il l’a déjà dit, « je commence à voir »... et là il fait comme s’il voyait pour la première fois. Qu’est-ce qui s’est passé ? Une seule réponse : c’est que le premier moment qui était chaos ou abîme et quelque chose qui en sort, à savoir l’armature, et bien ce qui est sorti du premier moment, l’armature s’est écroulée à nouveau. S’est écroulée à nouveau en effet : « Je vois par tâches l’assise géologique, le travail préparatoire »... Là il le dit formellement, tout le premièrement était un travail préparatoire, pré pictural. « ...l’assise géologique, le travail préparatoire, le monde du dessin s’enfonce, s’est écroulé comme dans une catastrophe »

-  Ce par quoi le texte me paraît très très intéressant, c’est que lui, en son nom propre, dans son expérience, il distingue, dans ce qu’on peut appeler "la catastrophe" en général, il distingue deux moments :
-  un moment du chaos abîme et en sort "les assises" ou "l’armature"
-  et puis un second moment la catastrophe qui emporte les assises et l’armature... et va en sortir quoi ? « l’assise géologique, le travail préparatoire, le monde du dessin s’enfonce, s’est écroulé comme dans une catastrophe. Un cataclysme l’a emporté. Une nouvelle période vit, la vraie, celle où rien ne m’échappe où tout est dense et fluide à la fois, naturel. Il n’y a plus que des couleurs et en elles de la clarté, l’être qui les pense, cette montée de la terre vers le soleil, cette exhalaison des profondeurs vers l’amour. »

C’est curieux parce que comme le signale Maldiney là, on pourrait faire non seulement le rapport avec les textes sur le sublime chez Kant, mais ce serait là terme à terme, on trouverait l’équivalent dans des textes, d’ailleurs ... dans des textes de Schelling, lequel Schelling est très proche de la peinture. Bizarre ça...

Bon. « Je veux m’emparer de cette idée, de ce jet d’émotions, de cette fumée d’être »...la couleur qui monte... « de cette fumée d’être, au dessus de l’universel brasier »...là aussi ce serait ciseler une description des toiles de Turner, or ce n’est pas pour Turner qu’il le dit, c’est pour ses toiles à lui, c’est pour ce qu’il veut faire... « l’universel brasier »...

Voyez donc, je recommence :
-  un premier temps décomposé en deux aspects le "chaos abîme", je ne vois rien.
-  Deuxième aspect du premier temps : quelque chose sort du"chaos abîme" les grands plans, l’armature, la géologie.
-  Deuxième temps : la catastrophe emporte les assises et les grands plans. La catastrophe emporte. C’est à dire on repart à zéro. On repart à la reconquête et pourtant si le premier temps n’était pas là, sans doute que ça ne marcherait pas. Et à nouveau, danger que la catastrophe prenne tout et que la couleur ne monte pas.

Tiens, c’est donc [ ?] un progrès, qu’est ce qu’il se passe quand la couleur ne monte pas ? Quand la couleur ne prend pas dans le brasier ? Il faut que la couleur sorte de cette espèce de fourneau... de ce fourneau catastrophe. Si elle ne sort pas, si elle ne prend pas, si elle ne cuit pas ou si elle cuit mal... C’est curieux, c’est comme si le peintre... bon, est-ce qu’il a affaire avec la céramique le peintre ? Oui, évidemment oui. Il emploie d’autres moyens lui, mais son fourneau il l’a, il n’y a pas de couleur qui ne sorte pas de cette espèce de... d’un fourneau qui est quoi ? Et bien, qui est en même temps sur la toile. C’est le globe de feu, c’est le globe de lumière de Turner. Chez Cézanne, ce sera quoi ? Et comment appeler ça ? On ne sait pas encore. La couleur est sensée en sortir. Si elle ne sort pas qu’est ce que c’est ? Qu’est ce qu’on dit d’un tableau où la couleur ne monte pas, ne sort pas. La couleur monte, il faut le prendre quoi ? C’est une métaphore ? Non ce n’est pas une métaphore. Evidemment non pour Cézanne. Ça veut dire que la couleur est une affaire de gammes ascendantes. Elle doit monter. A bon, elle doit monter ? Est-ce que c’est vrai que tous les peintres... évidemment non. Non, il y a des peintres où au contraire, il y a des gammes descendantes. Il se trouve que chez Cézanne, on verra pourquoi... Des gammes ascendantes, si bien que ce qui a l’air de métaphores, c’est pas des métaphores.

Anne Quérrien - Et bien ça monte vers le blanc.

G.D : Ah... elle monte vers le blanc ? Non pas...non

[Intervention d’une autre étudiante] - Vers le bleu

[Tandis que la première continue son intervention en même temps] - ... Non non parce que ...[inaudible] il y a une gamme ascendante vers le noir, c’est le corps noir intense. Alors il faut savoir...

G.D : Oui mais Cézanne, ça ne monte pas vers le blanc. Ça monte.

Anne Querrien - Ça va dans la lumière alors

G.D : Non c’est des gammes ascendantes, c’est dans l’ordre... enfin c’est... enfin on verra ça.

Anne Querrien- Non parce que dans l’entre deux guerres là, dans l’exposition sur les réalismes de l’entre deux guerres [inaudible] il y a des gens qui commençaient à promouvoir le noir et le sombre comme l’intensité

G.D : Oui, oui. Oui mais là c’est Cézanne, hein. Alors... Qu’est ce que c’est, quand la couleur ne monte pas ? Quand elle prend pas, quand elle ne cuit pas ? On dit : oh tout ça ?

-  Tout à l’heure, on a vu le danger, le danger du premier temps. C’était quoi, c’était.. Les plans tombent les uns sur les autres, ils ne sont pas d’aplomb. Le raté de la géologie... Ils ne sont pas d’aplomb. Et d’aplomb, ça veut dire quoi ? puisque c’est un aplomb qui n’existe que dans le tableau, ce n’est pas l’aplomb de la ressemblance ? Il faut que les... sinon, si les plans tombent les uns sur les autres, le tableau, il est déjà gâché. Vous voyez, c’est beaucoup plus important que le problème de la profondeur. Le problème de la profondeur il est complètement subordonné au problème des plans et de la chute des plans. Il faut que les plans tombent et qu’ils ne tombent pas les uns sur les autres. La profondeur, on s’arrange avec la profondeur. Toutes les créations sont permises quant à la profondeur. Mais justement on a toujours la profondeur qu’on mérite en fonction de la manière dont on fait tomber les plans. C’est ça le problème du peintre. Jamais le peintre n’a eu le moindre problème de la profondeur. C’est pour rire ça, un problème de profondeur.

-  Bon le second, les couleurs, elles ne montent pas, qu’est-ce que c’est le danger là ? Le danger c’est, on le dit très bien, les peintres le disent très bien, c’est... qu’est ce que c’est ? C’est les couleurs marais, c’est un marais, un marécage. Un gâchis, un gâchis... j’ai fait un gâchis. C’est gris, c’est de la grisaille. Les couleurs qui ne montent pas, les plans qui ne tombent pas, c’est terrible. C’est... qui tombent les uns sur les autres. C’est la confusion. Les couleurs qui ne montent pas, c’est la grisaille. Tiens, c’est la grisaille... ah bon ? Est-ce que ça ne va pas nous aider un peu ? C’est la grisaille. En effet... ça fait des tableaux, finalement à la limite des tableaux sales. Gauguin il était très vexé parce qu’un très bon critique du temps avait dit : tout ça c’est des couleurs "sourdes et teigneuses". Ça il ne lui avait pas pardonné, vingt ans après il se rappelait de ça... la couleur sourde et teigneuse... qu’on avait dit ça de lui. C’est difficile la couleur, c’est difficile de sortir du sourd, du teigneux, de la grisaille.

-  Mais qu’est-ce que ce serait alors ? Pourquoi j’introduis cette idée ? Et bien parce que... - il y a un texte célèbre que tous les peintres ont toujours répété, un texte de Delacroix où il dit ;" Le gris c’est l’ennemi de la couleur, c’est l’ennemi de la peinture". On voit bien ce que ça veut dire. Le gris à la limite c’est quoi ? C’est là où le blanc et le noir se mélangent. A la limite où toutes les couleurs se mélangent. Toutes les couleurs se mélangent, couleurs montent pas. C’est de la grisaille.

Pour le même Cézanne, pas longtemps après ce texte que je viens de lire, dit ceci. Ecoutez un peu. Il dit à Gasquet : « J’étais à Talloire. Des gris en veux-tu en voilà et des verts, tous les verts de gris de la mappemonde. Les collines environnantes sont assez hautes, il m’a semblé. Elles paraissent basses, et il pleut. Il y a un lac entre deux goulets, un lac d’anglaises. Les feuilles d’album tombent toutes aquarellées des arbres. Assurément c’est toujours la nature, mais pas comme je la vois, comprenez-vous ? Gris sur gris. Gris sur gris. On n’est pas un peintre tant qu’on n’a pas peint un gris. L’ennemi de toute peinture est le gris dit Delacroix. Non, on n’est pas un peintre tant qu’on n’a pas peint un gris. » Qu’est ce qu’il veut dire ? C’est bien parce qu’il a tort de s’en prendre à Delacroix. Le texte de Delacroix, il est aussi important et aussi passionnant que celui de Cézanne et en plus ils disent exactement la même chose.

Il y a un gris qui est le gris de l’échec. Et puis il y a un autre gris. Il y a un autre gris. Qu’est ce que c’est ? Il y a un gris qui est celui de la couleur qui monte. Il y aurait deux gris ? Là je sens...on peut...ça touche tellement des ... ou bien il y aurait beaucoup de gris, il y aurait énormément de gris. En tous cas ce n’est pas le même gris. Le gris des couleurs qui se mélangent, ça, c’est le gris de l’échec. Et puis un gris qui serait peut être comme le gris du brasier, qui serait peut-être un gris essentiellement lumineux, un gris d’où les couleurs sortent.

-  Il faut aller très prudemment parce que c’est bien connu qu’il y a deux manières de faire du gris. Kandinsky le rappelle, il a une belle page là dessus, sur les deux gris, un gris passif et un gris actif. Il y a le gris qui est le mélange de noir et de blanc et en même temps on ne va pas pouvoir s’en tenir à ça. Je le précise tout de suite pour éviter les objections. Il y a un gris, mettons, qui est un mélange de noir et de blanc et puis il y a un gris qui est un mélange, le grand gris, et ce n’est pas le même, qui est mélange de vert et de rouge. Ou même d’une manière plus étendue, qui est un mélange de deux couleurs complémentaires... mais avant tout, un mélange de vert et de rouge. Or Delacroix parlait de cet autre gris, le gris du vert/ rouge. Ce n’est pas le même gris, évidemment.

Alors ce serait facile pour nous de dire et bien oui, il y a un gris des couleurs qui se mélangent, c’est le gris blanc/noir. Et puis il y a un gris qui est comme la matrice des couleurs, le gris vert/rouge. Kandinsky appelle le gris vert/rouge un véritable gris "dynamique", dans sa théorie des couleurs. Un gris qui monte, qui monte à la couleur. Bon... mais, pourquoi ce n’est pas suffisant de dire ça ? Parce que si on prend par exemple la peinture chinoise ou japonaise, c’est bien connu qu’elle obtient déjà toutes les nuances qu’on veut, mais une série infinie de nuances de gris à partir du blanc et du noir. Donc on ne peut pas dire que le mélange de blanc / noir il n’est pas matrice aussi. Simplement je pose la question du gris. Pourquoi je pose la question ? Sans doute pour passer de Cézanne à Klee. Parce que l’histoire du gris, on va voir qu’elle est complètement reprise.

Je résume tout pour Cézanne. Voilà ce qu’il nous dit - Il nous a donnés quand même un renseignement inappréciable pour nous :"La catastrophe fait tellement partie de l’acte de peindre qu‘elle est déjà là avant que le peintre puisse commencer sa tâche". Il nous a donné une précision. C’est une précision dont on n’est pas sorti, vous voyez. Pourquoi ça m’intéresse, parce que, qu’est-ce qu’on est en train de tenir, de commencer à tenir ? On est en train, et ça ça m’intéresse, enfin pour mon compte, ça m’intéresse. Il ne suffit pas de mettre la peinture en rapport avec l’espace, parce que c’est évident. Je crois même que pour comprendre son rapport avec l’espace il faut passer par le détour. Quel détour ? Le détour : la mettre en rapport avec le temps. Un temps propre à la peinture.
-  Traiter un tableau comme si un tableau opérait déjà une synthèse du temps. Dire un tableau implique une synthèse du temps. Dire faites attention, le tableau il concerne l’espace que parce que d’abord, il incarne une synthèse du temps. Il y a une synthèse du temps proprement picturale et l’acte de peindre se définit par cette synthèse du temps. Donc ce serait une synthèse du temps qui ne convient qu’à la peinture. Si je me dis comment trouver et comment arriver à définir, si cette hypothèse était juste, comment arriver à définir la synthèse du temps que je pourrais appeler proprement picturale ? On commence à apercevoir. Supposons que l’acte de peindre renvoie nécessairement à une condition pré picturale, et d’autre part, que quelque chose doive sortir de ce que cet acte affronte.

-  L’acte de peindre doit affronter sa condition pré picturale de telle manière que quelque chose en sorte. Là j’ai bien une synthèse du temps... Sous quelle forme ? Une temporalité propre à la peinture sous la forme d’un pré pictural, avant que le peintre commence, d’un acte de peindre et d’un quelque chose qui sort de cet acte.

Bon... et tout ça serait dans le tableau. Ce serait le temps propre du tableau. Au point que de tout tableau, je serais en droit de dire... Quelle est la condition pré picturale de ce tableau ? ce n’est pas du tout des catégories générales... Où est, où est, montrez moi l’acte de peindre dans ce tableau et qu’est-ce qui sort de ce tableau ? J’aurais donc ma synthèse du temps proprement picturale.

-  Si je prends donc, si je récapitule de ce point de vue le thème de Cézanne :
-  premièrement : conditions pré picturales : le chaos... le chaos ou l’abîme, d’où sort les grands plans projetés. Voilà, premier.
-  Deuxièmement temps : l’acte de peindre comme catastrophe. Il faut que les grands pans soient emportés par la catastrophe. Et qu’est ce qui en sort ? La couleur. Bon, je passe... il ne faut surtout pas que vous vous reposiez ni que vous réfléchissiez... surtout pas. Je passe à Paul Klee.

-  Paul Klee a toujours eu une affaire très bizarre dans tous ses... dans beaucoup de ses textes ça revient : le thème du point gris, ce qu’il appelle le point gris. Et on sent qu’il a un rapport avec le point gris, c’est son affaire à lui et c’est comme ça qu’il peut expliquer ce que c’est pour lui que peindre. Et ce n’est pas à tel texte, il y a par exemple dans ce qui a été traduit sous le titre "Théorie de l’art moderne" dans les éditions médiations...Il y a un texte de Klee qui s’appelle : note sur le point gris, page 56. Mais jusqu’au bout, il ne lâchera pas son idée du point gris et les aventures du point gris. Il en parle partout. Enfin il en parle souvent. Et voilà ce qu’il nous dit : je lis très vite, là :

« Le chaos comme antithèse de l’ordre n’est pas proprement le chaos, ce n’est pas le chaos véritable. C’est une notion localisée, relative à la notion d’ordre cosmique. Le chaos véritable ne saurait se mettre sur le plateau d’une balance, mais demeure à jamais impondérable et incommensurable. Il correspondrait plutôt au centre de la balance » en fait il ne correspond pas, « plutôt » il dit. Vous allez voir pourquoi il ne correspond pas. Qu’est ce qu’il nous dit là ? il est très philosophe, il dit si vous parlez du chaos vous savez, vous ne pouvez pas vous le donner comme ça parce que si vous vous le donnez, vous ne pouvez pas en sortir. Il dit :" moi je suis prêt à me le donner. Je suis prêt à me le donner parce que je suis peintre". Mais, vous ne pouvez pas du point de vue de la logique vous donner le chaos comme si c’était l’antithèse de quelque chose parce que le chaos, il prend tout et il risque de tout prendre.
-  Vous ne pouvez pas dire le chaos c’est le contraire de l’ordre. Le chaos, il est relatif à rien. Il n’est l’opposé de rien, il n’est relatif à rien, il prend tout. Et il met donc en question déjà dès le début toute pensée logique du chaos. Le chaos n’a pas de contraire, non il n’a pas de contraire. Si vous posez le chaos comment vous pouvez en sortir ?

-  Là, il va essayer de dire comment il en sort pour son compte d’un chaos qui n’a pas de contraire, d’un chaos qui n’est pas relatif. Il dit le chaos c’est donc un non-concept. C’est intéressant ça pour ma question : "est-ce que les peintres peuvent nous apporter des concepts". Oui, il commence par nous dire, le chaos vous savez si vous prenez au sérieux l’idée du chaos c’est un non-concept. Le symbole de ce non-concept est le point. Ah bon, on se dit « tiens » il faut découvrir le texte avec contentement avec émerveillement. Il ne s’agit pas de discuter ni même de lui demander pourquoi, il faut essayer de se laisser aller à ce texte. « Le symbole de ce non-concept est le point, non pas un point réel mais un point mathématique. » C’est-à-dire un point qui n’a pas dimension, c’est ça qu’il veut dire. « Cet être-néant ou ce néant-être - » Il est très philosophe Klee - « Cet être-néant ou ce néant-être, est le concept non-conceptuel de la non-contradiction. » C’est bien, c’est très gai ça. Il dit du chaos, « Cet être-néant ou ce néant-être est le concept non-conceptuel de la non-contradiction » de la non-contradiction puisqu’il ne s’oppose à rien. Puisqu’il n’est pas relatif, c’est l’absolu. Le chaos, c’est l’absolu. Il dit c’est tout simple. « Pour l’amener au visible », c’est à dire pour en avoir une approximation visible, « prenant comme une décision à son sujet ...il faut faire appel au concept de gris, au point gris, point fatidique entre ce qui devient et ce qui meurt ».

-  Vous voyez c’est le point gris qui est chargé d’être comme le signe pictural du chaos, du chaos absolu.

« Ce point est gris, parce qu’il n’est ni blanc ni noir ou parce qu’il est blanc tout autant que noir » Vous voyez ce gris dont il s’agit, c’est le gris du noir/ blanc. Là il le dit explicitement. « Il est gris parce qu’il n’est ni en haut ni en bas ou parce qu’il est en haut tout autant qu’en bas. Gris parce qu’il n’est ni chaud ni froid. » En terme de couleurs, vous savez : les couleurs chaudes avec mouvement d’expansion, les couleurs froides avec mouvement de contraction.

« Gris parce qu’il n’est ni chaud ni froid. Gris parce que point non-dimensionnel »

C’est un beau texte, on ne sait pas où il va, mais il y va avec une espèce de rigueur... 

« Gris parce que point non-dimensionnel, point entre les dimensions » « entre les dimensions et à leur intersection, au croisement des chemins »

Voilà, voilà le point gris chaos. Il continue et là je vais devoir mêler des textes.

Il continue le texte que je cite même :

« Etablir un point dans le chaos, c’est le reconnaître nécessairement "gris" en raison de sa concentration principielle et lui conférer le caractère d’un centre originel d’où l’ordre de l’univers va jaillir et rayonner dans toutes les dimensions. Affecter un point d’une vertu centrale, c’est en faire le lieu de la cosmogénèse. A cet avènement correspond l’idée de tout commencement ou, mieux : le concept d’œuf. »

Et bien. Il nous a apporté deux concepts : le concept non-conceptuel du gris et le concept d’œuf. Bon, si vous avez écouté le second paragraphe, je le relis très vite :

« Etablir un point dans le chaos, c’est le reconnaître nécessairement gris en raison de sa concentration principielle et lui conférer le caractère d’un centre originel d’où l’ordre de l’univers va jaillir et rayonner dans toutes les dimensions. »

On en est là, à ce second niveau on est à la genèse des dimensions. Le premier point gris il est "non-dimensionnel".

-  Le second paragraphe nous parle de toute évidence d’un second point gris. Quel est ce second point gris ? Cette fois-ci contrairement au premier...ou bien, c’est le premier mais le premier comment ? Fixé. C’est le premier centré. Si vous comprenez quelque chose vous y voyez l’écho du texte de Cézanne. Les plans tombent. Ah. J’ai fixé le point gris non-dimensionnel. Je l’ai fixé j’en fais le centre. En lui-même il n’était pas du tout centre. Pas du tout. Là je le fixe, j’en fais un centre. De telle manière qu’il devienne matrice des dimensions. Le premier point était unidimensionnel, le second c’est le même que le premier mais fixé, centré.

Dans un autre texte - c’est pour ça que j’ai besoin des autres textes - il a une formule encore plus étrange, très très curieuse. « Le point gris établi » C’est-à-dire, comprenez bien. Le point gris une fois fixé. Une fois pris comme centre. C’est une cosmogénèse de la peinture là qu’il essaie de faire, je crois. « Le point gris établit saute par-dessus lui-même » Vous voyez c’est le même et c’est pas le même. « Le point gris établi saute par-dessus lui-même dans le champ où il crée l’ordre. » Le premier point c’était le point gris chaos, non-dimensionnel. Le second c’est le même, mais le même sous une toute autre forme, un tout autre niveau, un tout autre moment, il y a deux moments du point gris.

Cette fois-ci c’est le point gris devenu centre dès lors matrice des dimensions, dans la mesure où il est établit c’est-à-dire entre les deux, il a sauté par-dessus lui-même. Et comme Klee adorait faire des petits dessins de sa cosmogénèse - vous voyez très bien le point gris qui saute par-dessus lui-même. Qu’est-ce que ça veut dire ça ? J’ajoute, pris encore à un autre texte, mais elle obsède tellement l’histoire du point gris, ce texte, cet extrait de Klee, là qui me paraît alors pour nous d’un très très riche.

« Si le point gris se dilate » Il s’agit du second point gris comme centre devenu matrice des dimensions. « Si le point gris se dilate et occupe la totalité du visible alors le chaos change de sens et l’œuf se fait mort »

C’est la version Paul Klee de la question qu’on posait tout à l’heure :
-  Et si le chaos prend tout ? Alors et si le chaos prend tout, bon il faut passer par le chaos mais il faut que quelque chose en sorte. Si rien n’en sort, si le chaos prend tout, si le point gris ne saute pas par-dessus lui-même alors l’œuf est mort. Qu’est-ce que c’est l’œuf ? C’est évidemment le tableau. C’est le tableau qui est un œuf. La matrice des dimensions. Alors c’est quoi le [mot inaudible] de Klee ? Je dirais pour faire le parallèle avec le texte de Cézanne :
-  Premier moment : le point gris chaos. C’est l’absolu. Evidemment c’est avant de peindre. Pas question de le peindre ce point gris chaos. Et pourtant il affecte fondamentalement. La peinture, l’acte de peindre, il commence quand ? Il est à cheval. L’acte de peindre, il a si j’ose dire un pied, une main dans la condition pré picturale... et l’autre main en lui-même. En quel sens ? L’acte de peindre c’est l’acte qui prend le point gris pour le "fixer", pour en faire le centre des dimensions. C’est-à-dire, c’est l’acte qui fait que le... qui fait sauter par-dessus lui-même le point gris. Le point gris saute par-dessus lui-même et à ce moment là engendre l’Ordre ou l’œuf. S’il ne saute pas par-dessus lui-même, c’est foutu, l’œuf est mort.
-  Donc les deux moments point gris et chaos, point gris matrice entre les deux le point gris à sauté par-dessus lui-même et c’est ça l’acte de peindre. Il fallait passer par le chaos. Parce que c’est dans le chaos qu’est la condition pré picturale.

Alors, est-ce qu’on peut raccrocher - puisque là, Klee le fait explicitement, encore plus directement que Cézanne - avec le problème de la couleur et du gris ? Bon, est-ce que c’est le même gris ? Est-ce qu’on peut dire, est-ce qu’il suffit de dire, il y aurait même toutes sortes de questions, est-ce qu’on peut dire ? Oui peut-être approximativement on peut dire.

-  Oui le premier gris le point gris chaos c’est le gris du noir/blanc. Le point gris qui a sauté par-dessus lui-même, c’est pas le même. C’est le même et c’est pas le même. C’est encore le point gris mais cette fois-ci quand il a sauté par-dessus lui-même est-ce que ce ne serait pas cet "autre" gris ? Le gris du vert/rouge. Le gris qui organise les dimensions et dès lors du même coup qui organise les couleurs. Qui est la matrice des dimensions et des couleurs. Est-ce qu’on peut le dire ? Oui on peut le dire. Oui, sûrement. Est-ce que c’est suffisant de le dire ? Non, parce qu’il serait stupide de dire que le gris du noir/blanc...c’est pas aussi déjà tout... tout l’œuf, tout le rythme de la peinture tout... donc c’est manière de dire tout ça... Bon

-  Comment s’en tirer ? On progresse vraiment lentement, c’est-à-dire, on commence à apercevoir cette synthèse du temps est présente. A mon avis c’est comme ça que...qu’on peut...si vous voulez...c’est vraiment une question d’assignation. Dans un tableau et bien oui, pour Turner ça marche de toute évidence. Pour Cézanne ça marche. Pour Klee, bon sûrement aussi. Et vous voyez pourquoi dès lors ils peuvent se relier tellement à l’idée d’un commencement du monde. C’est leur affaire, le commencement du monde c’est leur affaire. C’est leur affaire directe. Je veux suggérer que si Faure par exemple : la musique elle a un rapport avec le commencement du monde ? Oui. Oui certainement. De la même manière ? Je ne sais pas, je ne sais pas bien. Ca il faudra penser pour le... on peut pas tout... en tout cas tout...mélan[ger]

-  Voilà, alors, vous comprenez. Bon, on

se sent bloqué,donc chaque fois qu’on se sent bloqué il faut sauter à un autre peintre, mais peut-être que parmivous il y en a...Qu’est-ceque je cherche ? Je cherche, et bien, je cherche quelque chose qui me fasse encore un peu avancer. Et j’invoque alors un peintre qui va venir ...ça ne s’impose pas ces rapprochements, ce n’est pas des rapprochements de peintre que je fais... je vais chercher, là ce peintre actuel, ce peintre contemporain, Bacon. Parce que j’ai été très frappé, j’en reste dans les textes. La prochaine fois peut-être que je montrerais par exception un petit tableau, un petit tableau pour que vous voyez ce que il veut dire, peut-être, mais pas la peine.

-  Il y a un texte très très curieux. Il a fait des entretiens Bacon, qui ont été publiés... aux éditions Skira. Et il y a un passage qui paraît tout à fait bizarre parce que, en plus il a la chance d’être anglais, enfin anglais, irlandais, et il lâche un mot, il lâche un mot que les Anglais aiment bien - et ce mot alors peut-être qu’on va y trouver un salut, là dans notre ... Voilà le texte. Pourquoi il vient en ce moment le texte ? Pour moi, il vient en ce moment parce que Bacon dit que, avant de peindre il y a bien des choses qui se sont passées. Avant même de commencer à peindre, il y a bien des choses qui se sont passées, quoi ? Bon, laissons de côté.

Et que, précisément c’est pour ça que peindre ça implique une espèce de catastrophe. Une espèce de catastrophe, pourquoi ? Ca implique une espèce de catastrophe sur la toile... pour se défaire de tout ce qui précède, de tout ce qui pèse sur le tableau avant même que le tableau ne soit commencé. Comme si le peintre avait à se débarrasser, alors comment appeler ces choses dont il doit se débarrasser ? Qu’est ce que c’est que ces fantômes dont le peintre... qu’est- ce que c’est que cette lutte avec des fantômes avant de peindre ?

-  Les peintres, ils ont souvent donné un moment, presque technique, dans leur vocabulaire à eux : les clichés. On dirait que les clichés ils sont déjà sur la toile avant même qu’ils aient commencé. Que le pire est déjà là. Que toutes les abominations de ce qui est mauvais dans la peinture est déjà là. Les clichés, Cézanne il connaissait ça. La lutte contre le cliché avant même de peindre. Comme si les clichés étaient là comme des bêtes qui se précipitaient, elles étaient déjà sur la toile avant que le peintre ait pris son pinceau. Et il va falloir - là on comprend un petit peu mieux peut-être si c’est ça. On va comprendre pourquoi la peinture est nécessairement un déluge - Va falloir noyer tout ça, va falloir empêcher tout ça, va falloir tuer tout ça. Empêcher tous ces dangers qui pèsent déjà sur la toile en vertu de son caractère pré pictural ou de sa condition pré picturale. Il faut défaire ça, et même si on ne le voit pas ils sont là. Ces espèces d’ectoplasmes qui sont déjà... Alors ils sont où ? Et bien dans la tête, dans le cœur, ils sont partout. Dans la pièce, dans la pièce ils sont là. C’est épatant, c’est des fantômes quoi... Ils sont là , on ne les voit pas mais ils sont déjà là. Si vous ne passez pas votre toile dans une catastrophe de fournaise ou de tempête ...et cætera... vous ne produirez que des clichés. On dira, oh ! il a un joli coup de pinceau, ah c’est bien ça, un décorateur quoi, un décorateur. Oui c’est bien, c’est joli ! c’est bien fait, ah oui c’est bien ! Ou bien un dessin de mode, les dessinateurs de mode ils savent bien dessiner et c’est de la merde en même temps, ça n’a aucun intérêt, rien, zéro quoi. Zéro bon...

-  Il ne faut pas croire qu’un peintre, un grand peintre il ait moins de danger qu’un autre. Simplement, lui dans son affaire, il sait tout ça. C’est-à-dire un dessin parfait, ils savent tous en faire. Ils n’ont pas l’air mais ils savent très bien, ils ont même parfois appris ça dans les académies où, il y a eu un temps où ils apprenaient très bien ça. Et bien, et même on ne conçoit pas un grand peintre qui ne sache pas très bien faire là ces espèces de reproductions, tous y sont passés, tous tous tous. Bon, mais ils savent que c’est ça qu’il faut faire passer par la catastrophe. Vous voyez, si la catastrophe, commence à préciser un peu et pourtant c’est très insuffisant ce que je dis, je ne dis pas du tout qu’on en restera là, mais je dis : "si l’acte de peindre est essentiellement concerné par une catastrophe c’est d’abord parce qu’il est en rapport nécessaire avec une condition pré picturale et d’autre part parce que dans ce rapport avec une condition pré picturale il doit rendre impossible tout ce qui est déjà "menace" sur la toile, dans la pièce, dans la tête, dans le cœur. Donc il faut que le peintre se jette dans cette espèce de tempête, qui va quoi ? Qui va précisément annuler, faire fuir les clichés. La lutte contre le cliché.

-  Bon. Supposons. Alors Cézanne en effet la lutte contre le cliché chez Cézanne c’est, c’est presque une, c’est un truc où comprenez si quelqu’un met toute sa vie dans la peinture et la lutte contre le cliché, ce n’est pas un exercice d’école. C’est quelque chose où il risque de...vous comprenez c’est terrible. On est coincé à première vue, du moins le peintre est coincé : s’il ne passe pas par la catastrophe, il restera condamné au cliché. Et même si vous lui dites : "oh c’est quand même très beau c’est pas des clichés" - ça pourrait n’être pas des clichés pour les autres, pour lui ça en sera un. Il y a des Cézanne qui ne sont pas des clichés pour nous. Pour lui, c’en étaient. Bon, ça, il faudra parler de tout ça, c’est tellement compliqué, c’est pour ça que les peintres sont tellement sévères, les grands peintres sur leur propre œuvre, c’est pour ça qu’ils jettent tellement de trucs...

Alors ça c’est un premier danger. On ne passe pas par la catastrophe. On évite la catastrophe. Est-ce qu’il y a de grands peintres qui ont évité la catastrophe ? Ou bien on la réduit au minimum tellement au minimum qu’elle ne se voit même plus. Peut-être qu’il y a de grands peintres qui ont été assez... je ne sais pas un peu plus tard alors...ils ont l’air de passer pour...mais rien du tout.

Et puis il y a l’autre danger. On passe par la catastrophe et on y reste. Et le tableau y reste. Ah c’est, bien, ça arrive tout le temps ça. Comme dit... comme dit Klee, « le point gris s’est dilaté ». Le point gris s’est dilaté au lieu de sauter par-dessus lui-même.

-  Voilà le texte de Bacon... hou la la, et bien je n’ai pas le temps. Je n’ai pas le temps. Et bien voilà alors vous voyez, on en est là, un texte de Bacon dit... Voilà. Bon non, je veux bien le lire mais ça... C’est idiot vous voulez ?

[Quelques étudiants :]- Oui.

G.D : Oui parce que ça vous fera, j’aimerais que vous y réfléchissiez pour la prochaine fois.

[Plusieurs étudiants demandent à ceux qui partent de faire moins de bruit : ] -Chut !

G.D : [il cite :] « Je fais des marques. » Son tableau, là, c’est à peu près au moment où il a - c’est le moment de Cézanne où il a les grands, les grands plans - « Je fais des marques » C’est ce qu’il appelle des marques au hasard. Vous voyez c’est vraiment une espèce de, ou ce qu’il appelle vraiment du "nettoyage". Il prend une brosse ou un chiffon et il nettoie une partie du tableau. Une partie, retenez toujours que ça ne prenne pas tout, que la catastrophe ne prenne pas tout. Il établit lui-même sa catastrophe.

« Les marques au hasard sont faites, dit-il, et on considère la chose, c’est-à-dire le tableau nettoyé sur une partie et on considère la chose comme on ferait d’une sorte de diagramme. » Merveille, merveille ça va nous relancer. Retenez le mot : un diagramme, il appelle ça.

« Et l’on voit à l’intérieur de ce diagramme les possibilités de fait de toutes sortes s’implanter » Il ne dit pas on ne voit pas des faits ...

[Coupure et changement de piste]

« Et soudain à travers ce diagramme » - comprenez, c’est mauvais si ce n’est pas à travers le diagramme - Si ce n’est pas à travers le diagramme ça donnerait une caricature, ce qu’il vient de dire. C’est-à-dire quelque chose de pas très fort quand même. « Vous avez mis à un certain moment la bouche quelque part, mais vous voyez soudain à travers le diagramme que la bouche pourrait aller », pourrait aller d’un point, « d’un bout à l’autre du visage ». Bon, bouche immense, vous étirez le trait. Alors là vous direz en toutes lettres que c’est un trait diagrammatique. « Et d’une certaine manière » - voilà le, ce qui m’importe le plus - « Et d’une certaine manière vous aimeriez pouvoir dans un portrait faire de l’apparence un Sahara ». Faire que le tableau devienne un sahara. « Faire le portrait si ressemblant, bien qu’il semble contenir les distances du Sahara. » Ça veut dire, je retiens :
-  établir dans le tableau un diagramme d’où va sortir l’œuvre : le diagramme c’est l’équivalent précisément de, du point gris de... là complètement.
-  et ce diagramme est exactement comme un sahara. Un Sahara d’où va sortir le portrait. Faire le portrait ressemblant bien qu’il semble contenir les distances du sahara.

Qu’est-ce que c’est et pourquoi ce mot diagramme ? Parce que, c’est pour ça que je dis est-ce un hasard ? Je ne sais pas si c’est un hasard mais je suppose que Bacon aussi, comme beaucoup d’autres peintres, lit beaucoup. Diagramme c’est une notion qui a pris beaucoup d’importance dans la logique anglaise actuelle. Bon, c’est bon pour nous, si, même c’est une occasion pour voir ce que les logiciens, certains logiciens appellent "diagramme" notamment c’est une notion dont un très grand logicien philosophe qui s’appelle Peirce a fait toute une théorie extrêmement complexe, la théorie des diagrammes qui a une grande importance aujourd’hui dans la logique.

-  C’est pas très loin non plus d’une notion à ma connaissance, Wittgenstein emploie rarement le mot diagramme, mais Wittgenstein en revanche parle énormément des possibilités de fait. Alors je n’exclue pas même que Bacon là fasse un clin d’œil à des gens dont il connaît vaguement les conceptions, dont il a lu les livres. Parce que le mot diagramme est bizarre. A la limite, il peut très bien ne pas avoir lu et prendre le mot diagramme qui a un certain usage assez courant je crois en anglais. Et qu’est-ce qu’il nous dit là, qu’est-ce qui m’intéresse ?

Vous voyez le diagramme c’est cette zone de nettoyage, qui à la fois
-  fait catastrophe sur le tableau c’est-à-dire efface tous les clichés préalables, fussent des clichés virtuels. Il emporte tout dans une catastrophe et c’est du diagramme, c’est-à-dire l’instauration de ce Sahara dans le tableau, c’est du diagramme que va sortir la Figure. Ce que Bacon appelle la Figure. Bon, je dirais, là le mot diagramme est-ce qu’il peut nous servir ? Oui d’une certaine manière parce que, je dirais : appelons diagramme, à la suite de Bacon, appelons diagramme cette double notion - autour de laquelle on tourne depuis le début - de catastrophe germe ou chaos germe.

-  Le diagramme ce serait le chaos germe. Ce serait la catastrophe germe, puisque aussi bien dans le cas de Cézanne que dans le cas de Klee, on a vu : il y a à cette instance très particulière la catastrophe qui est telle que elle est catastrophe et en sort quelque chose qui est le rythme, la couleur, ce que vous voulez. Et bien cette unité pour faire sentir cette "catastrophe germe", ce "chaos germe", ce serait ça. Ce serait ça le diagramme. Dès lors, le diagramme il aurait bien tous les aspects précédents à savoir, - sa tension vers la condition pré picturale. D’autre part il serait au cœur de l’acte de peindre et d’autre part c’est de lui que sortirait, devrait sortir quelque chose.

-  Si le diagramme s’étend à tout le tableau, gagne tout, tout est gâché. Si il n’y a pas le diagramme, si il n’y a pas cette zone de nettoyage, si il n’y a pas cette espèce de zone folle lâchée dans le tableau de telle manière que les dimensions en sortent et les couleurs aussi. Si il n’y a pas ce gris du gris vert/rouge, dont toutes les couleurs vont monter, à partir duquel toutes les couleurs vont monter et faire leurs gammes ascendantes, il n’y a plus rien.

D’où tout ce qui nous paraissait complexe - on a fait un gain minuscule - tout ce qui nous paraissait complexe dans ces idées doubles de "chaos catastrophe, germe", on peut au moins les unifier dans la proposition d’une notion qui elle serait proprement picturale. A savoir un "diagramme".

A ce moment là qu’est-ce que c’est un diagramme d’un peintre ? Bon, il faudrait que la notion redevienne picturale. Ça nous ouvre beaucoup d’horizons, des horizons logiques, faire une logique du diagramme. Ce serait peut-être la même chose qu’une logique de la peinture. Si on l’oriente dans cette voie. Mais d’autre part, un peintre il aurait un diagramme ou plusieurs ? Qu’est-ce que ce serait le diagramme d’un peintre ? C’est pas le même pour tous les peintres, sinon c’est une notion qui ne serait pas de peinture. Il faudrait trouver le diagramme de chaque peintre. Ça ça pourrait être intéressant et puis peut-être qu’ils changent de diagramme. Il y a peut-être, on pourrait même peut-être dater les diagrammes. Qu’est-ce que ce serait un diagramme qu’on pourrait montrer dans le tableau ? Variable d’après chaque peintre, variable même à la limite d’après les époques. Qui pourrait être daté. Je dis diagramme de Turner 1830. C’est quoi, c’est des idées platoniciennes, non puisqu’on les date, elles ont des noms propres. Et ça c’est le plus profond de la peinture.
-  Diagramme de Turner c’est quoi ? Bon. Je vais pas le résumer dans un tableau.

-  Diagramme de Van Gogh. Là on sent l’aise parce que c’est l’un des peintres dont on voit le mieux le diagramme. Ce qui ne veut pas dire qu’il ait une recette. Mais chez lui tout se passe comme si le rapport avec la catastrophe était tellement exacerbé que le diagramme apparaît à l’état presque pur. Chacun sait ce que c’est qu’un diagramme de Van Gogh : c’est ce monde infini des petites hachures, des petites virgules, des petites croix qui vont tantôt, suivant les tableaux - et ce n’est pas une recette évidemment - qui vont tantôt faire palpiter le ciel, tantôt gondoler la terre, tantôt entraîner complètement un arbre - donc vous allez aussi bien retrouver, qui n’a rien à voir avec une idée générale mais que vous allez aussi bien retrouver dans un arbre, dans un ciel, sur la terre, et qui va être le traitement de la couleur de Van Gogh. Et ce diagramme je peux le dater, en quel sens je peux le dater ? Tout comme le diagramme tout autre de Turner. Je peux dire oui, ce diagramme des petites virgules, des petites croix, des petits trois et cætera, je peux montrer comment dès le début d’une certaine manière obtuse, obstinée, Van Gogh est à la recherche de ce truc là.

-  Mais est-ce par hasard et pour notre réconfort à nous pour finir, que Van Gogh, il découvre la couleur très tard ? Que ce génie voué à la couleur passe toute sa vie dans quoi ? Dans la non-couleur, dans le noir et blanc. Comme si la couleur le frappait d’une terreur et qui remet toujours, qui remet toujours à l’année suivante, l’apprentissage de la couleur. Et qu’il patauge dans la grisaille mais alors vraiment dans le gris du noir/blanc et qu’il vit de ça et qu’il envoie à son frère ses dessins. Il lui réclame tout le temps de la craie de montagne. Je ne sais pas ce que c’est la craie de montagne, mais c’est la meilleure craie, il dit la craie de montagne, envoies moi de la craie de montagne, j’en trouve pas ici. Bon, fusain et craie de montagne et tout ça, il passe son temps avec ça. Et il se prend les pieds... ça va mal, ça va très très mal. Comment est-ce qu’il rentrera dans la couleur ? Qu’est-ce qu’il se passera quand il va entrer dans la couleur et quelle entrée il va faire dans la couleur...après s’être tellement retenu ?

-  Bon là alors l’histoire de Klee elle devient vitale, dramatique. Le point gris saute par-dessus lui-même. Le point gris du noir et blanc devient matrice de toutes les couleurs. Ça devient le point gris du vert/ rouge ou le point gris des couleurs complémentaires. Il a sauté par-dessus lui-même. Van Gogh est entré dans la couleur et cela parce qu’il a affronté son diagramme. Et son diagramme c’est quoi ? C’est la catastrophe, c’est la catastrophe germe, à savoir ces espèces de petites virgules, de petites anguilles colorées avec lequel il va faire tout son apprentissage et toute sa maîtrise de la couleur. Et qu’est-ce qui va se passer ? Quelle expérience il va avoir ? Et je peux le dater, je peux dire en gros, oui en gros.
-  Tout comme le diagramme Turner, il faut dire 1830 parce que c’est là que Turner si fort qu’il ait pressenti avant son propre diagramme, affronte directement le diagramme.
-  Et Van Gogh 1888. C’est au début de 1888 que vraiment son diagramme là, devient quelque chose de maîtrisé, de... et en même temps de pleinement varié puisque ses petites virgules, vous remarquerez dans tous les Van Gogh, tantôt elles sont droites, tantôt elles sont courbes elles n’ont jamais la même courbe et cætera.

-  C’est ça la variabilité d’un diagramme. Le diagramme c’est en effet une chance de tableaux infinis, une chance infinie de tableaux. C’est pas du tout une idée générale. Il est daté, il a un nom propre, le diagramme de untel, de untel, de untel et finalement c’est ça qui fait le style d’un peintre. Alors il y a un diagramme Bacon sûrement. Quand est-ce qu’il l’a trouvé son diagramme ? Bon, il y a des peintres qui changent de diagramme. Oui, il y en a qui ne changent pas, ça ne veut pas dire qu’ils se répètent, pas du tout. Ça veut dire que... ils en finissent pas de...de l’analyser leur diagramme. D’où, on en est à cette question, bon. Voilà que une notion peut être adéquate à cette longue histoire de la catastrophe et du germe dans l’acte de peindre : ce serait précisément cette notion de diagramme.

Oh la la, 1h20, bon dieu... [un brouhaha se fait entendre. Fin de la bande]

Le texte de Paul Klee est disponible sous la référence : "Théorie de l’art moderne", éd. Folio, coll. essais, 1998, Paris. p.56

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