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12- 28/01/1986 - 1

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Gilles Deleuze / Foucault - Le Pouvoir cours 12 - 28/01/1986 - 1 Transcription : Annabelle Dufourcq (avec l’aide du College of Liberal Arts, Purdue University)

46 min 35 secondes

Question : inaudible

Deleuze : le représentant... oui, si je comprends bien c’est le marxisme et c’est l’existentialisme. Mais en quel sens est-ce que tu les appelles des « représentants » ? Réponse : inaudible

Deleuze : Bon, oui, je comprends. Alors et ben très bien, comme la dernière fois on commence par une parenthèse ; ça m’arrange d’autant plus ce que tu dis, que je voudrais que vous y réfléchissiez pour plus tard, donc, là, je ferai, non pas une mise au point, comme la dernière fois, par rapport à quelque chose qu’on avait déjà vu, de passé, mais une mise au point, une espèce d’avertissement qui ne prendra son sens que plus tard. j’ouvre une parenthèse sur, en effet, comment poser ce problème si, par exemple, on se dit : quels sont les rapports de la pensée de Foucault avec tantôt le marxisme, tantôt la phénoménologie... ou l’existentialisme ? Je dis, vous comprenez, c’est une histoire, ça, qui ne passe pas simplement par des théories. Ça ne passe pas simplement par des théories, bien plus je crois que si vous n’êtes pas conscients d’un certain problème pratique - une fois dit que la philosophie de Foucault s’est toujours réclamée de pratique - et bien, si vous n’êtes pas conscients d’un certain problème pratique, vous ne pouvez pas comprendre comment Foucault se situait lui-même par rapport au marxisme ou par rapport à la phénoménologie. Le problème pratique, c’est quoi ? Je reviens à un thème très simple, mais on pourra le... c’est plus un programme de travail par quoi je commence, donc, aujourd’hui. Un programme de travail et puis on essaiera de remplir plus tard plus en détail.

Mais je me dis surtout, actuellement, pour vous, dans cette salle, il y en a un certain nombre qui sont trop jeunes pour en tout cas avoir vécu 1968, c’est fâcheux parce que... C’est pas du tout que je veuille faire de la nostalgie de cette époque, c’est seulement que, à voir la manière dont certains auteurs, parfois même qui se disent philosophes, traient cette époque, on se dit que quelque chose ne va pas dans leur tête. A les lire on aurait l’impression que 1968 c’est une histoire qui s’est passée dans la tête d’intellectuels parisiens. Euh... c’est pas ça, vous comprenez. C’est pas ça. 1968 c’est un effet local, en France, d’une série d’événements mondiaux et de courants de pensée internationaux. Alors, comme aujourd’hui il y a provisoirement une espèce de désert qui fait notre chagrin à tous, on a de la peine à concevoir une période récente qui a été une période de foisonnement. Mais si l’on veut comprendre ce qui s’est passé en 1968, je crois qu’il faut tenir compte d’une longue histoire où s’entrecroisent ces événements mondiaux et ces courants de pensée internationaux. C’est par là que je pense, par là, déjà répondre à ta question, parce qu’il ne s’agit pas de confronter la pensée de Foucault avec le marxisme abstraitement ou avec la phénoménologie abstraitement, il s’agit de voir comment tout ça s’est noué et comment les rapports entre tout ça sont inséparables d’événements qui se passaient ou de courants qui se dessinaient dans la pensée. Et je dis : qu’est-ce qui s’est passé de fondamental à tous les niveaux ? Ça a été, il me semble, une mise en question du centralisme. Que ce soit le centralisme pratique dans l’action politique, que ce soit le centralisme au niveau des centres de pensée... Une mise en question du centralisme pratique ou théorique, qui s’est exprimée comment ? Si je fais la succession des événements, si je considère les événements, je dirai pour pas remonter trop haut, d’une certaine manière ce qui a été presque à la base de cette critique du centralisme c’est l’expérience yougoslave. Oui l’expérience yougoslave qui a eu une importance très très déterminante est la rupture de Tito avec Staline et tout le thème qui venait de Yougoslavie de l’auto-gestion. Ça a été un moment essentiel. Deuxième grand événement... C’est sommaire ce que je dis, c’est juste... presque... je demande à tous ceux à qui tout ça dirait quelque chose de réfléchir sur ces points puisqu’on retrouvera un niveau plus détaillé ou plus... euh on retrouvera ça plus tard.

Deuxième moment... euh... J’assigne, là, des espèces de singularités dans une histoire. Je dis, bon, expérience yougoslave ; deuxième singularité : la double répression, la répression stalinienne en Hongrie puis en Tchécoslovaquie. Le mouvement tchécoslovaque a été essentiel. Troisième facteur qui a été très important, je crois, ça a été le développement de mouvements en Amérique - tout ça c’est bien avant 68 hein - qui s’opposaient au centralisme syndical. Tout un mouvement ouvrier qui mettait en question le centralisme au niveau des syndicats. En Amérique, un nommé Romano a été très important à ce niveau en dessinant les stratégies, ce qu’il présentait comme les stratégies d’une nouvelle nouvelle stratégie, ou la stratégie d’une nouvelle classe ouvrière ; le thème d’une nouvelle classe ouvrière. C’est important parce que, en Europe et en France, se dessinait aussi l’idée d’un nouveau syndicalisme agricole. Et le thème : est-ce que la classe ouvrière se définit aujourd’hui de la même manière que au moment de Marx ? En France, le thème d’un nouveau syndicalisme agricole se développe avec un penseur qui s’appelle Serge Mallet et le thème de.... Ou le problème de « une nouvelle classe ouvrière », avec une nouvelles stratégie de lutte, se cristallise [ ?] bizarrement, se cristallise autour de Sartre. Avec notamment un auteur très proche de Sartre qui est Gorz qui intitule des articles et un livre « Vers une nouvelle classe ouvrière ? ». Nécessité, donc, de redéfinir la classe ouvrière. Tout ça, ça agitait beaucoup. Pratiquement, là, je tiens compte juste d’événements : nouveau type de lutte... L’idée que se formait un nouveau type de lutte, dont on a assez peu idée parce que... on a assez peu idée, mais, si je vous parle de ça, encore une fois, c’est parce que je suis persuadé que ça se retrouvera... euh, ça se retrouvera ; Si je tiens compte, cette fois-ci... j’ai dessiné un certain nombre d’événements, je dis : [ ?] s’entrelacer avec des courants de pensée, qui étaient quoi ? Je crois que, à l’origine de tout, pour lui rendre cet hommage, il y a Lukacs jeune, le jeune Lukacs, puisqu’ensuite... je dis « le jeune » puisque son grand livre Histoire et conscience de classe, est un livre de jeunesse et que, ensuite, il fera son auto-critique. Mais, chez Lukacs, dans Histoire et conscience de classe, apparaît déjà et d’une manière très aigüe le problème de nouvelles formes de lutte et, on va voir l’importance de cela, comment dire, de la production d’un nouveau type de sujet historique, c’est-à-dire d’une nouvelle classe ouvrière. Nouveau type de lutte et production à la lettre d’un nouveau sujet de l’histoire, d’une nouvelle subjectivité. Je dis : c’est à l’intérieur du marxisme chez Lukacs que ce problème apparaît le plus nettement.

Deuxième étape - et ils connaissent très bien Lukacs- c’est l’Ecole de Francfort, l’Ecole de Francfort qui insiste énormément sur un nouveau type de subjectivité et réinterprète le marxisme en fonction d’un nouveau type de subjectivité. Il y en a ici qui connaissent ça bien, l’Ecole de Francfort, ultérieurement je crois que... et c’est très lié à Foucault, à la pensée de Foucault... Ultérieurement on aura à préciser quel était ce type de sujet tel que l’esquissait l’Ecole de Francfort. Troisième étape, je crois, qui a été importante : le marxisme italien, la réinterprétation du marxisme par certains italiens et ce qui constitue déjà les germes de ce qui, plus tard, sera nommé l’autonomie. Un livre important à cet égard est le livre de Tronti, qui est traduit en français... je ne me souviens plus du titre... Eric, tu te rappelles ? ... Ouvrier et Capital, qui lui aussi, en fonction cette fois-ci et avec comme inspiration ce qu’il y avait de très particulier dans l’économie italienne, dans la politique italienne, pose très bien et le problème des nouvelles luttes, des nouvelles formes de luttes, et le problème d’une nouvelle subjectivité ouvrière. Bon, là aussi, dans le cadre du marxisme. Et c’est simultané, en France, nouveau moment, c’est autour de Sartre, entre autre, que se fait... Et, entre le marxisme italien et la tentative de Sartre pour existentialiser le marxisme, si vous voulez, est tout à fait [ ?] précisément sous cette rubrique générale : production d’un nouveau type de sujet et j’insiste sur le lien qui s’est constitué en fait et dans les pratiques entre l’idée des nouvelles formes de luttes et production d’un nouveau sujet. Et si vous cherchez mieux le lien, quel était la nature du lien, c’est quoi ? C’est que bien avant 68, qu’est-ce qui est dénoncé dans le centralisme, par exemple dans le centralisme syndical ? C’est le caractère quantitatif de la revendication. Et le nouveau type de lutte se définit par ou se présente comme promouvant un nouveau type de revendication, c’est-à-dire la revendication qualitative, revendication qualitative c’est-à-dire portant sur la qualité de la vie et non pas sur la quantité de travail, si vous voulez, en gros, c’est des [ ?] très sommaires que j’essaie de poser, là. Or, si vous prenez au sérieux ce thème de la revendication qualitative, portant sur la qualité de la vie, vous avez déjà le germe des écologistes, vous avez toutes sortes de germes dont le développement continue maintenant, mais vous comprenez comment se lient les deux : nouveau type de lutte, c’est-à-dire des luttes transversales et non plus centralisées, production d’une nouvelle subjectivité ; la revendication qualitative et au croisement des deux : nouveau type de lutte, production d’une subjectivité nouvelle. Vous comprenez ? Bien.

Et, en même temps, en France, c’est là-dessus, que, avant 68, se constituent les groupes, les grands groupes qui se sont retrouvés en 68 soit pour rivaliser, soit pour s’unir, mais, dans des unions qui n’étaient jamais comme des unifications, c’était comme des rapports transversaux, c’était très très compliqué : qu’est-ce qui s’est passé à la mutuelle des étudiants ? Qui est-ce qui a pris le pouvoir à la mutuelle des étudiants ? C’était pas une histoire d’étudiants simplement, la mutuelle des étudiants... gérait un budget, un budget colossal ! Quand, à Strasbourg, par exemple, les situationnistes se sont emparés de la mutuelle des étudiants, c’était essentiel et qu’ils ont réclamé ou qu’ils ont instauré ou imposé des règlements budgétaires tout à fait hétérodoxes par rapport à la gestion centralisée d’un budget, ça c’était.... C’était pas dans la tête que ça se passait tout ça, c’était vraiment des actions et des actions... Or si [ ?] vous me direz : quels étaient les grands groupes ? Euh, et bien il y avait, autour de Sartre, un premier groupe... Euh j’oublie dans ma rubrique des événements, j’oublie l’essentiel, euh... je fais un retour en arrière, évidemment, guerre du Vietnam, guerre d’Algérie, euh, où là aussi, là, on comprend mieux ce que veut dire « nouvelles formes de luttes » puisque rien n’était prévu, c’est pas les syndicats qui ont organisé une lutte contre la guerre d’Algérie, et, bien plus, la lutte contre la guerre d’Algérie implique quoi ? Ben évidemment des nouvelles formes, à savoir des formes de réseaux, des formes de réseaux qui, par nature, ne pouvaient pas être centralisées. Alors, euh, si vous tenez compte, donc, je dis, d’un premier groupe... euh « premier » : pas dans l’ordre du temps, ils sont simultanés. Je distingue un groupe autour de Sartre très lié au problème de la guerre d’Algérie : qu’est-ce qu’il fallait faire ? Qu’est-ce qu’il ne fallait pas faire ? Quels réseaux ? Comment concevoir un réseau d’aide au FLN ? Sous quelle forme ? Etc. Bon. Euh... Un groupe qui venait d’une rupture avec le trotskysme et qui était Socialisme ou Barbarie. Un groupe qui se dénommait « Situationnisme ». Un groupe d’opposition au Parti communiste centralisé qui s’appelait « La voie communiste » où était déjà, bien avant 68, où était déjà Guattari. Et puis j’en passe.... Mais je crois que c’était les principaux, ça, avant 68, en France. Or je dis que ces groupes avaient ceci en commun et ceci de différent c’est que, de toute manière, ils étaient pris dans ce double problème : production d’une nouvelle subjectivité, qui n’était pas un problème dans la tête, hein, c’est quelque chose qui se faisait, c’est quelque chose qui se faisait, comme s’il y avait émergence d’une nouvelle subjectivité en même temps que constitution de nouveaux rapports stratégiques, c’est-à-dire émergence de nouvelles formes de luttes. Et, encore une fois, vous voyez bien que l’idée d’une lutte qualitative rend compte du lien entre les deux. Or, c’est pour te répondre un peu, je veux dire, concrètement cela traversait et passait par le marxisme, par l’existentialisme et pour les mettre en question tous les deux. Et ça passait à la fois à l’intérieur et à l’extérieur. Ça passait à l’intérieur : c’était toutes les réévaluations du marxisme, aussi bien dans l’Ecole de Francfort que dans le marxisme italien, que dans l’existentialisme sartrien.

Si bien que je crois que la question que tu poses... concrètement la frontière elle est pas, si tu veux, entre ceci, d’une part, par exemple la pensée de Foucault, et d’autre part le marxisme et l’existentialisme, mais la pensée de Foucault ne peut être comprise que dans une agitation intérieure qui a affecté le marxisme, l’existentialisme et l’ensemble de la pensée de cette époque. Alors comment se situe Foucault là-dedans ? Avant 68 je crois, je crois..., Foucault n’a pas de... Il a sûrement une pensée politique et des positions politiques, mais elles ne me paraissent pas exprimées. Elles ne me paraissent pas exprimées philosophiquement. Après 68, qu’est-ce qui se passe pour Foucault ? Et bien, c’est évident, si j’ai fait cette longue parenthèse c’est parce que... euh... on ne peut pas comprendre,... on ne peut même pas poser le problème de la philosophie politique de Foucault indépendamment de ce contexte d’origine et on ne peut pas voir et on ne peut pas se demander quelle est la nouveauté de Foucault si on n’est pas sensible à l’état de la question avant lui. Or l’état de la question avant lui..., je ne peux pas dire que l’originalité de Foucault soit d’avoir introduit le thème des luttes transversales, ni le thème de la production d’un nouveau sujet. Encore une fois c’est les données de ce qu’on a appelé, sous sa forme la plus générale, le gauchisme. Ce qu’on a appelé, sous sa forme la plus générale, le gauchisme et dont je ne pense pas que ce soit une histoire finie, doit, il me semble, se définir de la manière suivante : [ ?uniquement] le gauchisme est la pratique et la théorie d’un double problème. Alors il y a un gauchisme marxiste et il y a un gauchisme non-marxiste, il y a un gauchisme existentialiste et il y a un gauchisme non-existentialiste, c’est pas... De toute manière le gauchisme est au croisement des deux problèmes : y a-t-il aujourd’hui des nouvelles formes de luttes ? Y a-t-il aujourd’hui émergence d’une nouvelle subjectivité ? Que ça se fasse dans un contexte marxiste, que ça se fasse dans un contexte existentialiste, que ça se fasse... c’est ça, c’est ça le gauchisme. C’est cette double question avant d’être une réponse à ces questions, mais vous sentez bien que, si je pose, que si on pose ces questions, ces deux questions, la réponse impliquée c’est déjà « oui », même si elle est dure à..., même si elle est dure à accoucher cette nouvelle subjectivité, même si ces nouvelles formes de luttes sont fragiles, et bien oui, il y a une nouvelle forme de luttes. La nouvelle forme de luttes... Alors, dans quelle mesure est-ce que c’est une nouvelle forme de luttes ? C’est pas par hasard, à ce moment-là, que le gauchisme va chercher les grands ancêtres... à savoir : ces grands ancêtres, elle les trouvera sans doute dans la Révolution russe, avant l’écrasement des soviets, avant l’écrasement des conseils ouvriers, car les conseils soviétiques refusaient précisément la centralisation et promouvaient les rapports transversaux d’un conseil local à un autre conseil local, si bien que les théoriciens des conseils ouvriers au moment de la Révolution russe seront, comme ressuscités par les gauchistes qui dénonceront, au contraire, chez Lénine, l’écrasement des conseils et l’opération de centralisation faite par Lénine. Bon, je reviens à Foucault : donc, quand on rencontrera le thème chez Foucault, encore une fois, thème qu’il reprend intégralement, et de nouvelles formes de luttes et de la production d’un nouveau type de sujet, on ne se dira pas : c’est ça la nouveauté de Foucault, c’est, au contraire, la marque dans laquelle Foucault s’insère, dans des événements et des courants de pensée qui ont produit, en France, 68 et, dans d’autres pays, d’autres événements à d’autres dates très voisines. C’est vous dire à quel point c’est loin tout ça, c’est loin, c’est loin de discussions de philosophes, c’est au contraire..., c’est les philosophes qui sont en prise avec [ ?], mais c’est pas des discussions théoriques tout ça. Alors, je reviens à ceci : qu’est-ce qui s’est passé pour Foucault ? Ben, lui, il développe sa philosophie politique après 68, donc il s’insère complètement dans cette, si l’on peut dire, problématique, en appelant « problématique » la soudure des deux problèmes (les luttes transversales, la production d’un nouveau sujet). Mais comment est-ce qu’il le fait ? Là aussi ça ne se passe pas dans sa tête [ ?]. C’est presque..., avec Foucault, c’est l’après 68. Et bien qu’est-ce qu’il se passe ? J’ai déjà signalé que sont strictement contemporains le travail de Foucault, Surveiller et punir, et l’organisation par Foucault d’un groupe post-68 qui était le groupe Information Prison, qui a participé très activement au mouvement des prisons qui s’est développé après 68 et qui s’est fait sous forme... Là aussi, comprenez, en prison il est difficile de penser qu’il puisse y avoir un mouvement très centralisé...ça peut se centraliser au niveau d’une maison d’arrêt oui, mais centraliser au niveau de l’ensemble des prisons c’est très difficile. Donc un type de lutte qui, par nature, est plutôt cordon de poudre. Ça commence à Toul et puis ça bondit tout d’un coup à Rouen. Qu’est-ce qui fait que ça a pris ce chemin ? Et puis dès que la répression s’abat là, ça saute ailleurs. Bon, ben, le groupe information prison, j’en ai un peu parlé, a, sous l’impulsion de Foucault, développé... et, je vous le disais, à mon avis, c’est, après 68, un des seuls groupes gauchistes qui ait effectivement marché, cas qui n’ait pas réintroduit de centralisation ni de hiérarchie. Euh, les groupes post-68, du type l’AGP, rétablissaient son stalinisme, rétablissaient sa centralisation, ça a toujours été un danger, car, là aussi c’est pas affaire de théorie, c’est de la pratique : comment un groupe peut fonctionner sans qu’il y ait des chefs qui se reconstituent, l’AGP avait ses chefs, c’étaient... bon, tout ça... Dans le cas du GIP, tout le monde savait que c’était Foucault et que les idées venaient de lui. Il se trouve qu’il a su ne pas se conduire en chef, que les groupes Information Prison qui se sont constitués en province n’étaient pas centralisés à Paris, tout ça... Ce qui avait beaucoup d’inconvénients d’ailleurs, mais il y avait aussi des avantages et, ça, c’est un aspect. Et Foucault a été au point que l’on retrouve sous sa plume des termes qui étaient chers à... après 68, qui étaient déjà ceux de Guattari avant 68. Par exemple Guattari autour de 68, avant 68, employait le terme « transversalité » pour indiquer le caractère de ces nouvelles luttes, les luttes transversales et on retrouvera, après 68, chez Foucault, le thème des luttes transversales. Euh. Guattari lançait un thème de ce qu’il appelait la micro-politique du désir et, après 68, on retrouve chez Foucault la micro-physique du pouvoir. Je crois que la micro-physique du pouvoir chez Foucault est très différente de ce que Guattari concevait sous le terme « micro-politique du désir », mais il n’y en a pas moins une affinité. Or la micro-politique du pouvoir, Foucault l’a conçue non seulement théoriquement et dans les rapports que je viens de dire avec des courants de pensée précédents, mais il l’a conçue pratiquement en rapport avec le groupe Information Prison qu’il avait lui-même instauré. Ça c’est un aspect. Or, très curieux... Vous savez, quand quelqu’un renouvelle des problèmes, il les renouvelle à un rythme... Les problèmes s’ils n’ont pas des références et des référents pratiques... euh, c’est pas de bons problèmes... Jamais rien ne se passe dans la tête. Les choses, elles se passent toujours dans le monde y compris les idées. Les idées c’est mondial, c’est pas cérébral. Ou bien c’est cérébral parce que le monde est un cerveau. Mais, à ce niveau, Foucault en restait, il me semble, aux nouvelles formes de luttes. La pratique c’était : le groupe Information Prison, la théorie c’était Surveiller et punir. Et il lui a fallu très longtemps, très très longtemps, mais ça en valait la peine, pour arriver à l’autre aspect du problème : production d’une nouvelle subjectivité. Au point que le problème d’une nouvelle subjectivité, il l’aura en même temps que ses derniers livres. C’est-à-dire pas très longtemps avant sa mort. Alors je voudrais insister là-dessus. Vous me direz : il a mis du temps quand même, alors que ces deux problèmes, d’après ce que je viens de dire, étaient liés. Il a mis du temps parce que, oui, il lui fallait du temps, sûrement, pour non pas découvrir abstraitement le lien des deux problèmes, ça, euh, il n’y avait pas de mérite à ça, mais pour les organiser d’après sa propre pensée à lui, pour les renouveler et pour les vivre pratiquement aussi bien que les penser théoriquement, pour apporter ce renouvellement des deux problèmes dans une période qui n’était pas particulièrement favorable puisqu’on avait déjà commencé à entrer dans le désert actuel, dont on n’est pas sorti, donc... et fonder historiquement ce problème : les luttes politiques et sociales d’une part, d’autre part la production d’un nouvelle subjectivité. Tout ça, oui, pour arriver à innover et à dire quelque chose d’important, il lui a fallu très longtemps. Mais je peux dire que toute sa philosophie politique sous son double aspect, les nouvelles formes de lutte qui trouve une expression dans Surveiller et punir et l’autre problème - production de subjectivité - qui trouve une expression dans un des livres de la fin, L’usage des plaisirs, et ben découle de... je ne dis pas que ça s’y réduit, mais trouve son principe concret dans cette histoire au moment de 68, si bien que la vraie question, enfin que l’une des questions ce serait, vous voyez, si l’on veut bien comprendre, c’est tous ces groupes, là, dont je viens de parler, l’Ecole de Francfort, le marxisme italien, le jeune Lukacs... comment est-ce qu’ils ont conçu et les nouvelles luttes et la production de subjectivité ? Et c’est seulement si on comprend... Par exemple, c’est à ce niveau que Socialisme et barbarie, c’était pas la même chose que le situationnisme etc. c’était pas la même évaluation, c’était pas la même, euh, la même conception de ce que signifie être sujet... euh... c’était une époque riche en ce sens que ça fourmillait, oui c’était assez fourmillant tout ça. Bon, et bien c’est presque ça, alors, j’ai peut-être l’air de pas répondre à ta question, mais, pour moi, j’y réponds en disant : il n’y a pas lieu de confronter la pensée de Foucault avec d’une part le marxisme, d’autre part l’existentialisme. Il y a à voir toute une... à la lettre, le mot et commode, toute une micro-agitation qui se produit dans le marxisme, qui se produit dans l’existentialisme et la pensée de Foucault ne sera jamais indépendante ni séparable de tout ce qui s’est passé ainsi comme renouvellement ou réinterprétation du marxisme, développements de l’existentialisme, même si le contexte propre à Foucault est très différent de celui du marxisme et de celui de l’existentialisme ; Si bien que, lorsque je considère les structures théoriques, je peux dire Foucault est très loin du marxisme, très loin de l’existentialisme, mais si je considère les micro-structures, c’est-à-dire toute cette agitation qui renouvelait le marxisme du dedans ou qui développait l’existentialisme, je dirai, à ce moment-là : Foucault s’enracine dans toute cette agitation. Et il en tirera de nouveaux effets à sa manière. Si bien que, après le changement de semestre, on retrouvera cela et, donc, je suis content d’avoir pu le préparer, parce que je demande à ceux... Il y en a parmi vous qui connaissent cela particulièrement bien je crois, ces courants de marxisme Italien, je sais qu’il y en a qui connaissent bien l’Ecole de Francfort, peut-être est-ce qu’il y en a qui connaissent bien Lukacs, on fera une ou deux séances autour de Foucault, mais centrées sur ces thèmes qui sont communs à toute cette époque et dans lesquels Foucault est pris. Question : inaudible. Réponse : oui, oui, il y a le manifeste, oh, ben Eric connaît ça mieux que moi... Et qu’est-ce que c’est les dates Eric ? Les dates, les grands manifestes, les grandes organisations autour de... précédant l’autonomie... Le livre de Tronti, c’est quelle année, tu te rappelles ? Réponse : ? Deleuze : oh oui ! Bien avant ! C’est 66 Tronti, alors, Operai c’est quand ? Alors qu’est-ce qu’il y a avant 68 ? Réponse : ? Deleuze : ah oui, il y a ça ! oui, oui Réponse : ? Deleuze : c’est après 68 alors ; et qu’est-ce que c’est les grandes dates après 68 ? Réponse : ? Deleuze : et dans ces groupes... moi j’ai le sentiment qu’il y en avait déjà qui étaient très en rapport avec Sartre... il devait déjà y avoir des sartriens. D’ailleurs Tronti il doit connaître Sartre, hein ? Réponse : ? Deleuze : oui, chez les situationnistes, puisque, quand ils ont pris, par un coup étonnant, quand ils ont conquis la mutuelle de Strasbourg, les situationnistes, il y avait des italiens. Il y avait le courant italien, comme on disait, oui, oui

Question : est-ce que la pensée politique de Foucault et principalement l’idée de la politique comme l’art du cynisme et non pas comme l’art du mensonge, non pas comme l’idéologie, la phrase qu’il a dite [ ?] n’est pas très liée à une situation conjoncturelle de l’Europe, c’est-à-dire l’engagement de la classe ouvrière avec l’impérialisme, parce qu’à partir de ça, euh, on devient cynique, c’est-à-dire on n’a plus de raison de lutter ? La question de la lutte des classes et supérée mais c’est une superation qui n’a pas seulement au niveau intellectuel, mais c’est supéré par la conjoncture, la classe ouvrière elle-même engagée dans l’impérialisme et, à partir de cela, on a une conception de la politique comme l’art du cynisme : on voit tout ce qu’on peut voir, mais on ne fait rien parce qu’on n’a pas l’intérêt de changer...

Deleuze : cette position, ça n’a jamais été celle de Foucault. Je veux dire, ce que tu dis là, à la fois sur cynisme et aucune raison d’agir, n’a jamais été la position de Foucault. Interlocuteur : Non, mais l’idée qu’il fait de la politique toujours comme... les politiciens ne sont pas des mensongers, ils ne mentent pas, ils disent la vérité...

Deleuze : oui

Interlocuteur : c’est vrai mais on ne peut pas expliquer ça à partir de l’engagement de la classe ouvrière avec l’impérialisme parce que, dans un pays comme le Brésil par exemple, où les politiciens ne disent pas tout ce qu’ils disent ici par exemple, je ne pense pas qu’on doit comprendre la politique de la même manière. Je pense que dans des pays comme le Brésil, les foyers de résistance ils sont beaucoup plus évidents. On ne voit pas tout ce qu’on peut voir, c’est-à-dire les notions d’idéologie, elles ont quelque chance d’exister tandis qu’en France, en Europe, des notions comme celle de l’idéologie parce que on ne voit l’interêt de changer. Deleuze : j’ai peur que cette formule qui n’est pas une formule littérale de Foucault, que cette formule que je proposais pour rendre les choses plus claire « à une époque on voit toujours ce qu’on peut voir et on dit toujours tout ce qu’on peut dire » n’entraîne, là, des malentendus très graves, parce que, en tout cas dans mon esprit, et à coup sûr dans la pensée de Foucault, euh..., c’est valable toujours et partout. Je veux dire : il n’y a pas deux sortes de politique, une où on dirait pas et une où on ne dirait pas. Si je prends des exemples récents, je peux les prendre aussi bien en France que dans n’importe quel autre pays d’un autre continent. Je dis : prenez la plateforme électorale de... aujourd’hui... qui a paru intégralement, on peut la lire et bien je vous assure que Chirac et Lecanuet disent tout... ils disent tout. On ne peut pas dire : c’est des menteurs et des hypocrites qui font des promesses qu’ils ne tiendront pas. Ils font des promesses et les tiendront. Il n’y a qu’à lire le texte : ils disent tout. On ne pourra pas dire : ah, on s’est fait avoir. Quand ils parlent de libéralisme, ils expliquent très bien ce que c’est que le libéralisme, ils disent tout. Alors, est-ce que c’est le propre de pays cyniques ? Mais il n’y a aucun cynisme à dire tout... Cette notion de cynisme, personnellement, je ne la comprends absolument pas, il n’y a pas de cynisme. On dit tout ce qu’on peut dire, mais il n’y a pas de cynisme. Or je demande : en Afrique du sud, est-ce qu’ils mentent ? Ils ne mentent pas du tout. Est-ce qu’ils trompent ? Est-ce que l’apartheid consiste à dire..., à cacher ? Mais ils ne cachent rien. C’est très simple : c’est pas par cynisme qu’on dit tout, c’est parce qu’on ne peut pas faire autrement. Mais qu’est ce que vous voulez qu’ils cachent... il n’y a rien à cacher. Il n’y a jamais rien à cacher, il n’y a rien derrière un rideau, mais jamais rien. Ils le disent. Simplement, vous me direz : ils le disent à qui ? Ça, ça commence à être le problème intéressant. Une fois dit qu’ils ne cachent rien, à qui le disent-ils ? Je réponds : à ceux qui prennent la peine de lire. Alors c’est très rare, c’est là-dessus qu’ils jouent.

Je prends un autre exemple : le Chili. Vous ne direz pas que Pinochet cache quoi que ce soit. Il n’a jamais rien caché. Jamais rien. Quand il dit : je défends la civilisation chrétienne, il ne cache pas si on lui demande « comment définissez-vous la civilisation chrétienne ? ». Et bien la définition qu’il donne, les définitions qu’il donne de la civilisation chrétienne sont parfaitement limpides. Elles font froid dans le dos, mais, bon, il cache rien. Euh, alors c’est pas du tout un principe qui vaut pour la vieille Europe, c’est un principe absolument de politique universelle, ils ne cachent rien parce qu’ils ne peuvent rien cacher, ils n’ont aucune raison de cacher. Alors, encore une fois, si je pose la question : oui, mais, à qui le disent-ils ? Je réponds : à ceux qui savent lire. Alors, là-dessus, dans une civilisation ça veut dire quelque chose, tout le monde ne sait pas lire. Alors, là, tu pourrais me dire : ah ben oui, mais justement, dans les pays dits du tiers-monde, il y a beaucoup de gens où c’est à la lettre qu’ils ne savent pas lire, alors, évidemment, quelque chose leur est caché, ou bien ils n’écoutent pas le discours, ils ne peuvent pas l’écouter le discours, le discours dominant. C’est pourquoi, on a vu ce point, tout à fait au début de l’année, quand on s’est intéressé à ce que Foucault appelait un énoncé, on a vu que celui qui prononçait l’énoncé, c’est-à-dire le sujet....

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