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11- 21/01/1986 - 4

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Deleuze/ Foucault - Le Pouvoir cours 11 - 21/01/1986 - 4

Transcription : Annabelle Dufourcq (avec l’aide du College of Liberal Arts, Purdue University)

41 minutes 35 secondes

... azert, où il disait : « lorsque je dis azert, j’énonce ; c’est l’énoncé de la série de la succession des lettres sur le clavier d’une machine à écrire française, A Z E R T ». Si je dis azert, j’énonce la succession des lettres sur le clavier d’une machine à écrire française, c’est un énoncé. Il disait : mais ces lettres mêmes ne sont pas un énoncé. Pourquoi ? C’est autre chose, disait-il, qu’un énoncé, et pourtant, ajoutait-il, quelque chose de presque semblable. C’est presque un énoncé et ça ne l’est pas. Vous vous rappelez. Maintenant ça doit devenir lumineux, ce texte de Foucault, car nous devons distinguer, en effet, deux niveaux. Premier niveau : un coup de dés, qui n’est pas simplement au hasard, mais c’est normal, puisqu’on a vu que, dans une chaîne de Markov, il n’y avait pas de hasard pur. Ce n’est pas un pur hasard, c’est une émission de singularités et, chaque lettre étant une singularité, un point singulier, azert est une émission de singularités d’après quoi ? On l’a vu, non pas d’après le hasard pur.... Je pourrais faire une émission de lettres d’après le hasard pur, si je dis tout d’un coup « b, e, k, p ». Là je viens de faire une émission au hasard. Alors on peut me demander d’en faire 20. Plutôt il faut que ce soit des personnes différentes parce que, moi, ma première émission m’aura déjà prédéterminé. Donc un autre fait une autre émission, bon, tout ça... Je prendrais une liste des émissions au hasard de lettres. A Z E R T n’est pas une émission au hasard, c’est une émission déjà d’après des lois statistique de fréquence dans la langue française, mais pas pures : de lois de fréquence jumelées avec des lois concernant les rapports des doigts, les rapports digitaux. Donc : un mélange de rapports de fréquence littérale et de rapports dynamiques digitaux. C’est complexe. Là je peux dire, c’est typiquement un mixte de nécessité et de hasard. Azert. Bon, vous avez fait une émission de singularités, ce n’est pas encore un énoncé. En revanche, vous dites « azert », vous énoncez. Là c’est un énoncé, pourquoi ? Foucault nous dit : c’est comme la courbe..., vous avez tracé..., c’est comme si vous aviez tracé la courbe qui passe au voisinage des points singuliers. Et je vous disais : dans la théorie des équations, peu importe que l’on connaisse ou que l’on ne connaisse pas, c’est pas la question, ça ; donc ceux qui savent rien comprennent... doivent comprendre ce que je dis. Dans la théorie des équations différentielles en mathématiques, vous avez la distinction entre deux niveaux d’existence mathématique. Les deux niveaux d’existence mathématique, c’est quoi ? Répartition des points singuliers. Les points singuliers, en mathématiques, c’est, par exemple, des sommets, des nœuds, des nœuds de courbe, des foyers de courbe, des points de rebroussement. La singularité, c’est une notion mathématique elle-même. Et bien vous avez un premier domaine d’existence. La répartition des singularités dans un champ de vecteurs. C’est épatant, là, parce que, croyez moi, vous n’avez pas besoin de savoir un mot mathématique pour comprendre ça. Euh... vous auriez besoin si vous vouliez faire des mathématiques, mais pour le comprendre en concepts vous n’avez pas besoin. Donc : la répartition des singularités, là, j’émets des singularités dans un champ de vecteurs. Je lance mes points. Ça c’est un domaine d’existence en mathématiques. Deuxième niveau d’existence : vous tracez la courbe qui passe par ces singularités, ou, plutôt, qui passe au voisinage de ces singularités, or c’est ce que vous appelez... c’est quoi ça ? C’est plus du tout..., ça ne renvoie plus simplement au champ de vecteurs, ça suppose une... ce qu’on appellera une intégration. Les courbes sont des courbes intégrales. Vous avez donc : le domaine des singularités réparties dans le champ de vecteurs (1) et (2). Vous avez : le tracé des courbes intégrales qui passent au voisinage des singularités. Et, bien sûr, en mathématiques, les deux sont indissociables. Mais qu’ils soient indissociables n’empêche pas qu’ils diffèrent en nature. Ce sont deux opérations distinctes. Bon. Et ben, comprenez que c’est exactement le problème pouvoir-savoir. Le pouvoir c’est l’émission de singularités, la distribution de singularités, on l’a vu. Les strates, le savoir, c’est le tracé des courbes qui passent au voisinage. Bon, vous m’accordez, dès lors, que ça va de soi : les deux sont inséparables et, pourtant, ils sont distincts. Les deux sont inséparables parce que les points singuliers restent indéterminés, c’est-à-dire : on ne sait pas si c’est des points de rebroussement ou des points d’inflexion, ou des nœuds ou des foyers. Vous savez leur existence, mais vous ignorez leur nature tant que vous n’avez pas les courbes intégrales qui passent au voisinage et qui, seules, vont dire quelle est leur nature. Donc l’émission de singularités n’est pas séparable des courbes intégrales. Inversement les courbes intégrales sont inséparables de la répartition pure de singularités dans le champ de vecteurs. Eh ben c’est la même chose. Les rapports de forces s’actualisent dans les relations de formes qui constituent le savoir. Vous comprenez ? C’est une question d’actualisation. Dès lors, si je dis, en très gros : et bien le pouvoir s’actualise dans le savoir, le stratégique s’actualise dans les strates, la question qui nous reste, dans cette troisième partie, c’est : que signifie « s’actualiser » ? Et bien s’actualiser veut dire deux choses. Je le dis tout de suite... Je le dis tout de suite parce que c’est... pour que vous suiviez mieux. S’actualiser ça veut dire, d’une part, s’intégrer et, d’autre part, ça veut dire se différencier. Qu’est-ce qui s’actualise ? Ce qui s’actualise, c’est une virtualité en tant qu’elle est réelle mais non actuelle. Qu’est-ce que fait une virtualité quand elle s’actualise ? Elle fait deux choses, elle s’intègre et elle se différencie, les deux à la fois. Si on comprend ça, ben on n’aura plus de problème quant au rapport pouvoir-savoir. S’actualiser, c’est s’intégrer et se différencier. D’où le premier point. Quand les rapports de forces s’actualisent, eux qui sont évanouissants, instables etc. ça veut dire quoi ? Eh ben ça veut dire qu’ils ont une matière fluente, la matière non-formée, ils ont des fonctions diffuses, les fonctions non-formalisées. Ben s’actualiser, c’est fixer la matière, dès lors la former et c’est finaliser la fonction, dès lors la formaliser. Tout ce que je dis, c’est que pour s’actualiser et bien il faut que les rapports de forces s’intègrent. Alors c’est à la fois très simple et très compliqué, cette idée, quoi. Si bien que vous pouvez choisir : ou le plus simple ou le plus compliqué. Ou le plus simple : c’est très bien, c’est très clair. Foucault nous dira : vous savez, il ne faut jamais partir des institutions pour comprendre le champ social ; Parce que les institutions c’est des intégrations (c’est des ...intégrations). C’est des courbes intégrales, c’est des courbes d’intégration. C’est les courbes d’intégration des rapports de forces. Des rapports de forces qui sont des micro-pouvoirs s’intègrent dans les grandes institutions. Les institutions sont molaires. Les institutions molaires, c’est-à-dire les institutions d’ensemble sont les intégrations des rapports de forces de toute cette microphysique du pouvoir. Et c’est pour ça qu’il ne fallait pas partir de l’Etat ni d’une institution quelconque pour comprendre le pouvoir. C’est que l’Etat et bien d’autres choses sont des processus d’intégration de quoi ? Et bien des rapports de forces qui seront des rapports différentiels. C’est simple, c’est ça que veut dire « microphysique du pouvoir ». Comme il dit : l’Etat, c’est un état terminal, c’est une forme terminale. Les institutions sont des formes, ce sont des formes qui intègrent les micro-rapports de pouvoir. Si bien que s’il fallait désigner d’un nom les rapports de pouvoir, les rapports de forces, le nom « Etat » ne serait pas du tout convenable. Quel serait le nom convenable ? Il le dit dans un entretien publié par Dreyfus et Rabinow dans leur livre sur Foucault. Là, dans cet entretien, Foucault dit très bien : il faudrait ressusciter le vieux mot de « gouvernement » en le prenant au sens le plus général qu’il avait dans le temps pour désigner, alors à la lettre, tous les rapports de forces, quels qu’ils soient. Le berger gouverne le troupeau. La nurse gouverne les enfants, on l’appelle une gouvernante. Le gouvernement c’est la force, toute force sera dite gouvernante qui impose une tâche à une multiplicité quelconque. C’est-à-dire le gouvernement, là, c’est du micro-pouvoir. Tout rapport de forces tel qu’une force impose une tâche à une multiplicité d’autres forces réparties dans un espace restreint, c’est un gouvernement. On peut être gouvernante d’enfants, gouvernant de citoyens... ça revient au même tout ça. Le gouvernement précède l’Etat. Puisque le gouvernement se dit adéquatement des rapports de forces, alors que l’État ne fait qu’incarner. Vous voyez : le gouvernement exprime les rapports moléculaires qui constituent le pouvoir. Tandis que l’État et d’autres institutions sont les courbes intégrales qui actualisent ces rapports de forces. Si bien que Foucault sera très fort pour dire : mais l’Etat, vous savez, il n’y a pas d’essence de l’Etat ; pourquoi est-ce que les gens se demandent quelle est l’essence de l’Etat ? L’Etat c’est un processus, il n’y a pas d’Etat, il y a des processus d’étatisation. Et, là encore, il faut généraliser cette remarque de Foucault car on dira la même chose de la famille. La micro-physique du pouvoir c’est pas une opération qui consisterait à chercher dans de petits ensembles le secret des grands ensembles. On ne fait pas de la micro-physique si on explique l’Etat par la famille. La micro-physique fait appel à une différence de nature entre l’institué, le domaine de ce qui est institué, et des rapports d’une autre force supposée..., d’une autre nature supposée par tout ce qui est institué. Si bien que la famille c’est aussi une institution molaire. Il faut dire : il n’y a pas de famille, il y a un processus de familialisation qui varie et qui se définit comment ? Par ceci qu’il intègre telle sorte de rapports de pouvoir. Il intègre tels affects, il intègre telles singularités dans le champ social. L’Etat en intègrera d’autres et, suivant les champs social | ?], ça dépend ; des choses qui étaient dans un autre champ, intégrées par la famille, pourront très bien être intégrées par l’État. Il se peut très bien qu’une institution l’emporte sur d’autres ; et ça varie à toutes les époques, d’où : les strates sont perpétuellement remaniées d’après les rapports de forces qui s’incarnent en elles. Si vous prenez une époque donnée. Bon. Par exemple XVIème siècle, vous aurez à vous demander... et bien une institution comme la famille, quel type de rapports de forces est-ce qu’elle intègre ? Et l’Etat, quel type ? Et l’église ? Et aujourd’hui vous n’aurez pas les mêmes réponses. Des choses qui étaient, en effet, comme on dit toujours, des choses qui étaient l’affaire de la famille, là, sont passées à l’Etat, mettons, supposons, et bien ça veut dire simplement que les processus de la familialisation et de... d’ecclésia... ecclésia... enfin vous voyez quoi... de pasteurisation, les processus de pasteurisation, les processus d’étatisation varient d’après les strates considérées, mais quelle que soit la strate considérée, vous n’avez pas des familles, ni même une structure... - vous voyez à quel point il n’est jamais structuraliste - vous avez des processus de familialisation, vous avez des processus d’étatisation, c’est exactement des intégrations, c’est... non pas exactement, c’est l’équivalent si vous voulez de ce que les mathématiciens appellent une intégration. Mais alors, ce qui serait très intéressant chez Foucault, dans notre lecture de Foucault, ce serait du coup, je dirais : les institutions sont exactement des instances molaires qui actualisent, qui intègrent des rapports de forces moléculaires. Alors, ce qui est intéressant, c’est suivre l’histoire... Je disais : il y un devenir des forces, mais il y a une histoire des formes, dès lors il y a une histoire des institutions. Il faudrait faire une histoire de chaque grande instance molaire qui intègre, de manière très variable suivant les époques, qui intègre des rapports de forces et quels rapports de forces. Vous comprenez, ça ouvre à l’histoire tout un champ énorme. Et qu’est-ce que c’est, ces instances molaires ? Je dirais : le cas d’une instance molaire, bon, pour la famille, mettons : le père. L’intégration comme processus institutionnel se fait en fonction d’une grosse instance molaire : le père pour la famille. Hein. Pour la politique, ça peut être le souverain, le roi : grosse instance molaire. Dans les sociétés de souveraineté les rapports de force s’intègrent politiquement autour de la personne du souverain. L’intégration juridique se fait autour de l’instance molaire : la loi. Dès lors ça doit encore moins vous étonner. Vous avez vu, dans notre première partie, sur le pouvoir, on a vu la critique de... la grande critique de la loi chez Foucault. Quand il nous disait : mais, vous savez, la loi ce n’est jamais qu’une résultante des illégalismes et qu’il nous proposait cette notion insolite d’illégalisme. L’illégalisme valant au niveau microphysique. Vous voyez ce qu’il voulait dire : la loi c’est une forme d’intégration. C’est une forme d’actualisation. Ben oui, c’est un processus d’actualisation. Je peux dire aussi qu’il y a une grosse instance molaire économique, puisque économie, politique, familial etc. se distingueront au niveau molaire, au niveau des formes. Je peux dire : il y a une instance économique, il y a une grosse instance économique, c’est quoi ? Ben, mettons, c’est l’argent. Bien, tout ça je peux dégager les instances molaires qui, elles-mêmes, ont une histoire. Histoire de l’argent à travers les champs sociaux. Histoire du père à travers les champs sociaux. Bon. Et pour la sexualité, il y a une instance molaire ? Ben oui, il y a une instance molaire. L’instance molaire autour de laquelle tous les rapports micro-sexuels, micro-sexués s’actualisent, s’intègrent, c’est ce qu’on appelle « le sexe ». Le sexe. Bon, alors, d’où une des thèses fondamentales de La volonté de savoir de Foucault, quand il commence son histoire de la sexualité : c’est se réclamer.... C’est toute la fin qui est splendide du livre, une sexualité sans sexe. Vous ne comprendrez rien à la sexualité si vous ne la dégagez de cette grosse instance molaire qui ne fait que l’actualiser ou en actualiser les effets, à savoir : le sexe. Mais une micro-physique de la sexualité doit ignorer cette instance molaire. Mais qu’est-ce qu’une sexualité sans sexe ? Là, ce serait, ce serait le bon moment de refixer et la différence et la complémentarité du molaire et du moléculaire. Du micro- et du macro-physique. Alors il ne faut pas laisser échapper cette occasion parce que qu’est-ce que c’est... qu’est-ce qu’il peut appeler la sexualité sans sexe ? On sent qu’il y tient beaucoup, que, pour lui, c’est une très mauvaise manière de penser la sexualité que d’y introduire... de partir de la notion de sexe. Ça marche pas comme ça. Oui, oui, oui, la sexualité, elle s’intègre dans le sexe, mais, si vous la confrontez avec cette instance, c’est pas bien, c’est pas bon, ça, c’est pas bon. Euh... quel règlement de compte avec la psychanalyse, là ! C’est la fin de La volonté de savoir. Alors essayons, comme il nous laisse un peu euh... là il faut bien prendre des risques... heureusement c’est pas des grands risques qu’on prend. Qu’est-ce qu’il pouvait avoir dans la tête, Foucault, avec cette histoire de sexualité moléculaire ou de sexualité sans sexe ? Puisque l’expression, là, je ne l’invente pas, c’est... l’appel à une sexualité sans sexe est l’objet de toute la fin de La volonté de savoir. Ben, je me dis, il pensait à quelque chose de très très précis. Il ne pouvait pas ne pas penser à quelque chose de très très précis, euh... je veux dire, c’était un clin d’œil à un grand auteur qui a dégagé cela à merveille, à savoir Proust. Je veux pas dire s’il s’inspirait de Proust, je veux dire [ ???] il rencontrait. Car je vais vous raconter... Parce que j’ai l’impression qu’on ne le comprend pas tellement évidemment. Qu’est-ce que la conception très curieuse que Proust se fait de la sexualité ? Et vous allez voir en quel sens ça nous ouvre tout pour une compréhension de ce problème sexualité moléculaire - sexe molaire. Quand je dis une fille - un garçon, je désigne..., je parle en termes molaires, je dirais presque : je parle en termes statistiques. Il y a statistiquement des filles et des garçons, mais une fille c’est une créature statistique et un bonhomme c’est une créature statistique. Oui. Ben je pourrais m’arrêter là, d’ailleurs. Mais Proust dans Sodome et Gomorrhe... - c’est pas par hasard qu’il prend ce titre, Sodome et Gomorrhe - il va nous expliquer qu’il y a trois niveaux. Seulement il l’explique d’une manière si belle, si belle qu’on n’arrive plus à suivre. C’est trop beau. Il y a trois niveaux. Il y a un niveau des grands ensembles molaires. Et ça peut être une relecture de toute la Recherche du temps perdu, hein. Il y a les grands ensembles molaires. C’est quoi ? Dans un champ social, je dirais que, les grands ensembles molaires, c’est l’ensemble des amours hétérosexuelles qui se distribuent dans ce champ. C’est l’idée de Proust, hein. C’est un ensemble statistique. Et, si vous lisez toute la Recherche du temps perdu et tous les amours... vous verrez que, les amours hétérosexuelles, elles se présentent sous cette forme. Une espèce de première nappe, un ensemble qui traverse tout le champ social. Mais cet ensemble a tellement d’accidents qu’on se dit... Il y a tant de peine pour que ça marche normalement tout ça, cet ensemble d’amours hétérosexuelles, qu’on se dit : c’est louche, il y a quelque chose là-dessous. Et qu’est-ce qu’il y a sous cet ensemble horizontal ? Cet ensemble horizontal, en musique on dira un ensemble mélodique... Euh... Sous cet ensemble horizontal des amours hétérosexuelles qui se répartit dans une société, qu’est-ce qu’il y a, selon Proust ? Il y a une découverte à faire frémir d’horreur : deux séries verticales homosexuelles. Et, sous les tissus de rapports où l’homme renvoie à la femme et la femme à l’homme, il y a deux séries en pointillés, deux séries verticales, l’une d’après laquelle l’homme ne renvoie qu’à l’homme et l’autre d’après laquelle la femme ne renvoie qu’à la femme, ce sont les deux séries homosexuelles. L’une dite de Sodome, pour l’homme, l’autre dite de Gomorrhe, pour la femme. Et ces deux séries homosexuelles indépendantes l’une de l’autre, face à face l’une avec l’autre, sont sous la prédiction abominable : chacun des sexes mourra de son côté. Et c’est le domaine de la honte et de la culpabilité, en tout cas le domaine du secret. C’est tout ça qu’il dit, Proust. Et, souvent, nous lecteurs, nous nous arrêtons là. Euh... parce qu’on aime toujours que nos grands auteurs soient des auteurs de la culpabilité, alors... Alors, donc on se dit : ah, ben, oui alors, il n’y a rien au-delà. Mais enfin, pour Proust, c’est pas le cas, parce que la culpabilité ça existe, mais il en fait son affaire avec une certaine aisance. Et, en effet, il y a un troisième domaine. Et comment... il faudrait l’appeler... il n’est plus ni horizontal ni vertical... Il faut lui donner son nom : il est transversal. Il est transversal. Alors je voudrais, aujourd’hui, qu’on termine là-dessus, pour que vous puissiez réfléchir. Qu’est-ce que c’est ce nouveau domaine ? Ce troisième domaine ? Je suis schématique parce que... ce troisième domaine... Voilà : il faudrait faire le tableau suivant, pour comprendre [il dessine au tableau]. Voilà un homme global, vous voyez, global ou molaire. Hein ; un homme global. Je l’appelle H1. Ah. Et Proust nous dit : vous savez, il est globalement un homme, par prédominance d’un pôle, mais il a les deux sexes. Il a les deux sexes... A prédominance h, mais il a h, il a f. Vous me suivez ? Simplement, ça c’est la misère de notre condition, on a bien les deux sexes, mais ils sont cloisonnés. C’est une idée fondamentale chez Proust : tout est toujours cloisonné. C’est-à-dire, ça ne communique jamais. Jamais chez Proust. Chez Proust, toujours les choses sont dans des boîtes, hein. Et ça ne communique pas. Il faut ouvrir la boîte et tirer ce qu’il y a et c’est toujours comme des espèces de diables de jardin japonais [ ???]. Voilà. J’ai donc mon homme H1. Il a les deux sexes cloisonnés. C’est dire qu’il va pas pouvoir s’arranger tout seul. Il y a une bête comme ça. Nous sommes des escargots. L’escargot est hermaphrodite. Mais il ne peut pas se féconder tout seul. Il faut qu’il aille chercher un autre escargot qui lui aussi est hermaphrodite. C’est épatant ? Il n’y a pas lieu de jalouser les escargots. Vous voyez, là, il y a déjà du virtuel, mais, pour s’actualiser, il faut passer par l’autre. L’escargot, c’est un hermaphrodite, oui, mais virtuel. Pourtant, c’est réel, mais c’est pas actuel. C’est réel : il a les deux sexes. Mais ce n’est pas actuel. Ça ne peut s’actualiser que si ça passe par la relation avec un autre escargot. C’est ce qu’on appellera « le savoir des escargots ». Alors. Euh... Je peux marquer... euh... ça c’est « femme 1 » et, elle aussi, il n’y a pas de raison : deux sexes. Avec prédominance du pôle féminin. Elle est femme-homme, mais elle est globalement femme. Molairement. Vous voyez ? Mais vous sentez bien que, dans mon..., ça suffit pas. Si je veux faire une vraie combinatoire de toutes les situations possibles, je ne peux pas la faire à deux. J’ai besoin de quatre termes au minimum. En effet, pourquoi est-ce qu’un homme s’unirait forcément à une femme et une femme forcément à un homme ? Il est possible, il est condamnable, mais il est possible, qu’un homme s’unisse à un homme et une femme à une femme. [ ???] besoin d’un autre homme et d’une autre femme. J’ai besoin d’un H2 qui lui-même est homme et femme, et d’un F2 qui, elle-même, est femme et homme. Vous comprenez ? Bien. J’ai la base minimum moléculaire. Essayons les combinaisons. La combinatoire moléculaire. Sentez que, tant que je reste à H1, H2, F1, F2, je suis dans le sexe. Déjà - peut-être que ce n’est que le début - quand je suis dans h, f avec la combinatoire possible, je suis passé dans le moléculaire, c’est-à-dire : ça diffère en nature. Essayons la combinatoire. Je pars de H1, et je dis : H1h, vous voyez ? H1h - c’est-à-dire homme considéré sous son pôle homme, d’accord, vous me suivez ? - peut entrer en rapport avec quoi ? Il peut entrer en rapport avec... je commence par-là : avec H2h ou avec H2f. Ah. Globalement je dirais : c’est de l’homosexualité. Moléculairement, c’est pas la même. Proust attache énormément d’importance à ça. Bien. C’est fini pour cette relation-là. Euh. Un étudiant :F1 Deleuze : quoi ? L’étudiant : F1 Deleuze : F1 ? F là ? L’étudiant : non pas là, F1. Deleuze : Ah, d’accord ! Alors il peut rentrer en rapport avec F1f ; il peut rentrer en rapport avec F1h. J’ai pas à tenir compte de F2, puisque ça ne présenterait pas de combinatoire nouvelle, de terme nouveau. J’en ai quatre. D’autre part, je peux considérer, maintenant, euh... Je ne vais jamais m’y retrouver, moi. J’ai pas fait mon tableau assez [grand ? : bien ?]. Euh... vous pouvez considérer : H1f. Alors ça peut rentrer en rapport... Mais il faut déjà que je me méfie, vous comprenez, si j’hésite, c’est parce que j’ai déjà des cas qui sont pris. Alors : H1F ça peut entrer en rapport avec : H2h. Voyons, est-ce que je l’ai ? Oui. Je l’ai, là. Et ça peut entrer en rapport avec H2f, non, c’est pas un rapport. Ça peut entrer en rapport avec F1f, ça c’est bon, j’ai pas ça. Un étudiant : si, si Deleuze : je ne peux pas l’avoir : j’ai F1f avec H1h. Hein ? Pas F1f... Ah je sens que j’en peux plus, je vais craquer. Et puis il peut entrer en rapport avec euh... F1h. F1h, je ne l’ai pas non plus. F1h. Euh... Et puis, après 2, 4, 6... après je dois avoir 7 combinaisons. Alors, bon, ça ça marche.... Ah ben oui ! Ah ben oui ! Et puis j’ai [ ???]. Septième combinaison, ça doit être : F1... alors maintenant, et deux f... euh... F1... oh la la. On est trop fatigué. F1f et F2f. Je l’ai pas ça ? Et puis F1f et F2h. Est-ce que je l’ai pas ? Alors : 4, 6, 8... Un étudiant : il y en a un de trop. Deleuze : il y en a un de trop... [ ???]. Ecoutez , hein, je le rechercherai, je n’en peux plus. C’est celui du haut qui ne va pas ? F1f, F2f Commentaires des plusieurs étudiants en même temps (inaudible) Deleuze : ah non, ça va. Quoi ? Une étudiante : Septième. C’est F1h [ ???] Deleuze : répétez ? Etudiante : vous avez donné deux fois F, non H1f avec F1h. Deleuze : ah, j’ai donné deux fois H1f avec F1h. Etudiante : au tableau ça doit être le sixième. Deleuze : 2, 4, 5, 6. Non. Etudiante : ... septième Deleuze : H1f... Ah écoutez, je ne comprends plus. [ ???] Situation grotesque du professeur de mathématiques qui se trompe dans sa démonstration. Alors, je vais revoir, hein, d’ici la semaine prochaine, j’aurai le temps... heu... mais vous voyez le principe. Je dis : pourquoi est-ce que c’est très important chez Proust ? Parce que... seulement... il n’y a que ça pour expliquer la manière dont il multiplie les types d’homosexualité, pour montrer que..., et tout son thème c’est : il y a des combinaisons telles que l’homosexuel peut attendre d’une femme..., l’homosexuel mâle par exemple, peut attendre d’une femme ce que l’homme lui donnerait et inversement. Il y a des homosexuelles femmes qui peuvent recevoir d’un homme ce qu’elles attendent d’une femme. Si bien que les deux séries homosexuelles sont complètement émiettées. C’est en ce sens que je dis : la culpabilité, il la pulvérise complètement, elle est à un second niveau, mais, au troisième niveau, elle éclate de tous les côtés. Et c’est évidemment le troisième niveau qui l’intéresse, c’est-à-dire c’est sa grande idée, son grand thème d’une sexualité végétale et donc innocente, sexualité végétale et innocente qui va dépasser les séries de culpabilité, c’est pour ça que ça me paraît tellement fâcheux lorsque l’on s’arrêt aux deux grandes séries de Sodome et Gomorrhe qui sont encore des séries statistiques. Et, alors, à ce niveau, je disais - c’est uniquement pour ça que je développais ce thème - à ce niveau, comprenez, il s’agit bien d’une sexualité sans sexe. Une sexualité sans sexe qui, alors, se présente comment ? Avec uniquement, uniquement les données suivantes, les variables suivantes : le corps et ses plaisirs. Et l’expression « le corps et les plaisirs » intervient constamment chez Proust et, lorsque Foucault parlera d’une sexualité sans sexe, il ne faudra pas s’étonner que l’on retrouve couramment, sous sa plume, les termes mêmes : « le corps et les plaisirs ». Et si Foucault, je crois, refuse la notion de désir, c’est précisément parce qu’il tient à cette idée du corps et ses plaisirs comme étant la seule expression directe d’une sexualité sans sexe. Vous voyez que, là, on arrive à une sexualité moléculaire, alors que les deux autres niveaux, hein, les deux autres niveaux étaient aux niveaux statistiques ou molaires ou globaux. Bien plus, Proust va jusqu’à dire : des plaisirs locaux ; local s’opposant à global dans tous les sens du terme. Euh... voilà. Ecoutez, retenez bien où nous en sommes parce que, je crois, on n’en peut plus, en tout cas, moi, j’en peux plus.

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