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11- 21/01/1986 - 2

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Deleuze/ Foucault - Le Pouvoir cours 11 - 21/01/1986 - 2 Transcription : Annabelle Dufourcq (avec l’aide du College of Liberal Arts, Purdue University)

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Mais de toute manière les autres projets subsistent. Car Rivière dit bien qu’il a tellement pensé à son cahier que, pratiquement, les mots étaient tout faits, les phrases étaient déjà écrites dans sa tête. Bien. Vous voyez que je dis que ce qui pouvait intéresser à la fois un cinéaste et ce qui intéressait Foucault dans l’idée d’une mise en scène cinématographique de Pierre Rivière, c’était essentiellement : comment le cinéma allait-il distribuer le cahier et le meurtre ? C’est-à-dire le visible et l’énonçable. En ce sens l’entreprise de tourner Pierre Rivière pouvait avoir deux soucis : ou bien un souci commercial et ce serait de peu d’intérêt, à savoir : l’histoire d’un meurtre, ou bien un réel souci cinématographique et ça ne pouvait venir qu’à un moment où le cinéma avait pris conscience d’une disjonction possible entre voir et parler, qui allait trouver dans Pierre Rivière une matière privilégiée puisque tout le document « Pierre Rivière » prenait son intérêt dans la répartition entre le cahier écrit par l’assassin et l’assassinat commis. Vous voyez ? Or c’est en 76, je crois. Qu’est-ce qui se passe en 76 du point de vue du cinéma ? C’est pour ça que je demandais la date.

Supposons en effet - il faudrait vérifier, mais, de toute manière ça ne change pas - les trois auteurs qui nous occupent, Straub, Marguerite Duras, Syberberg, ont déjà commencé. Bien plus, je crois - mais je m’excuse j’aurais dû vérifier mais je n’avais pas de dictionnaire sous la main, donc je n’ai pas vérifié - je crois bien que Moïse et Aaron qui est déjà loin dans l’œuvre des Straub, est de 75, je crois. En tout cas des films importants des Straub, pas l’essentiel, mais des films importants des Straub ont déjà paru, avant 75. Duras, à mon avis..., enfin tu dis, India Song dans ton souvenir, serait de 74, donc de peu de temps avant. Syberberg a déjà fait... 74 ça doit être aussi Ludwig de Syberberg. Donc c’est quand même très récent ce nouveau cinéma audiovisuel, très récent. René Allio qui jusque-là était connu pour un cinéma, il me semble, très classique, très intéressant mais très classique, se trouve devant un type de problème qui me semble nouveau. C’est très simple - techniquement... je veux dire, là, c’est de la technique : comment va-t-on distribuer l’histoire du cahier et l’histoire du meurtre ? Comment va-t-on distribuer l’énonçable et le visible, une fois dit que le recours à une voix off est exclu.

Vous me direz : pourquoi est-ce que le recours à une voix off est exclu ? Ben, euh... comme vous voulez, si vous recourrez à une voix off, vous donnez à ce problème une solution toute faite. Quel est l’inconvénient ? C’est que vous ne rendez pas compte de la spécificité du cahier, vous n’empêchez pas, à ce moment-là, la voix off de n’avoir d’autre fonction que de guider la vision de l’image visuelle, en d’autres termes, vous subordonnez les données du cahier aux données de la visibilité. Donc, à la lettre, on peut le faire, ça n’a pas d’intérêt cinématographique. Et Allio, cinéaste pourtant, encore une fois, très classique jusque-là, l’a très bien compris, et puisqu’il est sûr que Foucault éprouvait beaucoup d’intérêt pour la mise en film de Pierre Rivière, il est très probable et même il est sûr, je crois que Allio l’a dit, il est sûr que Allio et Foucault ont beaucoup parlé de la solution.

Et c’est une solution, pour ceux qui ont vu le film l’autre soir, c’est une solution en effet très proche de ce qu’on peut..., peut-être même à la limite, s’il y avait quelque chose de reprochable au film, c’est peut-être qu’il y a quelque chose de scolaire dans l’application d’un principe beaucoup plus complexe que la voix off. Mais Allio, avec beaucoup, je le crois, d’intelligence cinématographique, a bien saisi et s’est bien inséré dans ce courant - et c’est pour nous assez surprenant, encore une fois si l’on pense à l’œuvre précédente d’Allio - ce courant Duras, Syberberg, uniquement à l’occasion de ce film, parce que ce film l’exigeait. Je veux dire quoi ? Bon, ben la première image, vous allez tout de suite comprendre, je crois, même ceux qui n’ont pas assisté à la projection du film, la première image me paraît frappante, mais justement elle montre presque les limites du film, elle est trop parfaite, c’est-à-dire on a l’impression de quelque chose de systématique. C’est même tellement systématique que le même procédé ne pourra pas paraître avec autant de crudité. Le premier plan du film montre quoi ? Il montre un arbre central qui divise un pré normand. Ça se passe en Normandie, il y a un pré et puis un arbre au milieu. C’est un espace vide. Euh... c’est le seul espace vide du film. C’est comme un hommage à ce nouveau cinéma ; un espace vide à la Straub. Simplement, qu’est-ce qui fait que... ? Bon, peu importe. Et, en même temps, qu’est-ce qu’on entend ? On entend les bruits et les formules de la cour d’assise. Comprenez ce que je veux dire : c’est pas une voix off, c’est pas des bruits off. C’est : contamination, confrontation d’une image visuelle et d’une image sonore hétérogènes. Vous avez les trois coups (il frappe les trois coups), on commence par entendre les trois coups en même temps qu’on voit l’arbre et le pré normand on entend les trois coups (il frappe les trois coups) dont on se dit, tiens, ça annonce l’ouverture de la pièce de théâtre, mais ça n’annonce pas l’ouverture de la pièce, ça annonce l’ouverture du procès, comme l’indique la suite euh... « Messieurs... » euh... non « la séance est ouverte » ou bien « debout la cour arrive », je ne sais plus... enfin une formule juridique.

Là, je dis c’est typiquement la disjonction de l’image sonore, c’est pas une voix off, c’est la confrontation de deux champs : champ sonore et champ visuel. Je dis : là c’est une image si pure de la disjonction visuel-sonore qu’elle est trop parfaite. Et, personnellement je ne sais pas... si ceux qui étaient là... du coup ça m’a gêné, ça m’a gêné parce que je me suis dit : c’est, c’est ... il y a quelque chose qui ne va pas, c’est anthologique comme on dit, c’est un morceau de bravoure, on peut pas tenir comme ça longtemps et en effet jamais Straub ou jamais Marguerite Duras, ou jamais Syberberg ne procèdent comme ça. Euh, ça fait un peu appliqué. Euh. Bien. Et ensuite, alors heureusement, [ ??] ne peut pas continuer comme ça avec la double source sonore-visuelle, c’est pas tenable ça, ça n’irait pas, tout le monde s’en irait quoi. Mais il va jouer de toute une série de décalages entre l’image sonore et l’image visuelle, de telle manière que le cahier ne fonctionnera jamais comme voix off. Il faut que le cahier inspire et remplisse une image sonore suffisante pendant que la vue investit une image visuelle elle-même suffisante, les deux ne coïncidant jamais. Si bien que j’ai pris quelques notes, très mal parce que je n’y voyais rien. Euh... Alors euh... Bon, ça donne des choses... je dis vite pour que ce soit plus clair. Ce qui paraît être une voix off dit à un moment quelque chose comme « ma mère ne cessait de dire et de parler... » et l’image visuelle montre la mère toute seule qui ne dit pas un mot et qui a la bouche close. Euh... à un moment... j’ai noté des choses, je ne me rappelle déjà plus... « A un moment mes parents se disputaient tout le temps » dit la voix qui semble, encore une fois, une voix off, et l’image montre le gosse, Pierre Rivière, qui laboure un champ, pas de parent et pas de bruit de dispute. Ensuite, à un moment, l’image visuelle, on nous dit que Pierre Rivière était bizarre, qu’il faisait faire aux animaux des choses grotesques et qu’il leur faisait beaucoup de mal à eux, les animaux, et que, lui, ça le faisait rigoler, et, entre autre, on nous montre Pierre Rivière forçant un cheval de labour à monter sur un tas de fumier et puis le cheval perd l’équilibre, il se renverse... tout ça, c’est la catastrophe et Rivière rigole bien. Mais c’est bien après dans le film, que l’image sonore décrira cette scène qu’on nous a d’abord montré visuellement. Vous voyez : tout un système de décalage.

Alors je crois que, si je me résume, je dis : c’est ça qui, il me semble, fait l’intérêt du film, la manière dont Allio a su très bien prendre conscience de ce problème, la disjonction du voir et du parler, du visible et de l’énonçable, et l’a distribué sur tout le film avec des moyens différents, le moyen le plus pur étant le moyen du premier plan. Et, sûrement, ça répondait à l’intention de Foucault, moi j’imagine que leurs entretiens, Allio-Foucault, c’était du type : Foucault disant à Allio, et ben, c’est toi le cinéaste, qu’est-ce que tu vas trouver pour rendre compte de ça, de ce double jeu visuel-sonore ? Et que Foucault, lui, avait présent à l’esprit les solutions Duras, Syberberg, Straub et, sans doute, Allio aussi. Alors, si c’est ça qui fait l’intérêt du film, qu’est-ce qui fait en même temps, peut-être, peut-être, je ne sais pas, peut-être, une certaine limitation du film, c’est que, à mon avis, à mon impression de récent spectateur, le procédé est plaqué, un peu plaqué. Il ne sort pas, comme dans le cas de Duras et de... il ne sort pas de l’exigence même de l’œuvre. Bon... peut-être. Voilà ce que je voulais dire, je voulais donc remplir ce qu’on avait laissé comme case vide quant à ce rapport de Foucault avec le cinéma en fonction de son problème du visible et de l’énonçable ou de son problème de la disjonction voir - parler.

Est-ce qu’il y a quelque chose à ajouter là-dessus ? Il y en avait qui ont vu le film, vous n’avez rien à ajouter ceux qui ont vu le film ? Non ? Est-ce qu’il y a quelqu’un, là, du premier cycle qui a vu le film ? On va dire non, évidemment... Quelqu’un du premier cycle qui a vu le film ? Bon. Rien à ajouter, Bien. Alors, après ce retour en arrière, ben nous reprenons en avant.
-  Oui ?

Question dans l’assistance : inaudible.

-  Deleuze : tu l’as vu, le film ?

Réponse : ?

-  Deleuze : oui, lève-toi parce qu’on entend mieux si tu te lèves. Pardon de te demander ça...

Question : ??

-  Deleuze : c’est un primat qui n’implique aucune homogénéisation. J’avais bien dit : c’est exactement comme chez Kant, il y a une dualité de ce que Kant appelle l’entendement et de ce qu’il appelle l’intuition. Il y a dualité entendement - intuition. L’entendement a le primat, mais ça ne veut pas du tout dire que l’intuition soit réductible à l’entendement. Alors qu’est-ce que ça veut dire le primat sans réductibilité ? A a le primat sur B et pourtant B ne se laisse en rien réduire à A. C’est, si vous voulez un peu comme si je disais, ben oui, les gouvernants ont le primat sur les gouvernés, du point de vue du gouvernement, et pourtant ça n’implique pas une réduction des gouvernés aux gouvernants. Alors pourquoi y a-t-il primat ? Moi je crois que c’est très simple, c’était déjà la seule raison de Kant : il y a un primat de l’actif sur le passif. Ou, si vous préférez, il y a un primat de l’actif sur le réceptif. Pourquoi ? Parce que l’actif c’est ce qui fait quelque chose. C’est ce qui fait quelque chose. Alors, lorsque Foucault reconnaît un primat de l’énoncé sur le visible, c’est au nom de l’activité du langage dans lequel les énoncés se produisent. Tout comme chez Kant il y a une activité de l’entendement et une réceptivité de l’intuition. Donc ça ne veut pas dire autre chose. Quant au cinéma il n’a rien à faire avec le primat. Il n’a rien à faire avec le primat parce que le primat, presque, appartient, il me semble, à une espèce de réflexion philosophique sur les deux termes irréductibles. Est-ce que... A moins... est-ce qu’on peut dire, il y a également, dans ce cinéma de l’audiovisuel, il y a un primat de l’énoncé ? Là il me semble : non, parce que, d’autre part, le travail de la matière visible fait que... Je suppose que, ou bien faudrait dire : pour le cinéma il n’y a pas de primat, ou bien faudrait dire : il n’a rien à en faire de la question « qui a le primat ? », c’est pas une question pour lui, c’est pas une question qui l’intéresse. Oui. Bien. Alors vous oubliez tout ça puisque vous voulez rien dire et puis on continue. La dernière fois on avait avancé dans la question du pouvoir sous la forme : une fois dit que le pouvoir, c’est l’ensemble des rapports de forces qui correspondent à une formation, le pouvoir se présente dans un diagramme et j’attachais beaucoup d’importance au mot, que Foucault employait une fois, le « diagramme ». Pourquoi ? Parce que ça me donnait une raison, ou plutôt ça me donnait un mot commode pour bien marquer que nous n’étions plus dans le domaine de l’archive. L’archive c’est l’archive de savoir. A l’archive de savoir, non pas s’oppose mais, de l’archive de savoir se distingue le diagramme de pouvoir. Or on a vu, et c’était notre objet principal, la dernière fois, on a vu qu’il y avait comme deux caractères du diagramme. Comme en tant qu’il est exposition des rapports de forces. Sa définition générale ce serait : exposition des rapports de forces.

-  Mais quels sont les caractères du diagramme ? Le premier caractère du diagramme, c’est qu’il met en présence des matières non-formées et des fonctions non-formalisées. Par là il se distingue de l’archive du savoir. J’en suis... et la dernière fois on a juste fait...euh : en quoi le pouvoir se distingue-t-il du savoir ? Et, là, ça doit être donc mes deux caractères du diagramme, ça doit être deux différences du pouvoir et du savoir. Donc le pouvoir ce serait un ensemble de matières non-formées et de fonctions non-formalisées. Par différence avec le savoir qui, lui, présente des matières formées et des fonctions formalisées, finalisées. Tout savoir implique une matière déjà formée et une fonction déjà formalisée, déjà finalisée. Vous sentez, si vous comprenez ça, que tout savoir implique matière formée et fonction formalisée, vous devez déjà comprendre pourquoi le visible et l’énonçable interviennent au niveau du savoir. C’est que les matières formées se distinguent par la visibilité, au sens que Foucault a donné à « visibilité » qui n’est pas simplement la vue, on l’a vu au premier trimestre, je peux dire les matières formées se distinguent par la visibilité et les fonctions finalisées se distinguent par les énoncés.

Mais le pouvoir, lui, nous parle d’autre chose, nous parle... mais je ne peux pas dire autrement.... Le pouvoir, lui, nous présente autre chose, il considère des matières non-formées et des fonctions non-formalisées. Vous me direz : comme c’est abstrait ! Mais, enfin, j’espère que ça l’était moins la dernière fois. Précisément c’est abstrait, c’est abstrait. En effet des matières non-formées et des fonctions non-formalisées, c’est la pure abstraction, c’est la matière et puis voilà, la matière en tant que matière ou la fonction en tant que fonction. Comment-est-ce que je pourrais y mettre la moindre variété ? La réponse est simple : c’est qu’il y a une grande variété du diagramme, ou des diagrammes, pour la simple raison que les matières non-formées ne sont pas forcément une seule et même matière, les fonctions non-formalisées ne sont pas nécessairement une seule et même fonction, mais se distinguent uniquement par la variable espace-temps. Donc, pour définir une matière non-formée ou une fonction non-formalisée, je ne pourrai tenir compte que de la variable espace-temps, d’après ce premier caractère du diagramme. Alors matière non-formée ce sera : multiplicité quelconque, sous-entendu : humaine... Vous me direz : ah, mais humain c’est une forme ! Oui, oui, oui on va voir pourquoi on peut pas échapper, ça revient à dire qu’on peut pas échapper en fait déjà à des déterminations de savoir quand on parle du pouvoir, ça va de soi, mais soyez patients, on va comprendre pourquoi on ne peut pas parler du pouvoir à l’état pur, on ne peut parler du pouvoir que déjà incarné dans un savoir. C’est forcé. Mais ça n’empêche pas la distinction en droit de valoir.

Donc, je dirais : multiplicité humaine quelconque, sans préciser du tout... - c’est par là que c’est du diagramme - sans préciser du tout de quelle multiplicité il s’agit. Multiplicité humaine quelconque dans un espace fermé, cette multiplicité étant peu nombreuse, multiplicité peut nombreuse dans un espace fermé. Voilà un trait diagrammatique : imposer une tâche, imposer une tâche quelconque, imposer une tâche quelconque à une multiplicité peu nombreuse dans un espace fermé. Je dirais : voilà une catégorie de pouvoir. C’est un trait diagrammatique ou un trait de diagramme. Si je dis maintenant : contrôler les événements principaux - je ne précise pas lesquels - contrôler les événements principaux dans une multiplicité nombreuse elle-même située dans un espace ouvert, je définis un autre trait diagrammatique. Donc l’abstraction du diagramme n’empêche pas ses variétés éventuelles puisque je dispose d’une variable espace-temps qui est largement suffisante. Et des multiplicités il y en a toutes sortes de types. En effet je définirai, à ce moment-là, une multiplicité par la manière dont elle se répand dans un espace. D’après le type d’espace, les multiplicités varieront, d’après la manière dont elles occupent l’espace, ça variera aussi, j’aurai donc une grande variété dans le diagramme ou d’un diagramme à un autre.

Donc, vous voyez, si je dis : imposer une tâche à une multiplicité peu nombreuse dans un espace fermé, ou si je dis : contrôler les événements principaux d’une multiplicité nombreuse dans un espace ouvert, si je dis ça, je donne des catégories de pouvoir. En revanche, je dis : punir, éduquer, faire travailler, enseigner etc. etc., je dis tout ça, je dis : ce ne sont pas des catégories de pouvoir, ce sont des catégories de pouvoir/savoir. Ce sont des catégories de savoir qui, bien sûr, implique du pouvoir, mais ce sont des catégories de savoir, pourquoi ? Vous remarquez que tous ces termes, en effet, mobilisent des fonctions formalisées et des matières formées. Matières formées, c’est : écolier, ouvrier, prisonnier. Imposer une tâche quelconque à une multiplicité peu nombreuse dans un espace fermé, c’était la catégorie de pouvoir, mais maintenant je suis dans le concret, il n’y a pas de matière qui ne soit formée, cette multiplicité quelconque c’est quoi ? C’est une multiplicité d’enfants, alors la fonction ce sera, non pas imposer une tâche, simplement ce sera : enseigner. Enseigner à une multiplicité d’enfants dans un espace fermé qu’on nommera le lycée ou l’école. Mais, la porte à côté, imposer une tâche quelconque à une multiplicité peu nombreuse dans un espace fermé, ça devient... la matière formée c’est devenu le prisonnier et non plus écolier et imposer une tâche quelconque ça n’est pas enseigner, c’est punir. Est-ce que c’est étonnant que, après tout, il y ait des punitions à l’école et qu’il y ait de l’école à la prison ? Non, elles répondent au même trait diagrammatique. Vous comprenez ? Mais, donc, si j’abstrais le pouvoir, étant dit que c’est une abstraction, si vous me dites : en fait c’est jamais séparé ! Evidemment, c’est jamais séparé, Foucault est le premier à le dire. Si je fais une analyse, c’est pour distinguer ce qui n’est pas séparé dans la réalité.

Ce qu’il faut appeler « pouvoir », c’est le diagramme, qui consiste à brasser des matières non-formées et des fonctions non-formalisées. Et je le distinguerais ainsi des archives du savoir qui, elles, commencent à partir du moment où les fonctions sont formalisées et finalisées, c’est-à-dire il n’est plus question d’imposer une tâche quelconque, il est question soit d’enseigner, soit de punir, soit de faire travailler à l’usine, soit etc. Il n’est plus question d’un espace fermé quelconque, il est question tantôt d’une école, tantôt d’une prison, tantôt d’un atelier euh... je ne sais plus... tantôt d’une caserne. Voilà, c’est ça le premier caractère du diagramme. Et on a vu la dernière fois :

-  deuxième caractère par quoi le pouvoir va aussi se distinguer du savoir. C’est que le savoir, on l’a vu précédemment, dans tout le premier trimestre, procède toujours à l’intérieur d’une forme et, bien mieux, d’une forme à une autre. Il procède suivant la forme du visible, la lumière, suivant la forme de l’énonçable, le langage, et mieux, il procède d’une forme à une autre, c’est-à-dire il entrelace le visible et l’énonçable. Tandis que le pouvoir, lui, il va d’un point à un autre. Le pouvoir est un ensemble de relations ponctuelles et non pas formelles. Le point, c’est ce que... il y a un texte où Foucault emploie l’expression un peu étrange de « état de pouvoir », un « état de pouvoir ». Je crois que ce qu’il faut appeler un pouvoir, selon Foucault, c’est le point, une fois dit que le pouvoir ne cesse d’établir des relations entre points, entre points au pluriel. Alors qu’est-ce que c’est un point ou un état de pouvoir ? Un point de pouvoir ? Ben là, il faut, je crois, prendre ça très au sérieux parce que ça va être important pour nous. Vous vous rappelez ce que je vous disais : le diagramme est l’exposition des rapports de forces. Or le rapport de forces ne s’ajoute pas à la force, il n’y a pas : la force plus son rapport avec d’autres forces. La force est fondamentalement plurielle, il n’y a de force qu’au pluriel. C’est-à-dire la force est, dans son essence, rapport avec une autre force. C’est avec la force que le mot « un » perd tout sens. Il n’y a pas de force qui ne soit rapport avec d’autres forces. C’est là-dessus que Nietzsche avait fondé son pluralisme des forces. Les forces ne sont pas unifiables. C’était une idée très simple, mais tellement confirmée par la physique, par la physique des forces, très importante.

Bien. Là-dessus dire : une force est fondamentalement en rapport avec d’autres forces, c’est dire qu’une force n’a pas d’essence mais se définit par ceci qu’elle affecte d’autres forces et est affectée par d’autres forces. Qu’une force en affecte toujours d’autres... Vous voyez, elle n’a pas d’essence, elle n’a que des affects, une force... Qu’une force en affecte toujours d’autres, c’est ce qu’on appellera sa spontanéité. Même si elle est déterminée à affecter d’autres forces, mais l’aspect sous lequel elle en affecte d’autres c’est ça sa spontanéité, l’aspect sous lequel elle est toujours aussi affectée par d’autres forces c’est ce qu’on appellera sa réceptivité. En d’autres termes une force a des affects actifs et des affects réactifs. Ses affects actifs expriment la manière dont elle affecte d’autres forces, ses affects réactifs expriment la manière dont elle est affectée par d’autres forces. Ces affects actifs je peux les appeler des points de spontanéité, comme ça, je rêve... j’essaie de faire un vocabulaire... L’autre aspect, les affects réactifs, je peux les appeler des points de réceptivité. Bon. Alors on sent... eh bien qu’est-ce que c’est qu’un point ? Ben on a vu - je reviens à mon truc - voilà un trait diagrammatique exprimant un rapport de forces, c’est-à-dire une force qui agit sur d’autres forces. Imposer une tâche quelconque à une multiplicité restreinte, imposer une force qui impose une tâche à une multiplicité peu nombreuse d’autres forces ; et je vous disais : on peut varier suivant les aspects retenus d’un espace-temps et ça donnera : ranger - une force qui en range d’autres - ranger, être rangé ; ranger du côté de la force qui affecte, qui range d’autres forces ; être rangé du côté des forces affectées. Et je vous disais : il n’y a pas que ranger, il y a sérier, une série hiérarchique, premier deuxième, troisième, quatrième, cinquième, ça aussi c’est un trait diagrammatique, c’est-à-dire une catégorie de pouvoir, une force qui série d’autres forces. Là j’aurai à nouveau deux affects : sérier - être sérié. Etre rangé, c’est un affect réactif, ranger c’est un affect actif. Sérier et être sérié etc. j’avais donné toutes sortes d’exemples, euh... euh....

Vous voyez que il ne faut pas croire que les affects réactifs soient le simple symétrique, il y a une spécificité de l’affect « être rangé » par rapport à l’affect « ranger ». Des affects réactifs ne sont pas la simple, euh... la simple répétition de l’affect actif. Etre rangé répond à ranger, oui, c’est un rapport de forces. Sérier, alors, ranger, c’est, par exemple, à l’école... c’est le maître qui dit, qui... tous les élèves attendent à la porte sans fumer, euh... le maître arrive et ils se mettent deux par deux. La force du maître, c’est de ranger. La force des élèves, c’est d’être rangé car il faut une force pour supporter la force. Etre rangé est un affect réactif de la force, comme ranger est un affect actif de la force. Un affect de réceptivité, être rangé. Mais c’est pas la même chose que les résultats de la composition. Les résultats de la composition, là, c’est une sériation. Premier, deuxième euh... trentième... tout ça. Bon, parcourable dans les deux sens, puisque vous avez deux sortes de professeurs : les professeurs se distinguent par ceci : ceux qui donnent les résultats de la composition en commençant par la fin, et ceux qui donnent les résultats de la composition en commençant par le début ; ils ne parcourent pas dans le même sens la série : ce ne sont pas les mêmes affects qui sont distribués dans la classe, les jeunes forces passives qui reçoivent l’enseignement du maître ne ressentent pas du tout les mêmes affects. Je me rappelle très bien, dans mon enfance je fais une parenthèse : étaient considérés, à tort ou à raison, étaient considérés comme proprement sadiques les professeurs qui commençaient par la fin. Car il n’y a pas de doute que c’était original. Il y a moins de professeurs qui commencent par la fin que par le début ; tout professeur qui se distingue de la moyenne ça paraît pas clair à l’enfant, dès le moment où ça paraît pas clair à l’enfant, il a de fortes raisons de considérer qu’il y a un sale coup là-dessous. Et, en effet, les professeurs qui commencent par la fin, c’est pas du tout le même type d’émotion, c’est-à-dire d’affects, [ ???]. Bon. D’abord c’est complètement salaud hein, je le souligne comme ça, parce que le dernier, c’est un coup de massue, immédiatement, c’est un grand coup. Le type commence : trente et unième, euh... euh... c’est un coup de massue. Dans l’autre cas, considérons, lorsque le dernier vient en dernier, c’est pas gai évidemment, l’angoisse monte, mais moi ça me paraît quand même moins inhumain que l’énorme... euh... et, après tout, inversement, l’angoisse monte... quand on commence par la fin l’angoisse monte pour le premier, il se dit : cinquième... ah, est-ce que je vais être premier ? C’est pas bien, ça, il me semble que c’est quelque chose de pas bien. Il vaut mieux que le premier, il soit tout de suite envoyé à son état de premier, il faut que l’humanité croisse à mesure que ça descend... euh... alors... ; tandis que, là, au contraire, on rend, il me semble qu’à commencer par le fin, on rend le premier de plus en plus orgueilleux. Donc c’est... on a assommé le petit dernier, là... En tout cas c’est pas du tout la même distribution des affects dans la salle. Il n’y a que le milieu qui s’en fout. Le milieu il se fout de tout, alors. Il s’en fout parce que, lui, ben que ça aille dans un sens ou dans un autre, il est toujours là et c’est le seul à pas bouger. Mais, donc, euh... faut pas... les affects... comprenez que, sur une petite variation comme ça, la distribution des affects dans le champ social, c’est-à-dire dans la classe, dans l’espace considéré, change complètement. Alors, c’est dire, je dirais, bon, et ben oui je peux définir le pouvoir comme tout rapport d’un point à un autre, si je comprends bien ce que veut dire « point ». Et, là, je suggère juste que « point » il faudrait le comprendre comme l’équivalent strict de « affect » ; un point de force, c’est pas l’origine d’une force, c’est l’affect, c’est-à-dire son rapport avec une autre force qui l’affecte ou bien qu’elle affecte. C’est ça qui définit un point. Je dirais, dès lors, le pouvoir, la relation de pouvoir, va d’un point à un autre. Ce qui revient... c’est le développement de la simple idée : toute force est plurielle, il n’y a que des pluralités de forces. Alors, je reprends un thème, là, euh... je reprends un thème qu’on avait un peu esquissé, je vous dis : parmi les diagrammes, en effet euh... Foucault, à la fin de sa vie, attache beaucoup d’importance au pouvoir pastoral, à ce pouvoir ecclésiastique. Pourquoi ? Parce qu’il y voit le premier pouvoir qui se propose d’individualiser ses sujets. Mais comment définir le pouvoir pastoral, ce pouvoir d’église ? Foucault le définit à sa manière, euh... Mais, moi, ça évoque quelque chose parce que j’ai essayé de vous dire : c’est très nietzschéen toute cette conception de Foucault. C’est très nietzschéen et c’est tellement nietzschéen que, à la lettre, il n’a aucun besoin de le dire. Or, c’est d’autant plus important pour ce qui nous occupe que Nietzsche est sûrement le premier à avoir posé la question, en termes froids et cyniques... non, pas, d’ailleurs, cyniques... en termes froids : en quoi consiste le pouvoir du prêtre ? Et c’est peut-être une des choses les plus nouvelles dans sa philosophie : qu’est-ce que le pouvoir du prêtre ? En quoi consiste-t-il ? Je ne dis pas du tout « cynique », je dis : il réclame une théorie positive du pouvoir du prêtre. D’où vient cet étrange pouvoir ? D’où, Nietzsche peut s’exclamer, lui aussi, à la fin de sa vie : « je suis le premier à avoir fait une psychologie du prêtre ! » Par psychologie, il entend quelque chose de très haut. « Je suis le premier à avoir fait une psychologie du prêtre ». Donc Foucault serait le second. Qu’est-ce que ça veut dire ? Mais considérez : la grande psychologie du prêtre que Nietzsche fait, c’est dans Généalogie de la morale, deuxième dissertation, car il ne fait pas seulement une psychologie du prêtre, mais une psychologie de la mutation du prêtre. Et cette seconde dissertation de la Généalogie de la morale commence par faire la psychologie du prêtre juif, pour passer à la psychologie du prêtre chrétien. Or comment - je ne veux pas reprendre tout ça, mais c’est juste pour que vous compreniez encore mieux ce dont il est question dans cette affaire de diagramme et de rapport de forces - comment Nietzsche définit-il le prêtre chrétien, c’est-à-dire le pasteur ? C’est le pasteur et Nietzsche emploie souvent la forme « le pasteur », l’expression « le pasteur ». Comment est-ce qu’il définit le pasteur ? Il le définit très étrangement, mais c’est si beau : c’est celui qui retourne la force contre elle-même.

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