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10- 14/01/1986 - 2

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Deleuze/ Foucault - Le Pouvoir 10 - 14/01/1986 - 2

Transcription : Annabelle Dufourcq (avec l’aide du College of Liberal Arts, Purdue University) 46 minutes 31

Je tends vers cette entité molaire qui aboutit à son expression la plus pure dans les formules de Rousseau « la loi c’est qui va du tout à tous ». Et c’est la loi pure, la pure forme de la loi. La pure forme de la loi : le « tu dois ». Au contraire, d’un point de vue microphysique, une microphysique de la loi : c’est un point de vue où la loi n’est plus séparable de quoi ? Elle n’est plus séparable de ses décrets d’application, elle n’est plus séparable de ses cas d’interprétation. Ses cas d’interprétation, c’est... Il n’y a pas de loi qui ne soulève problème d’interprétation. On appellera « jurisprudence » l’interprétation de la loi. Il se peut que, d’un point de vue macrophysique, la loi puisse être pensée indépendamment de la jurisprudence. Il va de soi que, d’un point de vue microphysique, la loi est inséparable de la jurisprudence. Une loi étant donnée, à quels cas s’applique-t-elle ? Or, si fort que la loi dise le cas où elle s’applique, vous trouverez toujours des cas où l’application de la loi fait problème. C’est dans ces marges d’application que la complémentarité loi-illégalismes. Et, de même qu’une loi n’est rien sans la jurisprudence, c’est-à-dire la détermination des cas d’application, elle n’est rien sans les décrets d’application, c’est-à-dire la détermination des conditions sous lesquelles... Vous voyez, la jurisprudence, c’est la détermination des cas dans lesquels elle s’applique, les décrets, c’est la détermination des conditions sous lesquelles elle s’applique. Or, si vous considérez la loi comme inséparable de ces conditions et de ces cas, c’est-à-dire de son administration et de sa jurisprudence, vous voyez, à ce moment-là, que, à la grande opposition molaire loi/illégalité, se substitue une complémentarité moléculaire loi - illégalismes. Ce n’est pas de la même loi que vous parlez dans les deux cas. D’où lisez le chapitre sur les illégalismes dans "Surveiller et punir", où vous trouverez toutes sortes d’analyses concrètes. Voilà donc... Bon, on en a fini avec cette première partie sur le pouvoir qui était uniquement la discussion des principes.

Dès lors nous pouvons... ça va là ? Il n’y a pas de problème ? Il n’y a pas de... ? Tout ça, ça s’éclaircira petit à petit, c’est pas... Ce sur quoi je voulais insister c’était la nécessité d’une différence de nature entre la microphysique et la macrophysique. Alors, si ça va, on peut passer à la seconde partie, qui est, en gros, cette fois-ci, qui est quoi ? Et ben, comment est-ce qu’on va définir, si le pouvoir est rapport - on l’a vu, ça, on vient de le voir - si le pouvoir est fondamentalement rapport, quel type de rapport ? Quel rapport ? Eh bien, la réponse de Foucault, elle est très simple.
-  Le rapport de pouvoir, c’est le rapport de forces.

On écrira « rapport de pouvoir » au singulier ou « rapport de forces » au pluriel. Le pouvoir est rapport et le rapport de pouvoir, c’est le rapport de forces. Encore une fois « le pouvoir est rapport de forces » est une proposition inintelligible, ou bien trop banale, si vous n’avez pas précisé le pouvoir en son essence. Sa seule essence c’est d’être rapport. C’est dire le pouvoir n’est pas un attribut. C’est un attribut molaire, c’est un rapport moléculaire. Donc qu’est-ce que veut dire « le pouvoir, c’est un rapport de forces et tout rapport de forces est pouvoir » ? Qu’estce que veut dire ? C’est la première chose que nous ayons à chercher un peu. Eh bien, déjà, je sens que lorsque je dis « le pouvoir est rapport de forces », il y a quelque chose que je ne dis pas et que j’exclus, à savoir : le pouvoir n’est pas une forme. Et le rapport de pouvoir n’est pas une relation entre formes.

Le pouvoir n’est pas une forme. Il y a bien une forme « Etat ». La forme- Etat. Mais, justement, on l’a vu, la microphysique du pouvoir pénètre sous la grosse instance qu’est l’Etat. En d’autres termes le pouvoir est informel. Il ne passe pas par une forme et le rapport de pouvoir n’est pas une relation de formes. Ça nous intéresse beaucoup : rapport de forces ça veut dire autre chose qu’une relation de formes. Ça nous intéresse beaucoup, ça devrait nous intéresser beaucoup parce qu’on cherche quelque chose qui diffère en nature avec le savoir et vous vous rappelez que, notre analyse précédente du savoir, c’est que le savoir, lui, est relation de formes. Donc heureusement que le pouvoir n’est pas relation de formes et ne peut pas l’être, il est rapport de forces. Et qu’est-ce que veut dire « rapport de forces » ? Ça ne veut dire quelque chose que s’il appartient essentiellement à la force d’être en rapport. Et, oui, il appartient essentiellement à la force d’être en rapport avec quoi ? Avec une autre force. C’est-à-dire la force n’existe pas au singulier. Il n’y a pas de force au singulier. Toute force est rapport avec une autre force. Ah bon ? Ça veut dire que la force est fondamentalement l’élément d’une multiplicité. Et que la force ne peut pas être pensée hors du multiple, il n’y a pas de force une. C’est même en ce sens que la force n’a pas d’autre objet ni sujet que la force. Ça ne veut pas dire que la force est son propre objet et son propre sujet, ça veut dire que la force a pour objet une autre force ou, ce qui revient au même, une force a pour sujet une autre force. Or ça a l’air tellement simple tout ça et puis c’est tellement, tellement, tellement délicat. Que la force ne puisse être pensée que dans l’élément du multiple. En d’autres termes la force est déjà une multiplicité. La force est le rapport d’une force avec une autre force. La pensée de la force a toujours été la seule manière de récuser, si on y tenait, l’un. C’est la pensée du multiple, la pensée de la force. Est-ce qu’il y a quelque chose... Est-ce qu’il y a autre chose que la force qui soit de telle nature que la chose en question soit fondamentalement en rapport avec une autre chose ? Sans doute pas. On peut toujours essayer. Quelle a été la tentative très belle de l’atomisme antique ? La tentative très belle de Démocrite, d’Epicure, de Lucrèce, ça a été de forger le concept d’atome pour rendre compte d’une multiplicité fondamentale. A savoir : l’idée même d’un seul atome est une notion dénuée de sens, l’atome est fondamentalement en rapport avec un autre atome. Ce qui ne peut pas être pensé indépendamment de son rapport avec un autre, c’était déjà ça l’atome. Et quel était le rapport de l’atome avec l’autre atome ? C’est bien connu, c’est ce que les épicuriens et ce que Lucrèce désignent sous le terme de la déclinaison de l’atome. L’atome ne tombe pas dans le vide suivant la verticale, il y a une déclinaison de l’atome, c’est-à-dire il tombe suivant une oblique et, l’oblique, c’est précisément le chemin par lequel chaque atome rencontre d’autres atomes, c’està- dire est rapporté à d’autres atomes. Bon. Mais qui ne voit que c’était une manière de prêter à la matière la force et que l’atomisme était la tentative de localiser la force dans la matière ? En fait, ce que l’on prêtait à l’atome, c’était ce qui appartient à la force. Ce qui se rapporte à l’autre, dans son essence même et suivant son essence, c’est la force. Ce sera très vite dit, mais celui qui a poussé cela jusqu’au bout, c’est Nietzsche. La philosophie de la force chez Nietzsche est très simple en un sens, elle consiste à dire : l’atomisme a toujours été le masque d’un dynamisme d’une autre nature et, la force, c’est précisément l’instance qui se rapporte, dans son essence, à une autre force. En d’autres termes, il y a une pluralité essentielle de la force et, cette pluralité essentielle, va en témoigner une notion nietzschéenne qui est celle de distance. A savoir : la force est inséparable de la distance à une autre force. Et qu’est-ce que Nietzsche appellera « volonté » ? Là, il faut s’y faire, à une conception si étrange de la volonté. Mais vous pouvez peut-être pressentir que c’est une conception riche et profonde. Et ben, si la force est essentiellement en rapport avec la force, la volonté ce sera l’élément différentiel des forces. Si la force est en rapport avec la force, essentiellement, la force ne peut pas être pensée en dehors d’une différence des forces. La distance est la différence des forces.

Cette distance, ou différence des forces, on l’appelle « volonté ». Donc, là, Nietzsche surveille très bien sa terminologie, il ne confond pas la force et la volonté, il fait de la volonté la différence de deux forces. Sous quelle forme ? La volonté, on pourrait la définir chez Nietzsche, comme l’élément différentiel par lequel une force se rapporte à une autre force soit pour obéir, soit pour commander. Ceux que ce point intéresse, reportez-vous à Par delà le Bien et le Mal, §19. Vous trouvez une très curieuse analyse de la volonté. Dès lors quelque chose - là j’ouvre une très courte parenthèse - quelque chose doit vous paraître évident, c’est : comment et pourquoi Nietzsche rompt avec Schopenhauer. Schopenhauer a cru à l’unité du vouloir. Il a cru à l’unité du vouloir. Et là où l’argument de Nietzsche, là où les commentaires de Nietzsche sont très beaux, très forts, c’est lorsqu’il poursuit : dès que l’on croit à l’unité du vouloir, on est déjà en train de supprimer la volonté. On a déjà supprimé la volonté, pourquoi ? C’est l’histoire de Schopenhauer même. Schopenhauer s’élève jusqu’à l’idée de l’unité du vouloir à travers toutes ses manifestations. Unité du vouloir à travers celui qui commande et celui qui obéit. Unité du vouloir à travers le bourreau et la victime. Mais, s’il y a une unité du vouloir à travers le bourreau et la victime, le vouloir est forcément amené à se nier et à se supprimer, sous quelle forme ? Sous forme de la pitié. Le vouloir du bourreau, quand il appréhende l’unité de son vouloir avec la victime, est nécessairement amené à se supprimer dans la pitié. Et ce sera tout le mouvement de la philosophie de la pitié chez Schopenhauer et de la suppression de la volonté dans l’ascétisme. Mais, voyez, Nietzsche prend en-dessous Schopenhauer, il dit : tu ne pouvais que tomber dans la pitié et dans l’ascétisme, puisque tu avais posé l’unité du vouloir. Tu ne pouvais que nier le vouloir puisque tu en avais posé l’unité à travers toutes ses manifestations. En d’autres termes, on ne peut comprendre ce que veut dire « vouloir » que si l’on s’en tient à une multiplicité irréductible des forces, telle que le vouloir ne peut jamais être que l’élément différentiel des forces en présence. C’est-à-dire le rapport... le vouloir c’est le rapport d’une force avec une autre force, soit pour obéir, soit pour commander. Plutôt : soit pour commander, soit pour obéir. Car on obéit avec sa volonté, non moins qu’on commande avec sa volonté. Pourquoi je raconte tout ça ? Si vous comprenez ce point, c’est très simple, c’est , c’est..., c’est le plus clair de... la conception nietzschéenne de la force et du vouloir. C’est que, sans doute, à ce moment-là, ça vous interdit des contresens stupides sur euh... sur Nietzsche et le fascisme par exemple.

Mais, en plus, voyez en quoi Foucault est nietzschéen. S’il va tellement vite, là, dans sa théorie du pouvoir sur ce point précis, c’est parce qu’il peut estimer que Nietzsche a dit l’essentiel, à savoir : en quel sens la force n’est pas la violence. Qu’est-ce que c’est que la violence ? Sans doute la violence est en rapport avec la force. On dira même : la violence, c’est l’effet d’une force sur quelque chose ou quelqu’un. D’une certaine manière ça revient à dire qu’il n’y a de violence que molaire. C’est l’effet de la force sur quelque chose ou quelqu’un... Comme il fait chaud... ? C’est l’effet... Mais nous, nous ne cherchons pas l’effet de la force sur quelque chose ou quelqu’un, nous cherchons le rapport de la force avec la force. La violence n’énonce rien du rapport de la force avec la force. Et peut-être qu’on dira : la force est inséparable de la violence, ça voudra dire la force est inséparable de l’effet qu’elle a sur quelque chose ou quelqu’un. Mais le rapport de la force avec quelque chose ou quelqu’un, c’est-à-dire le rapport de la force avec un corps ou avec une âme, n’est pas la même chose que le rapport de la force avec la force. Ce qui définit la microphysique, c’est le rapport de la force avec la force. Ce qui définit la macrophysique c’est les résultantes, c’est-à-dire le rapport des forces avec quelque chose ou quelqu’un. En d’autres termes la force ne peut pas se définir par la violence ?, c’est une force sur une force ou, si vous préférez, une action sur une action. La violence est une action sur quelque chose. Sur quelque chose : pourquoi ? On dira que la violence c’est l’action qui consiste à déformer. Comment voulez-vous qu’une force soit déformée puisqu’elle n’a pas de forme ? Je veux dire, sur tous ces points, Foucault peut aller très vite, c’est4 à-dire le seul texte où il s’explique là-dessus, c’est précisément un entretien, c’est un entretien dont vous trouvez la reproduction dans le livre de Dreyfus et Rabinow sur Foucault, mais, là, le texte est de Foucault même, p.313. Page 313, qu’est-ce qu’il dit, Foucault ? Il dit... voilà, je lis lentement : « ce qui définit une relation de pouvoir, [c’est-à-dire un rapport de forces hein, je dis aussi bien : ce qui définit un rapport de forces] c’est un mode d’action qui n’agit pas directement et immédiatement sur les autres, mais qui agit sur l’action des autres. Une action sur l’action, sur des actions éventuelles ou actuelles, futures ou présentes ». Une action sur l’action, c’est ça un rapport de forces ou de pouvoir. « Une relation de violence agit sur un corps, sur des choses, elle force, elle plie, elle brise, elle détruit », tout ça suppose une forme. « Elle referme toutes les possibilités ; elle n’a donc, auprès d’elle, d’autre pôle que celui de la passivité. Une relation de pouvoir, en revanche, s’articule sur deux éléments qui lui sont indispensables pour être justement une relation de pouvoir : que "l’autre" soit bien reconnu et maintenu jusqu’au bout comme sujet d’action ; et que s’ouvre, devant la relation de pouvoir, tout un champ de réponses, réactions, effets. L’exercice du pouvoir peut accumuler les morts et s’abriter derrière toutes les menaces qu’il peut imaginer. Il n’est pas en lui-même une violence qui saurait parfois se cacher. Il est un ensemble d’actions sur des actions possibles : il incite, il induit, il détourne, il facilite ou rend plus difficile, il élargit ou il limite, il rend plus ou moins probable. » Là, ça m’intéresse ce dernier point, si vous avez compris, parce que Foucault nous propose une première liste de ce qu’on pourrait appeler, dès lors, des catégories de pouvoir. Je reprends : inciter, induire, détourner, faciliter ou rendre difficile, élargir, limiter, rendre plus ou moins probable ; voilà cette liste qui paraît un peu bizarre. En quoi elle nous intéresse ? Je prends la lettre du texte, on n’a pas le choix, c’est l’énoncé de rapports de forces, rapport de la force avec la force. Foucault nous dit : attention, le rapport de la force avec la force ne consiste pas en violence, il consiste à inciter - une force ne peut pas faire violence à une autre force, en revanche, elle peut inciter une autre force - induire une autre force, détourner une autre force, faciliter une autre force, rendre plus ou moins probables d’autres forces ou l’exercice d’autres forces. Voilà une liste de catégories de pouvoir. Donc, le rapport de forces, c’est une action sur une action, c’est-à-dire c’est un type d’action très particulier. C’est pas n’importe quelle action qui s’exerce sur une action. On appellera « action de pouvoir », les actions qui ne s’exercent pas sans s’exercer sur des actions éventuelles ou réelles. Vous comprenez ? Donc vous avez tout un groupe [ ?] rapports de forces - multiplicité essentielle du rapport de forces - commander / obéir comme un caractère de la volonté, élément différentiel des forces en rapport, exclusion de la violence et, dès lors, liste des catégories de pouvoir à savoir tous les cas de rapports de forces et cette première liste que nous propose Foucault. Oui, le rapport de la force avec la force se présente sous la forme... euh pas sous la forme, non, se présente sous les espèces : inciter, induire, détourner, faciliter ou rendre difficile, rendre plus ou moins probable. Pour le moment, je suppose, on comprend à moitié, on ne comprend pas très bien, mais... Voilà, sentez que l’on est en train de découvrir que les catégories de pouvoir sont, en effet, d’une autre nature que les catégories de savoir. Induire, inciter, détourner... c’est pas des catégories de savoir, ça. En quoi Foucault est Nietzschéen ? On y a répondu partiellement : il se fait de la force une conception qui est rigoureusement nietzschéenne. Bien plus : s’il y avait, chez Foucault, une théorie du vouloir, à ce niveau, elle serait absolument nietzschéenne, à savoir elle consisterait à dire : vouloir c’est rapporter une force à une autre force soit pour commander, soit pour obéir. Rapporter une force à une autre force, soit pour commander, soit pour obéir, c’est ce que Foucault désignera pour son compte, là, par un mot qui n’est pas nietzschéen : une situation stratégique complexe. C’est un beau mot, une « situation stratégique complexe », pour Foucault il n’y a de vouloir que dans une situation stratégique complexe. « Complexe », ça ne veut pas dire « compliquée », ça veut dire « multiple ». Et Foucault adore les situations stratégiques complexes.

Toute situation stratégique est complexe. Je ne peux vouloir que dans une situation stratégique complexe. Qu’est-ce qu’une situation stratégique... On avance, on fait des pas de géants. Qu’estce qu’une situation stratégique ? Une situation stratégique c’est une multiplicité de forces. Toute multiplicité de forces en rapport, c’est-à-dire suivant leur distance ou suivant leur vouloir - le vouloir qui les distribue comme obéissance et commandement - tout cela se définit à l’intérieur d’une situation stratégique complexe. Bien, ça nous ouvre un horizon, il faudra bien aller jusquelà. La stratégie du pouvoir, le pouvoir est affaire de stratégie, le pouvoir est fondamentalement affaire de stratégie. En appelant stratégie, en effet, le champ d’une multiplicité de forces en rapport. En rapport... continuons toujours : soit pour commander, soit pour obéir. Situation complexe. Irréductible à l’unité. L’erreur de Schopenhauer, c’est de l’avoir réduit à l’un et, dès lors, il ne pouvait que faire disparaître le vouloir dans la pitié. Alors, euh... Stratégie du pouvoir... du coup laissons-nous guider par les mots, on verra ce qui faut en tirer par opposition aux différences avec quoi ? Par opposition aux strates du savoir. Le savoir est fondamentalement stratifié, c’est-à-dire formé. Le pouvoir, lui, il est stratégique. Ah bon, il est stratégique, le pouvoir ? Mais alors, voilà que je me dois d’opposer le stratifié et le stratégique. Le stratégique c’est le maniement du non-stratifié. Le pouvoir, c’est l’élément non-stratifié. Le savoir est stratifié, le pouvoir est stratégique. En effet vous ne pouvez pas concevoir du microphysique stratifié. Pourquoi ? Parce que les strates, c’est comme les alluvions, c’est des résultantes d’ensembles, il n’y a de strate que molaires, il n’y a pas de strate moléculaire. Le moléculaire est stratégique. Entre les particules il y a une stratégie, d’une particule à une autre, d’un électron à un autre il y a une stratégie. Il n’y a pas de formation stratique, il n’y a pas de formation stratifiée. Le pouvoir, c’est le non-stratifié. Il faudra se répéter ça souvent avant de le comprendre, de comprendre ce que veut dire Foucault. Est-ce qu’il le dit ? Il le dit... il n’a pas besoin... enfin il le dit, évidemment il le dit. Le pouvoir, c’est le non-stratifié, parce que, évidemment, c’est le stratégique. C’est-à-dire, c’est le maniement des multiplicités de forces. Tandis que les strates, c’est l’empilement des formes. Le pouvoir n’a pas de forme. Bon. Alors, elle m’intéresse beaucoup, cette première liste de catégories de pouvoir. C’est comme si Foucault nous disait : voilà une liste de catégories de pouvoir quelconque s, vous comprenez, c’est important, parce que ça vous évitera de croire que la force puisse se définir par la violence. La force ne se définit pas, jamais par la violence, elle se définit par son rapport différentiel avec d’autres forces. Et, encore une fois, jamais une force ne fait violence à une autre force. C’est des choses très très simples, mais, ça, c’est très pur nietzschéen, il me semble que c’est l’enracinement, ça, de Foucault dans Nietzsche, c’est sur ce point qu’il est nietzschéen.

Alors on réclame quand même quelque chose de plus convaincant que cette première liste et c’est évident que cette liste, là, il la lance... inciter, induire, détourner, faciliter ou rendre difficile, rendre plus ou moins probable... il la lance comme ça, mais elle appelle tellement de... elle appelle tellement... Est-ce que, dans l’oeuvre de Foucault, il y aurait une deuxième liste, une autre liste des catégories de pouvoir plus justifiée, mieux expliquée ? Oui, dans "Surveiller et punir", ce serait à vous de suivre le chapitre de très près. Le chapitre I de la troisième partie, pages 137-172. Et j’en ai parlé et, donc, je peux le reprendre assez vite. Cette fois-ci on se trouve devant une liste qui énonce les catégories des rapports de forces, rapports de la force avec la force et, voilà ce que ça donne, je le reprends ici, on l’avait vu précédemment, je crois la dernière fois, on l’avait vu très vite, je reprends ici :

-  « répartir dans l’espace », c’est le premier grand titre de catégorie de la force, avec comme catégorie correspondant à ce premier titre « enfermer, quadriller, ranger, mettre en série ». Enfermer, quadriller, ranger, mettre en série. C’est des rapports de la force avec ma force. Voyez que le rapport de la force avec la force ne fait intervenir que un tiers, l’espace-temps, et, en effet, pourquoi ? C’est que le rapport de la force avec la force se fait d’après des distances. Donc la multiplicité de la force, la multiplicité inséparable de la force est constitutive d’un espace-temps. Et, le pouvoir, c’est la force rapportée à l’espace-temps et non pas rapporté à un objet ou un être. Donc, premier grand type de catégories : répartir dans l’espace, avec les sous-catégories correspondantes.

-  Deuxième grand titre : ordonner dans le temps. Cette fois-ci les sous-catégories ce sera : subdiviser le temps (il faut une force pour subdiviser le temps), programmer l’acte, décomposer le geste. Vous voyez toujours : c’est une force qui s’exerce sur d’autres forces. Où est-ce que ça se fait, ça, particulièrement ? Mais on ne le sait pas encore, vous sentez bien que, cette ordonnance dans le temps, cette ordonnance des forces dans le temps, elle se fait avant tout dans l’atelier, dans l’usine. C’est le début de la division du travail.

-  Troisième grand titre de catégorie de pouvoir : composer dans l’espace-temps. Composer dans l’espace-temps, quelle est la définition stricte de la composition ? Vous vous rappelez que, en physique élémentaire, on parle de la composition des forces. Eh ben la composition des forces, ça veut dire quoi ? Qu’est ce que c’est composer des forces ? Composer des forces dans l’espace-temps, c’est constituer une force productive, constituer une force productive dont l’effet doit être supérieur à la somme des forces élémentaires qui la composent. Constituer une force productive dont l’effet doit être supérieur à la somme des forces élémentaires qui la composent. Or c’est en dégageant ces catégories de pouvoir que Foucault se demandera : qu’est-ce qui se passe à l’école ? Qu’est-ce qui se passe dans la prison ? Qu’est-ce qui se passe à l’atelier ? Qu’est-ce qui se passe dans l’hôpital ? C’est-à-dire : quelles sont les catégories de pouvoir mobilisées par telle ou telle instance, par telle ou telle instance macrophysique ? Mais, si je considère les catégories microphysiques du pouvoir en elles-mêmes, à l’état pur, je dirai uniquement et je n’aurai le droit que de tenir compte de : forces (au pluriel) et espace-temps. Je n’aurai le droit de supposer aucune forme - on va voir ça mieux tout à l’heure -, aucune finalité, aucune qualité.

Je devrai tout définir en termes de forces, sans sujet ni objet, puisque le seul sujet de la force, c’est la force et le seul objet de la force, c’est la force. Je ne pourrai donc définir les catégories de pouvoir qu’en termes de force et d’espace-temps. Si je dis un mot de plus, je suis déjà hors des catégories de pouvoir. Je peux donc dire : enfermer, quadriller, ranger, mettre en série, parce que, ça, c’est des rapports de la force avec la force. Mais je ne peux rien dire d’autre. Je ne peux pas ajouter encore « à l’école », parce que l’école, c’est une forme. La forme « école », la forme « Etat » etc. je ne connais rien de tout ça pour le moment. Je ne connais que les éléments d’une microphysique, les forces en rapport et l’espace-temps. Une fois dit que l’espace-temps, c’est le rapport des forces. L’espace-temps, c’est le vouloir, c’est le rapport des forces. Donc vous comprenez, du coup, si je fais un retour à notre histoire des postulats tout à l’heure, vous comprenez pourquoi, premièrement, le pouvoir n’est pas essentiellement répressif, c’est-à-dire il ne procède pas par violence. Il n’est pas objet d’une propriété. Pourquoi ? Parce qu’il n’a pas de forme. Il n’est pas possédé... il faudrait qu’il ait une forme pour être possédé. On est toujours possédé sous une forme. Il s’exerce sans être possédé. Et enfin il est essentiellement rapport et non pas attribut, puisqu’il passe par les dominés non moins que par les dominants. Il passe par les dominés non moins que par les dominants puisque le rapport de forces met précisément en rapport une force qui obéit et une force qui commande, ou plusieurs forces etc.

Or, si vous comprenez ça, juste avant qu’on se repose, parce que c’est épuisant tout ça. Je passe à un second point qui va aller tout seul, mais quelle surprise ! Quelle surprise ça devrait être pour vous ce second point ! Si la force est en rapport fondamental avec une autre force... on repart à zéro, là, il ne faut pas se lasser. Si la force est en rapport fondamental avec une autre force et n’existe que par-là, il faut dire que toute force a deux pouvoirs et se définit par deux pouvoirs. La force est en rapport avec une autre force et n’existe pas indépendamment de ce rapport. Dès lors toute force a deux pouvoirs : pouvoir d’affecter d’autres forces, pouvoir d’être affectée par d’autres forces. Vous comprenez. Là, c’est comme une espèce de pure déduction, là aussi il n’y a plus le choix. Si la force est inséparable de son rapport avec une autre force, elle se présente sous la double euh... je bute toujours, sous la double non-forme euh... pouvoir d’affecter une autre force, pouvoir d’être affectée par une autre force. Et une force n’est rien que cela, son pouvoir d’affecter d’autres forces, son pouvoir d’être affectée par d’autres forces. Mais mon Dieu, mon Dieu, me dis-je ! Comment appeler ça sinon : réceptivité de la force et spontanéité de la force.
-  La force comme pouvoir d’être affectée par d’autres forces, c’est la réceptivité de la force.
-  La force comme pouvoir d’affecter d’autres forces, c’est la spontanéité de la force.

Voilà que : nous avions vu que spontanéité et réceptivité s’appliquaient très bien aux deux formes du savoir. La lumière était comme une forme de réceptivité, le langage était comme une forme de spontanéité selon Foucault. Et, maintenant, nous voyons que spontanéité et réceptivité s’appliquent aussi au rapport de forces, au pouvoir. Spontanéité de la force : pouvoir d’en affecter d’autres ; réceptivité de la force : pouvoir d’être affectée par d’autres. Nous savons simplement, et nous sommes sûrs d’avance, que les mots réceptivité et affectivité... euh... réceptivité et spontanéité n’ont pas le même sens dans les deux cas puisque, dans un cas, il s’agit de formes, et que, dans l’autre cas, il ne s’agit pas de formes. Il ne s’agit pas de formes et, alors, il s’agit de quoi ? C’est le moment de le dire.
-  Si le rapport de la force avec d’autres forces définit un pouvoir d’affecter et un pouvoir d’être affecté, nous dirons que le rapport de forces, de toute manière, détermine des affects. Détermine des affects. Le rapport de forces ne passe pas par des formes, il passe par des affects. Et, pour le moment, il faudrait dire qu’il y a deux sortes d’affects. Si je reviens à la terminologie de Nietzsche, on parlera d’affect actif, lorsqu’on le rapporte à la force qui affecte une autre force. On parlera d’affect réactif lorsqu’on le rapporte, l’affect, à la force qui est affectée.

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