THEMES COURS
 ANTI-OEDIPE ET AUTRES RÉFLEXIONS - MAI/JUIN 1980 - DERNIERS COURS À VINCENNES (4 HEURES)
 SPINOZA - DÉC.1980/MARS.1981 - COURS 1 À 13 - (30 HEURES)
 LA PEINTURE ET LA QUESTION DES CONCEPTS - MARS À JUIN 1981 - COURS 14 À 21 - (18 HEURES)
 CINEMA / IMAGE-MOUVEMENT - NOV.1981/JUIN 1982 - COURS 1 À 21 - (41 HEURES)
 CINEMA : UNE CLASSIFICATION DES SIGNES ET DU TEMPS NOV.1982/JUIN.1983 - COURS 22 À 44 - (56 HEURES)
 CINEMA / VÉRITÉ ET TEMPS - LA PUISSANCE DU FAUX NOV.1983/JUIN.1984 - COURS 45 À 66 - (55 HEURES)
 CINEMA / PENSÉE - OCTOBRE 1984/JUIN 1985 - COURS 67 À 89 (64 HEURES)
 - CINEMA / PENSÉE + COURS 90 À 92
 - FOUCAULT - LES FORMATIONS HISTORIQUES - OCTOBRE 1985 / DÉCEMBRE 1985 COURS 1 À 8
 - FOUCAULT - LE POUVOIR - JANVIER 1986 / JUIN 1986 - COURS 9 À 25

14- 31/03/81 - 1

image1
2.7 Mo MP3
 

GILLES DELEUZE Cours du 31/03/81 (14A) transcription : Cécile Lathuillère :

DELEUZE : Alors quelle question ? T’as plus de piles, mais on va t’en prêter. Là, prends-en de là. Et alors pas de question sur Spinoza ?

UNE ÉTUDIANTE : Non

DELEUZE : Je voudrais beaucoup que vous n’abandonniez pas votre lecture. ouais Bon

UNE ÉTUDIANTE : Non, on le commence.

UN ÉTUDIANT : Dernièrement, j’ai feuilleté le livre d’Hölderlin, et dans la lettre du livre d’Hölderlin, il y a une phrase sur Spinoza. Je ne sais pas si Spinoza l’a lu ou pas lu. Mais il y a un texte soulignant un rapprochement entre Leibnitz et Spinoza. On a vu Spinoza et Descartes, Spinoza et Freud, Spinoza et Hegel. On a vu Leibnitz l’année dernière. Ils sont un peu contemporains, non ? DELEUZE : Il y a un livre qui s’appelle Leibnitz et Spinoza. Ils sont contemporains, ils se connaissent.

L’ÉTUDIANT : Ils se connaissent. Sans doute, ils devraient avoir eu des rapports.

DELEUZE : Leibnitz a fait une visite à Spinoza. oui, Ils se sont rencontrés.

L’ÉTUDIANT : Ah, ils se sont rencontrés.

DELEUZE : On ne sait pas bien ce qu’ils se sont dit. Mais... Oh, oui. Il y a des ressemblances, d’ailleurs.

L’ÉTUDIANT : Oh, oui. Moi, je trouve.

DELEUZE : Eh, bien, après cette question... Oui, il y a encore une question ?

Richard Pinhas : c’est très démocratique, on était une trentaine à se la poser je suis le porte parole..

DELEUZE vous étiez trente à vous la poser ? toi, toi et toi

Richard Pinhas Si ça ne te dérange pas ?

DELEUZE : Si

RICHARD : C’est vrai ?

DELEUZE : Non, non.

RICHARD : developper un petit peu ce point..Dans mon cas personnel, j’aimerais savoir si, quand un compositeur ou quand un peintre, la question est la même, ou un philosophe, c’est d’ailleurs pour cela que je la pose, ou un écrivain, crée quelque chose. Alors toujours des guillemets, perçoit quelque chose qui n’appartient pas à priori comme ça au monde extérieur, bien que ce soit en relation immédiate avec le monde extérieur, donc avec le monde des rapports. Où à partir du moment où Mozart a la perception d’un instant comme ça qu’il va développer qui est une musique, qu’un écrivain a la perception de quelque chose qui se passe dans son corps ou dans son "âme", entre guillemets. Il va développer un texte à partir de ça, ou qu’un philosophe comme Bergson va trouver ce qu’il appelle l’intuition. Quand un musicien dit "voilà, moi ce que je fais”. Il ne le dit pas comme ça, c’est du cosmos, mais je le sens en moi et donc ce qui ressort c’est en moi, point. Et ça, ça pourrait, dans l’analyse que tu as faite des auto-affections chez Spinoza, appartenir au troisième genre de connaissance ou être un pas vers le troisième genre de connaissance ? Dans ce cas-là, quelle serait la relation directe entre cette perception, il y a quelque chose qui se passe à l’intérieur et qui est déjà d’ordre assez élevé, au niveau créatif, aussi bien chez le peintre, chez le musicien, chez le philosophe, ou chez l’écrivain, voir chez d’autres personnes ; le rapport entre cette perception là , cette perception interne et l’autre perception, même si le terme de perception n’est pas bon. C’est pas forcément de la perception. Voilà.

DELEUZE : Ouhai...Ça fait deux question, hein...

RICHARD : Oui. Mais en même temps ça me permet d’arriver à la même chose.

DELEUZE : Je commence rapidement par la seconde parce que c’est évidemment la plus intéressante.Et la plus... enfin, la plus difficile, mais à laquelle on ne peut répondre que vaguement.
-  Donc, tu demandes à la fois en quoi consistent certains états, des états dont les exemples les plus frappants appartiennent sans doute, en effet, à l’art. Qu’est ce que ça veut dire quand un artiste - mais ça doit valoir aussi pour bien autre chose que l’art - quand un artiste commence à posséder une espèce de certitude ? Une espèce de certitude de quoi ? Alors déjà définir cette espèce de certitude. À un moment... à un moment assez datable, c’est peut-être le moment aussi où il est le plus, ça devient difficile, il est le plus fragile avec cette certitude, et il est le plus invulnérable. Il arrive à une espèce de certitude concernant quoi ? Concernant ce qu’il veut faire, concernant ce qu’il peut faire, tout ça... Alors, la question de Richard c’est si vous voyez ces états, en effet, que... qui sont pas du tout donnés, même chez des artistes. Ce n’est pas donné ces choses-là. On peut presque assigner une date où quelqu’un commence à avoir une .... ouhais...je n’arrive pas à trouver d’autre terme que cette espèce de "certitude".

Oh, oui, pourtant, il ne pourrait pas dire... il ne pourrait pas dire encore, et il n’y a pas lieu de dire ce qu’il veut faire, même si c’est un écrivain, même si c’est un philosophe. Mais il y a cette "certitude". Et cette certitude c’est pas du tout une vanité parce que c’est au contraire une espèce de modestie immense. Alors, si vous voyez un petit peu ces états - justement on va en parler à propos de la peinture parce que ça me paraît frappant que dans le cas de grands peintres, on peut presque assigner des dates où ils entrent dans cet élément de la certitude. La question de Richard c’est : est ce que l’on pourrait dire - bien entendu, il sait et il est le premier à savoir que sa question est un peu forcée, Spinoza n’en parle pas en toutes lettres - mais est ce que l’on peut assimiler cela à quelque chose comme le troisième genre de connaissance ? Ces états de "certitude" ?

-  À première vue je dirais : oui. Parce que si j’essaie de définir les états du troisième genre, ben, c’est quoi ? Il y a une certitude. C’est un mode de certitude très particulier que Spinoza exprime d’ailleurs sous le terme un peu insolite de "consius". Conscience, c’est une conscience. C’est une espèce de conscience, mais qui s’est élevée à une puissance. Je dirais presque c’est la dernière puissance de la conscience. Et qu’est ce que c’est ? Comment définir cette conscience ? C’est... je dirais c’est la conscience interne d’autre chose. À savoir c’est une "conscience de soi", mais cette conscience de soi en tant que telle, appréhende une puissance. Alors, cette conscience de soi qui s’est élevée, qui est devenue conscience de puissance, cela fait que ce que cette conscience saisit, elle le saisit à l’intérieur de soi. Et pourtant ce qu’elle saisit ainsi à l’intérieur de soi, c’est une puissance extérieure. Or c’est bien comme ça que Spinoza essaie de définir le troisième genre. Finalement, vous atteignez au troisième genre, ce genre presque mystique, cette intuition du troisième genre, pratiquement on pourrait dire à quoi la reconnaître. C’est vraiment lorsque vous affrontez une puissance extérieure - il faut maintenir les deux - et que cette puissance extérieure c’est en vous que vous l’affrontez. Vous la saisissez en vous.

-  C’est pour ça que Spinoza dit, finalement, le troisième genre c’est lorsque : "être conscient de soi-même, être conscient de Dieu, et être conscient du monde, ne font plus qu’un". Je crois que c’est important, là, il faut le prendre à la lettre, les formules de Spinoza. Dans le troisième genre de connaissance, "je suis indissolublement conscient de moi-même, des autres ou du monde, et de Dieu". Alors, ça veut bien dire, si vous voulez, c’est cette espèce de conscience de soi qui est en même temps conscience de la puissance ; conscience de la puissance qui est en même temps conscience de soi.

-  Alors enfin, je dirais oui... pourquoi est ce que l’on est à la fois sûr et pourtant très vulnérable ? Bien, on est très vulnérable parce qu’il s’en faut d’un point minuscule que cette puissance ne nous emporte. Elle nous déborde tellement que, à ce moment-là, tout se passe comme si on était abattu par l’énormité de cette puissance. Et en même temps, on est sûr. On est sûr parce que précisément l’objet de cette conscience si extérieur qu’il soit en tant que puissance, c’est en moi que je le saisis. Si bien que, Spinoza insiste énormément sur le point suivant, le bonheur du troisième genre auquel il réserve le nom de béatitude, cette béatitude, ben... c’est finalement un étrange bonheur. C’est-à-dire que c’est un bonheur qui ne dépend que de moi. Est-ce qu’il y a des bonheurs qui ne dépendent que de moi ? Spinoza dirait : c’est une fausse question de se demander est ce qu’il y en a. Puisque c’est vraiment le produit d’une conquête.

-  La conquête du troisième genre, c’est précisément d’arriver à des états de bonheur où en même temps il y ait certitude que ça, quoi qu’il arrive, personne, d’une certaine manière, ne peut me les ôter. Tout peut arriver. L’idée... vous savez on passe parfois par des états comme ça. Hélas, non durables. Quoi qu’il arrive, ah ben oui... peut-être que je pourrai mourir... oui, d’accord. Mais ça, il y a quelque chose qu’on ne peut pas me retirer c’est, à la lettre, cet étrange bonheur. Alors ça, Spinoza dans le Livre V, je crois, le décrit très, très admirablement.

-  D’où je reviens plus à la première question qui elle est plus...Oui, je ne sais pas si j’ai répondu, mais donc je dirai, oui, c’est... ce qu’on appelait la dernière fois, ce que j’appellais l’auto-affection, c’est précisément cette conscience de la puissance qui est devenue conscience de soi. Alors, peut-être que l’art, l’art présente ces formes de conscience, particulièrement... sous une forme particulièrement aigüe. L’impression de devenir invulnérable...ah, ben ça, oui. Je n’arrive pas à dire l’extraordinaire modestie qui accompagne cette certitude. C’est une espèce de certitude de soi qui pèse et là ensuite, dans une modestie, c’est-à-dire, c’est comme le rapport avec une puissance.

-  Bon, mais alors pour en revenir à la question plus simple de Richard, donc ces auto-affections qui vont définir le troisième genre et qui définissent déjà le second genre, je tiens juste à faire la récapitulation pour que... je crois que c’est très important pour le cheminement de l’Ethique. Vous voyez, moi je crois vraiment que : il part d’un plan, un plan d’existence où il nous a montré, pour toutes les raisons du monde, comment et pourquoi nous étions condamnés aux idées inadéquates et aux passions. Et encore une fois, le problème de l’Ethique c’est bien : mais comment est ce qu’on pourrait sortir des idées inadéquates et des passions ? Or il a accumulé tous les arguments pour nous montrer que, à la limite, à première vue, on ne peut pas en sortir. C’est-à-dire, il a accumulé tous les arguments, Spinoza, pour nous montrer que, en apparence, nous étions condamnés au premier genre de connaissance.

-  Je prends un seul exemple : nous ne sommes pas libres. Bon... nous ne sommes pas libres. La haine que Spinoza a contre ce concept qui lui parait un très mauvais concept de liberté. Nous ne sommes pas libres parce que nous subissons toujours des actions.....c’est très simple son idée, ben oui, on subit toujours les effets des corps extérieurs. La liberté qu’est-ce que ça veut dire ? Même une idée vraie, on voit même pas. Si on prend au sérieux la description du premier genre de connaissance, chez Spinoza, on voit même pas comment il peut être question d’en sortir. On subit les effets des autres corps, il n’y a pas d’idée claire et distincte, il n’y a pas d’idée vraie. On est condamné aux idées inadéquates. On est condamné aux passions. Et pourtant, toute l’Ethique va être le tracé du chemin.

-  Et c’est là-dessus que j’insiste, c’est un chemin qui ne préexiste pas. C’est vraiment l’Ethique qui, dans le monde le plus fermé du "premier genre" de connaissances, va tracer le chemin qui rend possible une sortie du "premier genre". Or si j’essaie de résumer cette démarche, parce que ça me parait vraiment la démarche de l’Ethique, comment sortir de ce monde encore une fois de l’inadéquat et de la passion ? Ben, ce qui est fondamental c’est les étapes de cette sortie. Si j’avais une loupe, je dirais, la première étape est celle-ci : on s’aperçoit qu’il y a deux sortes de passions. On reste dans la passion, on reste dans le premier genre. Et voilà, et c’est ça qui va être décisif, c’est une distinction entre deux sortes de passions.

-  Il y a des passions qui augmentent ma puissance d’agir. Ce sont les passions de joie. Il y a des passions qui diminuent ma puissance d’agir. Ce sont les passions de tristesse. Les unes comme les autres sont des passions. Pourquoi ? Les unes comme les autres sont des passions puisque je ne possède pas ma puissance d’agir. Même quand elle augmente, je ne la possède pas. Bon. Donc, je suis pleinement encore dans le "premier genre" de connaissance. Ça c’est la première étape, vous voyez. Distinction des passions joyeuses et des passions tristes. J’ai les deux, pourquoi ? Parce que les passions tristes, c’est l’effet sur moi de la rencontre avec des corps qui ne me conviennent pas. C’est-à-dire qui ne se composent pas directement avec mon rapport. Et les passions joyeuses c’est l’effet sur moi de ma rencontre avec des corps qui me conviennent, c’est-à-dire ceux qui composent leur rapport avec mon rapport.

-  Deuxième étape : lorsque j’éprouve des passions joyeuses, vous voyez, les passions joyeuses, elles sont toujours dans le "premier genre" de connaissance. Mais lorsque j’éprouve des passions joyeuses, effet de rencontre avec des corps qui conviennent avec le mien, lorsque j’éprouve des passions joyeuses, ces passions joyeuses augmentent ma puissance d’agir.

-  Ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’elles m’induisent, elles ne me déterminent pas, elles m’induisent, elles me donnent l’occasion. Elles me donnent l’occasion, elles m’induisent à former la notion commune. Notion commune à quoi ? Notion commune aux deux corps : le corps qui m’affecte et mon corps. Vous voyez, ça c’est une deuxième étape.
-  Première étape : les passions joyeuses se distinguent des passions tristes parce que les passions joyeuses augmentent ma puissance d’agir, tandis que les passions tristes la diminuent.
-  Deuxième étape : ces mêmes passions joyeuses m’induisent à former une notion commune, commune au corps qui m’affecte et à mon propre corps. Question subordonnée à cette deuxième étape : et pourquoi est ce que les passions tristes ne m’induisent pas à former des notions communes ? Spinoza est très fort, il peut le démontrer mathématiquement : parce que, lorsque deux corps disconviennent, lorsque des corps ne conviennent pas, s’ils ne conviennent pas ce n’est jamais par quelque chose qui leur est commun. Si deux corps disconviennent c’est par leurs différences, ou leurs oppositions, et non pas par un quelque chose qui leur serait commun. En d’autres termes, les passions tristes, réfléchissez bien parce que c’est très... là, il y a un passage théorique à comprendre, mais c’est très pratique en fait. Les passions tristes c’est l’effet sur mon corps d’un corps qui ne convient pas avec le mien, c’est-à-dire qui ne compose pas son rapport avec mon propre rapport. Dès lors, la passion triste, elle est l’effet sur mon corps d’un corps qui est saisi sous l’aspect où il n’a rien de commun avec le mien. Ce même corps, si vous arrivez à le saisir sous l’aspect où il a quelque chose de commun avec le vôtre, à ce moment là, il ne nous affecte plus d’une passion triste. Tant qu’il vous affecte d’une passion triste, c’est parce que vous saisissez cet autre corps comme incompatible avec le vôtre.

-  Donc, Spinoza peut très bien dire : seules les passions joyeuses, et non les passions tristes, m’induisent à former une notion commune. Vous vous rappelez que les notions communes, ce n’est pas du tout des choses théoriques. C’est des notions extrêmement pratiques. C’est des notions pratico - éthiques. Faut pas du tout en faire... ça on ne comprend rien si on en fait des idées mathématiques.

-  Donc, voilà que la passion joyeuse qui est l’effet sur moi d’un corps qui convient avec le mien, m’induit à former la notion commune aux deux corps. Je dirai, à la lettre, pour rendre compte de cette deuxième étape : les passions joyeuses se doublent de notions communes. Or, les notions communes, elles sont nécessairement adéquates. On l’a vu, je ne reviens pas là-dessus.

-  Donc, vous voyez par quel cheminement, alors qu’on avait tendance à se dire : "mais jamais on ne pourra sortir du premier genre de connaissance". Il y a un cheminement, mais c’est une ligne très brisée. Si j’ai pris conscience de la différence de nature entre les passions joyeuses et les passions tristes, je m’aperçois que les passions joyeuses me donnent le moyen de dépasser le domaine des passions. Ce n’est pas que les passions sont supprimées. Elles sont là, elles resteront. Le problème de Spinoza ce n’est pas de faire disparaître les passions, c’est, comme il le dit lui-même, qu’elles n’occupent finalement que la plus petite partie relative de moi-même.

-  Bon, ben, ça veut dire quoi qu’elles n’occupent que la plus petite partie relative de moi-même ? Ce n’est pas tout fait là aussi ! C’est à moi de fabriquer des parties de moi-même qui ne sont plus soumises aux passions. Rien n’est donné ! Rien n’est donné d’avance. Alors comment fabriquer des parties de moi-même qui ne seraient plus soumises aux passions ? Voyez la réponse de Spinoza : je fais la différence entre passions tristes, passions joyeuses. J’ai des passions tristes, d’accord. Je m’efforce "autant qu’il est en moi", comme il dit suivant sa formule, d’éprouver le plus de passions joyeuses possibles et le moins de passions tristes possibles. Bon. Je fais ce que je peux. Tout ça c’est très pratique. Je fais ce que je peux. Vous me direz ça va de soi, ça se fait tout seul. Non. Parce que, comme le signale très bien Spinoza, on ne cesse pas.... les gens, ils ne cessent pas de s’empoisonner la vie. Ils ne cessent pas de se vautrer dans la tristesse. Ils cessent pas, ils ne cessent pas....bon... Tout l’art des situations impossibles dont on a parlé. Ils se mettent dans des situations impossibles ! Tout ça, bon...Faut déjà une sagesse pour sélectionner les passions de joie, essayer d’en avoir le plus possible... Bien. Et là-dessus, ces passions de joie, elles restent, elles subsistent comme passions. Mais elles m’induisent à former des notions communes, c’est-à-dire : les idées pratiques de ce qu’il y a de commun entre le corps qui m’affecte de joie et mon corps.

-  Ces notions communes sont des idées adéquates, et elles seules. Entre un corps qui ne me convient pas, entre un corps qui me détruit et mon corps, il n’y a pas de notions communes. Car l’aspect sous lequel un corps ne me convient pas, est incompatible avec la notion commune. En effet si un corps ne me convient pas, c’est sous l’aspect où il n’a rien de commun avec moi. Sous l’aspect sous lequel il a quelque chose de commun avec moi, il me convient. Ça c’est évident, c’est du sûr.

-  Donc, vous voyez, au point où j’en suis, seconde étape, j’ai formé des notions communes. Mais ces notions communes si vous les prenez pratiquement, si vous n’en faites pas des idées abstraites...l’idée du rapport commun, c’est-à-dire... et en même temps, je le construis... un rapport commun entre le corps qui me convient et mon corps, ça revient à dire quoi ? Ça revient à dire : la formation d’un troisième corps dont nous sommes, l’autre corps et moi, les parties. Ça ne préexiste pas ça non plus. Ce troisième corps aura un rapport "composé" qui se trouvera et dans le corps extérieur et dans mon corps. C’est ça être l’objet d’une notion commune.

-  Donc, des notions communes découleront... des notions communes qui sont des idées adéquates, découleront des affects, des sentiments. Surtout, ne confondez pas - voilà ce que je voulais dire - surtout ne confondez pas les affects qui sont "à l’origine" des notions communes, et les affects qui découlent des notions communes. Cette confusion ce serait un très grave contresens, c’est-à-dire à ce moment-là, l’Ethique, elle ne pourrait plus fonctionner. C’est vous dire, c’est grave.

Quelles différences y a-t-il entre les deux sortes d’affects ? Les affects qui sont à l’origine des notions communes - je viens d’essayer de dire ce que c’était - ce sont les passions joyeuses. Les passions joyeuses, encore une fois je me répète pour que ce soit très clair, j’espère ; les passions joyeuses étant l’effet sur moi d’un corps qui convient avec mon corps, m’induisent à former la notion commune, c’est-à-dire une idée de ce qu’il y a de commun entre les deux corps. Et l’idée de ce qu’il y a de commun entre les deux corps c’est l’idée d’un troisième corps dont le corps extérieur et le mien sont les parties.

Donc, vous voyez que les sentiments qui induisent, qui m’induisent à former une notion commune, ce sont des passions de joie. Ce sont les passions de joie. On a vu que les passions de tristesse ne nous induisaient pas à former des notions communes. Tandis ce que les sentiments qui découlent des notions communes, ça n’est plus des passions de joie. Ce sont des affects actifs.

-  Puisque les notions communes sont des idées adéquates, il en découle des affects qui ne se contentent pas d’augmenter ma puissance d’agir, comme les passions joyeuses. Il en découle des affects qui, au contraire, dépendent de ma puissance d’agir. Faites très attention à la terminologie de Spinoza, et ne confondez pas car lui ne le confond jamais, les deux expressions : ce qui augmente ma puissance d’agir et ce qui découle de ma puissance d’agir.
-  Ce qui augmente ma puissance d’agir c’est forcément une passion puisque : pour que ma puissance d’agir augmente, il faut bien supposer que je n’en ai pas encore la possession. Ma puissance d’agir augmente au point que je tends vers la possession de cette puissance, mais je ne l’ai pas. Ça c’est l’effet des passions joyeuses. Là-dessus, je forme, sous l’action des passions joyeuses, je forme une notion commune. Là, je possède ma puissance d’agir. Parce que la notion commune, elle s’explique par ma puissance. A ce moment là, donc, j’entre en possession de ma puissance. En possession formelle, je possède formellement ma puissance. De cette possession formelle de ma puissance d’agir par la notion commune, découle des affects actifs.

-  Si bien que, si j’essaie de résumer tous ces moments, je dirais : les affects actifs qui découlent eux-mêmes des notions communes, c’est la troisième étape. Je dirais, voilà les trois étapes.

-  Première étape : vous sélectionnez autant que vous pouvez les passions joyeuses.
-  Deuxième étape : vous formez des notions communes. Ça c’est des recettes, hein ! Vous formez des notions communes qui viennent doubler les passions joyeuses. Elles ne les suppriment pas, elles viennent doubler les passions joyeuses.
-  Troisième étape : de ces notions communes qui doublent les passions joyeuses, découlent des affects actifs qui redoublent les passions joyeuses.

À la limite, les passions et les idées inadéquates n’occupent plus... n’occupent plus, mais je ne pouvais pas le dire avant, il fallait le faire... n’occupent plus que la plus petite partie proportionnelle de vous-même. Et la plus grande partie de vous-même est occupée par des idées adéquates et des affects actifs.

-  Dernière étape, en effet, les notions communes et les affects actifs qui découlent des notions communes, vont elles-mêmes être doublées par de nouvelles idées et de nouveaux états, ou de nouveaux affects, les idées et les affects du troisième genre. C’est-à-dire, ces auto-affections, là, qui nous restent un peu mystérieuses.... et qui définiront le troisième genre alors que les notions communes définissaient seulement le deuxième genre.

-  Voyez, alors moi, il y a une chose qui me fascine, pour en finir avec tout ça, la chose qui me fascine c’est ceci, c’est que : pourquoi est ce que Spinoza ne le dit pas ? Évidemment, la réponse, elle doit être complexe. En fait, s’il ne le disait pas c’est que tout ça se serait faux ce que je dis. Il faut bien qu’il le dise. Et, il le dit. Bon, alors, ma question se transforme : s’il le dit, pourquoi il le ne dit pas très clair ? Hé, ben... là, je crois c’est simple... Il ne pouvait pas faire autrement. Il le dit où ça ? Il le dit et il a cet ordre très curieux :
-  idées inadéquates et passions joyeuses, sélection des passions joyeuses.
-  Deuxième étape : formation des notions communes et affects actifs qui découlent des notions communes.

-  Troisième étape, troisième genre de connaissance : idées des essences, non plus notions communes mais idées des essences singulières, et affects actifs qui en découlent. C’est trois étapes c’est... Il les présente comme trois étapes successives, mais dans le cinquième Livre. Et le cinquième Livre ce n’est pas un livre facile, on a vu pourquoi. Il dit : ça c’est un livre de toute vitesse. Et encore une fois pas parce qu’il est mal fait ou vite fait. Parce que, au troisième genre de connaissance, on attend une espèce de vitesse de la pensée, que Spinoza suit et qui fait de l’Ethique... et qui donne à l’Ethique cette terminaison admirable, comme une espèce de terminaison à toute allure. Une espèce de terminaison éclair. Bon. Il le dit donc dans le cinquième livre. Il me semble. Notamment, j’attire votre attention sur un théorème, sur une proposition.

-  Au début du cinquième Livre où Spinoza dit :" tant que nous ne sommes pas tourmenté par... tant que nous ne sommes pas tourmenté par des sentiments contraires à notre nature, nous pouvons"... pour moi, c’est le texte, c’est un texte fondamental puisque, on ne peut pas dire plus clairement : Qu’est ce que c’est que des sentiments contraires à notre nature ? Vous regarderez le contexte. C’est l’ensemble des passions de tristesse. En quoi les passions de tristesse ou les sentiments de tristesse sont-ils contraires à notre nature ? À la lettre, en vertu de leur définition même, à savoir : ce sont les effets de la rencontre de mon corps avec des corps qui ne conviennent pas avec ma nature. Donc, c’est à la lettre des sentiments contraires à ma nature.

-  Et bien, tant que nous ne sommes pas tourmentés par des sentiments... c’est-à-dire "en tant" que nous sommes tourmentés par de tels sentiments, en tant que nous avons une tristesse, que nous éprouvons une tristesse, pas question de former une notion commune relative à cette tristesse. Je ne peux former une notion commune qu’à l’occasion de joies. C’est ça. De joies passives. Seulement lorsque j’ai formé une notion commune à l’occasion d’une joie passion, à ce moment-là ma joie passion se trouve doublée d’idées adéquates, notions communes du second genre et idées des essences du troisième genre ; et redoublée par des affects actifs, affects actifs du deuxième genre et affects actifs du troisième genre.

-  Alors, qu’est ce qui se passe ? Et en même temps, il n’y a pas tellement de nécessité. Là, j’insiste pour en terminer. Mais, ce qui me trouble c’est que, évidemment, les passions joyeuses m’induisent à former. Ça, c’est comme un bon usage de la joie. Mais, on conçoit, à la limite, quelqu’un qui éprouverait des passions joyeuses par... le hasard serait bon, le sort le favoriserait, il aurait beaucoup de joie. Et, il n’y aurait pas... il ne formerait pas de notion commune. Il resterait tout à fait dans le premier genre de connaissance. Là, c’est évident que ce n’est pas une nécessité. Les passions joyeuses ne me contraignent pas à former la notion commune. Elles me donnent l’occasion. C’est là où entre le premier et le second genre de connaissance, il y a comme une espèce de fossé. Alors, je le franchis ou je le franchis pas ?

-  Si la liberté se décide à un moment donné, chez Spinoza, c’est là. Il me semble que c’est là. Je pourrais, en effet rester, même éprouvant des passions joyeuses, je pourrais rester éternellement dans le premier genre de connaissance. A ce moment là, je ferais un très mauvais usage de la joie. Si fort que je sois induit à former des notions communes, je ne suis pas, à proprement parlé, déterminé à le faire. Voilà. En tout cas, il me semble que c’est une espèce de succession très ferme, à la fois logique et chronologique, dans cette histoire des modes d’existence ou des trois genres de connaissance.

-  J’insiste sur cette idée de doublure ou de doublage. Au début, je suis rempli d’idées inadéquates et d’affects passifs. Et petit à petit j’arrive à produire des choses qui vont doubler mes idées inadéquates et mes affects passifs, les doubler par des idées qui sont, elles, adéquates et par des affects qui, eux, sont actifs. Si bien que, à la limite, si je réussis... si je réussis, j’aurai toujours des idées inadéquates et des affects passifs,car ils sont liés

à ma condition tant que j’existe ; mais ces idées inadéquates et ces affects passifs n’occuperont, relativement, que la plus petite partie de moi-même. J’aurai creusé en moi... à la lettre c’est ça... j’aurai creusé en moi des parties qui sont occupées par des idées adéquates et affects actifs ou auto-affections. Voilà. Oui ?

UN ÉTUDIANT : (Question inaudible)

DELEUZE : Je réfléchis....hein... je réfléchis. Les deux ne s’opposent pas forcément. d’accord Ça ne s’oppose pas forcément. Je répondrais en tout cas, il ne s’agit pas de... parce que... très souvent on a tendance à interpréter Spinoza comme ça et ça le rend vraiment ordinaire. Je crois. Il ne s’agit pas d’une science. Encore une fois, c’est pour ça que j’insiste, les notions communes, bien sûr elles ont un aspect. Si vous voulez, moi, je crois... je dirais plutôt, par exemple, les idées géométriques... faire de la géométrie, c’est très important pour Spinoza, pour la vie même, quoi, dans la vie... mais les idées géométriques ce ne sont pas elles qui définissent les notions communes, les idées géométriques c’est simplement une certaine manière, une certaine possibilité de traiter les notions communes. Les idées géométriques.... on pourrait dire, la géométrie c’est la science des notions communes. Et les notions communes, elles ne sont pas en elles-mêmes une science, elles sont un certain savoir. Mais c’est presque un savoir-faire.

Alors, quant à votre question précise, je dirai : Anne (Querrien)l’a très bien dit, il y a trois choses en fait dans vos termes. Je dirai : les notions communes elles ne s’opposent pas du tout à l’idée d’un je. Il y a un véritable je, au sens très large, des notions communes puisque c’est un jeu de composition. Il y a notion commune dès qu’il y a composition de rapports. Alors, je peux toujours essayer de composer... ça s’oppose sûrement à l’improvisation. Puisque ça implique et ça suppose, d’abord, la longue démarche sélective où j’ai séparé mes joies de mes tristesses.

UNE ÉTUDIANTE : (inaudible) Ce que l’on appelle l’improvisation en général, ça relèverait ... (inaudible) DELEUZE : Si tu penses à l’improvisation, en effet, définie comme le sentiment... alors une espèce de sentiment vécu de la composition des rapports, par exemple, en effet, dans l’exemple du jazz, on peut tout prendre, mais... heu... Et bien, dans l’exemple du jazz, par exemple, la trompette entre à tel moment. C’est exactement, je crois, ce que le mot anglais timing dit, le timing, c’est-à-dire le timing... il y a des mots... là, le français n’a pas ces mots. Les Grecs avaient un mot très intéressant qui correspond exactement au timing américain. C’était le kaïros. Le kaïros, c’est une notion tout à fait... les Grecs s’en servent énormément. Le kaïros c’est : exactement le bon moment. Ne pas rater le bon moment. C’est... aussi bien, on traduit... mais le français n’a pas un mot aussi fort... Il y avait un Dieu, il y avait une espèce de puissance divine du kaïros chez les Grecs. L’occasion favorable, l’opportunité, le truc...ha, ben oui, c’est le moment où la trompette peut prendre les choses, là.

Anne Querrien : (inaudible) ... c’est-à-dire le moment où l’on arrive à trouver l’agencement collectif. (inaudible) Donc, le moment et la conséquence, mais aussi qu’est ce qu’elle joue pour être en agencement avec la batterie... (inaudible) Et dans cet agencement, en fait il s’agit de construire un agencement collectif... (inaudible) UNE INTERVENANTE : L’agencement collectif, en fait, il se construit dès que chacun comprend quels sont les rapports qui le constituent. Enfin, il n’y a rien d’autre qui puisse lui permettre, en plus... Anne Querrien : (inaudible) L’INTERVENANTE : Ben, bien sûr. Anne Querrien : (inaudible) ... l’improvisation... L’INTERVENANTE : Mais, ce n’est pas une improvisation, c’est une connaissance des rapports qui te constituent. Anne querrien : (inaudible) Je connais des copains qui m’ont parlé de la manière dont ils font leur orchestre de jazz. Ils sont cinq. (inaudible) DELEUZE : La notion d’agencement collectif est difficile parce qu’elle ne peut pas beaucoup nous apporter des lumières quant à Spinoza, surtout que Spinoza, lui, il emploie son mot qui vaut largement celui-là. Quand il dit notion commune, là encore une fois, ça veut dire quelque chose de très précis. Je crois même que c’est finalement impossible pour lui, selon lui, que je, moi, individu pensant, que je forme... j’ai essayé de le dire tout à l’heure... comprenez... je ne peux pas former. C’est une notion tellement peu intellectuelle, la notion commune, tellement vivante... que je ne peux pas former une notion commune, c’est-à-dire l’idée de quelque chose de commun, entre mon corps et un corps extérieur sans que se constitue, encore une fois, un troisième corps dont le corps extérieur et moi, nous ne sommes que les parties.
-  Si je forme la notion commune de mon corps et du corps de la mer, de la vague... si je reprends mon exemple : apprendre à nager.... je forme la notion commune de mon corps et de la vague. Là, je forme un troisième corps dont et la vague, et moi, nous sommes les parties. À plus forte raison si... c’est pour ça que Spinoza nous dit : "mais c’est évidemment entre les hommes que les notions communes"... Là, on voit très bien ce qu’il a dans l’esprit et à quel point ce n’est pas du tout comme... comme on le dit parfois des notions... on les traite, encore une fois, la catastrophe c’est quand on... à mon avis, la catastrophe qui nous empêche de comprendre tout ce qu’il veut dire... c’est lorsqu’on traite les notions communes comme des trucs abstraits. Et là, ça c’est sa faute. Mais, il avait des raisons. C’est sa faute parce que lorsqu’il introduit, la première fois, les notions communes, il les introduit sous cette forme : "les notions communes les plus universelles. Exemple : tous les corps sont dans l’étendue". L’étendue comme notion commune.

 14- 31/03/81 - 1


 14- 31/03/81 - 3


 14- 31/03/81 - 2


 15- 07/04/81 - 1


 15- 07/04/81 - 2


 15- 07/04/81 - 3


 16- 28/04/81- 2


 16- 28/04/81 - 1


 17- 05/05/81 - 1


 17- 05/05/81 - 2


 17- 5/05/81 - 3


  18 - 12/05/81 - 2


  18 - 12/05/81 - 3


 18- 12/05/81 - 1


  19- 19/05/81- 1


 19- 19/05/81 - 2


 19- 19/05/81 - 3


 20- 26/05/81 - 2


 20- 26/05/81 - 1


 21- 02/06/81 - 1


 21- 2/06/81 - 2


La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien