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9- 07/01/1986 - 2

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Gilles Deleuze / Foucault - Le Pouvoir cours 9 du 07/01/1985 - 2 transcription : Romain Louveau

Et inversement... Ce qui me permettrait de répondre à une question, moi qui m’intéresse beaucoup, c’est : En quel sens ce qui ne fait pas partie explicitement d’une oeuvre - c’était une question que Foucault avait très bien posée, Klossowski aussi à propos de Nietzsche - en quel sens les lettres de Nietzsche par exemple font-elles partie de l’oeuvre ? ... Est-ce qu’elles en font partie, est-ce qu’elles en font pas partie ?... La question que je poserais c’est « en quel sens les entretiens de Foucault font-ils ou ne font-ils pas partie de son oeuvre » ? Si se posait le problème d’une publication des entretiens... quel sens est-ce qu’ils ont ? Ça me paraît évident. Les entretiens développent toujours le ici-maintenant qui correspond à un livre. Le livre lui portant sur une période historique. Si bien qu’il y a une corrélation stricte entre les entretiens et les livres. Et c’est la ce que je voudrais commencer avant même de commencer vraiment mon analyse, c’est ça que je voudrais développer : l’importance de ces deux questions : Comment ça se passe à telle époque ? Qu’en est-il aujourd’hui ?

Il y aura continuité mais une espèce de continuité souterraine. Et il y a que la pratique qui peut faire saisir cette continuité - c’est pas une continuité réflexive. C’est pour ça qu’il n’en parlera pas dans ses livres. Mais l’actualité de ses livres vient de ce que le ici-maintenant s’impose de toute évidence. Si bien que la cohérence de Foucault du point de vue de sa vie, de son oeuvre, m’apparaît très claire. Qu’est-ce qui se passe ? Je prends Surveiller et Punir. Surveille et Punir, on l’a vu, traite d’une durée courte (fin du 18ème début du 19ème siècle). Il s’agit de quoi ? Il s’agit du droit pénal et de la prison. Bon. Parrallellement, dans les entretiens de cette époque, de quoi s’occupe Foucault ? La prison aujourd’hui. Pratiquement, Surveiller et Punir peut être considéré comme le livre auquel répond quelle pratique ?

Foucault forme à cette époque-là, autour de 70, un groupe dit « gauchiste » qui je crois a eu beaucoup d’importance parce que ça a été la seule formation après 68, il me semble, à avoir fonctionné ou a avoir proposé un fonctionnement très particulier - là aussi c’est une question de pratique - et ce groupe c’est le Groupe Information Prison (GIP). Je dis que c’est le seul groupe gauchiste qui ait fonctionné, peut être que j’exagère - il a essaimé en tout cas, puisque sur le modèle du GIP s’est constitué un Groupe Information Psychiatrie, des Groupe Information Émigrés. et à ce moment là il y a eu de grands foisonnements.

Ce qu’il n’y a de pas bien, n’est-ce pas, chez ceux qui parlent aujourd’hui de Mai 68, c’est qu’ils en font un espèce de phénomène intellectuel en oubliant que ce fut un phénomène mondial et de pratique mondial. Et que mai 68 ça a été l’expression en France de quelque chose... qui se passait ou qui se passerait en Italie au japon, en Amérique etc. et qu’on ne peut maintenant penser cette période si on ne la mondialise pas. Or, je dis que, après 68, qu’est ce qui se passe ? Il y avait re-formation de groupes relativement centralisés. Je me rappelle la gauche prolétarienne était très centralisée. Il y avait des chefs là dedans. (rires) Des chefs qui voulaient du sang. Qu’est-ce qu’a fait Foucault à cette époque ? Je parle de pratique mais je crois que c’est pas manière de faire une parenthèse, c’est que c’est très difficile de comprendre, de vivre aujourd’hui si vous avez pas un peu le pressentiment que c’est ce qui est toujours resté pour nous problème pratique. J’ai le sentiment que il y a eu d’abord une évaluation chez Foucault : à savoir - évaluation pratique : "quelque chose va se passer dans les prisons". Bon ; c’est une évaluation politique. À mon avis c’est très difficile de comprendre quoi que ce soit en politique sans être traversé par ces évaluations : qu’est-ce qui va se passer hein ? L’impression que quelque chose allait se jouer, se passer dans les prisons ... Vous me direz "c’est pas difficile, il y avait eu des mouvements". Oui les mouvements commençaient. Mais je recommence la même chose que pour la lecture : ce qui est difficile, c’est de dire : "ah bah oui ça c’est important"... "ça ça va pas avorter". Il y a eu une grande évaluation de Foucault se disant "là il y a quelque chose". Comme si dans la torpeur de l’après 68, bizarrement, un foyer se rallumait mais dans les prisons. Ça avait été précédé par le grand mouvement des prisons en Amérique. Foucault travaillait sur les prisons, travaillait théoriquement sur la prison ou il avait l’air de travailler théoriquement sur la prison au 18ème / 19ème, il était très sensible au mouvement des prisons en Amérique, il était très sensible à l’affaire Jackson qui a l’époque avait une grande importance, et il pressentait... quelque chose va se passer en France.

Et son idée de la formation du GIP c’est quoi ? Et bien c’est faire un groupe non centralisé. Bon. Par là c’est une descendance de 68. 68 se présente comment ? un mouvement non centralisé, qui se voulait un mouvement non centralisé. Disons tout de suite : un nouveau type de lutte. Guattari avant 68 avait lancé, ce qui était une interprétation déjà de formes de luttes qui surgissaient, l’idée de luttes "transversales", par opposition aux luttes centralisées de type classique (c’est à dire centralisées autour d’un syndicat, autour d’un parti - il s’agissait évidemment du parti communiste et de la CGT). Les luttes transversales... il semble que mai 68 a été l’éclatement d’un réseau transversal où les luttes cessaient d’être centralisées. Donc un nouveau type de lutte, on va voir l’importance que ça a quand on va revenir à la théorie. Et le GIP s’est formé comment, qu’est-ce que c’est une lutte transversale par opposition aux luttes centralisées ? C’est une lutte où il n’y a pas de représentants. Personne ne se fait représenter. Personne ne peut dire je représente ceux-ci. Comprenez... si vous croyez à la philosophie, vous ne penserez jamais que - lorsqu’on parle d’une critique de la représentation aujourd’hui - vous penserez pas que c’est une affaire d’intellectuels. On ne peut pas critiquer la représentation si on est pas sensible à la pratique qu’entraîne une telle critique. Et la pratique qu’entraîne une telle critique est très simple, elle veut dire "je ne parlerai jamais pour les autres", "je ne me croirais jamais le représentant de quelqu’un". Alors ça c’était étrangement nouveau. Foucault je crois - il y a des gens qui n’ont pas le droit de critiquer la représentation, parce que quand ils critiquent la représentation c’est vraiment du bout des lèvres et ils critiquent la représentation en prétendant représenter quelque chose ou quelqu’un. Je dirais que c’est la critique académique de la représentation. Il n’y a de critique que pratique. Si je critique en tant que philosophe la représentation je m’engage à quelque chose aussi : ne faire partie d’aucune commission. C’est aussi simple que ça. C’est à dire ne jamais rien représenter ; sinon ça va plus. comment voulez vous d’un côté dire "la représentation ça va pas, faut faire une philosophie qui n’est pas une philosophie de la représentation", et puis continuer tranquillement à représenter ? (rires) C’est pas bien sérieux. Je veux dire, si on pose la question de la vie et de l’oeuvre - c’est pas qu’il faille être cohérent à tout prix, mais c’est qu’on peut pas avoir de très bonnes idées, n’est-ce pas, si on s’aperçoit pas qu’on est encore en représentation quand on dit « à bas la représentation » ... Qu’est-ce qu’il a saisit Foucault ? Il a saisit quelque chose de crucial à travers les prisons. Il a saisit que les gens ne cessaient pas de parler pour les prisons. Mais que les prisonniers ils ne parlaient jamais. Il faut quand même vous remettre, c’est pourtant pas vieux, les choses elles ont beaucoup bougé, en pas tellement d’années, parce que maintenant ce n’est plus vrai, y’a les petites annonces de Libération par exemple. Les prisonniers ils parlent pour leur compte. Bon. Mais vous savez, même après 68 c’était effarant ! À la télé il y avait tout le temps des émissions sur les prisons puisque c’était déjà un sujet à la mode. Et on faisait parler strictement tout le monde : les avocats de gauche, les avocats de droite, les visiteuses de prison, elles étaient épatantes, c’était souvent des dames merveilleuses et tout ça, des juges, des gens de la rue, la concierge... n’importe qui sauf les prisonniers. Bien plus : sauf les anciens prisonniers. Y’avait que une personne qui n’avait pas le droit de parler de la prison, c’était celle qui y était ou qui y avait été. La critique de la représentation, ça voulait dire : les prisonniers, ils avaient pas besoin de représentants pour dire ce qu’ils ont à dire. Simplement, il fallait organiser un groupe. Un groupe transversal. Un groupe non centralisé. On part d’une hypothèse de travail : Foucault et d’autres, ils avaient élaboré un questionnaire - c’était pas marrant hein - j’essaie de dire ce qu’a été une pratique pour Foucault - c’est pas marrant parce que le questionnaire, où est-ce qu’il allait le placer ? Où il allait le placer son questionnaire ? D’abord il fait son questionnaire, une série d’hypothèses, et puis il s’agissait que ce soit les prisonniers qui répondent et qui remanient le questionnaire. Il était pas visiteuse de prison Foucault ! Comment se constitue un réseau ? C’est pas secret vous savez un réseau, fallait faire la queue, fallait aller dans les queues pour passer le questionnaire aux femmes et aux parents qui faisaient la queue pour voir les prisonniers. Ils se demandaient ce que c’était les gens. Et puis il est évident que les gardiens, ils ont vite compris... et que, dès qu’il ont eu un exemplaire du questionnaire, ça a commencé à mal tourner. Bon, se constituait une pratique et Foucault constituait sa pratique. Et il a commencé aux queues des prisons, dans les défilés de gens qui faisaient la queue, et souvent, bah ils sont comme tout le monde, ils veulent pas d’histoire, ils comprennent pas comment, c’est bizarre ce qu’on leur demande là, et puis, si on leur demandait de passer le papier aux prisonniers mêmes ou bien de répondre eux-même... et puis, petit à petit, ça a marché. Il a fallu des équipes ... ça s’est fait, c’était pas du tout centralisé, c’était pas pyramidal, là, un groupe, un autre groupe : rapport transversal, les gens qui faisaient la queue aux prisons. Bon et puis les groupes ça a essaimé, à savoir : troisième groupe. Foucault et les autres ont joint d’anciens détenus. Ça, ça a été un apport formidable, avec des tensions, des rapports de pouvoir, c’était pas simple, il fallait à chaque fois... il y avait, je disais tout à l’heure, des réactions de panique des personnes qui faisaient la queue aux portes de prisons parce qu’elles voulaient pas d’histoire. Mais quand les anciens prisonniers parlaient : il y avait des tensions entre eux, il y avait des rapports de pouvoir - ça donnait déjà raison à Foucault ! - il y avait des rapports de pouvoir partout. Il y avait un prisonnier qui arrivait, il arrivait le premier. Bon. Il avait un prestige, et Foucault avait son prisonnier (rires) en même temps c’était la grande parade tout ça - il y avait le prisonnier... le département de philosophie avait son ouvrier (rires) et y’avait le prisonnier à Foucault. Et quand le second prisonniers est arrivé il était jaloux du premier ! alors y’avait des conversations entre eux qui étaient très très curieuses : ils se toisaient et puis ça allait pas fort ils disaient « toi t’as fait combien ? » et puis l’autre il disait « j’ai fait huit ans », « où ça ? », « Melun » et puis l’autre le méprisait parce que le premier il avait fait 15 ans et puis dans des centrales plus dures... - Il y avait une question de la dureté des maisons des prisons tout ça - alors ça faisait des petits foyers... et Foucault savait très bien tout ça, il arrangeait tout. Mais c’était très fatigant. Nouveau rapport transversal avec un nouveau groupe, les anciens détenus. Et puis chercher les avocats , les magistrats. Alors dans le syndicat de la magistrature le réseau se déplaçait, chaque fois avec des rapports de forces, des rapports de pouvoir, tout ça. Fallait déborder à un moment, il y a eu des mouvements dans des pays voisins ; et puis déborder en province. Et il fallait pas restituer une organisation pyramidale, comment faire ? comment faire par exemple pour que le GIP à Lyon soit absolument maître de ses initiatives, recueillir l’argent, les brochures, tout ça ? Et puis surtout que ce soit les prisonniers qui parlent. Pas facile d’aller chercher les prisonniers dans les prisons pour que les prisonniers parlent , c’est pas facile du tout.

Il y a eu une inspiration Foucault, qui a fait ensuite les groupes d’enquêtes sur les asiles, les asiles psychiatriques, sur les Hôpitaux Psychiatriques . Tout ça s’est développé. Et moi je crois, je fais l’hypothèse que l’une des raisons du silence, de l’espèce d’abattement, de baisse d’espoir qu’a eu Foucault, plus tard, bien plus tard, ça été ce qu’on peut appeler l’échec de ce mouvement ; en appelant échec de ce mouvement le fait que, vers 71-72, beaucoup de gens ont eu l’impression que quelque chose allait changer tant la pression avait été grande, que quelque chose allait changer dans le régime pénitentiaire. Et puis après ça a fait partie de l’après 68, lorsque le couvercle s’est refermé, ça a été, ça a été... il y a eu des changements, on peut pas dire qu’il y ait pas eu des changements. Je pense qu’il y en a eu beaucoup plus que Foucault le pensait, mais Foucault, qui aurait voulu, lui, qu’il y en eut encore plus, a été assez abattu par ce qu’il a considéré, à mon avis à tord, comme un échec. Reste qu’à un moment, bon , j’ajoute - vous allez voir où je veux en venir - tout ça à un moment il a fallu, il y avait un vif intérêt, faire un lien avec les mouvements américains. Fallait que ce réseau du GIP se développe, pousse à la lettre une espèce de transversale, toujours une espèce de rapport de transversalité, vers l’Amérique. Qu’est-ce qui arriva ? C’est là que je retrouve des métaphores spontanéistes : ça a fait presque tout seul, voilà que surgit : Genet. Voilà que surgit Jean Genet. Jean Genet qui était très lié aux Panthères Noires, qui avait pour son compte - qui n’était pas un intellectuel réfléchissant sur les prisons- mais qui avait une expérience notoire et solide de prisonnier... il arrive là dedans, très bien. Et il joue son rôle là, cet espèce de rôle de charnière, et Jean Genet n’agit pas dans le GIP à titre d’auteur prestigieux ou d’intellectuel, sans doute il y avait du prestige, évidemment, mais il est actif et en tant qu’il est actif et pas en tant qu’intellectuel. C’est en tant qu’intermédiaire avec les Panthères Noires. Je veux en venir à ceci : il y a trois problèmes pratiques du ici-maintenant. Et sans cette longue parenthèse sur le GIP, je ne pourrais pas dégager les trois problèmes. Il me semble qu’il y a trois problèmes pratiques pour tout ici-maintenant. C’est :

-  Quel nouveau type de luttes, s’il y en a, quel nouveau type de résistance au pouvoir. Vous me direz "mais tu parles de résistance au pouvoir avant d’avoir parlé du pouvoir". Oui, ça n’a pas d’importance. Il y a des foyers de pouvoir, il y a des foyers de résistance au pouvoir, et les foyers de résistance au pouvoir sont des foyers de pouvoir. C’est évident. Bon. Quand je dis résistance au pouvoir je dis aussi bien pouvoir. Donc : tel nouveau type de vie. Aujourd’hui, ici et maintenant, quel que soit le temps.

-  Deuxième question : y-a-t-il un rôle particulier aujourd’hui, ici et maintenant, qui serait celui de l’intellectuel ?

Y-a-t-il encore une autre question ? Ah peut-être mais qu’est-ce que ce serait...
-  Ici et maintenant, qu’est-ce que signifie être sujet ?

Pourquoi je dis que ce sont les trois questions ? Laissez-moi aller doucement.

D’abord, si vous regardez bien ces trois questions, je dirais : l’une concerne évidement le pouvoir (quel nouveau type de luttes aujourd’hui). La seconde concerne évidemment le savoir (quel est le rôle de l’intellectuel). Tout ça, c’est pas dans la tête de Foucault. Pas plus que mai 68 n’est dans la tête d’intellectuels. C’est quoi alors ? Il faut remonter y’a longtemps, ça fait partie de notre histoire. Ce qui fait partie de notre histoire je crois - là je fais de l’histoire très sommaire mais... - c’est que tout ça se met à bouger, à partir et autour de 1950. En fonction de quoi ? en fonction de l’expérience et de la rupture yougoslave.

C’est la grande date de la première mise en question il me semble en pays communiste du centralisme. Ce qui se présente à ce moment là comme l’expérience de l’autogestion yougoslave. Avec un théoricien-praticien : Djilas, qui à ce moment là est un compagnon de Tito (et que Tito devait mettre en prison plus tard). C’est la rupture yougoslave qui a été un grand détonateur. Et à partir de la rupture yougoslave, la question qui sans doute était sous-jacente a éclaté sous la forme : une nouvelle politique non centralisée, et la chance, en pays capitaliste, d’instaurer des luttes d’un nouveau type. Le thème de la transversalité commence à naître après 1950. Et si le foyer de départ - enfin de gros départ - a été l’expérience yougoslave, par quels chemins elle a essaimé ? Elle a pas essaimé par un mouvement du haut en bas, elle a essaimé par réseaux, par lignes brisées. C’est passé par l’Italie, et la réinterprétation du marxisme par les italiens, notamment par un italien, on verra - parce que c’est assez lié à Foucault tout ça - par un italien que je crois très important qui s’appelle Mario Tronti, qui était un membre du parti communiste et qui a tenté une réinterprétation du marxisme en fonction des conditions italiennes. Qu’est-ce que c’était que les conditions italiennes ? Les conditions économiques italiennes étaient très différentes des conditions yougoslaves mais l’existence d’une espèce de double marché dans l’économie italienne, d’un secteur noir, de travail intérimaires, d’un travail noir etc. qui avait pris en Italie, très tôt, une espèce de forme institutionnelle, a été fondamentale pour la formation d’un thème de l’autonomie . Et l’autonomie, le thème de l’autonomie, est partie de Tronti qui était traversé aussi par l’idée d’une nouvelle forme de lutte non centralisée. Or dès le début, ce thème des luttes transversales, des luttes non centralisées, inspirées par l’autogestion yougoslave, puis par l’autonomie italienne, a été mêlé à une question plus confuse, plus difficile, et qui était quelque chose comme : "vers une nouvelle subjectivité".

Est-ce que nous sommes sujets de la même manière qu’il y a 40 ans, 50 ans ? Que signifie être sujet ? Peut-on tenter de se dégager de la centralisation sans être sujet d’une nouvelle façon, sans qu’il y ait un nouveau style de subjectivité ? Et Tronti allait très loin dans la réintroduction d’une nouvelle subjectivité dans le marxisme. Et pour lui le marxisme c’était la promotion d’une nouvelle subjectivité. Se faisait par Tronti, évidement, un certain lien avec l’École de Francfort. Tout ça est très minutieux. Mais en même temps qu’en Italie, et l’un d’ailleurs influençant l’autre, c’était réciproque, autour de Sartre en France. Autour de Sartre se formait le thème de "vers une nouvelle classe ouvrière". Notamment avec un proche de Sartre dont l’un des pseudonymes était Gorz. Et avec Gorz surgissait "vers une nouvelle classe ouvrière", double sens de nouvelles luttes, de nouvelles formes de luttes et de résistance au pouvoir et d’une nouvelle subjectivité. Et en France même, d’autres groupes avant 68 développaient ces question. Cette triple question : nouvelles formes de lutte, nouveau rôle de l’intellectuel, nouvelle subjectivité. C’était les trois. Il me semble les trois grands pôles de ce qui tourne autour de 68, de ce qui éclatera en 68 - et encore une fois ce ne sont des question théoriques que si vous voyez pas qu’elles n’attendent pas des réponses théoriques, qu’elles se font pratiquement. Elles se dessinaient pratiquement dans l’histoire. Et en France, ce sera aussi les trois questions - dosées diversement, c’était très subtile, les groupes se haïssaient déjà en eux - il y a avait donc Sartre, mais il y avait aussi « Socialisme et Barbarie » qui tournait tout à fait autour de ces trois questions, y’avait aussi le situationnisme, il y avait enfin les dissidents du PCF à savoir "La voie communiste", il y avait Guattari, qui lançait son thème de la transversalité et qui lançait déjà son thème d’une micro-politique du désir. Il y aura évidemment un écho chez Foucault lorsque Foucault lancera son thème d’une micro-physique du pouvoir. Voyez en quoi précisément les luttes transversales non centralisées dégagent une espèce d’élément, qu’il faudra analyser, mais microphysique, une microlitique.

Si bien que je veux en venir à ceci : les trois questions répondent assez aux trois célèbres questions kantiennes - toutes proportions gardées : Que puis-je connaître (Critique de la Raison Pure) ? Que dois-je faire (Critique de la raison pratique) ? Que puis-je espérer ? Il faut admirer la perspicacité de Kant lorsqu’il a pensé que c’était les trois questions fondamentales puisque tant d’années après nous voyons... Que dois-je faire ? c’est à dire "quels sont les nouveaux types de luttes aujourd’hui, quels sont les nouveaux foyers de résistance au pouvoir" ? ; Que puis-je connaître ou savoir ? c’est à dire « quel est le rôle de l’intellectuel » ? Que puis-je espérer : c’est à dire « y a-t-il une nouvelle subjectivité ? » .

Peut-être est-ce que vous sentez que mon troisième axe, il est planté là : il se plante là-dedans, il est en train de pousser sur ce terrain-là. Alors qu’est ce que fera Foucault ? Ce n’est en rien diminuer je crois la profondeur de son originalité que dire : Foucault est à cet égard le dernier à avoir repris l’ensemble de ces questions pour les porter à un point où elles n’avaient pas été portées. Mais ces questions elles ont leur origine à partir de 1950 et elles traversent aussi bien le marxisme italien, yougoslave, les milieux sartriens, les milieux mai 68. Foucault va leur donner un écho après 68 et peut-être que, sur la premier question (nouveaux types de luttes), il n’apportera pas - il exprimera ce thème de manière très forte - mais peut-être il n’apportera pas une nouveauté très radicale, et ça aura été beaucoup plus de l’avoir fait pratique, c’est-à-dire d’avoir constitué le GIP sur le mode d’un nouveau type de lutte. Mais les luttes transversales dont Foucault à la fin de sa vie refera encore récapitulera encore les caractères principaux, je crois que ce n’est pas le plus nouveau chez lui. En revanche, les deux autres questions (rôle de l’intellectuel, renouvellement), en proposant le schéma suivant qui me semble d’une grande valeur historique : nous en avons fini avec l’époque où l’intellectuel était le gardien de valeurs. En fait on en avait pas fini puisque devait se réveiller, devait ressusciter la vieille figure de l’intellectuel gardien de valeurs sous la forme de l’intellectuel gardien des droits de l’homme. Mais Foucault pouvait penser à un certain moment que cette figure de l’intellectuel était partie. Et il opposait à cette vieille figure de l’intellectuel (l’intellectuel universel) ce qu’il appelait l’intellectuel spécifique. Ou qu’on pourrait aussi bien appeler l’intellectuel singulier si vous avez retenu le thème de la singularité chez Foucault.

Ce n’était plus au nom de son universalité que l’intellectuel agissait. C’était au nom de sa spécificité ou sa singularité. Qu’est-ce que ça veut dire ça ? ... En effet si vous demandez : quand est-ce que l’intellectuel commence à être un porteur d’universel ? Là il faudrait faire de l’histoire très très bien et je sais pas, est-ce qu’on peut le dire déjà de la renaissance ?Que l’intellectuel de la renaissance est porteur d’une espèce d’universalité ? je sais pas, parce que l’universalité c’est d’abord le catholicisme. Alors est-ce que l’intellectuel catholique, est-ce que le clerc catholique est déjà une figure de l’intellectuel de l’universel ? peut-être, je sais pas, c’est trop compliqué mais enfin... Au 18ème siècle, si vous prenez les interventions retentissantes de Voltaire en politique, il y a quelque chose là comme un intellectuel porteur d’universalité. Il se mêle d’affaires juridiques au nom de quoi ? des Lumières, de la justice... les Lumières... si je fais un grand bond dans l’histoire, je saute à Zola, dans son intervention célèbre pour l’affaire Dreyfus, se présente explicitement comme gardien des valeurs d’universalité, à savoir : aucune raison nationale ne peut justifier un faux jugement, un trafic de preuves... c’est au nom de l’universel... mais il faudrait suivre, si je prend encore ceux-là qui ont eu un grand rôle d’intellectuel, André Gide, quand il dénonce les conditions d’un jury dans un procès célèbre à l’époque, les conditions de la justice, du travail colonial : ce sont des interventions de grands intellectuel et qui ont un grand retentissement, qui ne seront jamais pardonnées à Gide : son homosexualité, on lui aurait pardonné mille fois à l’époque, mais l’histoire du Congo ça c’était plus difficile à lui pardonner. Et puis, plus récemment Sartre. Sartre c’est pas faux, de dire comme on l’a dit, et ça n’a rien d’hostile, que chez Sartre il y avait quelque chose de relativement proche de Voltaire, ou de Zola. Que le courage de cet homme est passé par... peut-être qu’au niveau de Sartre y’avait les deux : la naissance d’un nouveau rôle de l’intellectuel et le maintien et l’aboutissement de la vieille figure de l’intellectuel gardien des valeurs de l’universel. Mais dans l’analyse de Foucault il y a un moment où il se situe au niveau de la bombe atomique... Lorsque les physiciens sont intervenus contre la bombe atomique. Ils ont fait en effet un acte très curieux. c’était pas au nom des valeurs de l’universel, c’était au nom de leur situation spécifique, à eux, les physiciens. "Nous qui savons de quoi nous parlons nous vous disons que...". L’intellectuel ne se réclamait pas de valeurs, (justice, etc.), mais de sa situation spécifique, à savoir : "nous qui avons fait cette bombe nous savons que et voilà ce qu’on vous cache". À partir de sa situation singulière, à partir du fond du laboratoire où il était.... c’était une toute nouvelle figure de l’intellectuel que Foucault a très bien dégagée. Et si Genet allait parler des prisons, c’était pas au nom du droit et de valeurs éternelles.

C’était au nom de son expérience singulière à lui, qui pouvait se lier à l’expérience singulières des Panthères noires en Amérique, qui pouvait se lier à l’expérience singulière des Français en prison etc. C’était au nom de la singularité, de sa propre singularité d’intellectuel, que l’intellectuel allait pouvoir parler. D’une certaine manière ce ne serait plus jamais au nom des droits, même si c’était les droits de l’homme, ce serait toujours au nom de la vie, et d’une vie singulière. Alors je crois réellement que chez Foucault, les trois questions se sont réunies. Pour la dernière fois actuellement, pas pour la dernière fois pour toujours, mais la période est très mauvaise aujourd’hui donc les questions se sont à nouveau désunies dans une espèce de nuit de la non-question, mais là, elles se sont réunies pour la dernière fois de la manière la plus forte chez Foucault - et encore une fois il s’agissait pas de réflexions abstraites. A l’horizon de la question "nouveau types de luttes" il y a l’expérience du GIP. À l’horizon de "y a t il des chances pour une nouvelle subjectivité", y’a surement l’attrait qu’il éprouvait pour les communautés américaines, l’intérêt qu’il éprouvait pour des formes, tantôt des formes solitaires, tantôt des formes communautaires, où il marquait très bien que pour lui en effet le problème de la formation d’une nouvelle subjectivité, concrètement, c’était une manière de se dérober l’identification. Les manières de se dérober à l’identification c’était aussi bien des manières communautaires que des subjectivités de groupe. Est-ce que les groupes américains aujourd’hui élaborent... - Vous savez, les choses qui s’élaborent, ça s’élabore dans la médiocrité, la nullité aussi bien que la grandeur, c’est, comme disait l’autre, c’est toujours de la saloperie (rires)... Alors est-ce que dans les communautés américaines, est-ce que dans les communautés aujourd’hui, est-ce que s’élabore une nouvelle forme de subjectivité ? il est bien malin celui qui répondrait... en tout cas il faut bien, et là aussi c’est pas des questions théoriques, faut aller y voir. Donc il se peut très bien que dans sa vie même, Foucault soit passé d’une question à l’autre, qu’il ait découvert très tardivement les question pratiques : les nouvelles subjectivités (il fallait qu’il le comprenne à sa manière et je crois qu’il a compris le plus profondément cela). La nécessité d’une nouvelle situation d’intellectuels. D’où les rapports très ambigus de Foucault et de Sartre. Les rapport très ambigus - je veux dire, ils étaient très bien ces rapports, Foucault avait sûrement une très grande admiration pour Sartre mais aucune affinité avec la pensée de Sartre ; il avait une très grande affinité, on le verra plus tard, ça je crois, avec Heidegger, mais pas avec Sartre ; et ça n’empêche pas qu’il avait pour Sartre un très grand respect, et puis, c’était très bien entre eux - mais l’ambiguité, elle venait de ce que Foucault considérait que Sartre était la dernière figure de l’intellectuel, et que Foucault personnellement devait se vivre comme - dans la mesure où il se prenait pour un intellectuel, où il acceptait de se prendre pour un intellectuel - Foucault devait se vivre sous une autre image - pas meilleure, mais autre chose.

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