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9- 07/01/1986 - 1

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Deleuze/ Foucault - Le Pouvoir cours 9 du 07/01/1986 - 1 transcription : Alice Querel

Beaucoup d’entre vous ont suivi ses cours, à un moment ou à un autre, et ont été marqués par lui, et l’ont aimé. Je crois qu’un hommage à lui rendre, et celui qu’on peut lui rendre, c’est relire ses livres pour en évaluer l’importance, depuis la "Naissance de l’histoire". Car je crois qu’il a fait réellement une œuvre.

Alors, à partir de maintenant, nous commençons comme la seconde partie de cette étude sur Foucault. Et la seconde partie, c’est le deuxième axe de sa pensée, et ce deuxième axe de sa pensée concerne le pouvoir. Il était exigé par le premier axe, qui concernait le savoir, et tout le trimestre précédent nous avons été comme amenés en effet à voir comment le domaine du savoir exigeait dans des conditions très précises une réponse qui devait venir d’ailleurs. Et nous avons juste pressenti que sans doute, cette réponse qui devait venir d’ailleurs, elle ne pouvait venir que d’une analytique du pouvoir, que d’une analyse des rapports de pouvoir. J’essaye de résumer une fois de plus ce que nous retenons de l’analyse précédente du savoir.

-  Le premier point c’est que, les formations historiques se présentent comme des strates, des formations stratifiées. On va voir peut-être que par rapport au problème du pouvoir, cette notion de strate ou de stratification, telle qu’elle apparait très rapidement au début de L’archéologie du savoir, prend une importance, prend une nouvelle importance par rapport au problème du pouvoir. Vous le sentez tout de suite, en tous cas il faut le sentir tout de suite, que la question ce serait : et le pouvoir lui, est-ce qu’il est stratifié ? Mais enfin, on en est pas encore là. Ces formations stratifiées se présentent comment ? Elles se présentent comme de véritables couches sédimentaires. Couches de quoi ? Couches de voir et de parler. Les paroles s’entassent, les visibilités s’entassent. Des couches de voir et de parler.

-  Deuxième point : ces couches font appel à deux formes : voir et parler, mais plus précisément, forme du visible et forme de l’énonçable. Et chaque formation stratifiée est faite de l’entrelacement de ces deux formes. Le visible et l’énonçable, ou leur condition formelle, la lumière et le langage.

-  Troisième point : bien que ces deux formes s’entrelacent pour constituer les formations stratifiées, il y a hétérogénéité des deux formes. Ce sont deux formes irréductibles, sans commune mesure. Le visible n’est pas l’énonçable. Parler n’est pas voir. Si bien que l’entrelacement des deux formes est une véritable bataille et ne peut être conçue que comme étreinte, corps à corps, bataille. Et finalement, pratiquement, est-ce que c’est pas ça qui intéresse Foucault et qui explique beaucoup de son style ? A savoir : tout se passe comme si pour lui il s’agissait un peu d’entendre sous le visible des cris, et inversement, arracher aux mots des scènes visibles. Des éclairs sous les mots, des cris sous le visible, perpétuelle étreinte des deux . On l’a vu ça, à propos de Roussel, de Raymond Roussel, c’est ça qu’il va chercher chez Roussel. Les éclairs, là, qui s’échappent des mots, et chez Brisset - ô trotteur insolite, que Foucault commente, plus brièvement qu’il commente Roussel - et chez Brisset, il va chercher des cris sous les mots.  J’ouvre une parenthèse très rapide, parce que j’en peu parlé de Brisset, du texte sur Brisset, mais.. Brisset, ce livre sur le langage, a de très curieuses opérations qu’on aurait tort de prendre pour des exercices d’étymologie fantaisistes. Il y a une bellespage de Brisset sur le mot saloperie. La démarche de Brisset... qu’est-ce qu’il nous dit Brisset ? Il dit : et bien voilà, saloperie c’est quoi ? c’est sale, pas propre, sale ; eau, e-a-u - car l’eau c’est l’origine universelle, c’est de là que sortent les grenouilles et nous sommes tous des grenouilles, c’est la grande idée de Brisset), sal-o-prie, être pris. Ça veut dire que les captifs, dans la guerre, les captifs sont mis dans une espèce de... de terrain, humide, ils sont jetés dans de l’eau sale, les captifs sont mis dans l’eau sale : sale-eau-pris. Ils sont pris dans l’eau sale. Voilà. Vous voyez la démarche ? Le mot. Si c’était de l’étymologie, ce serait une misérable astuce mais c’est mieux que ça, du mot il va arracher une scène visible : le captif là qui baigne dans une espèce de fosse avec de l’eau sale. Donc, et là-dessus, de cette scène visible, il arrache un cri : les vainqueurs, autour de cette fosse, crient normalement « saloperie ! ». Vous voyez, ils injurient les captifs. De ça, nouveau retour à une scène visible : saloperie devient salle-aux-prix. A savoir la salle, comme ici - aux, a-u-x - prix, p-r-i-x. En effet, on ne se contente pas d’injurier, les vainqueurs ne se contentent pas d’injurier les captifs en disant « saloperie », c’est-à-dire tu es pris dans l’eau sale, ils les achètent pour en faire des esclaves, ils les achètent dans ce qui est dés lors une salle aux (a-u-x) prix (p-r-i-x). Je m’arrête parce que des comme ça, dans Brisset, ça n’a pas de cesse. Mais en quoi ce n’est pas un exercice étymologique ? Vous voyez, perpétuellement il part des mots, il en extrait une scène visuelle, il bruite la scène visuelle. Le bruitage, le premier bruitage de la scène visuelle, induit une autre scène visuelle, et il va opérer le bruitage de la seconde scène visuelle. C’est un procédé poétique très intéressant qui fait les plus belles pages de Brisset et perpétuellement, il y a cette espèce d’histoire animée qui saute d’un cri à une scène visuelle, à une visibilité, d’une visibilité à un cri, ce pour quoi, évidemment, Foucault ne pouvait pas passer à côté de Brisset.  Donc, hétérogénéité des deux formes qui sont perpétuellement en rapport de capture, d’étreinte, de corps à corps, l’une avec l’autre.

-  Mais, quatrième point, même si on dit, c’est des rapports de bataille, comment le corps à corps est-il possible, comment l’étreinte est-elle possible ? Puisque les deux formes sont irréductibles. Et l’on a vu la réponse, au niveau de ce quatrième point, finalement ça ne peut pas être autre chose que ceci la réponse, à savoir : il faut bien qu’il y ait un rapport entre les deux formes sans rapport, le visible et l’énonçable, la lumière et le langage. Il faut bien qu’il y ait un rapport entre ces deux formes sans rapport, dés lors le rapport ne peut venir que d’une autre dimension. C’est une autre dimension qui va faire surgir le rapport dans le non-rapport des deux formes. Vous voyez, si là j’insiste parce que ça va être très important pour nous, même avant qu’on comprenne quoi que ce soit - j’ai plus le choix, il faut que cette autre dimension soit informelle et non stratifiée, sinon ce serait pas une réponse au problème. Ce n’est pas une réponse. Il faut que cette dimension soit une autre dimension que celle du savoir. Et qu’elle se distingue du savoir entre autre chose par ceci : elle ne sera pas stratifiée, elle ne sera pas formelle. En d’autres termes, attendez vous.. il ne peut pas y avoir de forme du pouvoir. Je veux dire, presque, il faut comprendre abstraitement avant de voir concrètement. Et on a vu en dernier point, en effet : pourquoi et comment le savoir se dépassait lui-même vers une autre dimension. Et ça a été l’objet de notre dernière séance : comment le savoir se dépasse vers une autre dimension ? Et la réponse à laquelle.. et c’était l’analyse sur laquelle on a terminé, de Azert. Et l’analyse de cet exemple insolite, Azert, qui était comme la contribution propre de Foucault à côté des exercices de Roussel et des exercices de Brisset, ces très curieuses pages de Foucault quand il s’ébat dans Azert Azert, en disant : mais voilà vous demandez un exemple d’énoncé, je vous le donne : Azert. Et puis allez vous faire voir.  Et bien, à mon avis, il savait où ça le menait. A savoir, ça le menait à l’idée suivante que la frontière, la distinction à faire, ne passe pas entre l’énoncé et ce qu’il désigne, ni même entre l’énoncé et ce qu’il signifie. Mais alors entre quoi passe la frontière ? La frontière passe entre l’énoncé et ce qu’il incarne, ou ce qu’il actualise. Et qu’est-ce qu’il actualise ? Qu’est-ce que c’est ça, cette frontière entre l’énoncé et ce qui l’ actualise ? ... L’énoncé se définit par une régularité c’est-à-dire est l’analogue d’une courbe. Mais qu’est-ce que fait une courbe ? Elle régularise des rapports entre points singuliers, elle régularise des rapports entre singularités. Azert régularise des rapports entre points singuliers, c’est-à-dire les rapports entre les lettres dans la langue française et les doigts, entre la fréquence des lettres, les voisinages de lettres, et les rapports de doigts. Voilà des rapports entre singularités. Azert est l’énoncé, comme la courbe qui passe des voisinages de ces singularités. En d’autres termes, l’énoncé Azert renvoie à quoi ? il actualise des rapports de force. Ces rapports de force, c’est des rapports de force entre les lettres et les doigts dans la langue française. Je dirais exactement : voilà comment le savoir se dépasse vers le pouvoir. Pourquoi ? Parce que le pouvoir est rapport, et que le rapport de pouvoir, c’est strictement la même chose qu’un rapport de force. Et chez Foucault, rapport de pouvoir, au singulier, et rapports de force, au pluriel, sont strictement synonymes. Si le savoir se dépasse vers le pouvoir, c’est dans la mesure où les relations des deux formes, (forme du visible et forme de l’énonçable), c’est dans la mesure où la relation des deux formes se dépasse vers des rapports de force qu’elle incarne. Si bien qu’on a la formule abstraite du rapport savoir-pouvoir, avant de comprendre concrètement de quoi il s’agit dans le pouvoir. Et vous voyez l’importance alors, pour tout notre avenir, de la remarque de Foucault : l’énoncé comme élément du savoir, l’énoncé est toujours un rapport avec autre chose, bien que cette autre chose s’en distingue infiniment peu. Ça revient exactement à dire : les relations de savoir sont fondamentalement en rapport avec autre chose qui sont les rapports de pouvoir. Bien que les deux, rapport de pouvoir et relations de savoir, se distinguent infiniment peu. L’autre chose, presque semblable. Seulement c’est un "presque". D’où notre problème devient bien : qu’est-ce que c’est le pouvoir ? On sait déjà la réponse fondamentale de Foucault : le pouvoir est rapport, tout comme le savoir est relation de forme, le pouvoir est relation de forme, le pouvoir est relation de force. Vous me direz c’est pas très fort, le pouvoir est rapport de force. Ça dépend, ça dépend on va voir. On va voir. Et puis faut qu’on pense, que si on avait compris ce que signifie rapport de force, la conception du pouvoir en aurait été radicalement changée. Or, vous direz à bon droit : « Mais c’est pas le seul à avoir défini le pouvoir par des rapports de force », heureusement. Si il y a de l’originalité de Foucault à ce niveau, c’est au de la conception du rapport de force qu’il faut la chercher. Voilà, j’ai essayé de regrouper notre acquis, alors là je lance un vif appel : est-ce qu’il y a des problèmes sur tout ce qui s’est passé au 1er trimestre ou bien est-ce que tout va bien ? Il y a une autre question : est-ce que dans votre lecture de Foucault vous êtes en accord avec la façon dont est représenté le problème du savoir ? mais ça on va le garder pour la fin de l’année si... je sais pas. Enfin c’est maintenant qu’il faudrait parler si vous en avez envie. Vous en avez pas envie... Bien... Ah ! ouais !

-  Le terme de formation discursive n’a jamais figuré dans votre analyse. Vous parlez de formation historique.. (question mal audible)

-  C’est pas faux. Jamais c’est peut-être un peu sévère. Il me semble que j’en ai parlé, je préfère... j’espère que ça y est aussi parfois, j’ai plutôt employé le terme régime d’énoncé. Régime d’énoncé, ouais. Je vais vous dire pourquoi, je crois.. pourquoi en effet vous avez tout a fait raison. Mais enfin on fait toujours son choix dans la terminologie. En revanche, il emploie très très rarement le mot strate, et j’y ai donné une importance essentielle à strate. Évidemment, c’est des petits choix qu’on fait, comme ça. Mais j’ai une raison pour laquelle j’ai très peu, en effet, parlé de formation discursive : c’est que je redoute un peu, en effet, l’ambiguïté à cet égard. Au contraire, je suppose que Foucault aimait beaucoup l’ambiguïté a cet égard. Car, « discursive » a un sens précis en français, et dans la terminologie philosophique. C’est un certain régime de déduction, un certain régime déductif, qui définit un discours. Et lui-même reprendra le mot « discours », par exemple dans un titre : L’ordre du discours. Il va de soi qu’il se fait des discours une conception complètement nouvelle. Et en quoi consiste la nouveauté de la formation du discursif chez Foucault ? C’est que une formation discursive, c’est une famille d’énoncés. Alors, une fois dite, il se fait de l’énoncé une conception paradoxale et complètement nouvelle. Alors, « discursif » c’est chez lui une certaine manière de faire passer sa conception de l’énonciatif. Du coup, moi j’avais pas de raison, il me semble, de reprendre le terme discursif chez lui, parce que c’est un terme de malice. C’est une espèce de mot relativement neutre, où on peut mettre beaucoup de choses, et par lequel il fait passer son truc à lui, à savoir les énoncés, la famille d’énoncés, le régime d’énoncés. Mais presque chaque fois que j’ai parlé de « famille d’énoncés », vous pouviez dire « formation discursive ». Et ce que j’ai essayé de montrer, c’est en quoi une famille d’énoncés chez Foucault - qui ne se définissait aucunement par une ressemblance des énoncés entre eux, mais presque par la possibilité de prolonger les séries de singularité, ce qui est pas tout à fait différent - était une conception encore plus originale. Alors, en effet, « formation discursive » c’est « famille d’énoncés ». Mais votre remarque est tout à fait juste. Dans bien d’autres cas, il me semble, je suis amené à faire... Chacun sa lecture. Je suis amené à privilégier certains termes, euh.. hier citer d’autres termes. Je ne sais pas, je sais pas. Ça se reproduira pour le pouvoir sûrement. Il y a un... il y a une page de Foucault où il emploie une fois un mot qui me parait tellement important, tellement éclaircissant pour l’ensemble de sa théorie, c’est le mot « diagramme ». Et j’insisterai énormément sur le diagramme, bien que... bien que le mot ne soit employé par Foucault que une fois mais dans une page essentielle. Alors tout dépend aussi, là vous savez, chacun de nous est comme ça... Si on est amené à privilégier certains termes par rapport à d’autres quand nous lisons, c’est aussi dans la mesure où nous accordons à telle page ou à telle page, une importance décisive. Un livre, il n’est jamais homogène, un livre il est fait de temps forts et de temps faibles, les temps faibles étant parfois géniaux. Je parle rythmiquement, les temps faibles au sens rythmique. Alors, euh.. c’est évident que deux personnes qui lisent avec passion un livre, il suffit que la passion soit là, je suis pas sûr que la distribution des temps forts et des temps faibles, soit la même dans deux lectures. Si bien que les différences entre lectures, elles précèdent de beaucoup, vous savez, les problèmes d’interprétation. Les différences entre lectures, quand un livre est riche, et beau, elle se passent déjà au niveau du rythme de la lecture. Et vous avez beau lire tout bas, il y a pas de lecture qui ne soit rythmique, c’est à dire avant même que vous ayez compris ce dont il était question, il y a des signaux qui vous parviennent, et ces signaux c’est des trucs qui, comme des petites lampes, qui s’allument et que vous vous dîtes : « ah là, c’est quelque chose d’important ». Et c’est vrai que la lecture c’est tout un exercice respiratoire, un exercice rythmique, avant d’être un exercice intellectuel. Et là, les critères du choix pour quelqu’un, pour dire : « ah là, c’est essentiel », c’est pas parce que l’auteur a mis en italique des phrases, parce que quand il met en italique, ça veut dire que c’est sa lecture à lui, ça veut dire qu’il est en train de se lire lui-même, et que il s’adresse à son lecteur en disant : « ça c’est important ». Alors il faut l’écouter, parce qu’il a quand même un point de vue privilégié, l’auteur. C’est lui qui sait, hein. Mais vous êtes souvent amenés à déporter les italiques, alors ça, il y a une question, de ce thème du rythme, la distribution des temps forts et des temps faibles, qui fait que encore une fois, l’interprétation découle de cette rythmique. C’est même par là que le lecteur, il participe quand même à la création de l’auteur. C’est un peu comme quand, vous savez, quand vous lisez de la philosophie, ou à plus forte raison quand vous lisez de la littérature, c’est très proche de lorsque vous écoutez de la musique. A la lettre, vous n’entendez pas de la musique si vous ne saisissez pas le rythme. Ou même parfois autre chose. On a souvent dit, et ça me parait d’une justesse évidente : on n’entend pas Mozart, on n’entend pas la lettre si l’on est pas sensible à la distribution des accents. Si vous ne répartissez pas les accents, Mozart, à la limite, est un médiocre musicien. C’est un musicien de l’accent. Vous pouvez ne pas le percevoir à la lettre. Mais dans la littérature et dans la philosophie c’est comme ça aussi. Je pense à un auteur comme Leibniz, vous prenez une page de Leibniz, mais avant même, en la lisant, vous ne pouvez pas ne pas vous demander à quelle hauteur est-ce, comme une musique, à quelle hauteur, à quel niveau. Comme une pensée à toujours plusieurs niveaux, elle s’expose à plusieurs niveaux. Lire, c’est assigner telle page à tel niveau, telle page à tel niveau.

Alors, en effet, je reprends Foucault, « formation discursive », je tombe sur « formation discursive », moi je le mettrais au plus bas niveau, pas du tout que ce soit une mauvaise notion, mais c’est une notion piège. Je conçois très bien quelqu’un qui, au contraire, en ferait le centre. Ce serait une tout autre distribution des rythmes, et des temps forts et des temps faibles. C’est pour ça que la seule chose que je prétends moi, c’est pas du tout vous imposer une lecture, c’est vraiment vous en proposer une, pour que vous vous fassiez la vôtre. Et comprenez que à ce moment-là ça servirait pas, ce que vous m’avez pas dit du tout, vous avez eu cette gentillesse, ça montrait que votre question était parfaite, ça servirait pas de me dire : « mais là t’as tort ». Si vous distribuez autrement les accents dans votre lecture, évidemment ya des lectures intenables, ya des lectures intenables, toujours, c’est des lectures qui banalisent, c’est des lectures qui transforment les choses nouvelles en choses toutes faites, voyez ce que les imbéciles disent aujourd’hui sur Foucault. Alors à ce moment-là, faut dire, c’est pas des lectures intenables, c’est des non-lectures. Ils ont jamais lu, ils savent pas lire. Tout comme il y a des gens qui ne savent pas entendre de la musique (je le dis d’autant plus gaiement que j’en suis un), c’est un sens qui vous manque. Ce qui est embêtant c’est de faire un livre sur Foucault lorsque toute lecture vous manque, c’est fâcheux. Mais sinon, toutes les lectures qui sont des lectures sont bonnes. Voilà. Alors on y va. Surtout que dans cette histoire... non, je termine encore les remarques générales en disant : tout ce qu’on a trouvé d’une certaine manière, et là aussi c’est une question de rythme ici, tout ce qu’on a trouvé au niveau de l’axe du savoir, va comme se déplacer au niveau de l’autre axe, l’axe de pouvoir. Et prendre de nouvelles résonances. A savoir, au niveau de l’axe du savoir, on avait trouvé quoi ? On avait trouvé trois choses qui concernaient les deux formes du savoir. A savoir,
-  première chose : il y a différence de nature ou hétérogénéité des deux formes ;
-  deuxième chose : ça n’empêche qui il y ait présupposition réciproque et étreintes mutuelles, le visible suppose l’énonçable et l’énonçable suppose le visible, les deux, corps à corps, perpétuellement ;
-  et la troisième chose, ça n’empêche pas enfin qu’il ait pris ma place sur l’autre : à savoir, primat de l’énoncé sur la visibilité. Il fallait maintenir ces trois accents toniques : hétérogénéité, présupposition réciproque, primat. Primat de l’un sur l’autre. Et bien ces trois thèmes, ces trois accents, on va les retrouver cette fois-ci au niveau des rapports pouvoir-savoir. Et il faudra bien qu’entre le pouvoir et le savoir il y ait hétérogénéité, différence de nature, d’une certaine manière non-rapport. Il faudra bien aussi qu’il y ait présupposition réciproque : pas de savoir sans pouvoir et pas de pouvoir sans savoir. Il faudra bien encore qu’il y ait primat de l’un sur l’autre, à savoir que ce soit le pouvoir qui soit déterminant. Et s’il y a hétérogénéité, vous voyez tout de suite ce que ça veut dire. A savoir, le pouvoir en lui-même n’est pas su, il n’est pas objet de savoir. Mais dans le premier trimestre j’avais fait un rapprochement entre Foucault et Kant, au niveau précisément de l’irréductibilité de l’hétérogénéité des deux formes, qui chez Kant n’étaient pas le visible et l’énonçable, mais étaient l’intuition et l’entendement. Là, je pourrais faire également un rapprochement avec Kant. Car Kant est sans doute le premier à avoir posé une différence de nature entre deux fonctions de la raison. Une hétérogénéité radicale ente deux fonctions de la raison. Et ces deux fonctions de la raison, il les appelait raison pratique et raison théorique. Et les deux étaient hétérogènes, et pourtant la raison pratique avait le primat sur la raison théorique. Elle était déterminante. Et le primat de la raison pratique devait être un thème fondamental de Kant. Et pourtant, l’hétérogénéité des deux fonctions de la raison (fonction pratique et fonction théorique) entrainait quoi ? Que la raison pratique ne soit pas connue et ne donne rien à connaitre. La raison pratique était déterminée par la loi morale selon Kant, mais la loi morale, elle, n’était pas connaissance ni objet de connaissance. Il n’y avait rien à connaitre dans le domaine de la raison pratique. Chez Foucault c’est différent parce que les deux, aussi bien le savoir que le pouvoir, se réfèrent à des pratiques. Pour Foucault il n’y a que des pratiques. Reste que les deux pratiques, pratique du savoir et pratique du pouvoir, sont irréductibles. Si bien que le pouvoir ne peut pas être su. Et pourtant il y a présupposition réciproque. Ou du moins le pouvoir sera indirectement su, il sera indirectement su, il sera su, dans les relations de savoir. C’est le savoir qui nous donnera un savoir du pouvoir. Bon vous voyez tous les thèmes là qu’on a trouvés comme rapport entre les deux formes du savoir vont se déplacer suivant l’autre axe. Si bien que si j’avais à présenter la pensée de Foucault, pour le moment, j’aurais comme les deux axes, avec déplacement, d’un type de problème, d’un axe à l’autre, axe du savoir, axe du pouvoir. Qu’est-ce qu’il se passe maintenant ? Apparait un troisième axe. Il aura fallu que quelque chose apparaisse insuffisant à Foucault dans la distribution des deux axes, qu’un problème plus ou moins urgent devienne pour lui de plus en plus urgent, pour qu’il ajoute ce troisième axe, et fasse un remaniement de sa pensée à la fin. Mais on en est pas là, quoi que, on l’a déjà abordé, et ce que je voudrais c’est que tout ce moment où on va rester sur le problème du pouvoir, vous sentiez à plusieurs occasions, comment se profile, mais de manière même très confuse, la nécessité d’un troisième axe. Mais pour le moment on va se battre avec les deux axes, c’est à dire cette espèce d’excroissance sur le savoir : l’axe du pouvoir, qui vient donc recouper l’axe du savoir. Ce sera de plus en plus une pensée en trois dimension, dès qu’il aura trouvé trois dimensions.

Et bien, qu’est-ce que le pouvoir ? Là je voudrais aujourd’hui que, presque, on en reste à ce que Foucault n’a pas fait. A savoir un exposé des principes du pouvoir. Et pourquoi il n’a pas fait un exposé des principes ? Parce que d’une certaine manière, c’est évident, d’une certaine manière toute sa pensée consiste à dire : le pouvoir n’a pas de principe. Mais enfin, dire le pouvoir n’a pas de principe... Et en plus il voulait, et lui a choisi alors, dans la rédaction de ces livres, il a choisi le point de vue de l’immanence. A savoir le pouvoir est pris dans des rapports de savoir. Donc il faut le saisir dans son immanence au savoir. Mais, on l’a su depuis le début, l’immanence n’empêche pas la différence de nature entre pouvoir et savoir. Si bien que si moi je prends l’autre possibilité, je mettrai l’accent sur la différence de nature entre pouvoir et savoir. Et à ce moment-là, je suis en droit d’essayer, à partir des textes de Foucault, de dégager des principes du pouvoir. Simplement, la seule tache pour moi ce sera de ne pas oublier, à chaque instant, que tout ça c’est très bien, mais ça n’empêche que le pouvoir n’existe que dans ces relations d’immanence au savoir. Vous voyez, Foucault dans ses textes, je crois, privilégie les relations d’immanence au savoir mais n’en maintient pas moins qu’il y a différence de nature entre pouvoir et savoir. Moi je voudrais, pour éclaircir la pensée de Foucault, et uniquement dans ce but, je voudrais faire l’inverse. Mettre l’accent sur la différence de nature, sans oublier une fois qu’il y a l’immanence. Et bien quand je dis.. donc, principe du pouvoir ça revient à dire quoi ? C’est déjà, qu’est-ce que le pouvoir ? Est-ce que c’est une question légitime ? Je veux dire, le pouvoir, est-ce qu’il est justiciable de la question qu’est-ce que ? Une fois dit que le pouvoir c’est comme le savoir, c’est une pratique. En d’autres termes, pour le prendre au sérieux, le pouvoir ça se pratique. Vous me direz la savoir aussi, oui, d’accord, mais on l’a vu, le savoir ça se pratique, c’est voir et parler, et rien ne préexiste à voir et à parler. Et bien le pouvoir aussi ça se pratique, simplement c’est deux pratiques qui diffèrent en nature. Il suffit de dire que la que la question « qu’est-ce que le pouvoir ? » renvoie à une pratique. Il faut que l’inspiration de la question soit elle-même pratique. L’inspiration de la question est elle-même pratique, ça veut dire quoi ? Ça veut dire : qu’en est-il aujourd’hui ? Et là, on touche quelque chose sur la méthode de Foucault. Jamais Foucault n’a posé, d’une certaine manière, n’a posé autre chose que des problèmes historiques. Et pourtant, jamais Foucault n’a posé un problème historique sans que le centre de sa pensée ne concerne aujourd’hui, ici et maintenant. Pourquoi admire-t-il Kant ? Sans doute il admire Kant pour l’ensemble de sa philosophie. Mais il admire particulièrement Kant parce que Kant, selon Foucault, a été sans doute un des premiers philosophes à poser la question du sujet dans les coordonnées ici maintenant. Et que le sujet transcendantal, le sujet universel chez Kant, est inséparable d’un sujet ici et maintenant, c’est à dire : qu’en est-il aujourd’hui, au moment de Kant, qu’en est-il au siècle des lumières ? Et il oppose Kant à Descartes en disant : Descartes en restait à un moi universel. Le sujet du cogito c’est un sujet quelconque, tandis que le sujet kantien sera toujours un sujet du moi au siècle des lumières. Et pourquoi est-ce que le problème historique pour Foucault est fondamentalement lié à la question « qu’en est-il aujourd’hui ? » ? Précisément par la notion de pratique. C’est la notion de pratique, c’est la pratique, qui est la seule continuité de l’Histoire jusqu’à maintenant, jusqu’à présent. C’est l’enchaînement des pratiques qui est la seule continuité historique. Compte tenu des ruptures, des mutations de pratiques, etc., c’est l’élément pratique qui va de l’ancien temps, qui va du passé au maintenant.

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