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8- 17/12/1985 - 2

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(1) Sur Foucault Les formations historiques 
Année universitaire 1985-1986. Cours du 17 Décembre 1985 Gilles Deleuze (partie 2/4) 
 Transcription : Annabelle Dufourcq 
(avec l’aide du College of Liberal Arts, Purdue University)

46 minutes 41 secondes

Et, dans cette seconde régularité... Vous voyez, c’est une seconde régularisation... qu’est-ce que sera mon troisième point singulier ? Mon troisième point singulier se déterminera - ce sera une autre détermination - se déterminera de la façon suivante : point situé en dehors de la droite AB par lequel je me propose de mener une parallèle à AB. Ce sera... [il écrit au tableau].. ; une autre régularité. Vous voyez que les régularités sont infinies. Car, à partir de ce point, je pourrais aussi bien proposer de tracer une sécante. Ça va ? Bon. Je m’en tiens à mes deux séries. Vous voyez que, pratiquement, je peux concevoir, peut-être, une infinité de séries. Mes deux séries, elles sont dans quel rapport ? Convergentes ou divergentes ? C’est-à-dire : même famille ou familles différentes ? En d’autres termes, vous voyez déjà que, dans ma régularisation triangulaire, j’ai, en fait, trois séries. Mais ces trois séries, précisément parce qu’elles sont convergentes, je peux les considérer comme une seule série. Je passe à régularisation. Je la traite aussi comme une série. Quel rapport entre les deux séries ? Est-ce que je peux prolonger l’une dans l’autre ? J’en sais rien d’avance. Peut-être, peut-être... A quelle condition ? A condition de constituer une troisième série qui englobe les deux précédentes. Et ben vous connaissez. Si vous vous rappelez votre géométrie élémentaire, vous connaissez, à quelle condition les deux séries vont se prolonger. La réponse, elle est pas donnée. Peut-être qu’elles se prolongent pas. Dans certains cas elles se prolongent pas. Elles se prolongent à condition que vous introduisiez une nouvelle régularisation. Ce sera quoi ? C’est [il écrit au tableau]. Si vous vous servez d’un des sommets du triangle pour élever la parallèle au côté opposé. Ce sera la condition sous laquelle vous démontrerez que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits. Voilà. Vous aurez fait converger vos séries. Bien. Ah. C’est parfait. On a presque tout trouvé [ ???]. Je veux dire : on peut pas se tromper dans [ ???]. Qu’est-ce qu’on peut dire maintenant ? Et ben voilà : un énoncé, c’est une régularité, Foucault le dit explicitement. Un énoncé, c’est une régularité. Ça veut dire quoi ? Qu’est-ce qu’il régularise ? Il régularise des points singuliers. C’est pour ça que c’est une régularité très particulière que l’on a appelée « régularité facultative ». Il régularise des points singuliers et, régulariser, ça veut dire « constituer une série qui va du voisinage d’un point singulier au voisinage d’un autre point singulier ». Ces séries peuvent être multiples. Il y aura autant d’énoncés que de séries. Est-ce que ces énoncés convergeront ? Pas de réponse toute faite. Faut voir. Oui, si les séries convergent. Non si les séries divergent. On l’a vu à propos de « qu’est-ce qu’une famille d’énoncés ? ». S’il y a convergence des séries les énoncés seront de la même famille. En d’autres termes, voilà que l’énoncé est une régularité, mais, l’émission des singularités, elle c’est pas un énoncé. La pure émission de singularités, c’est pas un énoncé. L’énoncé la suppose. S’il n’y a pas d’émission de singularités, il n’y a pas d’énoncé. Autre chose d’étrangement semblable et quasi-identique, qu’est-ce que c’est ? L’énoncé renvoie à autre chose d’étrangement semblable et quasi-identique : c’est l’émission de singularités. Et, en effet, mes points singuliers indéterminés sont étrangement semblables et quasi-identiques à ce que sera l’énoncé. L’énoncé ne fait qu’y ajouter une ligne régulière allant du voisinage d’un de ces points au voisinage de l’autre point. En d’autres termes l’énoncé contient le « quelque chose d’étrangement semblable et quasi-identique » et pourtant ce « quelque chose » est bien autre chose que l’énoncé. L’énoncé c’est la régularité, c’est la série. Tout énoncé est sériel. Par parenthèse, c’est une grande confirmation de l’espèce d’anti-structuralisme... puisque Foucault n’arrêtera pas de vouloir substituer le point de vue des séries au point de vue de la structure. Dès lors, vous voyez qu’il nous propose une solution complètement différente. A Z E R T sur le clavier de la machine, c’est pas du tout ce que désigne l’énoncé. A Z E R T sur le clavier de la machine, c’est les singularités que l’énoncé va incarner, c’est l’émission de singularités. Quand je recopie A Z E R T sur la feuille de papier, mais je fais bien autre chose que recopier et je fais bien autre chose que désigner ce qu’il y a sur le clavier. Je régularise les singularités. Je fais ma série. Même chose pour la poignée de lettres tirée, là, au jeu du scrabble et quand je recopie, je fais autre chose que désigner : j’incarne des singularités, je les régularise. En d’autres termes, la petite différence, l’autre chose - j’appelle petite différence euh autre chose qui peut être étrangement semblable et quasi-identique - la petite différence ne passe pas entre l’énoncé et ce qu’il est censé désigner, ni entre l’énoncé et ce qu’il est censé recopier, mais entre la régularité qu’il constitue par lui-même et les singularités qu’il incarne ou qu’il actualise. Voilà. Vous vous reposez. Je veux dire : ça, il faut que ce soit limpide. Ce qu’il a fait, c’est... il a fait quelque chose de formidable, à mon avis. Il a, au sein d’un système éculé qui est celui de la représentation, de la copie, de la désignation, de la signification, du signifiant..., il a érigé une espèce de dimension verticale qui redistribue tout, il a fait une nouvelle distribution. Alors, évidemment, ce qui est troublant, c’est qu’il ne dégage pas tellement, si explicitement, autant qu’on le souhaiterait, cette notion de singularité. D’une certaine manière, c’est qu’elle lui est trop proche. Et on verra - je veux dire il faut attendre - on verra, à mon avis, dans toute son œuvre, ensuite et à des niveaux très différents qui ne seront plus ceux de l’énoncé, la notion de singularité est fondamentale et pour une raison très simple, c’est que c’est l’élément des multiplicités. Une multiplicité, c’est un ensemble de singularités, c’est une émission de singularités. Et toute sa haine de l’universel et toute sa critique de l’universel, il me semble, restent incompréhensibles, si l’on ne voit pas ce qu’il veut dire, à savoir que les choses procèdent par singularités. Alors pourquoi est-ce qu’il le développe pas ? Parce que, je crois, parce qu’il peut considérer une notion acquise en mathématique et en physique. Voilà. Je voudrais que... vous méditiez en vous-mêmes... Parce que, si c’est pas absolument clair, je recommence, hein ! je recommence : tout le reste en dépend, alors vous vous... vous vous donnez deux minutes pas de repos, mais de réflexion intense. Ce qui me paraît très très curieux c’est que ça a l’air d’aller de soi, mais, vous savez, si vous voulez éviter... il faut absolument comprendre en quoi ça n’a plus rien à voir avec un rapport de désignation. Si je dis : l’énoncé est une régularité qui incarne ou qui actualise des points singuliers... Il faut que vous compreniez qu’en sort immédiatement la conception sérielle de l’énoncé, avec en plus tous les problèmes : deux énoncés étant pris, est-ce que vous pouvez dire qu’ils sont de la même famille ou pas ? Et ben, ils seront de la même famille, si vous pouvez prolonger les séries de l’un dans les séries de l’autre. Si vous ne pouvez pas, ils ne seront pas de la même famille. Vous voyez, tout en dépend, c’est finalement une construction verticale et plus du tout une construction... Vous avez : les singularités... là, vous pourriez même les mettre dans une espèce de ciel, on va voir en quel sens, d’ailleurs, les singularités sont dans une espèce de ciel, simplement c’est pas des idées universelles qui sont dans le ciel, ce sont des points singuliers, des petites étoiles, là, cette construction verticale vous avez vos singularités indéterminées. C’est une espèce de platonisme de la singularité. Et puis vous avez les énoncés qui les actualisent, qui les incarnent en constituant des séries de points réguliers qui vont du voisinage d’une singularité au voisinage de l’autre et qui peuvent y aller de manières multiples. Réfléchissez. [ ???] radical... Si tout énoncé là...Ce que je viens d’essayer, en effet, de montrer, c’est que tout énoncé était une courbe, que l’on pouvait très bien tirer la réciproque de la formule de Foucault. « Une courbe est un énoncé ». Mais, inversement, tout énoncé est une courbe, c’est une courbe quoi ? Qui unit des singularités. Mais rien ne me permet de dire que toutes les courbes sont convergentes. Si elles ne sont pas convergentes, je ne peux pas dire : l’ensemble des courbes est convergent. A ce moment-là j’aurai des familles irréductibles d’énoncés. C’est pas du tout sûr que toutes les séries se réunissent en une seule série même infinie. Pas de remarque ?

Une personne dans l’auditoire pose une question : inaudible.

Deleuze : ah, ben oui, les exemples politiques, on va y venir tout à l’heure. Ouais les exemples politiques sont constants ici. Euh, mais, là, je ne peux pas le donner, parce que... je ne peux pas le donner encore, mais je vous le promets, je vais le faire. En effet on va faire un schéma de courbes non-mathématiques, de courbes euh... de courbes... Oui c’est juste. Mais je veux pas sortir tout de suite des mathématiques parce que j’en ai besoin. J’en ai un peu besoin. Car il y a un... un grand philosophe des mathématiques qui s’appelle Lautman. Et, dans un livre de Lautman, je tombe sur ceci : il commente un texte célèbre de Poincaré. [ ???]. « sur les courbes telles de Poincaré qui s’intitulent ... sur les courbes définies par une équation différentielle... ». Peu importe « équation différentielle », on n’a même pas besoin de comprendre. Vous allez voir comment on peut très bien lire des mathématiques même de très haut niveau sans rien perdre... Euh. Mais... euh.. tout en... Plutôt c’est une raison d’être encore plus modeste, parce que... Mais vous pouvez sentir, sans avoir fait de mathématiques, que c’est essentiel pour la philosophie. Voilà ce que dit Lautman. « La théorie des équations différentielles met en évidence deux réalités absolument distinctes ». Là je comprends encore, hein. Bon : il nous annonce que les équations différentielles suscitent deux réalités hétérogènes, absolument distinctes. « Il y a le champ de directions et les accidents topologiques qui peuvent y survenir comme par exemple l’existence de points singuliers ». Il dira, un peu plus loin : « existence et répartition des singularités dans un champ de vecteurs défini par l’équation différentielle. ». Qu’est-ce qu’on comprend pas là-dedans ? Même en admettant qu’on comprenne rien... mais il n’y a pas besoin. Pas besoin. « Existence et répartition des singularités », mettons, bon, singularités - je fais vraiment l’entreprise de compréhension minimale - des points, des points, des points sur un plan, comme j’ai fait, mes trois points. J’ai réparti des singularités, je les ai fait exister, je les ai réparties. « Dans un champ de vecteurs défini par l’équation différentielle ». Le champ de vecteur, il apparaissait où, le champ de vecteur ? Il apparaissait quand j’ai eu à choisir entre deux organisations de ces singularités. Est-ce que j’allais les prendre chacune par rapport aux deux autres ou est-ce que j’allais prendre la troisième par rapport aux deux autres seulement ? C’étaient deux champs de vecteur. Vous voyez, j’ai pas besoin de commenter « champ de vecteur », j’ai juste besoin de m’y reconnaître. Donc j’ai une existence et répartition de singularités dans un champ de vecteur. Voilà une chose. Et Lautman, avec Poincaré, nous dit : et maintenant il y a autre chose et cet autre chose, c’est la forme des courbes intégrales. Si peu que vous sachiez, vous savez que [ ???] rapport le calcul différentiel et le calcul intégral. On nous dit : il y a l’existence et la répartition des singularités, ça c’est l’affaire de l’équation différentielle, mais attention, la forme des courbes intégrales, elle, elle est relative à quoi ? Non pas à l’équation différentielle, mais aux solutions de cette équation. Bon. Et qu’est-ce que c’est la forme des courbes intégrales ? C’est ce qui détermine les singularités. Et c’est le grand thème de Poincaré dans ce mémoire. Les singularités existent et sont réparties dans un champ de vecteurs, mais, comme points indéterminés. Les singularités reçoivent leur détermination des courbes intégrales qui passent à leur voisinage et tout dépend de ce que fait la courbe intégrale au voisinage. Et j’ai qu’à reprendre mon exemple qui, lui, était rudimentaire, mais qui se révèle au moins tout à fait consistant à cet égard. Et je dirais : dans mes deux cas, j’ai pas du tout les mêmes lignes intégrales. Si bien que, dans mes deux cas, les singularités ne sont pas déterminées de la même façon. Puisque dans un cas elles sont déterminées dans un triangle que j’appellerai « figure intégrale », qui passe au voisinage de mes trois singularités. Dans l’autre cas, j’ai une tout autre figure : les parallèles. Que les deux séries s’enchaînent et se prolongent en une même série, c’est possible, mais pas mon affaire pour le moment. Ce sera... car en effet il faudra une troisième série pour qu’elles se prolongent, ça on a vu, et, en effet, là-dessus, Poincaré fait sa grande... suivant la forme des courbes intégrales qui passent au voisinage des points, les points vont être déterminés. Et je relis Lautman : Poincaré distingue - là les mots sont très jolis, c’est les noms que prennent les singularités quand elles sont déterminées par les courbes intégrales qui passent à leur voisinage - et il distingue les cols, c’est une singularité déterminée, les nœuds, les foyers et les centres. Les cols, les nœuds, les foyers et les centres.
-  Les cols se définissent par ceci : les cols par lesquelles deux courbes définies par l’équation et deux seulement. Donc : deux courbes et deux seulement.
-  Les nœuds où viennent se croiser une infinité de courbes. Infinité de courbes.
-  Les foyers autour desquels les courbes tournent en s’en rapprochant sans cesse à la façon de spirales.
-  Les centres autour desquels les courbes se présentent sous la forme de cycles fermés.

Bon, peu importe. Vous voyez, on pourrait baptiser les singularités suivant les besoins et on devra les baptiser. Quand, toujours, quand la forme de courbes intégrales ou d’équivalents de courbes intégrales passent à leur voisinage, c’est seulement à cette condition que les singularités se déterminent ou sont déterminées. Et, en effet, si on revient à mon histoire, là, et on recommence ma pure émission de singularités. Là. [Il dessine au tableau]. Là. Trois singularités indéterminées. Supposez même, faisons mieux. Je fais une émission avec une seule singularité. Mais, ça ne me dit rien de l’allure qu’aura la courbe qui passe au voisinage. [ ???]. Ma singularité, là, est déterminée comme sommet. Et on peut concevoir un autre cas. [Il dessine au tableau]. C’est plus joli même. Hein ? Je peux concevoir encore un autre cas... Comme ça... Ce qui compte pour moi, c’est que la singularité dans ces trois cas sera déterminée de manière différente selon l’allure de la courbe qui passe au voisinage. Conclusion : un énoncé, c’est pas une structure, c’est une fonction. C’est une fonction. Fonction qui consiste à quoi ? Régulariser les singularités en traçant la courbe qui passe au voisinage de ces singularités. Et je vois que c’est très compliqué, que, de ce que l’énoncé est une fonction, je peux conclure et je peux même déduire immédiatement que l’énoncé est sériel. Avec la question, pour une fois : jusqu’où va se prolonger une série ? D’où le problème que pose Foucault dès le début de L’archéologie, dès l’introduction de L’archéologie du savoir, et l’intérêt profond qu’il éprouve pour l’histoire moderne en tant que l’histoire moderne, au moins sous un de ses aspects, sous l’influence de Braudel, a construit tout une méthode dite « sérielle ». Etablir des séries de portées, de temporalités variables, une fois dites toutes ces [ ???] spatiotemporelle. Bien. On en est là. Quand même, ça me trouble. On vient de distinguer deux dimensions. Il va de soi que l’une n’existe pas indépendamment de l’autre. Finalement les singularités sans la courbe intégrale ou une courbe intégrale qui passe à leur voisinage restent indéterminées. Inversement pas de courbe qui ne passe au voisinage de singularités. Donc l’un est dans l’autre, ça n’empêche pas qu’ils diffèrent en nature. Les deux diffèrent en nature. Ils n’existent pas l’un sans l’autre ; il y a présupposition réciproque, il y a tout ce que vous voulez. On retrouve tous nos thèmes de tout le trimestre. Il y a présupposition réciproque, oui, mais il y a quand même différence en nature. Il y a immanence, oui, et pourtant il y a hétérogénéité. Alors, ce qui m’intéresserait, ce serait quand même d’arriver à en dire un peu plus sur les singularités indéterminées [ ???]. Qu’est-ce que je peux dire sur elles ? Qu’est-ce que je peux dire d’elles ? Je peux même pas dire en quoi elles consistent. Je peux pas dire : c’est les sommets d’un triangle, puisque ce qui les constitue comme mets d’un triangle, c’est la régularité qui les incarne. Mais, en elles-mêmes, est-ce que je peux dire quelque chose ? Qu’est-ce que je peux dire de azert sur le clavier ? Aah qu’est-ce que je vais pouvoir dire de azert sur le clavier ? Alors j’ai essayé parce que, là, c’est beaucoup plus délicat que les mathématiques. Je vous assure, j’ai tout fait, je voulais un manuel de dactylographie, j’ai été jusqu’à téléphoner à Pigier où ils sont plutôt désagréables. Il me fallait absolument... j’ai demandé à parler à un professeur de dactylographie. Euh... tout ça. Enfin j’aurais dû y aller [ ???]. J’ai rie, j’ai rien... Alors, c’est des hypothèses que je suis forcé de faire. Des hypothèses. Mais n’importe quelle dactylo sait peut-être... Euh... si quelqu’un d’entre vous... de toute manière, ce que je vais dire est faux, mais c’est facile à corriger. Euh, vous mettrez la vérité, si vous la rencontrez, à la place de ce que je dis, mais ça ne changera rie, strictement rien. Moi je me dis : azert, bon, pourquoi sur les machines françaises, azert ? Vous voyez, je parle de azert sur le clavier. Donc je me mets au niveau « pure émission de singularités ». ça dépend de quoi ? Dans le cas des lettres du scrabble, là, c’est très simple, c’est très simple parce que je dirais : c’est une émission au hasard. Il y a un rapport entre les lettres que je tire, ce rapport, je dirais, c’est un rapport aléatoire. Bon, vous allez comprendre tout de suite où je veux en venir. Mais un rapport aléatoire, c’est un rapport de force. Tirer des lettres au hasard, c’est un rapport de force entre ces lettres. Si je tire des lettres au hasard, j’ai, par exemple, A K E, je peux pas dire que ces lettres soient sans rapport, elles ont un rapport, un rapport au hasard. Le rapport au hasard est un rapport de force entre lettres. Je retiens, ça, juste, on va voir s’il y aura quelque chose à en tirer. Bon. La machine française dit : azert... aah. A mon avis - c’est là où je mets euh... où je suis prudent, faute de renseignements, puisqu’on n’a pas voulu me les donner, les renseignements - à mon avis, il faut tenir compte... je ne peux pas dire que A Z E R T soient sans rapport, les... Il y a bien des rapports, quels sont les rapports cette fois-ci ? C’est pas des rapports de hasard. Je crois qu’il faut tenir compte de deux choses, si l’on veut comprendre le clavier d’une machine à écrire. Il faut tenir compte de rapports de fréquence ou d’attraction - ça revient au même - rapports de fréquence de groupes de lettres ou d’attraction d’une lettre par rapport aux autres. Là, les linguistes ont fait, pour chaque langue, des études très poussées sur le pouvoir d’attraction d’une lettre sur les autres et sur les fréquences de tel ou tel groupe de lettres dans une langue. Par exemple WH a une fréquence haute en anglais. La fréquence en français est nulle. Mmmhh. G, la lettre G en français : elle attire quoi ? Elle attire avec une fréquence relativement grande U et N. Peu importe si c’est vrai ou faux, hein, tout ça. Bon. Les lettres vont se répartir sur le clavier. Le dactylographe est supposé atteindre à l’idéal, c’est-à-dire taper avec deux mains. Remarquez que c’est déjà un champ de vecteurs, hein ? Le clavier a deux moitiés. Le clavier, il est vectorisé. Il est vectorisé en deux moitiés. A la frontière fluente, mais une moitié gauche et une moitié droite. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire déjà que si vous avez une lettre - je suppose tout ça hein - si vous avez une lettre... si vous avez, par exemple, deux lettres de haute fréquence, mettons - accordez-moi si c’est pas ça c’est autre chose - G et U. C’est-à-dire, lorsque vous tapez un G, il y a des chances considérables ou un grand nombre de cas où la lettre sera suivie par un U. Il est évident qu’il est bon de distribuer le G et le U dans les deux moitiés. Car, si vous mettiez par exemple - voyez notre clavier à étages - si vous mettiez le G ici et le U juste en-dessous dans la même moitié, il faudrait taper avec le même doigt G et U : perte de temps considérable. Donc c’est des facteurs : temps, rapports des deux mains, de l’écartement des doigts et rapports de fréquence propres à une langue entre lettres qui va déterminer votre émission de singularités constitutive du clavier. Accordez-moi que je peux appeler ça, cet ensemble (rapports des mains, rapports des doigts de chaque main, rapports de fréquence, rapports d’attraction des lettres), je peux appeler ça des rapports de force entre lettres et doigts. Rapports de fréquence des lettres et rapports dynamiques des doigts. Je dirais : voilà ce qui préside à l’émission de singularités sur le clavier. Voilà ce qu’aurait dû me répondre Pigier. Bon. Là-dessus, l’énoncé, dit Foucault, c’est la régularité. C’est-à-dire : dès que, ne serait-ce que fictivement - ça peut être complètement fictif - dès que je fais passer une courbe, une intégrale qui va du voisinage d’une singularité à une autre singularité, même si ça suit le même ordre que le clavier, même si j’ai l’air de recopier azert, je fais un énoncé puisque j’ai incarné les singularités dans une intégrale. Pourquoi le premier azert n’est pas un énoncé et le deuxième azert est un énoncé ? C’est que le premier azert envisage la pure émission de singularités dans un champ de vecteurs défini par les rapports de forces, le seconde azert incarne ces mêmes singularités dans des intégrales, ne serait-ce que des intégrales fictives. J’ai intégré les rapports de forces, j’ai ainsi constitué un énoncé. Si vous comprenez ça on tient tout. La transition du savoir au pouvoir. Car qu’est-ce que Foucault appellera « pouvoir » ? Ce qu’il appellera « pouvoir » - c’est le moment de le dire une fois pour toutes... non on le répètera... - ce qu’il appellera « pouvoir » c’est tout rapport de forces quel qu’il soit, simplement il n’appelle pas « rapport de forces » n’importe quoi. Qu’est-ce qu’un rapport de forces pour Foucault ? ça c’est très important. Mais une lettre a un pouvoir sur une autre, si vous ne comprenez pas ça, vous ne comprendrez rien à... à la philosophie politique de Foucault. une lettre a un pouvoir sur une autre, ou elle en n’a pas... une lettre aura un pouvoir d’attraction sur une autre lettre. G, à supposer que G commande U à haute fréquence, ou N ; à supposer qu’en anglais W commande H à haute fréquence, vous direz : W a un pouvoir d’attraction...Bon tout rapport de forces est pouvoir et le pouvoir consiste uniquement dans un rapport de forces. Deux termes entre lesquels il y a rapport de forces, vous pouvez dire : l’un exerce un pouvoir sur l’autre ou tous deux exercent réciproquement un pouvoir l’un sur l’autre. Comment passe-t-on du savoir au pouvoir ? On a notre réponse, au moins, on passe du savoir au pouvoir dans la mesure où l’énoncé forme du savoir, est une intégrale, opère l’intégration de singularités et c’est seulement à la fin qu’on s’aperçoit que ces singularités comme telles entretenaient les unes avec les autres des rapports de pouvoir, des rapports de forces. En d’autres termes, le savoir est l’intégration des rapports de forces, au sens le plus général qui soit, rapports de forces entre choses, entre personnes, entre lettres, entre lumière, entre ombre et lumière, entre tout ce que vous voulez.... Voilà pourquoi Foucault [ ???] ontologie politique. Je dirais : nous sommes en mesure maintenant de distinguer les rapports de forces qui constituent le pouvoir et les relations de formes qui constituent le savoir. Les relations de formes sont les allures de courbes intégrales qui actualisent et qui actualisent quoi ? Qui actualisent les singularités, lesquelles singularités entretiennent entre elles des rapports de forces. D’où devient particulièrement urgente la réclamation de tout à l’heure : un autre exemple que mathématique, ou que linguistique, remarquez qu’on en a donné un autre, hein, exemple linguistique, avec azert, où l’on voit que les lettres exercent... [coupure]. L’énoncé [ ???] dans des rapports de force que l’énoncé va régulariser. Ça va ? C’est, c’est... ça me paraît très très extraordinaire, cette pensée. Là, si vous voulez, c’est.. si, moi, si on me demandait... oh il y a tellement de choses très nouvelles chez Foucault, mais un des points de nouveauté les plus forts c’est cette analyse, c’est, il me semble, c’est cette analyse qui me semble très très extraordinaire. Alors pourquoi est-ce que... ? Ouais enfin... Bon, vous vous reposez un peu... Quelle heure est-il ? 11heures.... [coupure] Alors quelqu’un vient de me... de faire une remarque très juste, il dit c’est très joli, mais, si on introduit déjà le champ de vecteurs au niveau des singularités, c’est-à-dire si l’on prend déjà les singularités dans des rapports de forces... mais c’est presque la même chose que les prendre au niveau des courbes intégrales qui passent au voisinage. C’est pas faux, c’est très très, là... l’incarnation est très... ça empêche pas que, les rapports de forces, c’est pas encore l’allure des courbes qui passent au voisinage. Mais qu’il y ait, qu’il y ait une espèce d’entrelacement des deux, qu’il y ait... Mais l’allure des courbes, elle ne sera pas définie par des rapports de forces. Bien plus, vous voyez bien que lorsque j’invoquais les rapports de fréquence par exemple entre lettres dans une langue donnée, ou les rapports d’attraction d’une lettre sur d’autres, il s’agissait de rapports quelconques indépendamment de telle courbe d’intégration. Mais ça empêche pas qu’il y a une espèce de... exactement comme on a vu entre le visible et l’énonçable. Si vous voulez, tout ce qu’on a dit, pendant tout ce trimestre, sur les deux formes du savoir, c’est-à-dire l’entrelacement perpétuel du visible et l’énonçable, au point que, quoi qu’ils diffèrent en nature, l’un ne cesse pas de susciter l’autre, de capturer l’autre. Foucault va dire exactement la même chose entre le pouvoir et le savoir. Là aussi il y aura présupposition réciproque des deux, mais un rapport de forces n’est pas une relation de formes. Pour une raison très simple c’est que le rapport de forces - on verra ça l’année prochaine - le rapport de forces est fondamentalement informel. Tandis que les courbes intégrales, elles, elles définissent toujours des formes. Mais, enfin, on ne pourra voir ça que très progressivement. Alors, l’essentiel, c’est que vous pressentiez... moi je fais toujours, je fais appel à votre pressentiment parce que, comme tout ça, c’est des matières nouvelles, c’est euh... si c’était pas nouveau, je veux dire... et il y a un mode de pressentiment philosophique qui... sans lequel vous ne comprenez pas.

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 7- 10/12/1985 - 1


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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien